Critique nigériane et littérature africaine, Spécial Livre

APOLOGIE DU LIVRE : OU LE LIVRE OUTIL ET MOTEUR DU DEVELOPPEMENT

Ethiopiques n°48-49

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

Hommage à Léopold Sédar Senghor

Spécial les métiers du livres

1e et 2e trimestre 1988

– volume 5 n°1-2

L’importance de l’audio-visuel dans les pays du Tiers-monde n’est plus à démontrer. Des voix autorisées ont eu à en faire l’apologie, en montrant ses bienfaits. Et de fait, dans une société comme la nôtre, où la majorité de la population ne sait ni lire ni écrire, la radio, la télévision et le cinéma demeurant des instruments précieux de communication et d’amplification sociales, des instruments d’enseignement et d’éducation.

C’est l’évidence, judicieusement utilisés et pédagogiquement exploités, ils sont en effet d’excellents moyens de développement pour l’Afrique. Mais leurs richesses ne diminuent en rien la valeur et la place irremplaçable du livre dans une nation en voie de développement. C’est que le livre reprend et réalise, en quelque sorte, le discours technologique, et par là même se trouve être un instrument précieux de développement économique et social pour les pays en voie de développement.

Comment ?

Qu’il nous suffise :

1°) de rappeler quelques éléments du discours technologique ;

2°) de dire et rappeler en quoi la typographie est le prototype de ce discours ;

3°) de montrer les implications de l’acte de lecture ;

4°) de dégager, ensuite, quelques rapports de l’écrit et de l’oralité ; pour voir, enfin, en quoi le livre est moteur du développement.

  1. Le discours technologique

Un des éléments fondamentaux de ce discours est sans nul doute l’analyse qui est l’opération logique consistant à isoler des êtres pour mieux voir et identifier leur individualité par rapport à d’autres. Cette opération est indispensable à qui veut voir clair et distinguer.

Un deuxième élément de ce discours technologique est la relation qui consiste à lier et à mettre en rapport des êtres distincts et bien définis. Une telle opération permet la comparaison, l’énonciation et le jugement.

D’autres éléments du discours sont l’induction et la déduction qui sont des opérations par lesquelles les éléments d’un tout se lient, ou se délient, se rassemblent ou se disjoignent.

Tous ces éléments et ces opérations se trouvent condensés justement dans les caractères et les structures typographiques et le livre lui-même, en est une illustration.

  1. La typographie, prototype du discours technologique

Il suffit de visiter une imprimerie pour se rendre compte des éléments constitutifs d’une page de livre ou d’un texte écrit.

C’est tout d’abord les lettres isolées, tout comme des êtres, différentes les unes des autres. La différence entre ces lettres renforce la prégnance de chacune d’entre elle et accentue son individualité propre. Quant aux mots et aux phrases d’un texte, ils sont rendus possibles grâce aux justes relations que les lettres et leurs collectifs entretiennent entre eux, tout comme les éléments et les pièces d’un ensemble mécanique. Ces mots et ces phrases que l’on voit dans un texte typographique peuvent se monter et se démonter, d’une manière mécanique, grâce aux opérations évoquées plus haut de l’induction et de la synthèse, de la déduction et de l’analyse.

Ainsi donc, on peut dire que la page d’un livre ou la structure typographique d’un texte peut être considérée comme le prototype même du discours technologique dans la mesure où elle reproduit les éléments et les opérations créateurs de la structure mécanique, i.e des forces et mouvements inductifs et déductifs, de synthèse et d’analyse. Mais en quoi l’acte de lecture rejoint-il ce discours ?

  1. L’acte de lecture et ses implications

Rappelons tout d’abord le caractère fluide, continu et englobant du discours oral. Pareille à un large voile qui recouvre, la voix enveloppe, en globe par son timbre, par son souffle et par toute l’expression vivante de son auteur ; elle a donc tendance à dissoudre et à entraîner tous les objets qu’elle recouvre dans un même flux, dans son élan, dans son écoulement, au risque de les fondre et de les confondre. De ce point de vue, le discours oral peut n’être pas aussi précis et aussi objectif que le discours écrit. Et d’autres termes, l’oral est « chaud », i.e. qu’il entraîne, enveloppe et unit dans un même espace temps les êtres qu’il recouvre. Ce qu’il gagne, sans nul doute, en communion chaleureuse, il le perd certainement en comparaison et en connaissance objectives.

L’écrit, au contraire est « froid », il a tendance à suspendre et à arrêter le souffle et le flux pour se donner le temps de voir et de distinguer les êtres. Ecrire, lire c’est découvrir et déchiffrer pour mieux capter les êtres et les choses, pour mieux voir leurs relations et leurs rapports. Lire, écrire c’est se donner à voir et à comprendre. L’oral, par contre a tendance à enfermer et à envelopper dans l’espace de son expression propre, risquant de créer ainsi des cloisonnements, des clans, des tribus ou des ensembles étriqués définis par l’aire de la voix et de la tradition orale. L’écrit brise les barrières du temps et de l’espace par ses possibilités de démultiplication dans l’espace, par sa mémoire qui est réservoir : « le passé, le présent, le futur de tous les peuples peuvent être lus dans une bibliothèque ». Ainsi peut s’instaurer un dialogue d’êtres différents par le pays ou par l’époque. Grâce à l’écrit, on arrive plus facilement à intégrer et à assimiler dans son propre système culturel les éléments étrangers qu’on aura cueillis, analysés et maîtrisés. N’est-ce pas là, la façon la plus originale de créer et de s’enrichir dans un monde moderne ? Les nations les plus développées sont les nations qui, partant des organes naturels que sont la vue, l’ouie, le bras, les prolongent, en créant et en développant des instruments techniques de réception et de communication, d’intégration et d’amplification.

L’oral, par sa tendance à la généralisation et son intuitionnisme, occulte plus facilement les rapports et les relations. En cela, il peut diminuer la capacité d’imagination créatrice et d’organisation combinatoire rendues possibles par le dévoilement d’éléments structurels. L’écrit permet davantage l’analyse et l’organisation, qui ne sont des facteurs par excellence de la création et de l’innovation. Cette sorte de distanciation qu’opère l’écrit autorise une plus grande vision, la reprise, le contrôle et l’abstraction des objets. En cela aussi il est peut-être plus apte, pour la connaissance objective ou scientifique qui dépasse toujours les phénomènes concrets et sensibles. A partir de ce que nous venons de dire, il nous apparaît que le livre est moteur du développement.

  1. Le livre, moteur du développement

Nous l’avons dit plus haut, la radio, la télévision et le cinéma sont de grands moyens de développement pour une nation jeune. En effet, face à l’analphabétisation qui sévit en Afrique et grâce au nombre de personnes que ces moyens de communication peuvent atteindre, par la vie et la chaleur qu’ils véhiculent, ils constituent de puissants instruments d’éducation. Mais, on peut craindre que la force de captation et la sympathie qu’ils produisent, en même temps que le caractère extensif et massif de leur portée, en diminuent la capacité d’accueil, de regard, et de compréhension profonde des informations qu’ils véhiculent. Ces moyens audio-visuels massifient, et polarisent les sens ; d’où leur risque de superficialité : ce sont là leurs limites pour qui veut travailler en profondeur au développement de sa personnalité et de son milieu.

Le livre, par les traits caractéristiques du texte écrit que nous avons analysés plus haut, est un instrument d’éducation scientifique et technique. Pénétrant en effet dans un monde « chaud » et mythique, où les êtres participent d’une certaine façon, à la même vie, sous un voile unique communautaire, il viole, opère une division, sépare, isole, pour démasquer et distinguer, pour regarder et épeler les êtres avant de les convoquer au même discours, ponctué de paroles et d’intuitions objectives. Lire, c’est cueillir des faits, les organiser afin de les comprendre.

En cela, il est un précieux moyen de développement pour l’Afrique habitée encore, il faut l’avouer, par une multitude d’êtres et d’esprits, « tapis », cachés comme des « nains » dans les ombres de bosquets et les bois sacrés. Il est nécessaire d’accuser une certaine distance, de suspendre parfois le souffle et l’élan, de regarder, d’interroger, de lire et relire notre monde, pour mieux le comprendre et mieux le recréer. L’Afrique a encore besoin d’être dévoilée et d’être explicitée. Grâce au livre, l’esprit peut être plus lucide, parce que plus froid ; il objective et discerne avec plus de clarté les objets et les êtres ; il devient plus apte à l’abstraction et à cause de cela même, aide à mieux connaître, à mieux organiser, à mieux créer.

Le livre est donc un instrument précieux de développement scientifique pour les nations longtemps dominées et colonisées, assujetties aussi par l’obscurantisme et le féodalisme, habitées par mille démons anciens et modernes qui les hantent, car il permet de regarder et de chercher, de scruter, d’interroger et de comprendre d’une façon critique, les situations et les mondes qui les dominent, mondes proches ou lointains. Et en cela aussi, le livre brise les voiles et les barrières de l’espace et du temps. Il est moyen de communication qui vous permet de voir les autres, qui vous parle d’eux, vous révèle ainsi leurs ressemblances ou différences, leurs richesses, leurs manques : il est instrument de dialogue et d’ouverture. Par le livre, les frontières tribales, ethniques et même nationales se lèvent d’une certaine façon ; par le livre, le temps passé est ramené au présent de ceux qui ont hérité d’hier.

Et ainsi, se créent des nations modernes, dans la diversité de leurs populations et dans la continuité de leur temps, car en vérité, seul le dialogue d’êtres différents, conscients d’avoir un passé commun dans un présent un avenir à construire, peut permettre la construction d’une unité nationale ainsi que la consolidation de l’identité et de l’intégration culturelles. Les possibilités d’ouverture aux autres qu’il a, donne au livre une grande capacité d’accueil, de recueil et de conservation ; en cela il est un grand réservoir de connaissances et d’informations.

Face à un monde complexe où les nations et les individus sont obligés d’amasser le maximum d’informations diverses, indispensables au maintien et à la direction de leurs vies multiples et de leurs affaires, le livre est sans nulle doute, l’instrument le plus à même de leur présenter ce dont ils ont besoin. L’information et la documentation modernes ne peuvent se passer, en effet, du livre qui mémorise, conserve, ordonne et communique les idées, les faits et les phénomènes, dans le temps comme dans l’espace.

Nous pensons donc, que, tout comme la mathématique, le livre et la lecture doivent être encouragés et développés en Afrique, pour permettre les conditions de l’avènement du progrès de la Science et de la Technique.

Il est évident que ce développement va de pair avec une alphabétisation et une édition qui puissent permettre à la population africaine d’accéder au livre, et d’engager le dialogue avec lui-même et avec autrui : il va de pair aussi avec la création et le développement de structures d’informations.

En somme, il s’agira de créer les conditions, et les outils qui nous soient propres de communication et de création afin de pouvoir donner et recevoir, et accéder au dialogue des nations modernes. Untel dialogue par le livre exige notamment, pour les jeunes africains, une préparation systématique, tant il est vrai que le « vice impuni qu’est la lecture » n’est pas encore installé chez nous. L’encouragement à la lecture, l’utilisation des livres, à travers les clubs, par l’intermédiaire des grands moyens de communication, à l’occasion de semaines et foires, dans les programmes scolaires, doivent être une préoccupation constante des responsables à tous les niveaux. On prendra soin notamment, de commencer, dès le plus jeune âge, dans les écoles primaires et secondaires, à initier les élèves et étudiants à la recherche de l’information, à la confection des dossiers techniques, à l’exposé d’une question, à la critique d’un texte. Ainsi se créeront les habitudes de lire, le goût de la recherche par le livre, ainsi s’élargit aussi l’horizon mental et intellectuel par le besoin et le plaisir de chercher et de trouver de nouvelles idées, toutes choses indispensables au développement d’un peuple et d’une nation.

Sources

– FLOCON. – L’Univers des livres, Paris, Hermann, 1960.

– MCLUHAN (M.).- La Galaxie Gutenberg, Paris : Marne, 1967.

– HASSON (Abul. – Conseils nationaux de promotion du livre, Paris, Unesco, 1979.

– STAIGER (R.C.). – Les Chemins de la lecture, Paris, Unesco, 1979.

– Le livre et la culture, In Culture Vol. IV n° 2 1977. p. 13-51.