Critique nigériane et littérature africaine

CRITIQUE LITTERAIRE ET LITTERATURE AFRICAINE

Ethiopiques n°48-49

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

Hommage à Léopold Sédar Senghor

Spécial les métiers du livres

1e et 2e trimestre 1988

– volume 5 n°1-2

Il y a deux façons d’aborder la critique littéraire. Il y a la critique comme savoir (Macherey) qui ressort de l’application des différentes méthodes critiques aux œuvres littéraires et l’on sait que les écoles se sont aujourd’hui multipliées et vont de la critique structurale à la psychocritique, en passant par la sémiotique, la sociocritique, voire l’ethno-critique. – Toutes ces méthodes sont « rentables » à condition de les manipuler de façon cohérente et complète. L’amateurisme, là comme ailleurs, ne produisant que de l’à-peu-près. Aussi chacun de nous a intérêt à se spécialiser dans une ou deux méthodes et à l’approfondir, vu qu’il est quasi impossible de les manipuler toutes avec suffisamment de rectitude.

Pour ma part je ne traiterai que de la deuxième définition de la critique, celle qui relève de son étymologie, le mot critein en grec signifiant discerner. Car nous sommes très souvent appelés à ce travail de discernement, de jugement, sur la qualité des œuvres, avant même de passer à leur analyse qui n’est que la seconde étape de la critique.

En effet une œuvre jugée « mauvaise » sera repoussée et considérée non digne d’une quelconque analyse par quelque méthode que ce soit ! Cela peut sembler bien injuste à l’écrivain et pourtant c’est comme cela. Le pouvoir du critique (c’est le seul qu’il a) est un pouvoir de consécration… ou de rejet, de discrédit. Et pourtant, dira-t-on, aucun rapport entre l’activité de l’écrivain et l’activité du critique. Le premier est tout en spontanéité, en création, en fusion avec le monde qui l’entoure ; le second est tout en réflexion, spéculation, distanciation.

Comme l’écrit si bien Macherey, le critique est un écrivain qui ajourne constamment « l’acte d’écrire » ; c’est-à-dire l’acte de se risquer dans l’aventure littéraire, tel le toréador dans l’arène. Ce côté « risque de soi », ce côté « corne du taureau » par lequel l’écrivain s’implique dans son œuvre, nul ne l’a si bien exprimé que Michel Leiris dans L’âge d’Homme.

Et certes le critique, en comparaison, est à l’abri. C’est lui ou son clan qui juge les autres. Il représente le public qui hue ou applaudit, bien à l’abri derrière les tribunes.

Il y a déjà donc là une inégalité notoire dans l’attitude existentielle. Littérature et critique sont aussi inégales en valeur. Tout d’abord la création précède toujours la critique – et doit du reste la précéder. Rien de plus mauvais qu’une oeuvre qui obéit à la critique, aux dictats quels qu’ils soient des critiques. Quel est l’écrivain notoire qui serait un « produit » de la critique ? Toute l’histoire nous montre en effet que les grands écrivains sont en rupture des modes et s’imposent à une critique d’abord réticente, qui finit pour les reconnaître.

Le critique, honnêtement, ne peut pas commencer à décider de ce que doit écrire l’écrivain. Tout ce qu’il peut dire c’est : écrivez d’abord, ensuite je pourrai vous dire : ceci est bien, ceci est moins bien, ceci est boiteux, etc. etc.

La critique doit donc suivre l’œuvre. Avant, elle risque de stériliser. Je connais des écrivains, des grands – qui refusent de lire les critiques, voire les décorticages accomplis sur leurs œuvres. Ils avouent que cela les inhibe, qu’ils s’y retrouvent mal, ou que cela les irrite…

Et puis reconnaissons aussi que l’œuvre d’art peut exister sans la critique, ainsi les tableaux de Georges de la Tour qui mirent un siècle avant d’être appréciés. Plus près de nous un roman comme La vie en spirale était inconnu avant le prix de la Fondation Senghor, et les sculptures de Babakar Niang qui ornent la Corniche dakaroise depuis un an sont toujours ignorées [1] jusqu’à ce que la Revue African Art ou un autre organisme étranger le « découvre ». Il s’agit là pourtant du premier sculpteur sénégalais digne de ce nom.

Et pourtant c’est bien l’art qui compte et non ce qu’on en dit, et non le bruit qu’on fait. Car la critique n’existe pas sans l’œuvre. L’art est principal, la critique est relative. Et tout critique vraiment amoureux de l’art, sait que cela est vrai et est par conséquent modeste, voire humble, devant l’artiste, le véritable artiste.

S’agissant de la littérature africaine et de l’activité critique exercée sur ce corpus, on pourrait diviser les 40 dernières années en 2 périodes :

  1. La période de la Négritude où dominèrent sans conteste poètes et écrivains qui s’imposèrent en rupture tant de la littérature coloniale que de la littérature française. Les critiques n’eurent qu’à enregistrer un phénomène exemplaire et une littérature dont l’excellence éclatait aux yeux de tous.
  2. La période qui part de 1970 à nos jours, où nous assistons à un renversement de la situation, et à la domination des critiques sur les écrivains.

Que s’est-il donc passé ?

D’une part la création de maisons d’éditions africaines comme les NEA à Abidjan et Dakar, comme Clé au Cameroun et dont les comités de lecture sont constitués de professeurs. D’autre part les réformes de programme et les cours introduisant tant au secondaire qu’à l’Université les auteurs africains, et qui sont donnés par des professeurs. Enfin les conférences, articles, colloques et prix littéraires autour de la littérature nègre de plus en plus fréquents en Afrique, aux USA, et où règnent encore et toujours des professeurs. La critique littéraire est aux mains de professeurs érudits, et qui ont des critères esthétiques précis de validité littéraire.

Ainsi le roman doit être bien construit, réaliste, témoin exact des problèmes sociaux africains, avec personnages typiques et vraisemblables au ton « juste » exprimant peu ou prou la vox populi et pratiquant le niveau de langue adéquat dans les dialogues. Il faut que la syntaxe soit correcte, le mot propre utilisé à bon escient, la phrase bien balancée.

Pour la poésie on la souhaite à la fois originale et engagée, bien rythmée et pleine d’images et surtout pas trop ésotérique (on admet l’exception Césaire). Et ces professeurs (de lettres pour la plupart) s’étant exercés sur la 1ère génération, les grands de la Négritude, sont exigeants et fiers de l’être. Ceci n’est d’ailleurs pas vraiment un reproche puisque aussi bien j’en fais partie !

 

Si bien que lorsque Kotchi ou Zadi à Abidjan, Melone ou Towa à Yaoundé, Mudimbe ou Ngal à Kinshasa (ou ailleurs) Kane ou Diouf à Dakar, Chevrier, Kadima, Mouralis à Paris décrétèrent naguère que Kourouma était génial, Yambo Ouologuem « commercial », les romans de Makouta médiocres, ce fut la consécration pour Kourouma (que la critique européenne ignorait), le plongeon pour Ouologuem pourtant lauréat du prix Renaudot et le panier pour Makouta. De même la critique des professeurs africains reste réticente pour Glissant et Chenêt, alors qu’elle cautionne Tchikaya, Depestre, Sembène.

Or si cette critique d’érudits fait barrage devant les écrivains chevronnés comme Glissant ou Ouologuem, a fortiori s’érige-t-elle en loi devant toute une génération de jeunes poètes, romanciers, dramaturges, nés et grandis en Afrique, avec des moyens linguistiques réduits et une formation souvent extra ou infra-universitaire.

En effet le problème se complique du fait que celui qui, par définition et par tradition, devrait être « maître de langue », se trouve en situation d’infériorité, voire de tutelle, devant les professeurs de lettres.

Ceux-ci sont amenés trop souvent à corriger les fautes de français et même parfois à rewrighter (c’est un terme consacré de franglais) complètement l’ouvrage, car les critiques connaissent en général la langue mieux que ces créateurs de la jeune génération. C’est une situation anormale, disons-le bien et fort.

C’est aussi une situation inconfortable pour le critique. Le voilà coïncé entre l’embarras et la dictature, devant une masse de manuscrits, de livres déjà édités (je pense surtout à tous ces recueils de poèmes édités à compte d’auteurs !), manuscrits médiocres et livres médiocres.

Que conseiller en toute honnêteté, lorsqu’on nous demande notre avis ? d’apprendre mieux le français ? d’écrire en langues nationales ? de faire de la peinture, ou du chant, ou de la guitare ?

Comment décrire ce soulagement extraordinaire – que l’on ressent lorsqu’on découvre que l’auteur maîtrise bien sa langue et s’exprime sans accrocs, sinon voulus et heureux, à la règle, la terrible règle.

Comment définir ce sentiment de culpabilité qui vous serre l’estomac, devant un jeune écrivain-apprenti plein d’idées et d’enthousiasme mais privé des moyens linguistiques suffisants, nécessaires, indispensables ?

Que faire devant la susceptibilité des auteurs qui se cabrent ou s’affligent devant vos réticences, se vexent pour la préface refusée, pour le mot de recommandation non accordé, pour les remarques et conseils sur le style déficient, la syntaxe emberlificotée, les discours emphatiques, l’intrigue confuse, les boursouflures de la phrase ?

Comment faire comprendre que les critères modernes prohibent les clichés, les répétitions inutiles, les réminiscences, le déjà vu et même identifié (chez Senghor, Césaire, David Diop) alors que tout cela est normal et non choquant chez le griot qui imite les modèles traditionnels, alors que la littérature orale ne se soucie pas d’originalité mais d’harmonie, même si elle est répétée à l’infini d’un auteur-interprète à l’autre ?

Comment aussi conseiller celui qui veut écrire mais qui n’a rien à dire ? Celui qui aime le langage creux et sonore des lieux communs bien éprouvés et ne comprend pas qu’on lui demande en plus « du fond », de la « personnalité », une « vision bien à lui », ou tout au moins ce décollement ou ce décalage de la norme (voir Mecchonnic, mais ils ne peuvent pas lire Meschonnic) sans lequel il n’est pas de poésie ?

Certains en sont convaincus, mais il faut alors résoudre les barrages des éditeurs et les problèmes des traductions.

En réalité c’est pensable. Qui lirait Hugo Claus si on ne l’avait traduit du flamand ? Pourquoi un roman comparable au Ségou de Maryse Condé ne pourrait-il être écrit en bambara, et traduit, devenir un best-seller ?

Nous qui avons lu Dostoïewski en français ainsi que Tolstoï, nous savons que ces deux auteurs avaient écrit en russe et au moment où la grande majorité de la Russie était encore analphabète. Alors ? Tout est encore possible.

Dieu qu’il est difficile d’être critique en situation ! Le critique africain ou africaniste est je pense, aujourd’hui, un homme (ou une femme) assez malheureux. Tel est le paradoxe actuel de la littérature africaine et de ses critiques affrontés aux auteurs.

N’y a-t-il d’espoir que dans un développement des littératures en langues nationales, wolof, mandingue, peul, haoussa, ewondo, swahili ?

[1] Le Ministère de la Culture commence cependant à s’y intéresser.