VIE ET MOEURS DES PYGMEES PAR UN ROMANCIER
Ethiopiques n°48-49
revue trimestrielle
de culture négro-africaine
Hommage à Léopold Sédar Senghor
Spécial les métiers du livres
1e et 2e trimestre 1988
– volume 5 n°1-2
En 1984 paraît Le silence de la forêt, premier roman d’Etienne Goyémidé, un Centrafricain. Cet ouvrage, récit d’un séjour à la limite de la Centrafrique et du Congo, est, nous dit l’éditeur qui le présente en dernière page,
« L’histoire d’une quête : celle d’un homme qui décide brusquement de tout abandonner, argent, métier et prérogatives sociales, pour repartir à zéro et découvrir le sens profond de son existence » [1].
Mais au-delà du personnage central, ce qui frappe, dans le roman, c’est la masse de renseignements qu’il donne sur les Pygmées Babingas – au milieu desquels le héros est parti vivre.
D’abord sur leur environnement : cette forêt majestueuse, imperturbable, immense et fraîche, aux arbres gigantesques « qui semblent se téléphoner par l’intermédiaire des lianes de toutes tailles qui les enroulent, les pénètrent, les chevauchent et les unissent » (p. 57). D’innombrables ruisseaux y serpentent ; la pluie y fait partie de la vie quotidienne les trois quarts de l’année et, même en saison sèche, les orages s’y abattent dans le silence des insectes, le fracas des branches et les hurlements de l’ouragan. Dans l’humidité du sous-bois, « les parfums des fleurs, les odeurs des fruits pourris, les miasmes des vases s’emmêlent et se confondent en une réalité sans nom » (p. 61).
Le campement des Pygmées est situé dans une clairière où hommes et jeunes gens ont abattu des arbres pour dégager le terrain. Les huttes y « sont disposées en ordre dispersé » (p. 85), un ordre qui, nous dit-on, est toujours significatif et évolue constamment, révélant amitiés et querelles, variant selon les moments de la vie. Gonaba, le héros, parlant du jour de ses noces, explique :
« si j’étais Pygmée de naissance, ,j’aurais été obligé de construire une hutte en dehors du campement. Mais je suis étranger ; il me suffira de bloquer pendant quelque temps l’ouverture de ma hutte qui donne sur la place du village et d’en pratiquer une vers la forêt, pour montrer aux gens qu’il y a un changement dans mon état » (p. 115).
Au centre de la clairière, le lecteur découvre le feu. Il éclaire le camp la nuit. C’est autour de lui qu’ont lieu les réunions et les veillées. C’est lui qui, le soir de la fête des Jarres, cuit les ustensiles fraîchement sortis de chez la potière. Il cuit aussi les aliments, grille ou fume la viande, sèche les peaux de bêtes et durcit les bouts des sagaies et des flèches. A un demi-siècle de distance, Le silence de la forêt nous transmet une version de la légende pygmée de l’origine du feu, similaire à celle notée par le père Schebesta au Zaïre [2] : pour l’une comme pour l’autre, les animaux vivent dans des villages, tandis que l’homme, à l’écart, dans la forêt, est « réduit pour vivre à se contenter de feuilles d’arbres et de racines » (p. 108). Le feu est volé, dans un cas par l’homme, dans l’autre par le gorille. A cet effet, l’un et l’autre utilisent leur queue – celle de l’homme étant faite d’étoffe d’écorce et confectionnée pour la circonstance. Le voleur, une fois sa queue enflammée, prend la fuite, et la supercherie n’est découverte que trop tard. Tous se mettent à sa poursuite, mais celui-ci a pris une confortable avance, et bientôt le feu illumine le camp pygmée. Tous les animaux se dispersent alors dans la forêt, où ils vivent depuis, chassés par le Pygmée qui grâce au feu s’est fabriqué des armes.
Goyémidé suit les auteurs qui l’ont précédé [3] dans la collecte de la tradition orale pygmée – mythes, contes et légendes – et nous dit « pourquoi les gorilles n’ont pas de queue » (p. 108) et « pourquoi le phacochère, et tous les animaux qui lui sont apparentés, sont constamment en train de fouiller dans la boue » (p. 143).
A l’intérieur de chaque hutte, « sur un espace de quelques mètres carrés, vit la famille entière, rassemblée derrière le feu de braises entretenu à l’entrée » [4]. L’exiguïté de ce logement, le récit de Goyémidé en donne la meilleure idée en nous décrivant ses aménagements successifs : un hamac pour le bébé, un petit lit pour la fille aînée, et voilà le père obligé de garder ses armes dehors tandis qu’au-dedans s’accumulent les débris de poteries (p. 136). Ce mobilier est venu compléter celui concédé à Gonaba en sa qualité d’étranger : un lit sommaire fait de lianes, de fourches et de gaulettes, un matelas de feuilles sèches, « six cylindres aux bases polies » (p. 99), découpés dans le tronc d’un arbre, en guise de tabourets, et une grande peau de panthère au pied du lit.
Le roman nous révèle que le campement est le centre de la vie de la bande et le théâtre de toutes les activités communes : fêtes et cérémonies, réunions diverses, veillées nocturnes ; pendant l’hivernage, quand il pleut, tous s’y consacrent à la fabrication de l’étoffe d’écorce, à la danse, aux jeux, contes et devinettes [5]. Pendant la saison sèche au contraire, et chaque jour par beau temps, enfants et adultes partent en groupes en forêt à la chasse ou à la cueillette, abandonnant le camp aux vieillards qui y surveillent les ébats des tout-petits. Le camp est toujours installé près d’un point d’eau – source ou ruisseau. Tout s’y lavent et les femmes vont y puiser l’eau avec une jarre qu’elles placent ensuite dans une hotte de vannerie, portée dans le dos et retenue au front par un bandeau d’écorce (p. 133).
Davantage que les petites familles, ce sont les groupes d’âge que rassemble la vie quotidienne : nous voyons les hommes chasser, fabriquer ou réparer les armes ; ce sont eux aussi qui récoltent le miel. Les femmes, elles, font la cueillette, construisent les huttes et tressent les paniers, cuisent les repas et vont chercher l’eau ; toutes celles « susceptibles d’être de quelque secours » (p. 133) ont aussi pour tâche d’assister la femme en travail. Les enfants de plus de quatre ans participent à toutes les activités, leur éducation étant la responsabilité du groupe tout entier. Le repas, pris dans la hutte, est le seul moment de détente en famille ; mais on le partage avec l’étranger de passage, le célibataire, le veuf et le malade [6].
Très vite, les enfants cherchent à imiter les adultes. Un de leurs jeux favoris devient la chasse, l’un jouant le rôle de gibier et l’autre du chasseur ; Gonaba initie ses enfants « avec de gros fruits » (p. 136). Les jeunes apprennent aussi, de leurs parents et par l’observation, le langage des oiseaux et des animaux. Plus grands, les garçonnets vont en forêt à l’affût du petit gibier : oiseaux, écureuils ou rats de palmier.
Les femmes ne participent pas d’ordinaire à la chasse mais s’en vont en groupes à la cueillette. La forêt abonde toute l’année, nous assure le récit, en légumes, feuilles et pousses tendres, racines comestibles, fruits et baies. On y attrape aussi des termites et les larves de palmier que Gonaba « apprécie particulièrement » (p. 107). Les Pygmées récoltent aussi les fruits du palmier – dont ils extraient l’huile – et le vin de palme. Les repas de Gonaba au camp sont à base d’igname sauvage et de bonne viande fraîche d’antilope, de phacochère ou de rat palmiste, avec de temps en temps un plat de grosses larves de palmier – le tout arrosé d’un vin de palme au bouquet velouté, « fraîchement extrait, non fermenté et encore sucré » (p. 92). « Le goût du sel (…) ne ressemble en rien », nous dit l’auteur, à celui auquel le héros était habitué (p. 89). Cette particularité avait déjà été signalée par les explorateurs et expliquée par la fabrication de ce condiment à partir de plantes aquatiques [7].
La seule nourriture saisonnière, en forêt, est le miel ; et au moment de sa récolte – deux mois vers le milieu de l’année -, la chasse passe au second plan. Les abeilles choisissent d’ordinaire pour ruches des trous au sommet des arbres. La procédure de collecte du miel est la même partout, et le roman en donne un aperçu : on enfume l’entrée de la ruche en brûlant, devant, « une espèce d’herbes fines (…) pour neutraliser les abeilles » (p. 26), avant de l’agrandir à la hache et de plonger le bras dans le nid pour détacher les rayons. Ces précautions n’ont pas empêché Gonaba, la première fois, de s’en tirer « avec quantité de dards plantés dans tout le corps » (p. 135)… Un mythe rapporté par Balandier présente les Babingas « sous l’aspect d’anciens forgerons qui ont renoncé au travail du fer pour la cueillette du miel » [8].
En dehors de la saison du miel, les hommes sont toujours à la chasse. Toute l’année, d’ailleurs, le gibier abonde – « la viande, on en trouve toujours » (p. 123). En gros, les ethnologues distinguent trois groupes de chasseurs parmi les Pygmées, selon l’arme utilisée : arc et flèches, filet ou sagaie ; mais il est vrai que les chasseurs à la sagaie utilisent aussi arcs et flèches pour se défendre. Le silence de la forêt décrit cinq scènes de chasse à la sagaie et deux scènes de chasse à l’arbalète, bien que l’inventaire de l’arsenal du jeune marié soit plus éclectique : « un nouveau filet de chasse, un arc et un carquois rempli de belles flèches, une arbalète de grande taille toute neuve, cinq sagaies dans un étui » (p. 118). Les flèches, dans le roman comme dans la réalité, sont empoisonnées : une nécessité, nous dit-on, compte tenu du champ de vision limité et du fait que les chasseurs visent davantage un bruit ou un mouvement de feuilles qu’autre chose ; le même poison est utilisé pour les pointes de sagaies, et donne la mort « rien qu’en égratignant la victime » (p. 127). Le chasseur possède aussi des pièges ; c’est dans l’un d’eux que se prend Gonaba au début du roman. Si l’on tient compte des remarques de Turnbull [9], il semble bien que l’ouvrage de Goyémidé décrive une bande d’archers. Les scènes de chasse en effet – sauf dans le cas de la chasse au buffle – mettent en scène un groupe limité à deux ou trois chasseurs ; le filet n’y est utilisé que rarement, et pour des pièges ; enfin, fait rare mais déjà signalé par l’ethnologue en 1966 et expliqué par la petite taille de la bande d’archers, tout le récit se déroule dans le même site :
« une ou deux fois, on a parlé de lever le camp pour s’installer ailleurs, mais on y a renoncé parce que, tout compte fait, la chasse a toujours été fructueuse ici. Il n’y a donc pas de raison de se déplacer. Aux dires des gens, il semble bien que ce camp ait été le plus stable de toute l’histoire de la tribu. Près de dix saisons de pluies sur place » (p. 134).
Outre les armes, les chasseurs usent de pommades, comme nous le raconte Gonaba à propos de la chasse au buffle
« une sorte de pâte noire à forte odeur de crotte et d’urine animale, avec laquelle nous devions nous oindre aux aisselles, au creux de la gorge et de la colonne vertébrale, à l’aine et sous les testicules (…). Elle supprime complètement les odeurs humaines, pour les remplacer par celles des buffles qu’on veut chasser, permettant ainsi de mieux approcher le gibier et d’opérer un choix judicieux » (p. 130).
Cette pratique avait déjà été signalée par les ethnologues Turnbull et Schebesta selon lesquels les chasseurs d’éléphant utilisaient à cet effet la bouse fraîche des pachydermes [10]
Autre technique utilisée à la chasse et qui fait partie intégrante de la vie des Babingas : ce que Balandier appelait « leur capacité à se fondre avec la nature » [11], et qui permet à Manga de suivre Sobélé, le chef du village de Bilolo, « dans tous ses déplacements en brousse sans qu’il s’en aperçoive » (p. 27).
Le gibier tué est d’ordinaire rapporté au camp sur les épaules des chasseurs ou sur leur tête, enveloppé dans des paquets de feuilles ou lié à une branche solide – ils peuvent ainsi porter « cent cinquante à cent quatre vingt kilos » à deux (p. 117). Le roman confirme que le produit de la chasse est toujours partagé, et qu’on garde rarement la viande plus d’un jour – « les Babingas ne mangent pas de viande pourrie ou simplement faisandée » (p. 121).
Les chasseurs partent en groupes, dès l’aube ou parfois plus tôt encore, vers quatre ou cinq heures du matin. La plupart du temps, nous les voyons revenir le même jour, dans l’après-midi ou la soirée ; mais il peut leur arriver, quand ils chassent le gros gibier en prévision de la saison des pluies, de rester éloignés deux ou trois jours, comme dans le cas de la chasse au buffle. Si le gibier vient à diminuer, le camp est automatiquement levé. Les Babingas, dont même les enfants laissent Gonaba dans l’admiration par leur adresse, et qui décochent leurs sagaies « de main de maître » (p. 116), ont la réputation d’être les meilleurs chasseurs de toute l’Afrique ; leur nom, selon Balandier, viendrait d’une corruption de « Ba-Mbenga », « ceux qui vivent de la chasse » [12].
L’image que le roman nous donne des Pygmées, c’est celle d’un groupe silencieux, marchant à pas feutrés, aux aguets, à l’affût du moindre bruissement, du moindre mouvement – dans le but de surprendre le gibier. Ce silence est nécessaire aussi à l’observation des animaux, à l’apprentissage de leur langage et de leurs habitudes dans un univers où les trois quarts de la nourriture des Pygmées dépendent de leur intelligence et de leur adresse à la chasse.
Parmi les valeurs pygmées, la générosité tient une grande place. Schebesta observait que
« on ne laisse jamais les malades et les vieux d’un clan se débrouiller entièrement seuls. Il y a toujours quelqu’un pour s’occuper d’eux (…). Une attitude humanitaire est adoptée même envers les membres d’autres clans découverts malades au bord du chemin. Ils sont invariablement ramenés au camp et soignés jusqu’à leur guérison » [13].
Gonaba, recueilli inconscient en forêt, ramené au camp, placé dans une hutte sous la garde vigilante de Kaliwossé, nourri et soigné jusqu’à sa guérison, en est un bon exemple, et démontre en même temps l’exactitude des renseignements fournis par le romancier. Cette générosité n’est pas limitée aux malades. Pendant l’année que Gonaba passera seul, avant son mariage, il sera nourri par la collectivité. Le silence de la forêt nous parle constamment de partage : partage du gibier et des produits de la cueillette, partage des tâches, des joies et des peines.
Autre caractéristique de la vie pygmée : une pensée essentiellement occupée du présent. Nomade, le Babinga – comme ses frères Bambuti, Baka et autres – ne porte pas longtemps son passé. La mort même ne donne pas lieu à de longues funérailles, et il n’y a au camp ni tombe ni culte des morts. Nous retrouvons dans le roman la pratique déjà signalée par les ethnologues : le corps de Kaliwossé, la femme du héros, y est gardé deux jours
« deux jours au bout desquels on devait selon la coutume babinga déposer le cadavre au pied d’un grand arbre et le recouvrir de larges écorces avant de lever automatiquement le camp (…). Le soir même, (…) on a brûlé notre hutte » (p. 150-153).
Chez les Babingas de Goyémidé, comme dans la réalité, les grands moments de la vie sont davantage reconnus que célébrés. Le mariage se déroule, pour ainsi dire, sans cérémonie : le jeune homme prend simplement la jeune fille de son choix et en fait sa femme. Tous deux vivent quelque temps à l’écart de la routine du camp, puis ils rejoignent le groupe. Seul Gonaba l’étranger a droit à une cérémonie qui, fait significatif, n’a pas lieu avant la cohabitation mais une semaine après, et au cours de laquelle le sang des deux époux est mêlé – rite de pacte de sang « par incisions dans les avant-bras frottés ensuite l’un contre l’autre » [14] et où « les concluants avalaient un peu de sang l’un de l’autre » [15], signalé par les ethnologues dans toute l’Afrique centrale.
« Pour qui voudrait absolument découvrir, en ce campement de Pygmées, une certaine structure politico-administrative, je dirais simplement que la communauté est guidée par une sorte d’assemblée de sages, dont le personnage central pour l’heure se trouve être (…) mon médecin aveugle, le patriarche du village. J’emploie le mot « guider » parce que les termes comme présider, administrer, gouverner, régir, seraient impropres, malséants et donneraient une fausse idée de leur mode de vie » (103).
Cette remarque de Gonaba, porte-parole ici de l’auteur du roman, et destinée au lecteur curieux d’ethnologie, en même temps qu’elle nous révèle l’absence de gouvernement chez les Babingas, trahit l’intention de l’auteur : informer tout en délassant. Il n’y a pas non plus de féticheur chez les Pygmées – du moins avant qu’ils ne soient entrés en relations avec les villageois. Par deux fois dans son roman, Goyémidé nous décrit longuement les pouvoirs mystérieux du vieux guérisseur qui un jour
« s’est mis à parler. A me parler de moi (..,) comme s’il lisait une biographie dans un livre. Cet aveugle, qui n’est jamais sorti de sa forêt équatoriale (…) sait tout sur moi. Il m’a raconté ma vie comme jamais je n’ai été capable de la raconter moi-même. C’est de la sorcellerie, pour sûr » (p. 104).
Gonaba n’avait rien demandé. Et les révélations du vieillard ne serviront qu’à alimenter sa réflexion. Huit ans plus tard, alors qu’il est marié et père de famille, le même personnage l’envoie chercher et lui révèle une étrange vision :
« une pluie de sang est tombée sur ta hutte et en a inondé l’intérieur où tu prenais ton repas avec ton beau-frère Kpoulougnan, ta femme Kaliwossé et tes deux enfants (…). Je cherche à comprendre. Je cherche. Plus je cherche, plus le sens m’échappe » (p. 137).
Ces craintes, que d’ailleurs il ne prétend pas expliquer, le vieillard n’en fait part à Gonaba que par amitié. Ce dernier, une fois de plus et bien que momentanément troublé, se refuse à ajouter foi à ce qu’il qualifie, en son for intérieur, de délire et d’élucubrations. Ces sombres prédictions se réaliseront pourtant : Kpoulougnan sera grièvement blessé deux jours après à la chasse, et quelques mois plus tard la femme de Gonaba sera tuée par la chute d’un tronc d’arbre. Mais rien n’avait été proposé ni fait pour détourner le malheur, et le vieillard n’est investi d’aucune autorité spirituelle, il n’exerce aucun pouvoir sur la bande – tout au plus est-il entouré de respect comme le reste des gens âgés.
Après trois mois au campement, Gonaba, qui a grossi au point de ne plus rentrer dans ses vêtements, se juge « en très bonne forme » (p. 101). Sept ans après, il remarquera que la nudité de ses enfants,
« semble favoriser leur croissance physique et les immuniser contre les maladies. Ils sont tous plus costauds que bon nombre de leurs semblables que l’on bourre de vaccins et de vitamines et que l’on emprisonne dans des couches » (p. 136).
information confirmant celle du Dr. ladin selon lequel les Pygmées sont « dans l’ensemble, une race vigoureuse et saine » [16]. Le roman nous révèle aussi que les Babingas possèdent des remèdes efficaces contre la plupart des maladies bénignes – traitements le plus souvent à base de scarifications sur lesquelles on applique poudres ou cendres. Gonaba, qui, à chaque saison des pluies est enrhumé, en a fait l’expérience, non sans avoir auparavant ingurgité « toute une gamme d’infusions sorties des laboratoires Kpignawoulossé » (p. 132), le héros avait d’ailleurs déjà éprouvé personnellement les bienfaits du traitement local après s’être pris dans un piège : cataplasmes de boue et de feuilles avaient rapidement eu raison des hématomes, des blessures et de sa fracture au poignet, et ses inquiétudes s’étaient révélées sans fondement : ses hôtes savaient l’art du rebouteux comme celui de l’infirmière. Autre spécialité des guérisseurs pygmées, selon Goyémidé : le traitement des accidents de chasse. A Kpoulougna blessé par une panthère, on a prescrit « un régime alimentaire à base de sang frais de gibier, de sauce de viande chaude et de vin de palme fraîchement récolté » (p. 141) ; là aussi, le résultat est positif. Autour de la mère, au moment de la naissance, la présence des vieilles femmes suffit généralement – les ethnologues avaient depuis longtemps la preuve des connaissances pygmées en obstétrique [17]. Dans la période postnatale, les Babingas savent aussi remédier à la faiblesse maternelle, comme nous le voyons à deux reprises dans Le Silence de la forêt, en faisant boire « beaucoup de sang frais » (p. 135). La jeune mère dispose également, pendant une semaine, d’aides ménagères improvisées en la personne de toutes les femmes du camp.
Le thème central du roman de Goyémidé, c’est la forêt – le titre le dit bien -, thème autour duquel s’organisent la cueillette, la chasse, la vie quotidienne des Pygmées, et qui les sépare du monde extérieur.
La forêt oppose, au départ, les Pygmées aux villageois. Mère nourricière des premiers, elle est pour les autres « un monstre antédiluvien qui va d’un moment à l’autre commencer son travail de digestion » (p. 61) et à qui il s’agit d’échapper. Chronologiquement, dans le roman, c’est une situation de non-rencontre et d’ignorance mutuelle qui est d’abord présentée : le campement babinga y est loin de Bibolo, « dernier gros village de cette route qui s’enfonce dans la forêt, où elle a vite fait de se perdre » (p. 15) pour le rejoindre, il faudra marcher beaucoup. Et plus il marche, plus le héros a la conviction de fouler un sol vierge. Plus tard, debout à côté de la jeune fille qui lui sert d’infirmière, il remarque : « j’en arrive à me demander si nous deux, elle et moi, sommes bien de ce vingtième siècle finissant » (p. 85). Le village noir, c’est « là-bas » (p. 156), dans un autre monde où les enfants jouent avec « des avions, des camions et autres jouets inconnus » (p. 136), sur une autre planète avec laquelle Gonaba perdra tout contact pendant les neuf ans que couvre le récit, de mai 1965 à janvier 1974. Il est vrai que dans les années trente, la forêt centrafricaine a été coupée par un certain nombre de routes ; mais
« le but de ces routes était uniquement de servir de moyen de communication et n’a entraîné aucune exploitation significative de la forêt qui dans la plupart des cas s’avance jusqu’au bord de la route » [18].
De Nola à Bilolo, dans l’extrême sud-ouest de la Centrafrique, la camionnette de l’Inspectorat sillonne une de « ces mauvaises routes de forêt » (p. 12) sans jamais vraiment rencontrer les Pygmées, qui fuient à l’approche du véhicule.
Mais il arrive que quelques-uns de ceux-ci se risquent au-delà des limites de la forêt et jusqu’aux abords des villages – comme le Manga du roman, venu de son plein gré à Bilolo pour « voir comment vivent les gens » (p. 26). A ce stade, le pygmée n’est aucunement dépendant du village ; ce dernier lui offre seulement, pour un moment, un changement de rythme des vacances en quelque sorte. « Je suis ici parce que je veux bien rester », dit Manga ; « j’en repartirai quand bon me semblera » (p. 26-27). Ignorant de ce que rumine son « esclave », le villageois se vante d’être un patron, un maître pour qui le Pygmée fait tout : travaux des champs, récolte du vin de palme, chasse et pêche, corvées d’eau, cuisine, lui servant même de bouffon « ça les amuse tout ce que je peux faire avec la fumée de cigarette » (p. 26). Gonaba lui-même envisage un moment d’avoir lui aussi son boy pygmée qu’il pourra « exhiber comme un clown » pour agrémenter ses surprises-parties « en y ajoutant une note exotique » (p. 38).
Au niveau national, les Noirs, nous dit Goyémidé, utilisaient les Pygmées, dans les années soixante, comme des animaux savants pour amuser la foule des jours de tète.
« à Bangui. Ils chantaient et dansaient assez bien. Mais on m’a expliqué que ça n’a pas été facile de les capturer. On leur a tendu des pièges avec de la verroterie chatoyante (…). Ensuite on a procédé au dressage pour la circonstance. Mais ils ne semblaient pas tout à fait apprivoisés puisque leur dompteur, un grand Noir comme moi, les suivait partout tenant à la main un fouet (…) » (p. 14-15).
Les Noirs gardent encore, à ce stade, l’opinion qu’ils avaient des Pygmées : des animaux, puisqu’ils vivent « avec des singes dans la forêt : qui se ressemble s’assemble » (p. 15). Comme l’expliquait Balandier,
« Les Babingas sont suffisamment intouchables pour que soit maintenue une distance qui leur donne un sentiment d’infériorité, mais pas assez pour se trouver économiquement inutilisables. [19]
Au stade suivant, il y a aliénation totale, abandon de la bande, de son territoire et de sa culture. Cette coupure est surtout, d’habitude, le fait d’individus isolés tels que le « Babinga-miracle » dont parle Balandier, qui, « sous un patronyme d’adoption, s’était constitué, en tant que féticheur, une large clientèle dans la capitale et jusqu’au Congo belge » [20]. Dans le roman de Goyémidé, ce type d’individus est représenté par Manga – ce nouveau nom, « Tabac », lui a été donné à Bilolo – au dernier moment de son évolution, qui rêve d’aller plus loin, toujours « pour voir » (p. 27) ; Gonaba décide de l’envoyer à Bangui, chez un oncle, et lui donne des vêtements. Vêtu à l’européenne, il ressemble comme un frère au Pygmée « civilisé » rencontré par Schebesta, portant pantalon et casque colonial, « fumant cigarette sur cigarette et qui impressionnait fort les villageois » [21]. Ce qui est certain c’est que
« Manga métamorphosé a métamorphosé les opinions des villageois à son égard. Certains sont allés jusqu’à lui serrer la main. D’autres lui ont même demandé de leur écrire » (p. 54).
L’histoire personnelle du héros illustre le dernier stade de cette rencontre : en l’épousant, Kaliwossé avait changé de monde, et leurs enfants sont des métis, mi-noirs mi-pygmées. Le roman retrace ainsi, au fil des pages et au travers des personnages, l’histoire des relations entre villageois noirs et Pygmées.
Toute une tradition romanesque, en Afrique et ailleurs, s’est toujours attachée, en s’appuyant sur une observation minutieuse, à donner une image fidèle et complète du réel, une image exacte de la vie. Le roman de Goyémidé se rattache, nul doute, à cette tradition de réalisme et se rapproche par là des récits scientifiques qui l’ont précédé, apparaissant comme un ouvrage habile de vulgarisation destiné à un public qui n’aura jamais accès aux documents d’ethnologie.
Mais il est plus que cela : évocation du passé et critique du présent, peinture de la ville et de ses hommes « caméléons » (p. 52) et du village avec ses « coqs aux voix enrouées » (p. 46), son instituteur et ses commères, analyse de caractères, son-et-lumière dans la forêt, adhésion à la réalité et appel à l’imagination, tantôt mordant et tantôt pathétique, Le silence de la forêt est aussi une œuvre d’art.
[1] E. Goyémidé, Le silence de la forêt, Coll., « monde noir poche », Hatier, Paris 1984. A partir de maintenant, la plupart des références au roman seront faites dans le texte.
[2] P. Schebesta, Among Congo pigmies, Hutchinson & Co. Ltd, Londres 1933 pp. 81-82 (traduction par G. Griffin de l’allemand Bambuti, die zwerge von Kongo, F.A. Brockauss, Leipzig 1932).
[3] pour la plupart des scientifiques. Cf.Ibid. p. 240-241.
[4] G. Balandier, Afrique ambiguë, Paris, Plon 1957, p. 151.
[5] Cf. E.Goyémidé 1984, p. 105, 125, 142 et 156.
[6] Ibid, p. 88,92,94, 100 et 107.
[7] P. Schebesta, My Pygmy and negro hosts, Hutchinson, Londres 1936, réédition de 1978 p. 47 (traduction par G. Grimn de l’allemand Vollblutneger und Halb-zwerge. Forschunaen unter Waldnegern und HalbPygmaen am Ituri in Belgisch-Kongo, A. Pustet, Leipzig 1934).
[8] G. Balandier 1957 p. 151.
[9] CM. Turnbull. Wayward servants. The two worlds of the African Pygmies, Eyre & Spottiswoode, Londres 1966.
[10] Ibid p. 296 et P. Schebesta 1933 p. 153.
[11] G. Balandier 1957 p. 150.
[12] Ibid. p. 151.
[13] P. Schebesta 1933, p. 244.
[14] H. Van Geluwe. Les Bira et les peuplades limitrophes, Annales du Musée royal du Congo Belge, Tervuren 1956 p. 123.
[15] M. Hertefelt, A.A. Trouwborst & J.H. Scherer, Les anciens royaumes de la zone interlacustre mériodianale : Rwanda, Burundi, Buha, Musée Royal de l’Afrique Centrale, monographies ethnographiques n° 6, Tervuren 1962, p. 59. Voir aussi à ce sujet CM. Turnbull 1966 pp. 63, 97, 140 et 275, et E. Goyémidé 1984 p. 126.
[16] Cf. J. Jadin (Dr), « Les pygmées de l’Ituri », XVIe Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistorique, Bruxelles 1935, Actes 1936, pp. 822-833.
[17] Cf. CM. Turnbull 1966 pp. 57 et 129.
[18] Ibid. p. 17.
[19] G. Balandier 1957 p. 155.
[20] Ibid. p. 156.
[21] P. Schebesta 1933. p. 252.
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