Critique nigériane et littérature africaine

LE « XALA » DANS XALA DE OUSMANE SEMBENE

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

Hommage à Léopold Sédar Senghor

Spécial les métiers du livres

1e et 2e trimestre 1988

– volume 5 n°1-2

Xala, le cinquième roman de Sembène Ousmane, publié en 1973, porté déjà à l’écran, est un roman énigmatique provoquant des réactions diverses auprès de ses nombreux lecteurs : scabreux et ordurier pour les puritains religieux, répugnant et préjudiciable pour les nouveaux-riches et les arrivistes, insultant et condamnable pour les bourgeois indigènes africains, bienfaisant et réconfortant pour les lecteurs prolétaires… Comme toute œuvre richement pourvue de vertus, le roman n’a pas encore dévoilé tous ses mystères et il ne le fera peut-être jamais. Nous espérons, cependant, pouvoir contribuer par cet article à la mise en lumière de l’inépuisable richesse de l’œuvre, en analysant le phénomène du « xala », qui traverse le roman comme un refrain et qui s’y révèle comme un leitmotiv, atteignant le paysage humain, l’espace géographique et matériel, l’économie générale, la résonance politico-économique et les effets connotatifs de l’œuvre ainsi que son atmosphère métaphysique.

Ce mot unique de « xala », étranger au français, apparaît en titre sur la couverture du roman, lui attribuant ainsi un cachet d’autorité et de contrôle. Du moment où on le retrouve dans l’œuvre (à la page 45) accompagné d’un article défini, il revient à la bouche de chaque personnage comme une préoccupation majeure et à un rythme régulier [1]. C’est donc le mot-roi du roman et son noyau générateur. Pourtant, la véritable force du terme réside dans son conditionnement culturel. Que sa prononciation n’obéisse pas aux règles phonétiques du français et qu’il s’agisse d’un phénomène n’ayant aucun conditionnement socio-culturel français se confirme dans une note infrapaginale (à la page 45) qui indique qu’il se prononce « hâla ». Mot étrange, diront les non Sénégalais ; mot barbare, diront les puristes. Mot africain, certes, et plus particulièrement wolof (p. 73). Pour le comprendre donc et pénétrer au cœur de l’œuvre, il faut s’appuyer sur des coordonnées fournies par l’environnement africain.

  1. « XALA » : TITRE-IMAGE A CARACTERE TELESCOPIQUE

Avant de prendre contact avec la véritable signification du terme « xala » et de capter son caractère télescopique, il faut tout d’abord reconnaître la prédilection de Sembène Ousmane pour des titres évocateurs, tirés particulièrement du parler africain. Alors que bien des auteurs optent pour le nom de personnages principaux pour baptiser leurs oeœuvres [2] et que d’autres préfèrent des substantifs (qualifiés parfois d’adjectifs) [3], Ousmane, pour sa part, opte très souvent pour une esthétique différente. Il aime les titres-images, qui portent des significations un peu plus rebondissantes que les titres empruntés au bagage langagier européen ou au monde culturel occidental.

 

C’est dans les Bouts de Bois de Dieu que nous avons rencontré pour la première fois un tel titre-image qui trouve son explication dans la superstition africaine. Dans une note infrapaginale dans l’oeuvre, notre auteur informe ses lecteurs du motif de son choix en disant :

« Une superstition veut que l’on compte des bouts de bois à la place des êtres vivants pour ne pas abréger le cours de leur vie ». [4], Ousmane donne à ses livres des titres images contenant les idées profondes des œoeuvres.

Cette esthétique semble d’ailleurs être dans la tradition de la culture africaine qui s’explique presque toujours par une pensée symbolique et analogique. Cela fait du monde africain un système sémiologique. C’est l’idée que Léopold Sédar Senghor souligne dans la « Postface » des Ethiopiques quand il dit :

« … presque tous les mots sont descriptifs (dans les langues négro-africaines), qu’il s’agisse de phonétique, de morphologie ou de sémantique. Le mot (chez les Négro-Africains) est plus qu’image ; il est image analogique sans même le secours de la métaphore ou de la comparaison. Il suffit de nommer la chose pour qu’apparaisse le sens sous le signe. Car tout est signe et sens en même temps chez les Négro-Africains ». [5]

Et ce premier agrégé de grammaire africain ajoute encore, ailleurs :

« L’objet ne signifie pas ce qu’il représente, mais ce qu’il suggère, ce qu’il créé […] Toute représentation (y) est image, et l’image est non pas signe, mais sens, c’est-à-dire symbole, idéogramme.

N’est-ce pas exactement ce même processus qu’explique Moréas, le premier théoricien du symbolisme quand, présentant la méthodologie stylistique de cette école littéraire, dans Le Manifeste du Symbolisme (1886), il met l’accent sur « Les pléonasmes significatifs, les mystérieuses ellipses, l’anacoluthe en suspens, trop hardi et multiforme »,

qui caractérisent les écrits des symbolistes ? Cette méthode symboliste qui se réalise par une esthétique de suggestion [6] et qui est « Le point de rencontre entre un objet et une idée, entre une présence et une absence », fait que le mot-image, c’est-à-dire le mot symbolique, fait partie du contexte, thématique de l’œuvre où il apparaît.

Cela devient particulièrement frappant quand le titre et le symbole ne font qu’un, puisque le soutien que le titre accorde à l’œuvre se double d’un soutien supplémentaire que le symbole procure à l’œuvre. Ainsi un tel titre-image exprime-t-elle fond de l’œuvre à la même façon dont l’arbre exprime le sol où il est enraciné. C’est précisément ce qui se voit dans Xala.

Alors que dans Les Bouts de Bois de Dieu, le titre-image qui est censé résumer le message de l’œuvre, comme la semence contient les fleurs, ne pénètre guère dans le sens profond et total de l’œuvre et ne fait que définir un aspect de la pensée analogue qui renvoie aux agents d’action du roman, la situation est tout autre dans Xala.

Ce titre-image qui est celui du « xala » renvoie aux idées représentant la totalité des thèmes (et donc du message) de Xala. En effet, ce titre-image emprunte à l’art nègre une caractéristique qui consiste à « schématiser, résumer,… styliser » [7]. Comme dans l’art nègre, l’image qu’évoque « xala » n’est pas

« une image-équation, mais une image-analogique où le mot suggère beaucoup plus qu’il ne dit » [8]. Ainsi, le « xala » devient-il un symbole capable d’enfanter des correspondances dont les résonances sont fécondes et profondes.

C’est pour ces raisons que l’on peut affirmer que Xala est un roman symboliste [9] par excellence. En tant que tel, il est pourvu, comme tout roman symboliste, d’une

« vague et multiple signification ou référence. Le point de vue de l’auteur (y) est délibérément ambigu, et ceci fréquemment, puisqu’il veut suggérer beaucoup qu’il ne dit […]. L’idée centrale (de tout roman symboliste authentique) peut s’interpréter de mille manières différentes, car l’oeuvre se base sur (une image-multiple) qui, à la différence de l’allégorie, n’a pas simplement deux, mais un nombre illimité de significations. Ces significations ont aussi des niveaux différents, des ambiguïtés et des paradoxes. Cela implique toujours que l’œuvre devra être relue plusieurs fois avant qu’on puisse identifier ses nombreuses significations cachées [10].

Contrairement à ce que nous présentent les romans allégoriques (comme Le Voyage du Pèlerin ou Les Voyages de Samuel Gulliver) dans lesquels le message unique de l’auteur est présenté sous une forme métaphorique ou parabolique, à l’aide d’une histoire racontée par l’auteur, Xala recouvre la pensée symbolique de Sembène Ousmane au dessous de laquelle on découvrira plusieurs idées sous-jacentes, grâce à des relectures répétées. Ainsi, pour saisir l’unité de Xala et identifier les images subsidiaires qui se détachent du noyau générateur du concept de « xala », il faut (au dire de Gérard Genette, parlant de la science de la lecture)

« parcourir sans cesse le livre dans tous ses sens, toutes les directions, toutes ses dimensions. C’est ce genre de contact intellectuel qui permettra de saisir le fond du discours qui consiste apparemment en une chaîne de signifiants présents « tenant lieu » d’une chaîne de signifiés absents » [11].

C’est précisément ce que nous avons fait. Ainsi avons-nous découvert plusieurs niveaux de significations du « xala ». Identifions d’abord sa signification première.

  1. LE NOYAU GENERATEUR : LE « XALA » COMME PORTEUR DE MALHEURS PATHOLOGIQUES

« J’ai le « xala » […] Je n’ai pas bandé. Pourtant en sortant de la douche, j’étais raide. Mais dès que je me suis approché. Rien. Zéro » (p. 52).

Les propos cités ci-dessous viennent du protagoniste de Xala, de celui qui possède le « xala » et qui ne s’identifiera, dès cette déclaration, que par le « xala ». Ce « xala » qui domine tout le roman, se présente dès que l’auteur prend contact avec lui dans l’œuvre comme un mal résultant d’un facteur. Il s’agit de quelque chose de « planté » par une main (p. 45), donc imposé sur autrui par quelqu’un d’autre. Il est doté donc de principe de causalité et se réalise grâce à un rapport de causalité entre un facteur inconnu (au premier abord) et la manifestation du mal. Il a par conséquent, un antécédent, étant catalysé ou provoqué par une ou plusieurs causes. Comme tout malheur chez l’Africain, le « xala » est censé avoir une origine qui n’a rien à voir avec une explication scientifique, puisque tout mal (maladie, mort, ennui, accident, malaise et d’autres revirements de fortune) ne peut qu’être provoqué par les esprits, ennemis, dieux ou d’autres forces sur-naturelles ou mystiques. C’est ainsi que la pensée traditionnelle africaine rationalise tout phénomène malheureux. Mais qu’est-ce ce mal (le « xala ») que l’on a et comment se manifeste-t-il ?

Il s’agit d’un sortilège, d’un sort (p. 45), c’est-à-dire d’un maléfice, d’une magie qui rend impuissant El Hadji Abdou Kader Bèye, le protagoniste de Xala qui est devenu aussi le protagoniste et la victime principale du « xala ». Ce « xala » lui « noue l’aiguillette » (p. 46-47, 38, 167) ; il mortifie son sexe, qui d’ailleurs, est décrit par Ousmane, comme un des « deux centres vulnérables du mâle » (p. 86). Pour l’homme africain, c’est le centre le plus vulnérable. Et dès que ce centre ne tient plus, l’homme africain perd son moi.

En tant que sortilège, le « xala » échappe à toute explication scientifique et logique. Il défie en conséquence toute solution scientifique. Voilà pourquoi pour trouver les causes du mal et en chercher les solutions, la victime a recours aux adeptes des sciences occultes. Mais, ce qui importe au premier abord, ce sont les effets du sortilège sur sa victime. Quant aux causes, on en parlera après avoir identifié les manifestations du mal.

Le premier effet en est l’impuissance virile. Etre impuissant, comme El Hadji après que le « xala » l’ait atteint, c’est, comme Abanime l’a expliqué à juste titre,

« manquer de pouvoir, manquer de force. C’est par un procédé métaphorique que ce sens fondamental du mot a acquis, au XVIIe siècle, une signification secondaire pour désigner l’incapacité physique, chez le mâle, d’accomplir l’acte sexuel ». [12]

Le « xala » dont El Hadji est la malheureuse victime implique que son organe est hors d’état de remplir ses fonctions copulatives. Cet organe ne vaut plus rien ; il est incapable, amorphe, inerte et dénué de son rôle de procurer à l’homme (et à son partenaire féminine) la jouissance de l’acte sexuel. Le sexe n’est donc plus qu’un figurant, un simple décor qui n’est bon à rien. En Afrique, l’impuissance chez l’homme est considérée, comme nous avons déclaré ci-dessus, comme la perte de son être car tout homme qui est incapable de s’accoupler n’est plus un homme. C’est un non-être.

Donc, El Hadji, impuissant devant sa femme (N’Goné), n’est plus un homme. Il est important pour nous d’assimiler l’organe du mâle au générateur de la masculinité et au siège de la virilité. Voilà pourquoi, pour souligner la perte du moi d’El Hadji, « son kiki » est atteint de « xala ». Le « kiki » ne peut plus s’affirmer ; il ne peut plus se dresser ou être raide. El Hadji ne peut plus bander ! L’homme ne peut ni s’affirmer ni dresser sa tête à la même façon dont son organe sexuel est déprimé.

Les facteurs biologiques qui caractérisent cette situation d’inertie sexuelle sont bien soulignés par Ousmane. Aucun nerf d’El Hadji ne vibre (p. 65) ; ses nerfs sont sans liaisons avec son centre nerveux. Ces nerfs deviennent des traîtres à l’homme puisqu’ils refusent de répondre aux stimuli sexuels. Etant donné la paralysie des nerfs, le corps est détaché du désir de faire l’amour. El Hadji n’éprouve aucune sensation. On dirait qu’il a perdu le sentiment d’être, d’exister. Il est comme une figuration (p. 98), une ombre de son ancien moi. Il est devenu la misérable victime du dépérissement physique (p. 68, 91, 96) et moral. Voilà pourquoi, étant conscient de son non-être, El Hadji se dépense éperdument pour retrouver sa virilité et être régénéré : devenir normal, redevenir homme, regagner son être. Il a recours tour à tour à la science moderne (la psychiatrie) sans trouver aucune issue bienfaisante et aux sciences occultes sans solutions satisfaisantes. C’est inutilement que les partisans des sciences occultes – charlatans, sérignes (marabouts), facc-katt (guérisseurs), seet-katt (voyants) et autres féticheurs – lui font porter des « xatim », le lavent et le massent avec des onguents et des décoctions, l’oignent de « fara », etc.

 

Ce qui rend l’angoisse d’El Hadji particulièrement cuisante, c’est le paradoxe de son passé immédiat et de la situation qui se présente devant lui. N’était-il pas jusqu’ici un homme défini par une prestance et une exubérance physiques ?N’appartient-il pas au rang le plus élevé dans la société sénégalaise ? N’a-t-il pas affirmé sa virilité extraordinaire par son identité conjugale avec ses deux femmes et ses nombreux enfants ? Comment peut-il s’expliquer sa condition présente d’homme inerte devant cette jeune femme, N’Goné ?

A cinquante ans, cet homme dont le désir va rester inassouvi pendant quatre mois, était fort sexuellement et se régalait de son bouillonnement viril comme un « étalon qui se ruait sur les femelles » (p. 65). Non seulement, en effet, il avait, avec ses deux femmes, en vingt ans de mariage, onze enfants et une satisfaction sexuelle constante, mais encore, El Hadji faisait figure de Don Juan entretenant des rapports intimes avec des filles de joie dans des chambres d’hôtel où il se rendait chaque fois qu’il avait entraîné une fille » (p. 95). D’ailleurs, en tant que « gentleman » imbu de son rôle de maître et n’ayant pas de raison sérieuse d’établir des rapports suivis avec les jeunes filles, il ne les voyait que pour les monter et faire ainsi étalage de son importance sociale. « Avec chacune, remarque l’auteur, tout commençait et s’achevait au lit » (p. 115).

La nuit où débuta son épreuve humiliante, c’est-à-dire où il commença à recevoir les coups durs du « xala », certains facteurs qui auraient dû faciliter sa jouissance sexuelle étaient pourtant présents. A part son passé d’homme virilement fort et très expérimenté, il avait avalé des cachets « pour avoir plus de force » (p. 43). Il s’agissait certainement du « truc » ramené de Gambie par un de ses collègues pour rendre son « kiki raide toute la nuit » (p. 42). Comme si cela ne suffisait pas, il avait devant lui, l’objet de son désir, intact depuis le commencement de leurs rapports amoureux et réservé pour cette nuit spéciale dans une chambre tout particulièrement aménagée pour l’occasion. Cet objet, N’goné, présenté comme un fruit savoureux, était pour El Hadji, depuis qu’il l’avait rencontré, « la paisible oasis de sa traversée du désert » p. 18), c’est-à-dire une baume dans sa vie mouvementée et troublée d’homme d’affaires [13]. La première nuit du mariage (du troisième d’El Hadji), N’goné était devant son mari avec sa jeunesse ravissante, sa fraîcheur séduisante, sa grâce attirante, sa beauté sensuelle et sa mise envoûtante. Malgré ces éléments sensuels et provocateurs, El Hadji n’est pas arrivé à se servir de son organe sexuel. Le lendemain, ce fut la même agonie, le même paradoxe humiliant, malgré les chatouillements, attouchements et caresses de N’goné. El Hadji avait le « xala ».

Son sexe, frappé d’inertie pathologique, le restera pendant quatre mois au cours desquels tout ce qui sert à définir El Hadji faire, avoir et être – est atteint du « xala ». Cela veut dire que cette impuissance n’affecte pas seulement son sexe mais toute son existence. Pour El Hadji, donc, les choses se défont ; le centre ne tient plus. Tout s’écroule. Cela confirme notre première constatation selon laquelle le sexe, chez le mâle africain, est le centre catalyseur de la vie et de la personne.

Le tragique d’El Hadji trouve sa justification chez les psychanalystes selon lesquels toute maladie corporelle, étant motivante, entraîne le confonctionnement pathologique du corps qui a des effets directs sur la vie émotionnelle, sur l’activité, sur la nature et l’intensité des conflits pulsionnels, notamment par l’intermédiaire du chaînon neuro-hormonal. Et quand la maladie est sexuelle, les résonances psycho-sociales pour un Africain sont humiliantes.

On peut aussi comprendre l’effondrement des valeurs servant à définir El Hadji, si l’on tient surtout compte de ce qu’ont dit les existentialistes sur l’identité du moi. En effet, leur porteparole, J.P. Sartre explique dans son œuvre monumentale, l’Etre et le Néant que

les trois grandes catégories de l’existence (lui) apparaissent dans leur relation originelle : « faire » « avoir » et « être ». [14]

Etre est considéré au sens absolu d’exister et du « Dasein » au sens heideggerien d’être-là. Pour être et donc se définir, les existentialistes sont convaincus, et nous le sommes également, que l’homme doit se baser sur l’avoir – tout ce que l’homme peut appeler sien : l’état-civil y compris le nom, l’habitation et le métier, les biens matériels, la famille, le corps et les facultés physiques. L’avoir est donc un atout référentiel important, surtout pour le bourgeois, car il sert à déterminer l’être, à le situer et à souligner le degré de son insertion sociale. Chaque objet possédé est un signifiant qui offre au lecteur une structure explicative de l’état social, psychologique et physique du personnage et lui accorde sa valeur de personne. Il est donc le prolongement du personnage.

L’être se définit aussi par ce qu’il peut faire, par sa capacité d’exploiter au maximum les facilités ou ressources que lui offre son corps, (celui-ci étant la marque tangible d’une appartenance au monde et à l’espèce humaine ainsi qu’un atout possessionnel). Comme enveloppe charnelle, le corps intègre le moi dans l’espèce et est garant de la continuité d’être.

Quand El Hadji se voit incapable de se servir de l’avoir le plus privé et le plus personnel (son organe sexuel) qu’il ait, il perd un aspect central de son être. Pour dramatiser cette perte et montrer le lien symbolique qui existe entre faire, avoir et être, entre la capacité de faire l’amour et celle d’affirmer le moi, Ousmane crée une situation circonstancielle servant à mettre en lumière ce lien. A cause des ennuis psychologiques, de l’opprobre provoquée par les autres du « xala », El Hadji n’a pas soigné ses affaires. Son magasin, source de son aisance financière, n’a plus de stock puisqu’il n’est plus réapprovisionné en marchandises. Et pourtant, les factures s’entassent. L’argent, qui, selon notre auteur, est devenu la seule valeur morale reconnue » dans la société moderne [15] et dont le pouvoir constitue la base de l’importance et l’intégration sociale de l’être, est devenu pour El Hadji une chose rare. Et El Hadji, dans la lignée de Ibra (Voltaïque) et Mbayé (Le Mandat), avec son esprit sybarite et ostentatoire, est dispenser et adonné au extravagances outrancières. Ainsi son être, défini d’abord par l’avoir et aussi par sa capacité de faire l’amour, s’écroule avec la perte de sa virilité. Cette perte entraîne l’écroulement de ses privilèges de propriétaire, de possédant et de bourgeois, et donc de son être.

Voilà où réside la deuxième étape du processus de la technique symboliste de Sembène Ousmane. Ayant montré qu’El Hadji est victime du « xala », Ousmane prend soin de son inertie sexuelle. Ainsi le lien entre avoir et être est-il bien renforcé, étant donné que la perte de soi et du pouvoir de faire se traduit physiquement et ouvertement par la perte d’avoir. L’objectif principal de Sembène Ousmane (dans l’œuvre) est vraiment de renchérir sur le symbolisme matérialiste ou possessionnel du « xala » et de mettre l’accent sur l’effondrement des valeurs bourgeoises comme déterminants indispensables pour la définition de la personne (= de l’être).

Donc El Hadji, pour qui le lien de possession est un lien interne d’être, n’est plus homme dès que les bases de son existence sont atteintes. Or, bien avant ce moment, c’était grâce à ses atouts possessionnels qu’il était arrivé à s’affirmer, à faire valoir son désir de paraître et à présenter au monde une façade sociale brillante. Pour paraître, il faisait étalage de ses attributs vestimentaires : avec sa montre – bracelet en or, son accoutrement de toubab (faisait de lui un être à part au milieu de ses concitoyens dont la grande majorité étant indigente est toujours pauvrement vêtue), ses complets sur mesure en draps anglais, ses chemises et souliers impeccables. De plus, il était toujours nanti de son « attache-case » bourrée de liasses de billets de banque. Il se comportait comme un véritable « gentleman », en effet comme un riche vaniteux qui, avec son fabuleux compte bancaire, dépensait avec ostentation, voulant toujours être bien vu et bien considéré dans la société. Il donnait généreusement aux gens qui lui rendaient visite, soucieux de sa réputation d’homme généreux et libertin. Avec sa voiture de marque (sa mercédès noire) et sa camionnette pour le service domestique et le transport des enfants dans les différents établissements scolaires de la ville, El Hadji se rangeait parmi la notabilité opulente du pays. Qui plus est, il disposait, dans le quartier le plus élégant de la ville, de deux villas dont chacune était baptisée au nom de chacune de ses deux premières épouses : « Villa Adja Awa Astou » et « Villa Oumi N’Doye ». Chacune valait cinquante ou même soixante fois la baraque du père de celle qui allait être la troisième femme. De plus, elles étaient richement meublées avec des éléments portant la griffe « Meubles de France ». Dans chaque villa, on faisait toujours bombance et « brillante chère ». Tout cela pour montrer qu’El Hadji était un bourgeois d’un grand train de vie et qu’il était un homme n’ayant aucun problème à maintenir deux foyers confortables.

C’était surtout pour exhiber sa richesse et ses dispositions bourgeoises qu’il avait décidé de prendre une troisième femme, de se « re-re-remarier » comme il l’a lui-même dit (p. 9). La finalité de ce mariage n’était pas la procréation, comme la plupart des foyers africains, puisqu’El Hadji avait déjà « une kyrielle de onze gosses » (p. 11) de deux sexes. De plus, ses deux femmes, surtout la deuxième, n’étaient pas dénuées de fraîcheur et de jeunesse. Ce troisième mariage n’était donc pas nécessaire. Pour El Hadji, cependant, une épouse est un signe extérieur de richesse et un apparat. D’ailleurs, les démarches de la Badienne en vue d’imposer sa nièce N’goné sur l’homme ressemblèrent au marchandage d’un objet qu’il faut bien vanter avant que l’on l’accepte. El Hadji voyait donc la femme comme un véritable atout professionnel, un objet qui « le hissait au rang de la notabilité traditionnelle. En même temps, c’était une promotion » (p. 12).

Et pour fêter ce mariage, c’était de l’extravagance et de la pompe. Selon Sembène, la noce a fini par perdre « sa solennité pour retrouver une atmosphère de bombance » (p. 41).

Or, cette noce est « la sursomme (qui) abat l’âne ». C’est le catalyseur du revirement de la fortune d’El Hadji. Elle constitue le malheureux pont entre son passé glorieux et son présent humiliant. Elle marque sa « chute » et sa perdition. Avec cette troisième épouse, N’goné, le « xala » a fait son apparition. Les avoirs d’El Hadji commencent à glisser entre ses doigts. Avec la disparition de sa virilité, se manifeste la disparition de sa dignité de mâle et de son rang social.

L’homme qui était bien vu, qui déployait hautainement son apparat extérieur et son esprit sybarite, qui se régalait de sa « fabuleuse » opulence et qui avait confiance en lui-même, est devenu victime du complexe d’infériorité. Pour montrer sa nouvelle situation, il commence à chercher les endroits reculés et les huits-clos : chambre d’hôtel et villages où se trouvent les adeptes des sciences occultes. Il tient même à passer parfois la nuit dans sa voiture et préfère très souvent repousser au plus tard possible son retour au bercail. L’homme sur-privilégié et renommé devient un homme souterrain qui mène une vie de ver. L’homme respectable et respecté devient l’objet de la risée publique. Il devient l’homme du « xala » et non plus l’homme d’affaires. Il perd son prestige partout, même devant ses femmes et enfants. Il parle peu ; il mange à peine ; il dort moins encore. Il est désorienté et las [16]. Le désastre est honteux et vertigineux.

Les affaires s’écroulent comme un château de cartes. L’argent fuit ; les dettes s’entassent. Les salaires des employés, les bons d’essence les factures d’eau et d’électricité ne sont plus réglés. Les accords signés au Crédit automobile ne sont pas honorés. C’est la banqueroute. Son renvoi du Groupement des Hommes d’Affaires est inévitable, car il n’en fait déjà plus véritablement partie. Son seul commerce est avec le « xala ». Enfin, c’est la débâcle, ainsi décrite :

« Ses créanciers le prirent d’assaut. La Société Vivrière Nationale engagea des poursuites judiciaires : le Crédit automobile opéra des saisies – arrêt sur l’auto-cadeau-mariage, la camionnette-service-domestique, la Mercédès. La Société Immobilière lança des huissiers pour l’expropriation des villas. Les jours furent très lugubres pour cet homme accoutumé à vivre d’une certaine manière ». [17]

Sa troisième et dernière femme obtient le divorce ; la deuxième, installée chez ses parents commence à fréquenter les gens aisés. La cellule intime et privée qui était sa famille est disloquée. Il est seul et solitaire, soutenu seulement par sa première femme, Adja Awa Astou. Il est réduit à l’impuissance absolue ; il est poussé dans une impasse mortifiante comme une souris prise dans un piège ou comme un poisson pris dans une nasse. Ses atouts référentiels l’abandonnent donc comme des écailles qui se débarrassent d’un oignon, pour ne révéler que sa véritable essence – son moi authentique. Il est nu comme un ver. C’est pour l’effondrement total. Il n’a plus rien que son « xala ». C’est sa seule possession. Le mendiant (qui se confesse d’être l’auteur du « xala ») donne la description la plus exacte de cet honteux état de volonté d’El hadji quand il s’écrie :

« Tu n’as plus rien ! Rien de rien, que ton « xala » (p. 165). La marche inexorable vers la faillite (graduelle d’abord et puis totale) et l’objet de dénuement matériel d’El Hadji est aussi symboliquement représentée dans les mots d’ordre imposés sur lui par le même mendiant et aussi dans l’action de celui-là :

« Tu vas te mettre nu, tout nu, El Hadji. Nu devant nous tous (p. 167).

« Méthodiquement, El Hadji déboutonnait sa veste de pyjama […] Il avait quitté son pantalon » (p. 170).

Donc ce qui semble singulier enfin chez El Hadji est son « xala », son impuissance. Et dans le roman, ce « xala », qui est le noyau de la narration, vu comme impuissance (sexuelle, physique, sociale et économique), transmet ses microbes à tous ceux qui ont des contacts avec la principale victime du « xala ». Mais avant tout, le « xala » se révèle comme la punition du bourgeois exploiteur.

III. LE « XALA » : PUNITION DU BOURGEOIS EXPLOITEUR

Bien que le « xala » avec son pouvoir paralysant réussisse à forcer le roman à tourner en rond autour du malaise pathologique d’El Hadji sans aucune autre évolution perceptible, on peut tout de même identifier une évolution. Il s’agit de la mise en lumière de l’auteur du « xala » d’El Hadji, de cette main qui a planté ce malheur humiliant.

Ayant cherché sans succès à identifier la cause de son « xala », tout d’abord en soupçonnant chacun des membres de sa famille et puis en cherchant ailleurs la cause du mal, ayant aussi enduré beaucoup de tortures physiques et psychologiques et étant pris comme un poisson dans une nasse, El Hadji reçoit chez lui la visite inattendue et étrange de l’auteur de son « xala ». Il s’agit de ce mendiant qui pénètre chez lui à la tête d’autres nécessiteux. Ce mendiant a auparavant informé Modu, le chauffeur d’El Hadji qu’il est capable de briser gratuitement le malheureux sort jeté sur le maître, à la condition, cependant, qu’il lui obéisse. Mais, il a pris soin de ne pas révéler le fond du problème : il n’a pas expliqué comment et pourquoi il en est capable.

Le jour de cette visite surprenante, le secret du « xala » est percé à jour. Et le mendiant déclare :

« Je me paie […] Ce que je suis maintenant est de ta faute […] Je peux te le dire maintenant, je suis celui qui t’a noué l’aiguillette » (p. 167).

Il explique comment il a été victime du vol, de l’expropriation et de la méchanceté foncière d’El Hadji. C’est une confession accusatrice exposant les griefs retenus par le mandiant contre son bourreau qui est maintenant devenu sa victime. Cette accusation regroupe les reproches typiques du sous-privilégié contre quiconque vit de la sueur de son front et de l’expropriation de ses ressources.

C’est pourtant la méthode de tous les membres de la bourgeoisie (indigène) qui, pour parfaire leur embourgeoisement à outrance, ont recours à tous les stratagèmes imaginables : malhonnêteté, accaparement, escroquerie, vol camouflé et protégé, fausse philanthropie, parasitisme, filouterie, complicité avec les gens de la loi, chantage et violence. En recourant à ces stratagèmes, chaque bourgeois exploiteur est guidé par son propre intérêt. Pour lui, la fin justifie les moyens, comme dans la tradition des adeptes du machiavélisme. Il se révèle donc comme un égotiste sadique, ne pensant qu’à lui et s’enrichissant aux dépens des autres. Pour lui, la règle d’or est : chacun pour soi, Dieu pour tous. Ce qui avait été particulièrement signifiant dans le manège d’El Hadji contre celui qui est devenu le mendiant, c’est le fait qu’il avait tourné sa filouterie vers la prise de possession de terre appartenant à celui-ci.

Or, chez les Africains, la terre constitue une richesse fondamentale. Le vol de la terre est donc un péché très grave et impardonnable, car il porte sur la source de vie, l’appartenance à l’ethnie et le lien avec les aïeux. Celui qui pèche contre les aïeux, péché contre la vie elle-même car celui dont la terre est volée, est dénué de ses origines, de sa racine et de son essence. Voilà ce qui justifie le châtiment d’El Hadji. Il voit se retourner contre lui l’inexorable loi de Némesis et sa justice immanente.

Qu’El Hadji, égotiste par excellence, qui aime « faire cavalier seul » (p. 10) soit un homme sans conscience, cela se voit dans son indifférence au sort de celui qu’il a lui-même poussé à son indigence humiliante. Il est vrai qu’El Hadj n’est pas conscient de l’identité du mendiant quand celui-ci se poste près de chez lui afin de bénéficier de la bonté de l’homme riche qu’il est. (Cette ignorance est d’ailleurs un facteur important dans le coup de théâtre que les actions du mendiant ont produit dans l’évolution du roman). Alors qu’il est dans le devoir du musulman qu’il se prétend être, d’aider les miséreux, El Hadji est resté insensible à l’état de ce mendiant qui ne cessait de quémander en chantant. Son chant, sorte de poésie de douleur de l’homme aigri que le mendiant est devenu, a même irrité El Hadji, ne lui rappelant rien de ses méfaits et n’amenant aucune prise de conscience de son sadisme et aucun désir de se réformer. D’ailleurs ce chant, sorte d’élégie servant de présage au malheur qu’allait subir El Hadji, visait ces objectifs. De manière significative, il s’était fait entendre pour la première fois (dans le roman, p. 46) le lendemain de l’apparition du « xala » et au moment où le « xala » commençait à faire ses ravages sur El Hadji. Alors qu’un autre personnage, le vieux Babacar avait admiré la voix magnifique du mendiant et, en bon musulman, avait jeté à celui-ci une piécette, El Hadji en avait été irrité. Il avait fait ramer donc le pauvre par la police car son chant se piquait en lui comme du dard, comme un poison détruisant son « bonheur » et sa « paix ». Cette réaction d’El Hadji ne pouvait qu’empirer une situation qui était déjà plus au moins à son comble.

C’est le mendiant qui se présente chez El Hadji avec ses « amis ». « Amis » est à prendre au sens de cette masse anodine dont les membres sont victimes d’un misérable sort semblable, partageant les mêmes intérêts et doléances. Un de ces infirmes donne une note supplémentaire à la liste de doléances dressée par le mendiant quand il déclare :

« Et moi ?.. Jamais je ne serai un homme. C’est un type comme toi qui m’a écrasé avec sa voiture. Il a pris la fuite, me laissant seul » (p. 167).

Il désigne El Hadji comme le représentant de sa classe de gens grotesquement sadiques qui écrasent les pauvres avec leurs privilèges démesurés et qui font de ces loques humaines des damnés de la terre et des ombres d’hommes. Voilà pourquoi un autre infirme considère le bourgeois comme « une maladie infectieuse » donc dévastante et comme « le germe de la lèpre collective » (p. 167), c’est-à-dire comme un phénomène répugnant qui défigure, marginalise et dépersonnalise sa victime.

El Hadji, dans son malheur et sa punition, ne peut donc être comme le malheureux héros de la tragédie classique qui est toujours un innocent qui est puni et qui souffre pour une faute dont il ignore la cause. Il est justement puni pour une cause qu’il ignorait d’abord mais dont la gravité est indiscutable. Il mérite richement sa souffrance et ne peut éviter l’opprobre du « xala » et l’humiliation qui va caractériser le processus de sa guérison quand il va se mettre tout nu devant tout le monde, y compris tous les membres de sa maisonnée. Qu’un homme dans sa cinquantaine, père de famille et bourgeois très gonflé, se mette tout nu devant sa femme et surtout sa fille, et qu’il soit couvert des crachats de gens infirmes, est peut-être l’humiliation la plus dégradante et la plus angoissante, surtout pour un Africain !

Pour Sembène Ousmane, tout bourgeois vivant de l’expropriation et de l’exploitation du pauvre est promis à une disgrâce semblable qui ne l’atteindra pas seulement dans son bonheur d’homme, mais dans sa dignité d’être. Cette disgrâce représente, pour l’ensemble de l’œuvre de Sembène, le comble de la punition qui attend tout bourgeois qui ne peut éviter l’inexorable marche de la justice immanente. Jusqu’à Xala, [18] aucun bourgeois n’est aussi humilié que l’est El Hadji.

Et comme nous avons vu dans la victoire remportée par les mendiants sur le représentant de leurs exploiteurs, ces pauvres auront toujours le dernier mot. Ils riront les derniers. Bien que cette symbolique victoire des miséreux paraisse fantasmagorique et sordide, Sembène Ousmane cherche par là à nous enseigner cette leçon donnée par tous les auteurs militants africains, que les masses réduites à leur situation déplorable par l’égoïsme et le sadisme des bourgeois, finiront par remporter la victoire, puisque la nature est immanquablement de leur côté. C’est donc à eux qu’appartiendront finalement la terre (= le pays) et ses ressources. Et d’ailleurs, les bourgeois, ne constituent que la minorité (il n’yen a, par exemple, dans la société présentée dans Xala, qu’une douzaine), seront finalement écrasés par la majorité à laquelle appartiennent les sous-privilégiés.

Il faut signaler que le mendiant, dont l’individualité n’est pas singularisée par un nom (ce qui fait de lui le type socio-économique), a été poussé à son état de mendicité et de parasitisme par le système capitaliste régnant dans sa société. Il peut donc représenter tout homme – ouvrier, infirme, esclave – dont la condition de vie lui est imposée par les normes égotistes et sadiques du capitalisme. Or, l’humiliation de l’exploiteur et la victoire remportée par le mendiant symbolisent les étapes inexorables de l’évolution de la société vers une issue plus salutaire pour les mendiants (= les exploités) chez qui réside le véritable pouvoir, pouvoir dont ils ignorent d’ailleurs être possesseurs, la plupart du temps.

On peut aussi pousser le symbolisme un peu plus loin et dire que le mendiant peut être le colonisé qui est réduit à sa situation de soumission (= mendicité) par le système expansionniste, aliénant, accaparant et égotiste du colonialisme. N’est-il pas vrai que le colonisé (= le mendiant) a été forcé de céder le pays (= sa terre) au pays colonisateur (= le bourgeois) par la force (militaire et économique) et par la politique de mystification et de séduction régissant le colonialisme ? Et comme le bourgeois, à la manière d’El Hadji et de ses confrères, est arrivé à maintenir sa position et ses droits privilégiés par une politique sadique et hypocrite, le pays colonisateur a toujours recours à la même stratégie. Mais comme le révèle Ousmane, le colonisé (le mendiant) finira par percer à jour la fausseté du colonialisme en mettant à nu la sordide base sur laquelle il est fondé. Et certainement, la disgrâce à ce moment d’épiphanie et de vérité pour les colonisateurs sera humiliante.

Il est permis d’ajouter que tout autre système réductionniste et exploiteur néocolonialisme, fascisme, capitalisme, esclavage – qui établit sa survie sur le même processus que celui d’El Hadji finira par être atteint du « xala » (= impuissance, humiliation). Il finira ainsi par essuyer la même faillite lamentable qu’El Hadji ; il sera aussi forcé en fin de compte de révéler sa véritable essence et de perdre son masque de respectabilité.

  1. LE XALA : CONTAGION QUI INFECTE L’UNIVERS DE XALA

Ce n’est pas seulement El Hadji qui soit l’unique victime du « xala ». Ce n’est pas non plus le bourgeois exploiteur ou n’importe quel système réductionniste qui soient les seuls promis à l’inexorable emprise du « xala ». Tous les personnages de l’univers du roman sont victimes du « xala » ; tout d’abord sous la forme d’un phénomène paralysant, semblable au destin (de la tragédie classique) et puis comme une force dévastatrice qui les atteint aux niveaux des aspects physiques, psychologiques ou matériels de leur vie.

Faisant ressortir ses ravages comme le destin, le « xala » impose son inéluctable mainmise sur tout les personnages de Xala. Chacun cherche alors à s’en échapper comme d’une peste car l’univers du roman semble être si infecté par la contagion du « xala » que l’univers (du roman) est comme un monde pestiféré. La famille Babacar, jouant le rôle du chœur dans l’œuvre, ne cesse d’annoncer ce qu’est cette inexorabilité du destin, et donc du « xala », dans la vie humaine. Par exemple, en bonne musulmane, la femme du vieux Babacar ne peut s’empêcher de reconnaître « la volonté de Yalla » (p. 14) dans la vie de sa fille, N’goné. Elle conseille à tous ceux qui se mêlent à ses affaires de tout accepter avec résignation. Babacar, lui-même sait que « Yalla » seul distille la chance » (p. 15). De plus, le guide spirituel venu chez les Babacar lors des cérémonies de mariage renchérit sur « cette volonté de Yalla » qui doit toujours être exaucée (p. 22).

Or, pour l’ensemble des personnages campés dans le roman, la volonté de « Yalla » n’est ni bonne ni salutaire, car « Yalla » ne leur a distillé que la malchance. Voilà où existe la correspondance du « xala » à « Yalla » à l’assimilation du deuxième par le premier, car les deux rendent toujours la vie tragique. Remarquons que les deux mots se prononcent presque pareillement).

En effet, chaque personnage dans Xala semble être poursuivi, à son insu, par « la guigne, ay gaaf » (p. 15) dont Ya Bineta, l’ange noir de l’œuvre, est reconnue être la victime. Chacun est donc impuissant, veule, inapte, mou, ignorant et complètement incapable devant le poids écrasant de son sort et donc de l’atmosphère du « xala » qui baigne l’univers de l’oeuvre.

Etant donné cette situation de manque qui caractérise la vie de chaque personnage et qui se traduit au niveau des aspects de la vie matérielle chez certains, au niveau des facultés physiques chez d’autres et au niveau de la vie psychologique pour tous, chaque personnage du Xala est un malheureux. Etant malheureux, il considère la réalité hostile. Ses tentatives de nouer des contacts sûrs et confidentiels avec autrui (qui devient l’ailleurs solide vers lequel tendent sans cesse ses paroles, sa tendresse et d’autres moyens non linguistiques mais expressifs comme les gestes, regards et mimiques qui sont pour le moi une nécessité pathétique du maintien de son être) se soldent par un échec lamentable et démoralisant. Les habitants de l’univers finissent par se soupçonner l’un l’autre, se jalouser et rivaliser [19]. A cause de cette atmosphère de conflits, de tensions et de soupçons, les personnages de Xala finissent par se haïr et rendent ainsi leur monde encore plus tragique.

Les trois familles qui évoluent dans l’œuvre – celles d’El Hadji, de Babacar et de Papa Jean (que l’on ne voit pas, étant présentée en « flashback ») -, les individus comme Modu et la Secrétaire – Vendeuse d’El Hadji, les déchets de la société qui se présentent chez El Hadji (à la fin du roman) et les membres du « Groupement » sont tous ces victimes que nous venons d’identifier. Ni la science moderne ni les sciences occultes ne sont capables à briser le sort jeté par ce « xala ».

De tous ces groupes humains et individus qui sont tous soumis aux affres du « xala », pris comme une force sadique et tragique, il y a encore un genre humain singularisé pour manifester le « xala ». Il s’agit de la femme qui, dans la tradition africaine, surtout celle qui est distinguée par la foi musulmane, est née pour manifester la faiblesse ou l’impuissance. Elle doit se taire, elle est condamnée à être docile et à se soumettre à son seigneur et maître (son mari) et à ses parents. Cette image de la femme est bien représentée par Adja Awa Astou, la première femme d’El Hadji qui n’a pas seulement abandonné ses parents et sa religion première (où elle s’appelait Renée) par amour de son mari, pour devenir musulmane, mais qui est l’épouse exemplaire selon les canons de l’Islam. Elle doit à son mari « une obéissance totale » (p. 39) ; elle est docile et excellente mère. Son dévouement à la famille reste inaltérable jusqu’à la fin de l’œuvre. Les autres femmes y compris celles qui prétendent être évoluées comme Oumi N’doye (la deuxième femme d’El Hadji) et Rama (sa fille aînée) ne peuvent pas s’empêcher d’être des femmes soumises. La première est fléchie par le pouvoir d’argent de son mari et la deuxième malgré son esprit révolutionnaire, est réduite à l’impuissance pour les gifles (= le pouvoir tyrannique) du père.

En ce qui concerne les groupements conjugaux, il est facile de voir les effets du « xala » faisant ses ravages comme une force invisible et invincible, semblable au fatum [20] tragique qui frappe sans qu’on parvienne à savoir pourquoi. C’est le « xala » au sens le plus pur du terme (= force débordante et mystérieuse qui ne rapporte que le malheur). Commençons avec la famille de Bèye autour de laquelle se noue l’intrigue. Malgré la stratégie du mari (El Hadji) de s’arranger une « polygamie géographique » afin de maintenir dans chacun de ses trois foyers une atmosphère paisible et harmonieuse, rien ne va bien. La famille ne vit guère en harmonie. Alors que les enfants sont jaloux de l’un et l’autre, les épouses ne se tolèrent pas du tout.

Or, personne ne peut rien faire pour changer la situation. Chacun est tenu de subsister dans sa position de tension, de faiblesse et de malheur. C’est une situation de résignation par excellence ! Avec le « xala » d’El Hadji, la famille se désagrège complètement, car les moyens (financiers, matériels et sentimentaux) pour la maintenir n’y sont plus. Deux des trois femmes, se détachent du noyau cellulaire, se séparent du mari. Elles veulent trouver des échappatoires à une situation devenue intolérable.

Avec la famille Babacar, le « xala » (= l’impuissance) se fait sentir encore plus meurtrissant. Tout d’abord, le chef de famille est vieux, donc dénué de force physique. Puis, étant retraité, n’ayant que « ses quatre sous de compensation trimestrielle » (p. 15), il ne peut « faire face à sa nombreuse nichée : sept enfants » (p. 15). Le pauvre homme est donc obligé de vivre misérablement avec sa famille comme « des bêtes dans un enclos » dans leur baraque délabrée et pauvrement construite. C’est cette position de faiblesse matérielle qui a fait du vieux Babacar « un mouton » devant sa femme. C’est aussi l’impuissance économique de cette famille qui a certainement poussé la Badienne à chercher à bien « placer » chez El Hadji sa nièce N’goné, qui est la fille aînée du vieux ; Babacar. En ce qui concerne N’goné, le « xala » comme catalyseur de malheur se fait particulièrement remarquer. N’est-elle pas une fille née très médiocre intellectuellement, ayant « deux fois raté son brevet élémentaire ? » (p. 14). Elle est donc mal préparée à faire face à la vie. Voilà pourquoi elle a besoin d’un mari très riche qui sera capable de subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de ses parents. A El Hadji, la Badienne, sa tante, la présente donc comme une véritable marchandise, comme nous l’avons montré plus haut. Devant l’homme, elle se comporte comme un objet dénué de qualités humaines. Elle est silencieuse comme un mannequin, passive comme un marionnette, rendue insensible comme un fruit à savourer, entre les mains de sa tante qui la manie à son gré. La tante présente donc sa nièce avec toute la stratégie du « marketing » et de la publicité, comme un objet d’or, comme une belle matière à vendre et un savoureux fruit à goûter [21].

Quant à la Badienne, elle est pour Ousmane la deuxième véritable victime du « xala » (après El Hadji). Elle en est, en effet doublement victime, car son bonheur et sa raison d’être fondés sur le succès du lien conjugal entre El Hadji et sa nièce, sont atteints par l’effondrement physique et financier d’El Hadji. Parlant d’elle, Ousmane déclare : « Ce « xala », si l’homme le subissait physiquement elle en était, elle, la victime morale » (p. 54).

On peut même dire qu’elle est la Source de la « chute » de sa nièce, à cause de son intimité avec celle-ci et son emprise sur elle. Etant une femme phallique, une véritable femme vampire et l’incarnation du mal, elle n’est pas seulement une dévoreuse d’hommes (avec ses deux maris enterrés), mais la dévoreuse de bonheur. Elle est, selon Modu, comme « la termite » qui corrode l’intérieur de ses victimes ne leur laissant que leur forme (p. 156). Elle ressemble donc au véritable « xala », tant elle est poursuivie par « la guigne, ay gaaf » (p. 54). Elle est, en effet, l’incarnation du diable et, en tant que tel, elle arrive à empêcher tous les membres de la famille Babacar de jouir des bienfaits de l’existence, tant elle corrode leur bonheur. A part sa capacité de tout dominer et traiter tous les membres de sa famille comme des moutons, la Badienne infecte toute sa maisonnée de son malheur, c’est-à-dire de son « xala ».

Tous ceux dont on ne voit pas, les membres de familles, mais qui sont les employés d’El Hadji sont soumis aux volontés du maître. Leur sort suit immanquablement celui de ce maître.

Dès que la fortune de ce dernier connaît des revers, ses employés ne peuvent qu’en subir les affres. Comme ceux qui font partie des deux familles ci-dessous présentées, chacun de ces individus est victime du « xala » ; d’abord celui d’El Hadji, car étant ses satellites et vivant à ses dépens, ils tomberont dans le malheur avec El Hadji. Puis, les manifestations du « xala » personnel de chacun de ses employés se voient au niveau de la misère, de l’indigence et finalement du chômage.

C’est peut-être la cohorte des pauvrets que nous voyons à la fin du roman qui est la plus malheureuse des cibles du « xala ». Cette racaille de la société constituée des

« éclopes, aveugles, lépreux, culs de-jattes, unijambistes » (p. 161),

fait son entrée en procession dans la villa d’El Hadji. Ils ne sont pas seulement tous infirmes, donc incapables physiquement, ils sont aussi lugubrement misérables, donc socialement et économiquement impotents. Véritables parias de la société, ils dépendent en tant que mendiants, pour leur survie, de la bonne volonté et de la générosité des gens aisés. Ils sont aussi économiquement inutiles, bien que jouant un rôle spirituellement indispensable dans la société musulmane : la loi coranique exige que l’on fasse l’aumône aux nécessiteux chaque jour si l’on désire bénéficier des faveurs divines. Ce rite religieux qui constitue un des cinq piliers de l’Islam forme le noyau d’un autre roman sénégalais celui d’Aminata Sow Fall, La Grève des Bàttu. La condition déplorable et pathétique de chacun de ces déchets de la société montre comment chaque déchet humain est infecté par la contagion du « xala ».

Même d’autres membres de la société, qui prétendent être puissants (économiquement) et aussi bien portants, sont atteints du « xala ». Il s’agit des membres du « Groupement des Hommes d’Affaires », en effet, des bourgeois indigènes, sont l’identité d’hommes de paille, d’hommes sans échine et d’épouvantails, est découverte dès que on les examine avec soin et à la loupe. C’est précisément ce que fait El Hadji du moment où il commence à prendre des distances par rapport à ses anciens confrères. Sa virulente critique de ces bourgeois (p.138 -139) est véritablement celle de Sembène Ousmane lui-même. Il nous fait entendre par la voix d’El Hadji, la position du militant Marxiste-Léniniste qui est Sembène Ousmane lui-même. Dans sa tirade contre ces bourgeois, il les dénonce comme des parasites incapables de se tenir debout, c’est-à-dire d’être intellectuellement et économiquement dépendants et forts. Il les voit comme des marionnettes au service des maîtres blancs dont ils sont « les commissaires et sous-traitants ». Il les définit comme des accapareurs dont la survie dépend de l’expropriation et de l’exploitation des sous-privilégiés. Ils ne sont pas des hommes d’affaires au vrai sens du terme ; ils en sont seulement les ombres ; ils sont les résidus des impérialistes. Ils manquent de pouvoir financier et d’autorité économique sur lesquels reste normalement la force d’un homme d’affaires. Les avantages qu’ils prétendent détenir ne sont qu’un mirage ou une simple illusion. Comme l’homme qui est sexuellement impuissant (qui donne l’impression d’être d’une virilité extraordinaire), il se dévoile et révèle la véritable identité, quand on le met à l’épreuve. Il sera donc facile de savoir qu’il se barricade derrière une façade de compétence sécurisante. C’est là, la véritable identité de la bourgeoisie indigène dont le représentant est El Hadji. Cette bourgeoisie se compose,en effet, de voleurs, d’accapareurs,d’arrivistes, de nouveaux-riches, d’opportunistes et d’élite nantie donc chaque membre se comporte comme l’homme dont le sexe, c’est-à-dire le moi est atteint du « xala ».

  1. CONCLUSION : LE « XALA » : SYMBOLE POLIVALENT DE L’IMPUISSANCE

Comme nous l’avons montré, le « xala » est le générateur de l’impuissance (sexuelle, physique, psychologique, économique, etc…). Comme il est permis d’assimiler le signifiant au signifié, on peut aussi assimiler la force génératrice à ce qu’elle déclenche. Nous pouvons assimiler le « xala » à l’impuissance.

Si on accepte une telle correspondance, nous pouvons encore dire que l’univers de « xala » (et donc d’El Hadji) qui reçoit sa réalité socio-économique et politique du Sénégal, est une microcosme de l’Afrique. L’impuissance dont El Hadji est victime, sera, par extension, celle du Sénégal et puis celle de l’Afrique. Alors que le « xala » d’El Hadji lui est imposé en punition de son incapacité (intellectuelle et financière) à se servir d’un système honnête et valable pour gérer ses affaires, ce qui le pousse à recourir au stratagème de la loi du plus fort, l’impuissance politique, économique (et pourquoi pas intellectuelle ?) du Sénégal ainsi que celle de l’Afrique toute entière résulte de leur incapacité de faire un retour sur eux-mêmes et de bien s’examiner afin d’exploiter honnêtement toutes leurs ressources humaines et naturelles. Ainsi permettra-t-on au système de satisfaire les besoins, aspirations et intérêts de la masse. Nous ne pouvons pas nier, cependant, le fait que le colonialisme a grandement contribué à cette situation d’impuissance. Mais depuis l’indépendance, les Africains ne se sont pas donné les possibilités de neutraliser l’impuissance qui leur était imposée. Ils ont même facilité son épanouissement. Voilà pourquoi tous les systèmes qui auraient contribué à dominer l’impuissance (économique, technologique, culturelle et politique) sont embrouillés. Tout le monde en est donc empêtré. Le résultat en est que les intellectuels et mêmes les prolétaires rendus aussi impuissants ne sont, la plupart du temps, que des épouvantails aux mains de ceux (les hommes politiques, les bourgeois et les anciens maîtres coloniaux) qui monopolisent et opèrent tous les systèmes. Les impuissants ne sont pas seulement rendus inutiles aux systèmes, mais à eux-mêmes.

Cependant, Ousmane offre une solution à cette situation d’impasse. Si les gens peuvent faire un retour authentique sur eux-mêmes et identifier la source de leurs forces, ils parviendront à tourner le système à leur avantage. Ils sauront que le secret de leur capacité réside dans la possibilité de prendre conscience de leur humiliation, de se dresser, de s’armer de courage et de s’unir comme l’on fait le mendiant et ses amis. C’est ainsi qu’ils n’auront aucune difficulté à faire fi des détenteurs égotistes du système. Dans cette unité, chacun doit faire preuve d’honnêteté et de circonspection et s’engager totalement. Ainsi le mendiant et ses amis, faisant preuve de « l’esprit de coumbite » à la haïti, ont-ils fait entendre leur voix (comme le feront les mendiants de La Grève des Bàttu) quand ils ont marché ensemble avec la même détermination de fer afin de prendre d’assaut la résidence d’El Hadji. Leur succès confirme cette grande leçon à tout gouvernement africain que la confiance en soi et l’auto-dépendance sont des attributs qui assurent le succès.

Ousmane démontre aussi que d’autres solutions auxquelles ont recours un bon nombre d’Africains pour résoudre leur problème d’impuissance (de manque, d’incapacité et de faillite) ne sont que des paravents factices. Ces solutions trop simplistes : maraboutage, charlatanisme, fétichisme et superstition (qui n’apportent aucune échappatoire au problème d’El Hadji), mettant en lumière l’esprit fataliste de ces gens, ne peuvent pas aider les Africains à trouver leur essor. « Il faut, comme le remarque Voltaire, cultiver son jardin » [22] comme le déclare aussi Jacques Roumain, il faut être le boulanger de sa vie [23]. Voilà une solution que Sembène ne cesse de répéter dans chacune de ses œuvres. C’est la solution la plus cathartique et la plus infaillible. Il faut également se débarrasser du masque d’hypocrisie, d’égoïsme et de méchanceté qui empêchera l’efficacité de tout effort rédempteur. Voilà ce qui semble être le but des crachats épuratoires des mendiants sur El Hadji et du lavage purificateur qui aura lieu dans sa salle de bains.

De tout ceci, il se déduit que le « xala » est un puits de symboles. Cela fait du roman, Xala le roman symboliste par excellence. Tout – répétitions du mot « xala » et de ses variantes, habitudes verbales (qui aboutissent aux modes structurels) de répétitions, aspect circulaire du récit dont le « xala » est le noyau de tous les événements – concourt à affirmer que le « xala » est doté d’une grande capacité symboliste. Il peut, à la lumière de son caractère téléscopique, servir comme slogan à tout ce qui annonce l’impuissance incapacité, faillite, faiblesse, manque et toute évolution négative. Et même, de son rapprochement du mot (yoruba, haussa) wahala (dont le verbe est hala) qui signifie trouble, enquiquinement et ennui, ne peut-on pas facilement assimiler le « xala » à toute expérience humaine qui est troublante, agaçante, enquiquinante ou embêtante ?

[1] Dès la page 45 de l’œuvre, c’est le mot employé avec la fréquence la plus envoûtante. Voir Xala, Présence Africaine, 1973, pp. 51, 53, 54, 55, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 73, 77, 79, 84, 92, 96, 102, 105, 112, 115, 119, 120, 122, 126, 129, 130, 147, 148, 150, 151, 153, 159, 164 où le mot apparaît au moins une fois dans chaque page. Il y a, à part ces emplois, d’autres variantes du mot portant, soit sur la paralysie ou l’inertie sexuelle du protagoniste, soit sur son impuissance (physique, financière, sociale et psychologique) ainsi que celle des autres personnages. Il paraît donc que le véritable protagoniste de l’œuvre est le « xala ». D’ailleurs avant son apparition, tout ce qui s’est passé dans l’œuvre est une espèce de prologue qui prépare l’entrée en action du « xala ». Dès qu’il paraît, il prend tout le roman en charge et emporte tout avec lui. Le roman est donc le récit de l’aventure du « xala ».

[2] Parmi ces oeœuvres, on peut citer Madame Bovary, David Copperfield, Thérèse Des queyroux, Don Quichotte, Bouvard et Pécuchet, Roméo et Juliette, Watt, Maïmouna, Chaka etc.

[3] Les titres qui nous rappellent une telle pratique sont l’Etranger, l’Enfant Noir, l’Aventure Ambiguë, La Condition Humaine. Il y a certes d’autres méthodes, parmi lesquelles les phrases complètes, les locutions sans verbes, les initiales des personnages principaux etc…

[4] Sembène Ousmane, Les Bouts de bois de Dieu, Presse Pocket, Paris, 1960, p. 77

Comme dans la tradition popularisée par les écrivains symbolistes[[Il faut signaler que le premier véritable roman symboliste européen a vu le jour en 1884, et cela bien avant la publication en 1886 par Moréas du Manifeste du Symbolisme (dans le Figaro Littéraire du 18 septembre 1886). Ce roman, A Rebours écrit par J.K. Huysmans a lancé la tradition des romans symbolistes dont les maîtres sont Dujardin, Proust, Joyce, Sinclair, Dos Passos, Doblin, Aiken, Melville, Woolf, Faulkner, Orwell parmi beaucoup d’autres.

[5] L.S. Senghor, Poèmes, Editions du Seuil, 1973, p. 156-157.

[6] Cf. Mallarmé : « Suggérer, voilà le rêve : c’est le parfait usage de ce système que constitue le symbole ».

[7] L.S. Senghor : « Qu’est-ce que la Négritude », Etudes Françaises, Les Presses Universitaires de Montreal, Février 1967, Vol. 3, p. 13.

[8] Ibid.

 

[9] A notre avis, Xala est un des meilleurs romans symbolistes africains. Il est supérieur, surtout à cause de son caractère téléscopique ou de sa portée très ouverte, aux autres romans symbolistes tels que Le Regard du Roi, l’Aventure Ambiguë et Une Vie de Boy.

[10] Philip Freud, « Albert Camus and Symbolism » in The Art of Reading the Novel, Collier Books, 1965, p : 330-331 (Notre traduction).

[11] Gérard Genette parle ici de Marcel Proust. Mais ce commentaire s’applique parfaitement aussi à Sembène Ousmane, comme il se révèle dans Xala, (Figures II, Seuil, 1969, p. 46).

[12] Emeka Abanime, « Le symbolisme de l’impuissance dans Xala d’Ousmane Sembène, » Présence Francophone, N° 19, Automne 1979, p. 32.

[13] Voir aussi Xala, p. 43, 65, 100 et 116 pour les grandes qualités physiques de N’goné.

[14] Jean-Paul Sartre, l’Etre et le Néant. Essai d’Ontologie Phénoménologique, Paris Gallimard, 1943, p. 665. Voir aussi Gabriel Marcel, Etre et Avoir, Paris, Ferdinand Aubier, 1936.

[15] Sembène Ousmane, Bingo, 1969. Dans presque toutes ses œuvres, Ousmane en vrai Léniniste-Marxiste attaque l’argent qu’il révèle comme l’aboutissement de tous les vices comme il en est aussi la source. Cette position des communistes vis-à-vis de l’argent rejoint celle des chrétiens. Ceci est d’ailleurs l’un des maîtres points de rencontre entre ces deux groupes diamétralement opposés. Le commentaire de Paul, l’apôtre (dans « la Première Epître à Timothée », Chapitre 6, vers 10) résume la position des chrétiens : « car la racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent ». Voir Mat 6, 19-21,24 et aussi Deutéronome 24, 14, Lévitique 19, 13, Proverbes 13, Ecclésiastique 2,8-9, Isaïe 5, 8-12.

[16] Sembène Ousmane, Bingo, 1968-1969. Dans presque toutes ses oeuvres, Ousmane en vrai Léniniste-Marxiste attaque l’argent qu’il révèle comme l’aboutissement de tous les vices comme il en est auusi la source. Cette position des communiste vis-à-vis de l’argent rejoint celle des chrétiens. Ceci est d’ailleurs l’un des maîtres points de rencontre entre ces deux groupes diamétralement opposés. Le commentaire de Paul, l’apôtre (dans « la Première Epître à Timothée », Chapitre 6, vers 10) résume la position de chrétiens : « car la racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent ». Voir Mat 6, 19-21, 24 et aussi Deutéronome 24, 14, Lévitique 19, 13, Proverbes 13, Ecclésiastique 2, 8-9, Isaïe 5, 8-12

[17] Voir Xala, p. 44, 46, 65, 67, 68, 71, 86, 88,99,103,152,165 pour les descriptions détaillées des effets psychologiques du « xala » sur El Hadji.

[18] Ibid, p. 152. Il faut voir également les conséquences du « xala » sur sa vie professionnelle dans les pages suivantes : 53, 81, 94,127,129,131,135,137,142,152,156.

[19] Les exceptions sont : le rapport très amical et sympathique entre El Hadji et Modu, le lien conjugal entre El Hadji et sa première femme, la camaraderie imposée par la souffrance entre les mandiants qui se présentent chez El Hadji. Cependant, entre ces gens, le rapport n’est pas basé sur la réciprocité d’intérêts.

[20] Cf. Jean-Marie Domenach (Le Retour du Tragique, Seuil 1967, p. 37) : « Fatum disent les latins : c’était dit ; mektouh disent les Arabes : c’était écrit ».

[21] Voir Xala, p. 14,42,104 pour les « annonces publicitaires » qui semblent être affichées par la Badienne sur le coup de N’goné.

 

[22] Cf le propos de la femme de Babacar : « Il faut labourer son champ » (p. 15).

[23] Voir Jacques Roumain, Gouverneurs de la Rosée (Les Editeurs Français Réunis, 1946) qui a beaucoup influencé Sembène Ousmane dans son roman O pays, mon beau peuple. Dans ces deux romans ainsi que dans la plupart des œuvres de Sembène, il est toujours question de l’unité des défavorisés qui est la seule stratégie capable d’assurer leur survie.

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