Critique nigériane et littérature africaine

SEMBENE OUSMANE ET L’INSTITUTION POLYGAMIQUE

Ethiopiques n°48-49

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

Hommage à Léopold Sédar Senghor

Spécial les métiers du livres

1e et 2e trimestre 1988

– volume 5 n°1-2

En Afrique, les institutions traditionnelles et modernes se côtoient, les idées anciennes et modernes s’opposent sans cesse, certaines traditions et coutumes sont vouées à une disparition inévitable. Il est nécessaire à un certain moment de faire le point, d’étudier les aspects positifs de la civilisation africaine afin d’en encourager la survie et d’essayer de se débarrasser des aspects de la culture africaine qui empêchent cette société de progresser. Nous pensons en particulier à la polygamie et nous allons étudier cette institution telle qu’elle est décrite dans l’œuvre de Sembène Ousmane.

Un démarche constructive a été entreprise par Sembène Ousmane qui repense les traditions, pour en isoler les formes qu’il estime parasitaire comme la polygamie. D’autre part, il essaie de concevoir un monde socialiste dans une perspective résolument féministe [1].

La culture islamique donne à la femme africaine dans la société traditionnelle un rôle de second plan tandis qu’elle met l’homme en évidence. Sembène Ousmane dépeint la condition féminine dans tous ses romans et il y pose le problème délicat de la polygamie. Le thème revient sans cesse dans son œuvre, fait qui nous montre l’importance qu’il y attache. Cet auteur est musulman mais nous pouvons déceler en lisant ses romans qu’il n’est pas un adepte de la polygamie. Soutenu par quelques autres écrivains africains tels que Mongo Beti, Ferdinand Oyono et Ahmadou Kourouma, il dénonce la condition de la femme africaine et propose des solutions pour l’amélioration de son existence. Ces romanciers sont certains que la libération de l’Afrique et celle de la femme africaine se feront conjointement.

Bien-fondé de la polygamie dans la société traditionnelle

Nous aimerions tout d’abord présenter les raisons métaphysiques et sociales qui expliquent l’existence de cette institution.

Les Africains ont une conception particulière de l’existence et de l’immortalité. Ils s’adonnent au culte des ancêtres ; pour eux, les morts forment une partie intégrante de la vie des vivants. Ils veillent constamment sur eux et les protègent contre tous les dangers imaginables. L’existence d’un Africain ne s’arrête pas au tombeau mais elle continue tant que des membres de sa famille sont en vie. Elle ne s’interrompt qu’au moment où la lignée est coupée, faute de descendance.

Les Africains mettent fortement l’accent par conséquent sur la continuation de la lignée d’où leur goût pour une famille nombreuse. La femme joue un rôle de premier plan dans ce processus et la stérilité est considérée comme une malédiction sur le continent africain. Une femme sans enfants est traitée comme une quantité négligeable et elle fait face constamment à de multiples humiliations. Le but d’un mariage africain étant essentiellement d’avoir des enfants, l’homme qui a épousé une femme stérile se voit poussé par son milieu et sa famille étendue à choisir une nouvelle épouse.

Les conditions économiques et sociales qui se trouvaient dans la société traditionnelle africaine favorisaient également la polygamie. La communauté vivait dans une large mesure du produit de ses fermes. Les femmes et les enfants formaient une main-d’œuvre gratuite et toujours à la portée de la main.

Dans la société traditionnelle, le prestige social d’un homme découlait du nombre de femmes et d’enfants qu’il avait. Tel est le cas de El Hadji Abdou Kader Bèye dans Xala : « Cette troisième union le hissait au rang de la notabilité traditionnelle. En même temps, c’était une promotion [2]. Seulement un homme riche pouvait avoir plusieurs femmes à cause du montant de la dot qu’il devait verser pour chacune d’elles et par conséquent, un nombre élevé d’épouses devenait une preuve de richesse.

Selon la tradition, tous les enfants d’un même père étaient la responsabilité de toutes les épouses. Si une femme mourait, les coépouses prenaient un de ses enfants. Dans une telle société, nous ne parlons pas d’orphelins et de veuves vue que chaque épouse appartient à toute la famille. Quand une femme devient veuve, la famille lui cherche un mari qui est un parent, le plus rapproché possible, généralement un de ses beaux-frères. Cette pratique s’appelle le lévirat. Assistan est devenue l’épouse de Bakayoko selon cette coutume. Le nouveau mari jouera le rôle de père pour les enfants orphelins et leur assurera protection et éducation. La veuve aussi peut jouir du soutien d’un mari.

Un autre trait positif de la polygamie est que cette institution permet à la femme de protéger sa santé en espaçant les maternités et elle permet également la planification naturelle des naissances. Le mari arrête toutes relations sexuelles avec une de ses épouses souvent pendant deux ans après la naissance d’un enfant. Il peut donc se retourner sans cesse vers une autre épouse s’il a plusieurs femmes et n’a pas besoin de se sacrifier ou de recourir aux prostituées.

Attitude des femmes face à cette institution

Les femmes africaines réagissent différemment envers la polygamie. Leur réaction est dictée par leur âge, leur milieu et leur niveau d’instruction. Nous pouvons les diviser en deux groupes : les femmes traditionnelles et les femmes modernes.

  1. Les femmes traditionnelles

Dans les milieux traditionnels, la femme africaine sait qu’elle doit accepter la polygamie et elle se montre généralement résignée. Sembène Ousmane formule le rôle de la femme clairement dans Véhi-Ciosane :

La femme s’en trouvait dans le rôle d’auditrice. On ne lui donnait jamais – hormis les travaux domestiques – l’occasion de formuler son point de vue, d’émettre son opinion. Elle devait écouter, appliquer ce que son mari disait [3].

L’image de la femme parfaite est reflétée dans le personnage d’Assistan qui représente la femme traditionnelle africaine. Elle dépend complètement de son mari et accomplit ses quatre volontés. A notre avis, elle manque de caractère et d’intérêt parce qu’elle n’exprime son opinion sur aucun sujet et ne réagit dans aucune situation :

Assistan était une épouse parfaite selon les anciennes traditions africaines : docile, soumise, travailleuse, elle ne disait jamais un mot plus haut que l’autre. Elle ignorait tout des activités de son mari ou du moins faisait semblant de les oublier (…) Elle fut aussi soumise à Ibrahima qu’elle l’avait été à son frère. Il partait pour des jours, il restait absent des mois, il bravait les dangers, c’était son lot d’homme, de maître. Son lot à elle, son lot de femme était d’accepter et de se taire, ainsi qu’on le lui avait enseigné [4].

Nous trouvons beaucoup de femmes passives et soumises dans l’œuvre de Sembène Ousmane. Ouhigoué, dans L’Harmattan, représente la femme conditionnée par la coutume ancestrale. Elle est une victime du régime de la polygamie. Ouhigoué reconnaît la supériorité de l’homme. Son mari, Joseph Koéboghi, homme violent et tyrannique, la traite en esclave, la bat et l’injurie à longueur de journée mais elle accepte sa condition déplorable : « Aucune femme ne peut se vanter de n’être jamais battue par son père ou par son mari [5] ».

Dans Voltaïque également, les femmes acceptent leur sort : « C’est notre lot de femmes ! Nous devons être patientes. Les hommes sont nos maîtres, après Dieu. Quelle est l’épouse que son mari n’a jamais touchée ? » [6]

L’atavisme de ces femmes est la docilité, la soumission et l’excès de travail, facteur qui en font des servantes de l’homme. Rokhaya est qualifiée de « femme esclave » dans O Pays, mon beau peuple ! Les épouses de Fa Kéïta dans Les Bouts de bois de Dieu personnifient également la tradition. Elles poussent la coutume à l’extrême. Elles refusent de croire que leur mari est vivant et continuent à porter le deuil. Ces femmes s’adonnent à des préoccupations pas nécessaires durant une grève et négligent celles qui sont essentielles.

Il est étonnant de constater que les femmes excusent la mauvaise conduite de l’homme envers elles :

Quand les femmes se mettaient à faire le procès de la polygamie, le verdict tombait sur les femmes surtout celles qui osent porter ouvertement le coup irrégulier. L’homme était blanchi. C’est un être faible de nature, qui finit par être pris dans les pièges tentateurs que lui tend la femme [7].

Noumbé excuse le regard de son mari devant Aïda, sa voisine, tandis qu’à l’intérieur d’elle-même, elle est très affectée par sa négligence.

Les femmes souvent encouragent la polygamie en demandant à leur mari d’épouser une deuxième épouse. Rokhaya, la mère d’Oumar, dans O Pays, mon beau peuple ! se sent soulagée chaque fois que son mari amène une nouvelle femme : « Quand la seconde épouse fut introduite dans le ménage, elle y trouva un soulagement et s’adonna plus librement à sa sorcellerie. Puis vint la troisième qui la soulagea encore plus [8] ».

  1. Les femmes modernes

Les opinions en faveur de la polygamie sont en général exprimées par des femmes appartenant au système traditionnel tandis que les femmes plus jeunes qui ont bénéficié d’une certaine instruction dans les écoles s’opposent à la polygamie. Elles chérissent trop leur liberté et certaines d’entre elles se dressent même contre le mariage :

Nous voulions être affranchies de la tutelle d’un mari ; être nos propres maîtresses, acheter ce que nous voulions sans avoir à s’expliquer ou à attendre qu’une tierce personne nous donne de quoi nous le payer : en somme être libres. [9]

Elles sont conscientes de leur responsabilité dans la société moderne et se rendent compte qu’elles ne peuvent s’accomplir pleinement si elles acceptent d’être sous la tutelle d’un homme.

Les trois jeunes filles qui se dressent le plus violemment contre la polygamie sont Rama, Agnès, et Tiumbé. Rama est la fille aînée de la première épouse de El Hadji Abdou Kader Bèye dans Xala. Elle est étudiante à l’Université et critique ouvertement le troisième mariage de son père : « Jamais je ne partagerai mon mari avec une autre femme. Plutôt divorcer… [10]. Elle est à la fois surprise et déçue par ce mariage. Son père lui donne une très forte gifle qui la fait tomber parce qu’elle exprime à voix haute ses sentiments devant lui : « Un polygame n’est jamais un homme franc [11] ». Rama est une musulmane moderne qui a du cœur. Elle attire l’attention de sa mère, victime du mariage plural.

Le personnage d’Agnès dans O Pays, mon beau peuple ! reflète aussi l’attitude des femmes instruites face à la polygamie. Cette jeune fille « prend en main la défense de la libération féminine et répand des idées progressistes qui correspondent admirablement bien à celles de la grande majorité des femmes lettrées, en voie d’émancipation [12]). Agnès exprime clairement ses idées sur la polygamie et représente le porte-parole de la plus grande partie de la jeunesse féminine actuelle :

La polygamie a existé dans toutes les nations. Mais vous (les Africains), tant que vous ne considérerez pas la femme comme un être humain et non comme un instrument de vos viles passions, vous piétinerez. Les femmes constituent la majeure partie du peuple. Il n’y a pas de plus puissant obstacle que la polygamie en ce qui concerne l’évolution [13].

Tiumbé dans L’Harmattan représente également la jeune fille émancipée. Elle possède un métier ; elle est indépendante économiquement et moralement. Tiumbé est militante dans un parti d’opposition et se rebelle constamment contre l’étroitesse d’esprit de son père.

N’Deye Touti dans Les Bouts de bois de Dieu est une jeune fille complexe qui manque de maturité. Elle s’oppose au mariage plural parce qu’elle se considère comme une jeune fille évoluée. Dans une conversation avec Daouda, elle dévoile ses sentiments sur ce sujet : « … Il y a une chose dont je suis sûre, c’est que je ne partagerai mon mari avec aucune autre femme ! » [14]. N’Deye Touti vit parmi des familles polygames et « n’avait pas tardé à comprendre que ce genre d’union exclut l’amour, du moins l’amour tel qu’elle le concevait » [15]. Cette jeune fille nous étonne quand elle change d’opinion et propose à Bakayoko de l’épouser, tout en sachant qu’il est déjà marié et opposé à la polygamie : « Il arrive que l’on se mette à aimer ce que l’on croyait détester… » [16].

Sembène Ousmane essaie de concilier la tradition (la polygamie) et la modernité (N’Deye Touti) mais il montre qu’une telle fusion est impossible : Bakayoko refuse la proposition de mariage tellement surprenante.

Camara Laye a démontré que la synthèse de la civilisation africaine et européenne est possible à travers le personnage de Mimie dans son roman Dramouss. Cette femme est obéissante et soumise à son mari conformément aux normes de la tradition africaine malgré son éducation européenne et sa psychologie de type occidental. Mais elle est une adepte de la monogamie : « Je serai la seule femme chez toi ou je n’y serai pas. Que cela soit entendu et compris une fois pour toutes » [17].

D’autres auteurs africains ont décrit des jeunes filles qui préfèrent la polygamie pour des raisons économiques. Tel est le cas d’Amalia, dans Le Vieux Nègre et la Médaille :

Plus tard, quand Amalia se releva de sa maladie, elle eut dix demandes en mariage. Parmi les candidats, il y avait le riche Engamba de Zouriam. Amalia préfère le polygame aux jeunes célibataires. Chez lui au moins, pensait-elle, le métier de femme sera partagé… [18].

En Afrique, la société considère comme un déshonneur pour une jeune fille de ne pas être mariée à un certain âge, ce qui pousse certaines jeunes filles à choisir le mariage plural plutôt que le célibat :

Il y a aussi polygamie du fait qu’une femme ne doit pas rester non-mariée : les femmes préfèrent épouser un homme déjà marié plutôt que de rester célibataires [19].

 

Jalousie et rivalité entre coépouses

Dans la société africaine traditionnelle, la polygamie est réglée par des lois et tant qu’elles sont respectées par le mari aussi bien que par les différentes épouses, l’harmonie règne dans la famill e :

La polygamie avait des lois, qu’il sied de respecter. Entre veudieux, la pudeur, la dignité de soi-même, empêchaient de garder le jour et la nuit, l’homme, quand toute sa personne et ce qui touche à sa personne revenaient à une autre pendant « ses trois jours » [20].

Le nombre de jours qu’un polygame passe avec une de ses épouses se nomme dans l’œuvre de Sembène Ousmane « les trois jours », « l’ayé » ou « le moomé ». Dans Véhi-Ciosane, le romancier précise que « selon l’immuable loi de la polygamie, jusqu’au lever du soleil, tout ici, était à elle (Ngoné War Thiandum) : homme et objets » [21].

Il existe deux genres de polygamie. Dans l’Afrique traditionnelle, chaque mari construisait une case individuelle pour chaque épouse et il vivait seul dans la sienne, ce qui évitait dans une grande mesure les chicanes entre les différentes épouses parce que chacune d’elles était maîtresse de sa propre case. Par contre, dans les grandes villes, le mari pratique une « polygamie géographique ». Chaque épouse possède sa maison personnelle dans laquelle elle vit avec ses enfants. Un tel système est très onéreux et peu pratique pour le mari qui doit se déplacer constamment d’un domicile à l’autre. Dans les villes, nous trouvons également des maris polygames vivant dans la même maison avec leurs différentes épouses pour des raisons financières mais la cohabitation sans heurts est très souvent impossible. Mbaye dans Le Mandat illustre ce type de ménage. Il vit avec deux épouses dans la même villa. Sa première épouse est musulmane et la deuxième, Thèrèse est chrétienne.

El Hadji Abdou Kader Bèye dans Xala est polygame mais il très riche. Chacune de ses épouses possède une villa qui porte son nom dans un quartier très chic de la ville. Les deux femmes de Diara dans Les Bouts de bois de Dieu habitent dans deux maisons différentes se trouvant aux deux extrémités de la ville de Bamako, ce qui pose au mari de sérieux problèmes de déplacement.

Le thème de la jalousie dans le mariage plural revient très régulièrement dans l’œuvre de Sembène Ousmane. Certains adeptes de la polygamie prétendent que ce sentiment n’existe pas et que la pluralité des épouses ne suscite aucune rivalité entre elles. Certaines femmes se trouvent à l’aise dans un tel système mais d’autres ne peuvent s’y sentir heureuses. Une bonne harmonie dans une famille polygame dépend en grande partie de la façon dont le mari se conduit envers ses épouses. Il est également nécessaire qu’il soit capable de les contrôler. L’imam Moussa Faye dans O Pays, mon beau peuple ! est un mari adroit qui sait comment faire régner la paix dans sa famille. Cette dernière forme une unité cohésive :

Ses trois épouses le rendaient encore plus vénérable aux yeux des croyants. Le vieux Moussa Faye gouvernait sa barque à sa façon, jamais de disputes entre ses femmes. Elles avaient chacune leur tour dans le lit conjugal [22].

Moussa Faye surveille de très près les activités de chaque épouse et ne permet pas la création d’une hiérarchie sociale. Rokhaya est sa première épouse mais elle ne jouit pas de privilèges spéciaux. Traditionnellement, un mariage plural est caractérisé par une organisation démocratique entre les différentes épouses.

Dans Le Mandat, Ibrahima Dieng a deux épouses, Mety et Aram. Toutes deux le considèrent comme « leur mari ». Aram respecte la première épouse, lui demande conseil et lui laisse prendre l’initiative. Il existe une bonne entente entre les deux femmes. Elles coopèrent parce qu’elles « avaient appris dans le nivellement qu’elles pouvaient tout obtenir de l’homme » [23].

Dans Les Bouts de bois de Dieu, Sembène Ousmane mentionne des chicanes entre les coépouses résultant de la distribution inégale des vivres mais ce roman montre avant tout une coopération très étroite entre toutes les femmes pendant la grève. La solidarité entre elles et envers leurs maris joue un rôle primordial dans la réussite de la grève. Mame Sofi et Bineta, toutes deux épouses de Deune, s’entendent à merveille. Toutes les femmes de la concession N’Diayène s’entraident tout au long de la grève. Elles se font complices de Mame Sofi pour tromper le porteur d’eau. Elles sont aussi solidaires durant l’épisode du « meurtre » du bélier de Mabigué par Ramatoulaye. Elles combattent ensemble les Alcatis et suivent Ramatoulaye au poste de police. Finalement, elles entreprennent ensemble la fameuse et décisive marche sur Dakar.

Le roman Xala et la nouvelle « Ses trois jours » décrivent le plus précisément la jalousie entre coépouses. Les deux premières épouses de El Hadji Abdou Kader Bèye ne vivent pas en bons termes l’une avec l’autre. La deuxième épouse, Oumi N’Doye montre un sentiment de jalousie le plus aigu. Elle possède un tempérament impétueux et n’arrive pas à contrôler ses sentiments : « Elle était très jalouse, envieuse. Depuis qu’elle avait appris ce mariage, les moomé chez Oumi N’Doye étaient des nuits d’enfer » [24]. Elle est mariée depuis dix-sept ans et n’a vu la première femme de son mari que sept fois. De plus, elle ne s’est jamais rendue chez son aînée.

La première épouse, Adja Awa Astou, cache sa jalousie au plus profond d’elle-même et se réfugie dans la région :

A force de volonté, elle fit taire toute velléité de haine à l’encontre de la seconde épouse. Elle voulait être une épouse selon les canons de l’Islam : les cinq prières par jour, l’obéissance totale à son mari [25].

Noumbé dans « Ses trois jours » souffre profondément à cause du dernier mariage de son mari qu’elle considère la raison de la négligence de Moustaphe. Elle éprouve une jalousie aiguë pour cette rivale qui monopolise son mari et qui « goûtait à ces heures, des heures qui lui revenaient de droit…  » [26].

Dans un mariage plural, il existe une forte concurrence entre les coépouses qui aboutit à la déloyauté. Oumi N’Doye garde son mari plus longtemps que lui autorise le code de la polygamie : « Sans gêne, elle accompagnait El Hadji à toutes les festivités, même quand ce n’était pas ses moomé » [27]. Chaque épouse essaie d’attirer les attentions de son mari en confectionnant de succulents repas et en se faisant attirante physiquement :

Pour avoir la faveur de son homme, une épouse en compétition se doit d’avoir comme cible les deux centres vulnérables du mâle : le ventre et le sexe. Et aussi savoir se faire désirer, être féminine avec un soupçon de pudeur. Et au lit, être sans gène : la gène n’enfante que le regret [28].

Les efforts des épouses se portent principalement sur le côté le plus susceptible d’être atteint chez l’homme : son appétit sexuel. Elles considèrent comme un exploit de le rendre inutile pour l’épouse qui leur succède :

Le jeu n’empêchait pas les coups bas, portés à l’insu de la rivale : toute l’astuce était de vider l’homme et de le rendre, quand il était dans l’impossibilité d’accomplir ses devoirs conjugaux [29].

Dans deux autres romans, Sembène Ousmane mentionne également la jalousie entre les coépouses mais il effleure simplement le sujet. Le docteur Joseph dans O Pays, mon beau peuple ! mentionne « les bagarres entre frères consanguins, les questions d’héritages, les jalousies entre femmes, le manque d’amour de l’homme et tout le reste » [30]. Koéboghi décrit sa première épouse, Ouhigoué, comme une femme jalouse : « Comme toutes les femmes, elle a l’esprit étroit. Bien avant que je sois catéchumène, elle jalousait ma seconde femme. Et avec la troisième c’est pire » [31].

La révolte contre le mari

Sembène Ousmane présente certaines femmes qui vivent dans une attitude de soumission aveugle envers leurs maris. Oumar Faye éclaircit Isabelle sur la condition de la femme en Afrique : « Ici les femmes ne doivent pas manquer de respect à leur seigneur et maître » [32]. Ces femmes sont incapables de raisonner, de se poser des questions parce qu’elles ont accepté leur condition de femmes inférieures à l’homme. Mais elles sont frappées tout à coup d’une sorte d’illumination et elles se révoltent contre leur mari. Ouhigoué, sans cesse brutalisée par son mari, est subitement possédée d’une force inattendue qui la pousse à réagir très fortement : « Elle marchait sur son mari tout en parlant. Elle ne se rendait pas compte. Elle était comme une force nouvelle. Une révolte, longtemps étouffée, éclatait enfin » [33].

Nous constatons une semblable révolte dans Ses trois jours chez Noumbé. Cette femme a souffert dans sa dignité ; son mari la bafoue et ne tient pas sa promesse de la visiter quand vient son tour. Noumbé, en signe de désapprobation envers la conduite d’un mari qui est démuni de sentiments, l’accueille froidement et l’humilie devant ses amis. Elle place trois plats vides sur la table, représentant « ses trois jours » et elle les casse tous devant son mari. Martin Bestam écrit avec justesse que « cette nouvelle témoigne de l’égoïsme de certains maris musulmans aux lois implacables de la polygamie » [34]. Noumbé prend conscience de sa condition misérable et inférieure. Elle se rebelle contre son mari mais elle est encore conditionnée par la crainte qu’elle éprouve pour lui. Sa protestation n’est qu’un début de prise de conscience. Noumbé, vivant pourtant dans un milieu traditionnel, exprime le désir de chaque femme : « A voir un mari à soi » [35]. Mame Sofi, dans Les Bouts de bois de Dieu, a aussi émis un tel vœu dans son langage imagé : « Pour une jeune fille, un homme marié, c’est comme un plat réchauffé » [36].

Les deux épouses de El Hadji Abdou Kader Bèye sont opposées à son troisième mariage et se révoltant aussi. Oumi N’Doye spécialement réagit fortement contre ce mariage parce que la position de deuxième n’est pas à envier :

La troisième union de son mari lui était insupportable, la minait même. L’idée qu’elle était une deuxième, une facultative, l’enrageait. Cette position du milieu, cette esclavage était intenable pour les wëjë co-épouses. La première épouse implique un choix, elle est une élue ! La deuxième est une facultative ! La troisième ? Une estimée. Pour les moomé-aye, la seconde épouse est une charnière. Elle avait examiné sa position dans ce cycle de rotation de l’homme entre les co-épouses, elle se voyait en disgrâce [37].

Ngoné War Thiandum est une femme exemplaire selon la tradition. Elle incarne les qualités essentielles de la bonne épouse africaine : « Fidélité, attachement sans borne, soumission totale corps et âme, afin que l’époux-maître après Yallah intercède en sa faveur pour une place au paradis » [38]. Mais la grossesse de sa fille la fait réagir. Elle veut absolument connaître le nom du père de l’enfant. Elle remet toute sa vie et sa condition de femme en question et se révolte :

Emondée de tout esprit de critique, d’analyse, elle se révoltait contre l’ordre établi avant sa naissance. Cette mer de colère qui sourdait, mugissait en elle, éveillait, aiguisait sa conscience de frustration et remettait toutes les valeurs morales en questions et à nu [39].

Ngoné War Thiandum est complètement désillusionnée par son mari et son dernier acte de protestation est son suicide.

 

Sembène Ousmane et la polygamie

Sembène Ousmane s’oppose constamment à la polygamie telle qu’elle est pratiquée de nos jours. Il estime qu’une telle institution retarde le progrès social et que ses aspects négatifs engloutissent ses avantages. Ce sujet est d’une telle actualité et concerne tellement d’Africains et d’Africaines qu’un des directeurs de l’ORTF, Pierre Desgraupes, a demandé en 1971 à Sembène Ousmane de tourner un film traitant de ce problème.

Les lois coraniques qui donnent le droit à chaque homme d’épouser jusqu’à quatre femmes suscitent, d’après Sembène Ousmane, une passivité chez la femme et lui donnent un rang inférieur. L’islam prêche l’obéissance et la soumission complètes de la femme à son mari.

D’autre part, l’homme polygame a tendance à abuser de la situation et de faire souffrir ses femmes sans nécessité. Moustaphe néglige Noumbé et les enfants de cette union. Il ne la visite pas durant deux semaines et elle doit emprunter de l’argent pour se nourrir. Sembène Ousmane dépeint ce mari comme un homme qui manque totalement de cœur. Quand Noumbé s’effondre par terre, il ne semble nullement affecté et la compare à « un veau qui crie ».

La conduite de Souleymane est également critiquée dans Voltaïque. Cet homme a trois épouses et beaucoup de vices. Il partage quelquefois son lit avec deux épouses à la fois. Il est très exigeant et intolérant envers ses épouses et les bat trop souvent. Il apparaît comme « le martyr de la polygamie » tandis qu’en réalité, ce sont ses femmes qui en sont les victimes.

El Hadji Abdou Kader Bèye fait également partie de cette catégorie d’hommes. Il ne respecte pas ses épouses comme il le devrait : « Quant à ses épouses, il n’avait pas à s’expliquer, juste à les informer » [40]. Mais il est bien obligé de demander à ses deux premières épouses l’autorisation de passer trente nuits avec sa nouvelle épouse !

Les hommes sont des adeptes de la polygamie parce qu’ils en tirent beaucoup d’avantages. Les amis de Moustapha critiquent les femmes qui ont voté une motion condamnant cette institution. Bakayoko, porte-parole de Sembène Ousmane, s’oppose à la polygamie mais il nous étonne quand, après avoir rejeté la proposition de N’Deye Touti, il pense qu’il aurait pu prendre Penda comme deuxième épouse si elle était toujours en vie. Cette réflexion montre que Bakayoko n’était pas consistant sur ce sujet.

Un autre jeune homme dans l’œuvre de cet auteur, par contre, est un partisan de la polygamie. Il est le jeune homme le plus traditionaliste dans les romans de Sembène Ousmane. Les jeunes gens comme Diagne posent beaucoup de problèmes à la jeunesse féminine d’aujourd’hui. Diagne est un jeune homme de mœurs légères qui ne pense qu’à assouvir ses besoins sexuels sans se soucier des conséquences :

Il se senti flatté dans son orgueil de mâle. Il était vrai qu’elle (Seynabou Faye) ne lui refusait rien… Dommage qu’elle fût si jeune, se disait-il, car à cet âge-là une fille est vite enceinte [41].

Diagne représente l’égoïsme par excellence, est un adepte forcené de la polygamie et s’oppose ouvertement à l’émancipation de la femme. D’après lui, « la polygamie, c’est la meilleure des vies » [42]. Il aimerait avoir dix épouses et s’oppose ouvertement contre toute loi qui supprimerait la polygamie. Ses idées sont conformistes et vieillottes : « La place d’une fille est à la maison (…). Dès qu’elles sont instruites, nous sommes sous-estimés. Ma fille n’ira pas à l’école… » [43]. Agnès est très lucide et se rend compte des raisons qui poussent Diagne à prendre une telle position envers l’instruction des filles. Elle ne mâche pas ses mots :

… Sous prétexte de ne pas envoyer vos filles en classe, vous les gardez pour avoir chacun trois ou quatre femmes. Vous savez très bien que lorsqu’ils ont acquis le moindre bagage intellectuel, vous est impossible de les faire entrer dans la ronde de la polygamie. [44]

Sembène Ousmane estime que la polygamie ralentit le développement de la société africaine et c’est pour cette raison qu’il traite de ce problème si fréquemment dans son œuvre. Il est certainement l’écrivain africain actuel qui critique le plus violemment ce système. Elle est devenue une institution périmée dans notre société moderne. Les personnes qui pratiquent encore la polygamie l’utilisent dans le but d’exploiter les femmes.

Sembène Ousmane prend nettement position :

Je suis contre la polygamie… Mais les personnes que j’ai rencontrées l’approuvaient. Je crois que la polygamie est un faux problème. Le véritable problème est économique. Il faut instituer le planning familial… Que chaque homme ait trois femmes s’il le veut, mais que le nombre des enfants soit limité… Mais c’est une idée combattue. Il faut regarder les choses en face : dans les Etats, de nombreux enfants ne peuvent aller à l’école. Qu’en fera-t-on plus tard ? [45].

Nous avons discuté dans ces quelques pages de la majorité des aspects de la polygamie. Il découle de cette étude que la génération africaine actuelle et spécialement la jeunesse féminine s’oppose violemment à la polygamie. Les femmes traditionalistes l’acceptent mais quelques-unes se rebellent contre ce système. Les hommes généralement jouissent des avantages que leur apporte cette institution mais un d’entre eux, El Hadji Abdou Kader Bèye, prend conscience que le sort de l’homme polygame n’est pas toujours à envier :

Effectivement, il disposait de trois villas, de trois femmes, mais où était réellement le « Chez lui » ? Chez chacune il n’était que de passage. Trois nuits pour chacune ! Il n’avait pour lui, nulle part, un coin pour se retirer, s’isoler. Avec chacune, tout commençait et s’achevait au lit. Rétraction ? Réflexions profondes ? Cette révélation lui laissa un arrière-goût de regret [46].

El Hadji souffre de la solitude, ne connaît pas l’amour profond d’une femme ; il est pourchassé sans arrêt pour son argent. De plus, ses épouses le prennent souvent pour une machine à coucher.

Marie-Augustine Ndombet, dans son article « La femme et la pratique du droit coutumier au Gabon », décrit admirablement la position de la femme dans un mariage plural :

Dans un ménage polygamique, la femme bénéficie d’une certaine indépendance, mais ne peut, comme dans un mariage monogamique, s’épanouir pleinement. En effet, il est rare que la femme ait eu pour époux l’homme qu’elle désirait et qu’elle avait intérieurement choisi parmi tant d’autres. Lorsqu’il s’agit d’un mari imposé, la notion d’amour fait défaut… la vie conjugale permet simplement la procréation et la continuité du lignage [47].

La seule façon d’améliorer la condition de la femme africaine est de lui donner l’occasion de s’instruire parce que plus il y a de femmes lettrées dans une société, plus les conditions deviennent propices à la promotion de la femme. Les abus contemporaines de la polygamie sont dégradants pour la dignité et l’honneur de la femme. Ce régime matrimonial entrave l’indépendance de la femme et son entrée dans la société moderne qui se développe rapidement.

Sembène Ousmane n’encourage pas un retour au passé qui serait une perte de temps mais il donne l’exemple dans son œuvre de la lutte entreprise par les hommes et les femmes pour construire un avenir meilleur pour tous. Il encourage les femmes à lutter aux côtés des hommes. Nous lui sommes reconnaissantes de ses idées progressistes.

[1] A. Chemain-Degrange, Emancipation féminine et roman africain, Les Nouvelles Editions Africaines, Dakar, 1980, p. 310.

[2] Sembène Osumane, Xala, Paris, Présence Africaine, 1973, p. 12.

[3] S. Ousmane, Véhi-Ciosane, Paris, Présence Africaine, 1966, p. 31.

[4] S. Ousmane, Les Bouts de bois de Dieu, Paris, Presses Pocket, 1960, p. 170-171.

[5] S. Ousmane, L’Harmattan, Paris, Présence Africaine, 1964, p. 238.

[6] L.S.Senghor : « Qu’est-ce-que la Négritude », Etudes Française, Les Presses Universitaires de Montréal, Février 1967, Vol. 3, p. 13

[7] S. Ousmane, Voltaïque, p. 58-59.

[8] S. Ousmane, O Pays, mon beau peuple !, Paris, Presses Pocket, 1957, p. 23.

[9] S. Ousmane, Voltaïque, p. 91.

[10] S. Ousmane, Xala, p. 25.

[11] Ibid.,p. 27.

[12] Martin T. Bestman, Sembène Ousmane et l’esthétique du roman négro-africain, Editions Naaman, Sherbrooke, 1981, p. 81.

[13] S. Ousmane, O Pays, mon beau peuple !, p. 98.

[14] S. Ousmane, Les Bouts de bois de Dieu, p.106.

[15] Ibid., p. 100.

[16] Ibid., p. 343.

[17] Cité par A. Chemain-Degrange, op. cit., p. 138.

[18] F. Oyono, Le Vieux-Nègre et la Médaille, Paris, Editions Julliard, 1956, p. 78.

[19] Tradition et Modernisation en Afrique Noire, collectif, Paris, Seuil, 1965, p. 91.

[20] S. Ousmane, Voltaïque, p. 58.

[21] S. Ousmane, Véhi-Ciosane, p. 29.

[22] S. Ousmane, O Pays, mon beau peuple !, p. 16.

[23] S. Ousmane, Le Mandat, p. 136.

[24] S. Ousmane, Xala, p. 47.

[25] Ibid., p. 38-39.

[26] S. Ousmane, Voltaïque, p. 52.

[27] S. Ousmane, Xala, p. 59.

[28] Ibid., p. 86.

[29] S. Ousmane, Voltaïque, p. 58.

[30] S. Ousmane, O Pays, mon beau peuple !, p. 38.

[31] S. Ousmane, L’Harmattan, p. 148.

[32] S. Ousmane, O Pays, mon beau peuple !, p. 32.

[33] S. Ousmane, L’Harmattan, p. 239.

[34] M. T. Bestman, op. cit., p. 78.

[35] S. Ousmane, Voltaïque, p. 48.

[36] S. Ousmane, Les Bouts de bois de Dieu, p. 87.

[37] S. Ousmane, Xala, p. 58-59.

[38] S. Ousmane, Véhi-Ciosane, p. 31.

[39] S. Ousmane, Véhi-Ciosane, p. 48.

[40] S. Ousmane, Xala, p. 20.

[41] S. Ousmane, O Pays, mon beau peuple !, p. 25.

[42] Ibid., p. 38.

[43] Ibid., p. 37.

[44] Ibid., p. 98.

[45] S. Ousmane, Bingo, N° 222, juillet 1971, p.59.

[46] S. Ousmane, Xala, p. 115.

[47] M. A. Ndombet, « La femme et la pratique du droit coutumier au Gabon », in La civilisation de la Femme dans la tradition africaine, SAE, Paris, Présence Africaine ! 972, p. 333.