Critique nigériane et littérature africaine

SUR UNE PARTIE DISCUTABLE DE L’OEUVRE DE BERNARD DADIE

Ethiopiques n°48-49

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

Hommage à Léopold Sédar Senghor

Spécial les métiers du livres

1e et 2e trimestre 1988

– volume 5 n°1-2

Non. Monseigneur non. Ce ne sont pas des ouvrages tels que les vôtres que l’on ose critiquer ; il n’y a personne qui n’en soit charmé. Néanmoins. puisque vous m’avez recommandé d’être franc et sincère, je prendrai la liberté de vous dire que votre dernier discours ne me paraît pas tout à fait de la force des précédents.

Alain-René Lesage.

Histoire de Gil Blas de Santillane

Pour qui, principalement, Bernard Dadié a-t-il écrit le récit intitulé Un Nègre à Paris [1] ? Pour les Africains, à en croire le Français Georges Le Brun Kéris, qui commente le livre comme suit : « Nous nous sommes souvent plaints que personne en Afrique ne sache expliquer l’Europe aux Africains. M. Dadié vient combler cette lacune. Il décrit Paris vu à travers ses yeux de Noir » [2]. La question et la réponse sont évidemment valables, mutatis mutandis, pour les deux autres récits que des voyages dans les pays occidentaux ont inspiré à l’écrivain ivoirien : Patron de New York et La Ville où nul ne meurt [3].

Si nous acceptons que ces trois récits sont destinés principalement aux lecteurs africains il faudra conclure que l’auteur a eu dans l’esprit, en les rédigeant, une catégorie assez restreinte de lettrés du continent noir. Dadié a beaucoup lu ; il l’a dit lui-même : « J’ai… de 1936 à 1947 été en contact permanent avec des écrivains anciens et modernes. J’ai beaucoup aimé, j’ai beaucoup lu d’auteurs » [4]. Or, un compatriote de l’écrivain ivoirien l’a bien constaté : « sans s’inspirer directement d’eux, Dadié se souvient de ses auteurs français. Ses allusions insistantes demandent au lecteur une connaissance de ces derniers ; n’est-ce pas trop lui demander ? » [5].

N’est-ce pas trop demander au lecteur français moyen ? N’est-ce pas, à fortiori, trop demander à des lecteurs à qui l’on pourrait pardonner de connaître l’histoire et la littérature des pays occidentaux un peu moins bien que celles du continent noir ?

Il y a dans ces récits, en effet, une discordance considérable entre la naïveté présumée du narrateur négro-africain et l’érudition dont celui-ci fait preuve en réalité. Une des découvertes du Nègre Tanhoe Bertin à Paris concerne la chevelure des Blanches. « J’ai même longtemps suivi une femme portant une belle fourrure, rapporte le Nègre. Les cheveux étaient aussi blancs que du coton. On dit qu’elles naissent avec ces cheveux de vieillards. Elles se nomment des blondes. Les hommes les préfereraient aux brunes, celles dont les cheveux sont noirs » (Un Nègre, p. 163). Cependant, se trouvant au Musée Grévin, ce même Nègre qui ignore jusqu’ici, apparemment, qu’il y a des Blancs à qui les cheveux blonds sont naturels déclare le plus imperturbablement du monde : « Voici Mirabeau. Dans sa grosse tête bouillonne encore des idées et on croit l’entendre crier sa fameuse apostrophe » (Un Nègre, p. 57). Il va donc de soi pour Tanhoe que le destinataire africain de ses remarques sur Paris connaît la fameuse apostrophe de Mirabeau et, à plus forte raison, qui était Mirabeau ; même si cet Africain-là est assez peu au fait des nations blanches pour avoir besoin de renseignements sur l’état de blondeur.

C’est sans doute parce que le français est une langue étrangère pour Tanhoe et le frère de race à qui il adresse son rapport sur la capitale française que le Nègre en voyage à Paris trouve nécessaire de donner une définition du mot « chiot ». « J’ai même, raconte-t-il, vu un honorable Monsieur se laisser caresser par un chiot ; c’est ainsi qu’ils appellent le petit du chien » (Un Nègre, p. 63). Cela fait penser aux définitions et aux traductions que René Maran donne à maintes reprises dans son roman Batouala. Exemple : « Et ce « doctorro » c’est le nom que les blancs donnent à celui qui, chez eux, fait commerce de sorcellerie… » [6]. Ou encore : « Bissibi’ngui… s’empara de la pipe de Batouala, la bourra de feuilles de « ngao » que les blancs, dans leur langue, appellent tabac » (Batouala, p. 50). Seulement, nulle part dans le roman les Nègres de Maran ne trahissent une connaissance autre que rudimentaire de la langue et de la civilisation françaises, alors que le Nègre de Dadié s’exprime systématiquement dans un langage dont la richesse de vocabulaire ferait honneur à n’importe quel membre de l’Académie française et, parfois, fournit des renseignements linguistiques et littéraires qui ne sont peut-être pas dans le bagage culturel de tous les Académiciens. Qui affirmerait, par exemple, que chacun des quarante immortels sait, comme le Nègre Tanhoe, que « l’un des plus notables écrivains, Tallemant des Réaux, reconnaît devoir à la marquise de Rambouillet, le meilleur de ce qu’il écrit » ? (Un Nègre, p. 122).

Inutile d’ajouter que beaucoup de lecteurs africains pourraient même bien ne jamais avoir entendu parler de Tallament des Réaux et de la marquise de Rambouillet.

L’ami africain à qui le Nègre en voyage à Paris parle de la capitale française ne sait ni en quoi consiste la blondeur des Blanches, ni ce qu’est un chiot, ni ce qu’est un signe de la croix (Tanhoe lui raconte avoir vu des Parisiens faire « des signes qu’ils appellent le signe de la croix » Un Nègre, p. 141) ; mais il connaît certainement le quartier de Montmartre à Paris, du moins pour en avoir entendu parler dans le passé, car Tanhoe lui dit : « Des étrangers… ont donné à ce beau quartier la réputation que tu connais » (Un Nègre, p. 161).

L’érudition de Tanhoe Bertin paraît encore plus impressionnante lorsque le Nègre se demande « ce qu’aurait été Paris si Clovis – dont le nom veut dire illustre guerrier – n’en avait pas fait sa capitale au lendemain d’une défaite qu’il aurait essuyée » (Un Nègre, p. 31). Je doute fort que cinq professeurs d’université français sur cent sachent, comme le Nègre Tanhoe, que le nom de Clovis signifie « illustre guerrier » [7]. Moi-même qui pioche l’histoire de France depuis bientôt un quart de siècle dans le cadre de ma carrière d’étudiant et d’enseignant de littérature française, j’avoue n’avoir même jamais entendu parler d’une défaite à la suite de laquelle Clovis aurait fait de Paris sa capitale.

La Ville où nul ne meurt ne demande pas un moindre niveau de culture au lecteur de Bernard Dadié. Voici, par exemple, la réflexion qu’une visite à un musée de guerre à Rome inspire au narrateur de ce récit :

Adua 1° Marzo 1896

Adua 5 Maggo 1936

Quarante ans après, la Très Sainte Rome qui se fait une parure de textes sacrés avait lavé dans du sang une vieille défaite. Les soldats, au départ, avaient dû recevoir une bénédiction spéciale (La Ville, p. 194).

Et la réflexion de se poursuivre pendant une dizaine de lignes encore. Dans tout cela, pas une seule mention de l’Ethiopie, pas une seule phrase qui puisse aider le lecteur peu calé en histoire à se rendre compte qu’il s’agit d’une défaite infligée aux Italiens par les Ethiopiens en 1896 dans une ville nommé Adua, et d’une agression commise par ces mêmes Italiens contre les Ethiopiens en 1936, sous le régime d’un dictateur nommé Mussolini.

Plus de cent pages avant ce passage, il est vrai, un endroit à Rome nommé La Place des Cinq-Cents (Piazza deiCinquecento) a inspiré au narrateur négro-africain, sur cinq pages, des remarques qui contiennent les mots clés « Abyssins » et « nègres » :

D’après l’histoire, Rome oubliant qu’elle avait pris de l’âge, méjugeant donc de ses forces, se serait prise de querelle avec une nation africaine pour une bagatelle : quelques arpents de terre… Dès le premier jour du conflit, elle perdit cinq cents combattants… Les Abyssins n’auraient été que les instruments des dieux en colère…Cette défaite, Rome la ressentait au nom de tous les peuples de sa couleur qui, mine de rien, ne la comptaient plus parmi les grandes puissances. Etre battue par des nègres… (La Ville, p. 89-92).

Mais ce serait vraiment trop demander à la plupart des lecteurs, européens ou africains, que de s’attendre à ce qu’ils voient un rapport entre ces remarques et l’« Adua 1° Marzo 1896 » cité une centaine de pages plus loin, d’autant plus qu’il a entre temps été question, semble-t-il, d’au moins une autre guerre que les Italiens auraient naguère faite à une nation africaine. En effet, « De retour d’Afrique, raconte le narrateur nègre à Rome, Auguste César eut une phrase fameuse. S’adressant au Sénat, il dit : « Veni, Vidi, Vici ! » « Je suis venu, j’ai vaincu ! » (La Ville, p. 109).

« Veni, Vidi, Vici ! » Par « Auguste César » ? A propos de l’Afrique ?

Je crois constater ici un autre aspect des récits de Dadié qui mérite commentaire : il me semble qu’Un Nègre à Paris et La Ville où nul ne meurt qui, du propre aveu de l’auteur, ne sont pas vraiment des romans, [8] ne sont guère non plus des textes à caractère scientifique (dans le sens de sciences humaines) malgré l’érudition dont leur narrateur est doté ; car la confiance qu’on pourrait accorder à ces ouvrages en tant que sources de renseignements historiques, sociologiques, etc. est minée par de sérieuses inexactitudes. Il importe peut-être très peu de savoir si c’est en personne ou par courrier que Jules César fit son annonce célèbre « Veni, vidi, vici » au sénat romain ; mais il convient certainement que des élèves africains sachent si la célèbre annonce se fit à propos d’une victoire remportée en Afrique ou à propos d’une victoire remportée quelque part en Turquie actuelle [9].

Chose plus grave, La Ville où nul ne meurt laisse entendre que l’empereur romain Auguste-Caius Julius Caesar Octavianus Augustus-né en 63 av. J.-c. et mort en 14 après J.c. est la même personne que Jules César-Caius Julius Caesar-né vers 100 av. J.c. et mort en 44 avant J.c. « Jules César c’était le nom premier de Auguste César », explique le narrateur négro-africain de La Ville où nul ne meurt (La Ville, p. 133). C’est pour avoir logé dans un hôtel appelé « Cesar Agostos » en italien, devant lequel se trouve une statue du nommé Cesar Agostos, que le narrateur négro-africain en voyage à Rome s’engage dans un long commentaire sur « Auguste César » le César qui fit la conquête du pays des « Parisiens » (La Ville, p. 105), qui franchit le Rubicon en s’écriant « Alea jacta est » (p. 107), qui dit « Veni, vidi, vici » (p. 109), et qui mourut assassiné au sénat romain (p. 111).

Le Catholique romain chevronné qu’est Bernard Dadié devait pourtant avoir bien des fois lu ou entendu réciter l’évangile de la messe de minuit de Noël : « In illo tempore : Exiit edictum a Caesare Augusto, ut describeretur universus orbis… » A cette époque, parut un décret de César-Auguste, prescrivant un recensement universel… Assurément, le César qui mourut assassiné au sénat ne pouvait être le César-Auguste qui ordonna le recensement de l’empire romain au moment où le Christ allait naître.

Des inexactitudes au sujet de César et d’Auguste méritent qu’on s’y arrête parce que ces deux personnages de l’antiquité romaine appartiennent non seulement au domaine de l’histoire de l’Italie mais aussi au domaine de l’histoire universelle. Napoléon Bonaparte appartient aussi au domaine de l’histoire universelle. Aussi ne crierais-je pas à l’ergotage si on réclamait une mise au point de la déclaration que le survol de l’île d’Elbe a inspirée au narrateur de La Ville où nul ne meurt : « Ici aurait été forcé de résider un grand général parisien qui empêchait le continent de dormir… Eh bien cet homme, ayant réussi à s’évader de l’île, reprit le pouvoir et se fit appeler Napoléon » (La Ville, p. 55). Passons la bizarrerie drôlette qui consiste à appeler Napoléon Bonaparte un général parisien plutôt qu’un général français. Mais ne vaudrait-il pas la peine que les écoliers et les lycéens africains qui pourraient prendre les œuvres des écrivains renommés de leur continent pour les évangiles sachent que le Corse Napoléon Buonaparte, devenu Napoléon Bonaparte vers l’âge de vingt sept ans, n’a pas attendu son évasion de l’île d’Elbe en 1815 pour s’appeler Napoléon ? que le Corse se fit appeler Napoléon en se faisant empereur des Français en 1804 – plus de dix ans avant son évasion de l’île en question ?

Une autre mise au point qui mériterait d’être faite à propos de Napoléon concerne ce qui est arrivé à l’empereur après sa dernière bataille. « Pris au cours d’une des plus grandes batailles de l’histoire, raconte le narrateur de La Ville où nul ne meurt, ce terrible empereur fut encore envoyé sur une île » (La Ville, p. 56). Napoléon fut battu à la bataille de Waterloo le 18 juin 1815, mais il ne fut nullement pris dans la bataille. L’empereur abdiqua une seconde fois le 22 juin 1815 ; et ce ne fut que le 15 juillet 1815 – près d’un mois après la bataille de Waterloo – qu’il se rendit, de son propre chef, aux Anglais. Et ce ne fut que le 7 août 1815 que les Anglais, un peu moins généreux qu’il ne l’attendait, le firent transborder dans le navire de guerre qui devait le transporter à l’île de Sainte-Hélène, après avoir refusé de l’autoriser à mettre pied sur le sol.

Un Nègre à Paris ne contient pas de bévues aussi criantes que la confusion de Jules César et d’Auguste dans La Ville où nul ne meurt. Par contre, le premier ouvrage doit l’emporter considérablement sur le second en nombre total d’inexactitudes. Je sais que Clotilde, épouse de Clovis, roi des Francs, est une sainte dont la fête est célébrée le 3 juin ; mais Clovis fut-il, lui aussi, canonisé, comme le laisse entendre le Nègre Tanhoe Bertin ? (Un Nègre, p. 31). Marat fut-il assassiné à cause de l’âpreté qu’il mit dans le procès du roi Louis XVI comme l’affirme le même Nègre Tanhoe (Un Nègre, p. 57) ou est-ce, comme le prétendent les historiens de métier, pour venger les Girondins (gens qui formaient une sorte de parti politique à l’époque de la Révolution française) qu’une certaine Charlotte Corday poignarda le nommé Marat dans son bain le 13 juillet 1793 ?

Ailleurs, le Nègre Tanhoe fait dire à la ville de Paris : « J’ai connu… Attila le Germain » (Un Nègre, p. 58). Attila, comme Jules César, comme Auguste et comme Napoléon, est dans le domaine de l’histoire universelle. Il vaut donc la peine que les élèves négro-africains aussi bien que les élèves des nations blanches qui lisent Un Nègre à Paris se disent qu’Attila était roi des Huns, que les Huns étaient un peuple d’origine mongole tandis que les Germains étaient un peuple européen ; bref, qu’Attila n’était pas Germain.

Tout comme pour ce qui est de la science historique, le voyageur nègre de Dadié n’est pas une source très sûre de renseignements sur la science linguistique. A en croire le narrateur de La Ville où nul ne meurt, les mots français « vin », « bambin » « mère » « riz » et « seigneur » viennent des mots « romains vino, bambino, madre, rizito, et signori [sic] (La Ville, p. 105). Tout d’abord, il n’y a pas de mot italien ou « romain » qui s’écrive rizito. Le mot italien pour « riz », c’est riso. Risotto, mot italien qui a d’ailleurs passé dans la langue française, a trait à l’art culinaire : du riz préparé d’une certaine manière. Et puis, il aurait sans doute fallu ici reconnaître deux espèces de « langue des Romains » et faire une distinction entre l’italien et le latin. Le français a pu emprunter « bambin » et « riz » aux mots italiens bambino et riso (que les dictionnaires étymologiques font d’ailleurs remonter à un mot latin issu d’un mot grec, lui-même d’origine orientale) ; mais ç’aurait été plus exact de dire que « vin », « mère » et « seigneur » proviennent des mêmes mots latin, que les mots italiens vino, madre et signore.

Toujours dans le domaine linguistique, on peut se demander si c’est à bon escient que le narrateur négro-africain de La Ville où nul ne meurt, aux yeux de qui la langue anglaise est « le langage international préludant à l’unité de demain » (La Ville, p. 41), met dans la bouche d’un douanier italien une espèce d’anglais qu’on devait se garder de recommander aux écoliers francophones : « Do you have some tabacco ? » (La Ville, p. 66). Sans doute une traduction littérale de la phrase française « Avez-vous du tabac ? » Il importe assez peu de savoir si « tabac » se dit tabacco ou tobacco dans la langue de Shakespeare ; mais les écoliers francophones s’initiant au « langage international préludant à l’unité de demain » feraient assurément mieux de laisser tomber l’article partitif dans les traductions de ce genre.

L’équivalence établie par Dadié entre Paris et la France d’une part et Rome et l’Italie d’autre part contribue à fausser les renseignements fournis par son narrateur négro-africain. A propos de Paris, par exemple, Tanhoe Bertin dit : « La ville était pleine de prisons et de potences : chaque grand personnage ayant les siennes, le roi, les seigneurs, les évêques, les abbés » (Un Nègre, p. 166). Comme si les seigneurs justiciers de la France médiévale se disputaient la seule ville de Paris au lieu d’exercer leurs pouvoirs dans leurs domaines féodaux, éparpillés sur l’ensemble du territoire national français.

Je doute enfin que ces récits de voyage de Dadié méritent d’être donnés comme des modèles de l’art de bien organiser, bien lier et bien enchaîner ses idées dans une dissertation. Le critique anglais A.C. Brench, au demeurant très bien disposé envers l’auteur ivoirien, dit justement au sujet d’un Un Nègre à Paris :

Apart from the beginning and a vague conclusion, it has no form, no direction. One idea leads to another or perhaps a single word suddenly suggests a new thought, only tenuously related to the last. Sometimes Dadié stops, only to jump or wander off on another tangent [10].

Arrêtons-nous seulement sur les redites fatigantes. Dans Un Nègre à Paris l’amour des Parisiens pour les fleurs est noté dans plus de trois endroits différents (p. 26, 43, 45 et 183). Les Parisiens n’aiment pas les filles mères (p. 33) et n’aiment pas les filles mères (p. 181). En racontant les points intéressants de la capitale française Tanhoe se rappelle bien le métro (p. 38), et le métro (p. 81), et encore le métro (p. 83). Pour le vacancier nègre, la langue des « Parisiens » mérite des commentaires (p. 34), et des commentaires (p. 65), et des commentaires (p. 191) et encore des commentaires (p. 209). La lettre de Tanhoe pourrait servir incidemment, à rappeler aux lecteurs d’aujourd’hui qu’il y avait de l’instabilité politique (p. 53), c’est-à-dire de l’instabilité politique (p. 177) sous la Quatrième République « parisienne », c’est-à-dire à l’époque ou Un Nègre à Paris fut rédigé.

Bernard Dadié a jusqu’ici eu la part du lion dans l’intérêt que les lecteurs et les critiques accordent aux œuvres littéraires produites en Côte d’Ivoire. « Bernard Dadié : seigneur des lettres ivoiriennes », déclarait le très respectable Robert Cornevin dans le numéro 19 de Culture française. Une enquête de Gérard Dago Lezou a montré que l’écrivain le plus lu et le plus connu en Côte d’Ivoire est, « sans conteste, M. Dadié » [11]. La grande notoriété de cet écrivain doit quelque chose, certainement, aux critiques littéraires comme Robert Cornevin, et peut-être aussi aux autorités scolaires qui prescrivent les textes littéraires négro-africains qu’il faut étudier dans les écoles et les lycées ivoiriens. C’est-là un exemple ivoirien d’un problème qui se pose avec non moins d’acuité ailleurs en Afrique. Citez Chinua Achebe et Wole Soyinka, et tout est dit sur la littérature nigériane moderne aux yeux de la plupart des critiques, tant africains qu’occidentaux. Cependant des dizaines de jeunes auteurs de ce pays, qui pourraient ne pas manquer de talent, se démènent en vain pour se faire connaître et même tout simplement pour se faire éditer. Il n’y a pas à dire, les critiques littéraires et les organismes comme le West African Examinations Council qui décident des auteurs à faire étudier chaque année par les centaines de milliers de lycéens des pays anglophones de l’Afrique occidentale ont eu leur part dans le fait qu’il s’est vendu plus de deux millions d’exemplaires de Things Fall Apart de Chinua Achebe – roman méritoire, au demeurant.

Le vrai talent littéraire est une chose rare. Ce serait donc une trahison envers le continent noir que de combattre par principe les coups d’encensoir que les critiques littéraires donnent aux écrivains négro-africains qui ont fait leurs preuves. Cependant, étant donné que ces coups d’encensoir contribuent à tenir dans l’ombre des talents inconnus, et même à décourager certains jeunes auteurs au point de les faire renoncer à la création littéraire, il convient de réserver les dithyrambes aux œuvres qui les méritent vraiment.

Bernard Binlin Dadié a eu 70 ans en 1986. C’est une occasion bien désignée pour un dithyrambe universel sur cet écrivain négro-africain. Je suis persuadé, quant à moi, que l’illustre septuagénaire ivoirien aime trop la sincérité [12], et se soucie trop de l’avenir de la littérature négro-africaine, pour se formaliser de ce qu’on exprime des réserves au sujet d’une partie de sa création littéraire. Je me permettrai donc non seulement de dire avec tout le monde que Monsieur Thôgô-Gnini est une bonne pièce de théâtre, mais aussi de soutenir, peut-être contre presque tout le monde, qu’Un Nègre à Paris, Patron de New York et La Ville où nul ne meurt ne doivent pas nous faire regretter que Paris à la loupe – autre ouvrage du même genre que l’écrivain ivoirien se proposait de publier il y a déjà une vingtaine d’années [13] – n’ait pas encore vu le jour.

[1] Bernard B. Dadié, Un Nègre à Paris, Paris, Présence Africaine, 1959. Mes références à cet ouvrage se feront dans le texte avec le titre abrégé Un Nègre.

[2] Georges Le Brun Kéris in France Forum, mai 1962. Cité par C. Quillateau, Bernard Dadié, l’homme et l’œuvre, Paris, Présence, 1967, p. 161.

[3] Bernard B. Dadié, Patron de New York, Paris, Présence Africaine, 1964 ; La Ville où nul ne meurt (Rome), Paris, Présence Africaine, 1968. Dans cette étude, je me limiterai à Un Nègre à Paris et à La Ville où nul ne meurt (qui sera citée dans le texte avec le titre abrégé La Ville) parce que les jugements portés sur les Français et les Italiens par l’auteur sont assez équilibrés alors que Patron de New York nous présente une Amérique « exécrée avec le mépris le plus extrême », pour employer l’expression de Gérard Dago Lezou, La Création romanesque devant les transformations actuelles en Côte d’Ivoire, Dakar-Abidjan, Nouvelles Editions Africaines, 1977, p. 180.

[4] Entretien entre Bernard Dadié et Claude Quillateau in C. Quillateau, op. cit. p.150.

[5] Gérard Dago Lezou, op. cit., p. 204.

[6] René Maran, Batouala, véritable roman nègre, Paris, Albin Michel, 1938, p. 39.

[7] « Tout ce que j’ai publié, ce sont des poèmes, des contes, des récits, des nouvelles. Je dis récits et mieux encore des réflexions sur les cultures des peuples. Climbié est le premier. Un Nègre à Paris en est un… La Ville où nul ne meurt, Patron de New York. En tout cas ce ne sont pas des romans. C’est pourquoi je ne me considère pas comme un romancier ». Entretien avec Claude Quillateau in C. Quillateau, op. cit., p. 152.

[8] « Tout ce que j’ai publié, ce sont des poèmes, des contes, des récits, des nouvelles. Je dis récits et mieux encore des réflexions sur les cultures des peuples. Climbié est le premier. Un Nègre à Paris en est un… La Ville où nul ne meurt, Patron de New York. En tout cas ce ne sont pas des romans. C’est pourquoi je ne me considère pas comme un romancier ». Entretien avec Claude Quillateau in C. Quillateau, op. cit., p. 152.

[9] Faut-il rappeler que l’histoire (ou la légende) nous a toujours appris que César fit sa célèbre déclaration pour annoncer une victoire qu’il remporta en 47 avant J.-c. sur Pharnace II, roi du Pont, à Zela, dans la partie septentrionale de la Turquie actuelle, et non pas à propos des opérations militaires qu’il mena en Egypte vers la même époque ?

[10] A. C. Brench, The Novelists’ Inheritance in French Africa, London, Oxford University Press, 1967, p. 88. Je traduis : « En dehors du début et d’une vague conclusion, il n’a pas de forme, pas de direction. Une idée méne à une autre ou peut-être un seul mot suggère tout à coup une pensée nouvelle qui n’est en rapport avec la précédente que d’une manière tenue. Parfois Dadié s’arrête, pour ne faire que sauter ou se mettre à vagabonder à une autre tangente ».

[11] Gérard Dago Lezou, op. cit., p. 230. On a beaucoup écrit sur Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma (Paris, Editions du Seuil, 1970) ; mais Kourouma est certainement loin d’avoir fait perdre sa primauté à Dadié.

[12] C’est être sincère avec soi-même que de reconnaître qu’on n’est pas un véritable romancier (voir note 8 supra). Et puis, combien de nos écrivains marquants seraient assez sincères pour avouer être de médiocres mathématiciens, comme Bernard Dadié l’a fait ? (Voir C. Quillateau, op. cit., p. 149).

[13] Voir C. Quillateau, op. cit., p. 152.