Critique nigériane et littérature africaine

LES PREMIERES PAGES DES ROMANS NEGRO-AFRICAINS : EXEMPLES DU PACT NARRATIF

Ethiopiques n°48-49

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

Hommage à Léopold Sédar Senghor

Spécial les métiers du livres

1e et 2e trimestre 1988

– volume 5 n°1-2

Le romancier dans son travail de création littéraire, isole des matériaux puisés dans la réalité pour ensuite les intégrer dans un processus de communication (communication dont le but est préalablement arrêté par l’écrivain). Le travail de transformation, de transposition et d’organisation dont ces matériaux sont l’objet vise à répondre au but communicatif, et aboutit à l’évocation d’un monde fictif. Ce sont les composantes de ce monde espace, personnages, événements – qui font de l’œuvre romanesque une « histoire ».

L’oeuvre, cependant, est « discours » en ce sens qu’elle est une énonciation ou un ensemble d’énonciations par lesquelles l’auteur cherche à rendre la communication efficace. Dans un système de communication orale où le locuteur et l’auditeur sont tous les deux présents, celui-là, par des procédés spécifiques cherche non seulement à attirer l’auditoire, mais aussi à l’amener à épouser un point de vue particulier. Il en est de même dans le système qui relie l’auteur à son lecteur. Le romancier, dès le début de son œuvre, s’arrange pour engager son lecteur dans le monde fictif. Cet engagement se réalise par l’intermédiaire du mode narratif.

  1. Mode narratif, mode séduisant

L’« histoire » reste un projet amorphe tant que le lecteur n’entreprend pas la lecture de l’œuvre. C’est dire que les composantes de l’histoire et les significations profondes de leur organisation ne sont que des projections sur papier, si l’auteur n’arrive pas à capter l’attention du lecteur. Il faut une lecture systématique et totale de l’œuvre pour que la chaîne de communication soit complétée. C’est par la lecture (un effort qui vient s’ajouter à celui du romancier, artisan littéraire) que se transforme en processus de communication « cet objet concret et imaginaire qu’est l’ouvrage de l’esprit (car) il n’y a d’art que pour et par autrui » [1].

Cette déclaration de Sartre a été souvent rejetée par des critiques littéraires qui voient l’œuvre comme une expression du moi d’un écrivain. Pour eux, l’écrivain ne s’adresse à personne d’autre que soi-même. Or, le projet des romanciers de l’Afrique noire souligne explicitement l’importance d’un groupe particulier de lecteurs, et s’inscrit dans un réseau de communication : il s’agit d’atteindre le lecteur autochtone.

Atteindre le lecteur c’est faire en sorte que celui-ci n’abandonne pas le roman avant d’en avoir lu le dernier mot. C’est proposer au lecteur un pacte séduisant, proposition à laquelle le lecteur acquiesce même si l’écrivain bouleverse, par ce fait, les croyances du lecteur. Le mot « roman » qui apparaît souvent comme sous-titre sur la couverture de l’ouvrage établit déjà implicitement ce pacte. Convenons que cette mise en garde n’est nullement suffisante. C’est plutôt dans les premières pages du récit que se noue le lien entre auteur et lecteur. C’est dans cet esprit que nous allons examiner les pages liminaires de quelques romans négro-africains.

  1. Origine orale du pacte narratif

Le souci d’atteindre le public n’est pas une particularité des romanciers modernes, le conteur oral, en société traditionnelle ne commence son récit qu’après avoir établi un dialogue entre lui et son auditoire. Ce dialogue prend des formes fort différentes selon l’effet désiré par le conteur. C’est parfois une reprise d’une formule conventionnelle usitée dans la communauté. Ainsi le conteur dans Les indiscrétions du vagabond, pour entamer une série de contes, invite l’assistance à « scander après lui le traditionnel cri d’attaque de toute palabre » :

Ri… Ta ! lance le conteur

– Ta a a ! répond vivement le public [2].

Cette formule est répétée deux ou plusieurs fois au gré du conteur qui s’assure de l’attention totale de l’auditoire par la vivacité de ses répliques.

Dans d’autres circonstances, le pacte est explicite, si bien que le conteur, propose à l’assistance quelle attitude adopter à l’égard des contes :

– Je vais vous dire ce conte.

A quoi les assistants infailliblement répondent :

– Namoun ! (ce qui veut dire : bien entendu !)

Le dialogue se poursuit :

– Tout n’y est pas vrai.

– Namoun !

– Mais tout n’y est pas faux.

– Namoun [3] !

Dès le départ, alors, l’assistance manifeste son appui au conteur

  1. Les premières pages des romans africains

La forme conventionnelle du roman ne favorise pas les formules exploitées à merveille par les conteurs oraux. C’est plutôt le principe même de ces formules initiales qui sert d’inspiration aux conteurs-scripteurs que sont les romanciers. A bien examiner quelques romans contemporains, nous nous rendons vite compte que la différence qu’il peut y avoir entre le procédé des conteurs et ce que font les romanciers, est due aux exigences pratiques d’un mode narratif destiné plutôt à une lecture individuelle qu’à une audition collective. C’est ainsi que les romanciers africains mettent en œuvre des procédés divers dans le but non seulement de séduire leur lecteur, mais aussi souvent de solliciter son accord comme étape préalable à la bonne compréhension du récit.

  1. a) Intérêt

Conscients de l’importance de certaines valeurs chez le lecteur, les romanciers jouent sur l’efficacité rhétorique de mettre en doute la crédibilité du lecteur. Lorsque cette mise en doute se trouve dans les phrases, pour ne pas dire les pages initiales du roman, il y a de quoi entretenir l’intérêt du lecteur.

C’est avec une telle question controversée que s’ouvre Le devoir de violence :

Nos yeux boivent l’éclat du soleil, et vaincus, s’étonnent de pleurer : Maschallah ; oua bismillah !… Un récit de l’aventure sanglante de la négraille – honte aux hommes de rien ! – tiendrait aisément dans la première moitié de ce siècle.. mais la véritable histoire de Nègres commence beaucoup, beaucoup plus tôt avec les Saïfs, en l’an 1202 de notre ère, dans l’Empire africain de Nakem, au Sud du Fessan, bien après les conquêtes d’Okba ben Nafi el Fitri [4].

Les deux premières pages à peine terminées, le lecteur se rend vite à l’évidence. L’auteur s’est manifestement donné la tâche de retracer l’histoire africaine, « la véritable histoire des Nègres » précisément. Il affirme ensuite son intention de chercher à dévoiler, par son interprétation des faits, des aspects jusqu’alors camouflés dans les récits des panégyristes. Car, « raconter la splendeur de cet empire… n’offrirait rien que du menu folklore » (p. 9). Il anticipe les questions qui se formulent déjà chez le lecteur et révèle les sources de ses connaissances ; il tient son savoir tantôt des historiens arabes « le Tarik el Fetach et le Tarik el Sudan » (p. 1 0), tantôt des griots dont « Mahmoud Meknoud Trare, descendant d’ancêtres griots, et griot lui-même de l’actuelle République africaine de Nakem-Ziuko, seul vestige de l’ancien Empire Nakem » (p. 12).

Dans les vingt pages qui suivent les deux premières, l’auteur fait le tour des dires des griots et des historiens sur l’Empire de Nakem. Les dates viennent appuyer l’authenticité de ce qu’il révèle ; ainsi 1420, prédiction de la naissance de Isaac El Héit ; 1498, mort du Saïf Isaac El Héit ; le 20 mai 1503, début des miracles du Saïf El Haram, et la mort de celui-ci le 20 avril 1532. Ce récit liminaire se poursuit couvrant une vaste période pour enfin se terminer avec les événements survenus dans la seconde moitié du XIXe siècle » (p. 30). Soulignons que le souci de démontrer l’exactitude des faits reportés, en les liant au savoir des griots ou des historiens du passé, n’est guère un artifice rhétorique de date récente. Il s’agit d’une modernisation d’une pratique chère aux conteurs de la tradition orale, pratique qui leur assure la confiance totale de l’auditoire.

Le romancier ne se fait cependant pas d’illusion quant à l’importance de cette partie introductive. Il donne au récit la forme d’une argumentation. C’est ainsi qu’à des moments opportuns où le lecteur croit lire ce que les griots auraient laissé comme témoignage, il se heurte contre des affirmations et des révélations dénonciatrices introduites par des bouts de phrases tels que « ce qui frappe… c’est, ouallahi ! la fuite », « mais ce récit ne présente rien de frappant » ; « Or » ; « En réalité ». C’est par ces arguments que l’auteur oriente le lecteur vers ce qui termine l’ouverture du roman, un thèse :

Le colonialiste, depuis longtemps en place, n’était autre que le Saïf, dont le conquérant européen faisait tout à son insu ! -le jeu (p. 31),

Le reste du récit sera, pour ainsi dire, une démonstration de la thèse.

L’ensemble de l’introduction du roman a un effet bouleversant sur le lecteur africain [5]. Il voit abattre un aspect socio-culturel : le passé glorieux valorisé dans le mouvement du retour aux sources. Eu égard à ce qu’il connaît des effets du colonialisme, et à la lumière de ce que lui dit le romancier, il se demande ce qu’il y a de vrai et d’authentique dans l’histoire de l’Afrique. L’intérêt qu’il porte au roman, dès lors, est un intérêt d’ordre cognitif.

Cet intérêt se manifeste par une curiosité intellectuelle, car le lecteur voudra lire le restant du roman pour y découvrir les faits, la véritable histoire, et par conséquent la véritable interprétation de l’histoire africaine. Bref, il part, dans la lecture, à la recherche de la vérité.

Puisque la thèse est explicitement une prise de position contestable, le lecteur, pour l’accepter ou la rejeter, est obligé d’aller jusqu’à la fin du récit. Pour ce faire, sa curiosité prend une autre forme : le désir de suivre de très près l’enchaînement de cause à effet pour y relever la moindre faille. Or, la prise de position est une remise en question de certaines valeurs du passé sur lesquelles se base de nos jours encore « la politique des notables en maintes républiques » (p. 14). C’est donc aussi un aveu de non-conformisme, et ce non-conformisme sera manifeste d’un bout à l’autre du récit [6]. C’est au terme de la lecture que le lecteur aura sur quoi réfléchir car la question fondamentale – celle de l’authenticité du passé – reste sans réponse [7].

La curiosité éveillée chez le lecteur du Devoir de violence touche à la véracité d’un ensemble culturel plutôt qu’aux personnages du récit. Cependant, il arrive qu’un auteur, dès le début de son œuvre, oriente notre intérêt vers un personnage ou vers des personnages. C’est le cas dans Remember Ruben.

L’auteur de Remember Ruben tire parti d’un procédé qui, pour emprunter les propos de Genette, « est devenu un topos de début romanesque ». Il s’agit de l’introït énigmatique. Par ce procédé l’auteur pose, au départ, une énigme qui sera déchiffrée à un stade ultérieur du récit :

C’est trop peu dire qu’on ne saurait imputer à Mor-Zamba l’origine de ce qui nous exaspéra d’abord si longtemps. En vérité, Mor-Zamba ne nous demandait rien : Mor-Zamba passait son chemin. [8]

Le lecteur se pose alors des questions : Qui est Mor-Zamba ? Serait-il un voyageur perdu ? De quelle communauté s’agit-il quand on dit « nous » ? Il faudra continuer de lire.

La réponse, hélas ! ne vient pas :

Il y a eu une époque, peu après la disparition d’Abna, où pour échapper au remords, et comme si la vérité des événements s’était recroquevillée dans le recoin ténébreux de notre mémoire, la diatribe nous mettait dans la jubilation (…) Alors, nous prenions la parole tour à tour, pour retracer tout le bien que nous lui avions fait, combien nos intentions étaient loyales, sincère notre désir de bien agir en toute circonstance, admirable notre sens inné de l’hospitalité exquise (p. 9).

D’emblée, le lecteur se rend compte que le récit commence in ultimas res ; [9] qu’il s’agit d’un recueil de souvenirs, d’une récapitulation des événements dont la portée couvre une vaste période de temps. En plus, le lecteur aimerait en savoir plus long sur Abena (un personnage qui aurait disparu), et sur Van de Rietter, ce « modèle de l’étranger droit » (p. 9).

Le lecteur porte certes un intérêt d’ordre cognitif, dans la mesure où il s’engage à trouver la vérité cachée derrière les événements. L’auteur avive de part cet intérêt. Sous prétexte de mettre les cartes sur table, il donne au récit deux débuts possibles. Ces débuts sont cependant ponctués d’affirmations aptes à orienter le lecteur. C’est ainsi que nous relevons comme premier point de départ :

Il y a eu une époque (…) où (…) la diatribe nous mettait dans la jubilation… (p. 9-10).

Ayant appris la mésentente entre les gens d’Ekoumdoum sur l’arrivée de Mor-Zamba, le lecteur, désorienté par les arguments d’Engamba, se voit soudain muni de quoi juger la communauté d’Ekoumdoum :

C’est nous qui avons contraint l’enfant errant à accepter notre hospitalité : nous qui l’avons forcé à faire étape, puis à séjourner et finalement à se fixer parmi nous (p. 10).

Cette étape est enfin franchie au bout de deux pages. Là, un deuxième point de départ se présente :

Combien de fois, depuis, n’avons-nous pas tenté, chacun de son côté ou tous ensemble, de ressusciter cet instant où l’enfant errant se présenta à nous pour la première fois, de reconstituer ses gestes… (p. 12).

Le flot de souvenirs se précise vite pour faire place au véritable début du récit en ces termes :

Voici ce que nous retrouvons avec certitude… (p. 13).

A partir de là, les suivantes organisent les souvenirs autour du personnage, Mor-Zamba. C’est ainsi qu’un engagement émotionnel s’ajoute à la curiosité intellectuelle du lecteur. L’auteur, onze pages durant, joue sur nos émotions. Ici, il fait allusion à la façon vorace dont l’enfant mange ; là il décrit l’enfant comme « obstinément silencieux ». Ailleurs encore il nous révèle les suppositions quelque peu bizarres que formulent les hôtes de Mor-Zamba, dont celle-ci :

Ce petit a peut-être été abandonné à peine né : pour ainsi dire, il n’a jamais eu de mère, ni connu de tendresse. Il a pu pousser à l’abandon comme un petit animal (p. 18).

Grâce à des raisonnements semblables, le lecteur se fait prendre. Il formule tacitement des soucis à l’égard de Mor-Zamba et de son devenir dans Ekoumboum. Car, tout compte fait, l’ensemble du début du roman ne révèle presque rien sur Mor-Zamba. On le perçoit plutôt comme un animal nouvellement installé dans un jardin zoologique. On le voit « dévisagé, épié, touché, subordonné, examiné, écouté, interrogé, houspillé, cajolé, amadoué comme personne peut-être jamais ne l’a été » (p. 20).

En tant que lecteur dont la curiosité est piquée dès ce début, nous irons jusqu’à la fin du récit avant de nous satisfaire. L’auteur soutient notre attention grâce à une figure du discours, celle de la chronique de tout un peuple, cette chronique étant indissociablement liée aux pérégrinations de Mor-Zamba.

  1. b) Exposition

Dans le genre théâtral, l’exposition constitue la partie initiale de l’œuvre ; l’auteur y présente aux spectateurs les circonstances, les faits essentiels et les personnages. Présentée souvent sous forme de prologue, cette exposition se retrouve dans le roman ; mais elle s’est vit transformée en un aspect conventionnel, aspect que le lecteur cherche à rétablir pour suivre le dévidement de l’histoire. Selon Tomachevski, l’exposition c’est « le récit des circonstances qui déterminent l’état initial des personnages et de leurs rapports » [10].

Les romanciers africains n’ignorent certainement pas cette forme conventionnelle du début romanesque. Ils exploitent plutôt l’effet rhétorique des écarts de la norme.

Le début du Récit du Cirque…, par exemple, s’étend sur deux pages que nous pouvons appeler le prologue. Dès la première phrase, cependant, le lecteur s’aperçoit qu’il s’agit d’un début in medias res : …, ainsi quand débute, à cet instant, le Récit du Cirque de la Vallée des Morts, nous entrons comme des intrus dans un nouveau théâtre qui donne son premier spectacle. La représentation a déjà commencé. [11]

Ce récit introductif s’avère, par la suite, une exposition scénique qui ne s’accorde pas à la définition du terme « exposition », telle qu’établie par Tomachevski.

Cette exposition comporte trois parties essentielles que voici :

1) Elle donne un aperçu de la situation dans la salle de spectacles :

En fait, pour empêcher les derniers venus de perturber le déroulement de l’action, les spectateurs retardataires ont été parqués (…) dans une grande salle des pas perdus. A présent, le public attend impatiemment (…) la suite de la représentation (p. 10).

L’impatience du public se traduit bientôt par des protestations, et quelques trapézistes « pour amadouer les spectateurs, (..,) jouent avec leur vie » (p.11). Et peu avant la disparition spectaculaire du dernier trapéziste, « quelques spectateurs se lèvent et quittent la salle pendant que s’éteignent les dernières lumières » (p. 11).

Cette partie constitue une préparation faisant appel à une disposition mentale chez le lecteur, disposition apte à lui permettre de supporter les horreurs qu’avance le récit. Continuer à lire, c’est s’identifier aux spectateurs du cirque ; rejeter le livre, c’est s’identifier aux spectateurs qui, écœurés, quittent la salle avant le début du spectacle.

2) La deuxième partie fait état de la genèse du spectacle et du récit :

Il faut avouer que personne n’a vu, ni écouté la seconde partie du spectacle que nous allons voir. On raconte (…) que comédiens, décorateurs, régisseurs, metteurs en scène et tous les autres membres de la troupe ont travaillé pendant des mois à cette deuxième partie de la soirée (…) Rien n’a (…) filtré de la clef de cette seconde époque (p. 10).

Pour le lecteur, cela annonce un spectacle ou un récit qui se montre déjà singulier et qui renferme un secret à découvrir. La curiosité que le spectacle suscite se traduit par les « murmures » dans la salle.

3) En dernier lieu, l’exposition donne une note biographique sur l’auteur :

Quant à l’auteur, on affirme que l’un de ses pseudonymes est Saibel-Ti et qu’il a écrit trois versions différentes de la seconde partie… Il y tient un rôle (p. 10-11).

D’entrée de jeu, donc, le lecteur se voit non seulement transformé en spectateur, mais aussi jeté en plein milieu du récit dont l’exposition réelle ne vient que tardivement [12]. C’est en cherchant à rétablir l’enchaînement de cause à effet que le lecteur se rend compte que l’exposition tardive fait partie de l’architecture même de l’histoire : une présentation raisonnée dont le but est de combattre l’indifférence. De ce point de vue, le lecteur ne peut rester indifférent, ni à la forme du récit ni à la logique des événements.

L’exposition retardée que nécessite un début ex abrupto perturbe toujours la suite chronologique des événements. Elle a donc pour effet de piquer la curiosité du lecteur. C’est ce type d’ouverture que les romanciers exploitent le plus, et chacun à sa façon.

Dans Xala, le lecteur, dès le départ, est lancé dans une réunion d’hommes d’affaires. La position initiale du festin permet à l’auteur de donner au lecteur un aperçu général et historique de ces Sénégalais qui se disent « Hommes d’Affaires ». Le lecteur, à peine renseigné sur la nomination du sénégalais comme Président de la Chambre de Commerce, apprend vite que « l’acte de ce jour aurait toute sa portée dans les jours à venir [13].

Cette phrase annonce, en quelque sorte, des événements ultérieurs en rapport direct avec celui qui a nécessité la fête. Le lecteur les anticipe, et son attente s’intensifie lorsque le Président déclare :

Notre responsabilité est grande. Très grande ! Nous devons nous montrer à la hauteur de la confiance de notre gouvernement (p. 9).

Cette déclaration a force de loi, et on s’attend à la transgression de cette loi ou à une attitude conformiste de la part des personnages concernés.

Le lecteur, ainsi préparé, est en mesure d’apprécier la conduite des hommes d’affaires. L’occasion s’offre peu après, car le festin sera couronné par le mariage d’El Hadji Abdou Kader Bèye, membre du « Groupement des Hommes d’Affaires ». Donc, il y a passage du général au particulier ; et le lecteur reconnaît en El Hadji un exemplum. Sa déchéance est l’épée de Damocles qui menace les membres du groupement.

Ici, Ousmane Sembène incorpore son projet idéologique dans le procédé du début in medias res. Il profite de la présentation tardive de l’exposition pour bien délimiter et isoler son point de mire : une petite bourgeoisie naissante en Afrique d’après les Indépendances.

La critique a souvent insisté – un peu trop d’ailleurs – sur l’importance de la mort comme motif initial et constructif dans Les soleils des Indépendances. Aussi perspicace que soient les interprétations, elles semblent fermer les yeux sur la composition même du début de ce roman. Nous y voyons plutôt une variante du début in medias res astucieusement réalisée dans le but de captiver l’attention du lecteur et de le persuader du bien-fondé des affirmations qui caractérisent la narration.

Le début du récit nous introduit au septième jour de la mort de Kone Ibrahima dans la capitale. Le récit s’interrompt. Chose curieuse, ce qui vient après (à partir de « comme tout Malinke… » jusqu’à « grandes familles Malinke de la capitale ») constitue un tout autonome qui n’ajoute rien au récit principal. Ce récit second nous réintroduit au premier jour de la mort de Koné Ibrahima, dépasse le septième jour pour atteindre les funérailles du quarantième jour. Ce qui importe surtout, c’est le caractère fabuleux de ce qui s’y trouve raconté : l’ombre du Malinke mort se relève et parcourt des distances pour annoncer sa mort ! Et encore, si le défunt était de caste forgeron, un acte prodigieux se serait produit :

Un ancien de la caste serait descendu du pays avec une petite canne, il aurait tapé le corps avec la canne, l’ombre aurait réintégré les restes, le défunt se serait levé. On aurait remis la canne au défunt qui aurait emboîté le pas à l’ancien, et ensemble ils auraient marché des jours et des nuits (…) jusqu’au village où le vieux forgeron aurait repris la canne et aurait tapé une deuxième fois. Restes et ombre se seraient à nouveau séparés (…) [14].

Le caractère merveilleux de ce récit a force de persuasion. Il faut y croire pour apprécier le mode de vie des Malinkés tel que représenté dans le roman. Pour le romancier ce conte merveilleux aide à établir son autorité indiscutable sur le récit qu’il raconte. C’est d’ailleurs une technique chère au narrateur de la tradition orale. Celui-ci, témoigne Eno Belinga, « pour donner à sa parole plus de force et plus de vie, se sert bien volontiers d’un mythe, d’une fable ou d’un conte [15] ».

Ahmadou Kourouma ne réduit en rien la valeur explicative du récit merveilleux. Puisque l’ombre du défunt est toujours présent aux funérailles, les offrandes et sacrifices abondent, et certains Malinkés profitent de la redistribution qui s’ensuit.

Sûr d’avoir ainsi posé les fondements de son raisonnement, l’auteur entame une étape transitoire :

Comme toute cérémonie funéraire rapporte, on comprend que les griots Malinké, les vieux Malinkés (…) « travaillent » tous dans les obsèques et les funérailles (…). On les dénomme entre Malinkés, et très méchamment, « les vautours » [16].

D’emblée, l’auteur se prononce avec emphase :

Fama Doubouya ! Vrai Doubouya, père Doumbouya, mère Doumbouya, dernier et légitime descendant des princes Doumbouya du Horodougou, totem panthère, était un « vautour » (p. 11).

On comprend pourquoi il fallait un début quasi-merveilleux pour arriver enfin à l’objet du récit. On ne conçoit pas facilement un prince déchu. Par la technique adoptée, le romancier rend la déchéance de Fama plus captivante. Lorsque le romancier reprend le récit premier, là ou il l’avait suspendu [17], le lecteur cherche à en savoir plus long sur le personnage princier.

  1. c) Innovation

Un aspect qui a servi de cible à la critique des années cinquante, c’est le conventionnalisme qui marque la littérature romanesque africaine de l’époque. On reprochait aux romanciers d’être restés trop longtemps collés à la forme romanesque déjà pratiquée par leurs homologues occidentaux. Les écrivains africains eux-mêmes ont fini par avouer « la nécessité de dépasser les structures littéraires fixes, telles qu’elles résultent de l’histoire de l’Occident » [18]. Depuis cet aveu de 1959, quelques écrivains sont arrivés à inventer et à exploiter de nouvelles structures qui dépassent les anciennes. On aura remarqué l’originalité formelle du Récit du Cirque… Y. V. Mudimbe, cependant, dans Le bel immonde, adopte une forme originale. Dès que le lecteur aborde ce roman, il se rend compte que l’action est déjà engagée :

Elle attend. Comme chaque soir. Les yeux mi-clos, elle sourit, la main droite caressant paresseusement son châle de soie. Elle espère toujours, cherche son seigneur, visiblement exaltée et lassée à la fois par cette musique envahissante qui l’englue dans une débauche de fumée de cigarettes et de relents d’alcool. Elle aurait aimé danser ; s’accrocher à Stefan George, se convaincre du mystère de son propre cœur (…) [19].

L’auteur, cependant, profite de ce topos du début romanesque – le début in medias res – pour entraîner le lecteur. C’est effectivement un début qui n’est pas dans la norme. Il y a tout d’abord l’ambiguïté créée par l’anonymat des personnages.Le lecteur ne fait leur connaissance que par l’intermédiaire des pronoms, Elle et Il. A la troisième page, un autre pronom surgit : Tu. Le lecteur, surpris par cette forme de narration se demande à l’instar du critique, si « le romancier s’amuse avec le « je » le « tu » le « vous » le « il » [20].

Un autre élément vient renchérir la singularité de l’œuvre. L’auteur a su incorporer un poème de Stefan George dans ce début du récit. Ce poème représente l’air joué par l’orchestre et sur lequel dansent les habitués de la boîte de nuit. Mais il annonce et évoque des thèmes d’un rêve d’amour platonicien. C’est comme si elle accepte de se méfier des « dignitaires » évoqués dans la première strophe du poème :

Ne les prends point au glaive, au trône ! De tout grade, les dignitaires ont tous l’œil vulgaire et charnel. Le même œil de bête à l’affût… [21].

Ce mélange de genres – poésie et roman – a fait ses preuves dans la littérature traditionnelle orale. C’est du point de vue de l’appartenance orale de cette technique que nous voyons dans l’usage qu’en a fait Mudimbe « un regain de force expressive, persuasive » [22]. La technique, cependant, placée au début du récit, vise un effet particulier sur le lecteur. Le poème crée pour celui-ci une « présence idéale » [23] dans la mesure où il introduit le lecteur directement dans le monde fictif de l’histoire. Au terme du poème, le romancier laisse pressentir le coup fatal qui attend l’un ou l’autre des protagonistes.

Tout compte fait, ce début du roman est d’une qualité nouvelle, et le lecteur s’acharnera à découvrir la suite. C’est un début prometteur qui pique par ce fait même la curiosité esthétique du lecteur [24]. Cette curiosité n’obscurcit pas l’appel à un regard critique et objectif de soi lancé par l’œuvre entière. Elle le fait valoir, car, par les procédés mis en œuvre, le romancier innove sur un sujet banal : une histoire d’amour mettant en vedette une prostituée et un homme politique.

Quel que soit le roman – du moins ceux qui constituent le corpus de cette étude – un nombre de procédés permettent à l’auteur de séduire le lecteur.

Il faudrait préciser que le fait de privilégier un procédé particulier n’exclut pas forcément la présence des autres dans le début du même roman. Il arrive que l’attention du lecteur soit attirée par l’effet simultané d’une exposition retardée, d’un début innovateur et d’un aspect qui éveille la curiosité intellectuelle du lecteur. Quelle que soit la forme que prend le début du roman, c’est, en fin de compte, un appel au lecteur de se débarrasser de ses propres préjugés et d’adopter ceux que lui propose le romancier. C’est souvent en touchant les valeurs que chérissent les lecteurs que les romanciers captent leur attention. Le lien lecteur-auteur qui s’établit dès lors, prend la forme d’un pacte, un pacte tacite, image modifiée de celui qui relie le narrateur oral à son auditoire.

[1] J. P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, Coll. « Idées », 1948, p. 55.

[2] Guy Menga, Les indiscrétions du vagabond : contes et récits du Congo. Sherbrooke, Naaman, 1974, p. 5, 11.

[3] Jean Marcel, Jacques Ferron malgré lui, Montréal, Editions du Jour, 1970, p. 50.

[4] Yambo Quologuem. Le devoir de violence, Paris, Seuil, 1968, p. 9.

[5] Rappelons que ce sont ces lecteurs qui constituent le public virtuel que les romanciers cherchent à atteindre.

[6] C’est en ces termes que nous traduisons les reproches trop souvent portés contre Yambo Ouologuem par la critique tant africaine qu’occidentale. L’une le condamne pour avoir vu autrement que glorieuse l’Afrique ancestrale et pour avoir incorporé dans son récit des éléments tabou ; description détaillée des scènes d’amour. D’autre part, l’appropriation des bouts entiers des écrits des autres (en guise de contestation de leur droit à la parole proférée ?) reste le point de mire de la critique occidentale.

[7] A ce propos Wole Soyinka résume d’une façon frappante le fond de la question : « The question is implicitly assertive : If « Negro art (and culture, history) found a patent nobility in the folklore of mercantile intellectualism », what constituted the authentic nobility of Negro art ? » Myth, Litterature and the African World, Cambridge university Press, 1976, p. 100.

[8] Mongo Beti. Remember Ruben ; Paris, U.G.E., 1974, p. 9.

[9] « La sustentation consiste à tenir longtemps le lecteur ou l’auditeur en suspens, et à le surprendre ensuite par quelque chose qu’il était loin d’attendre. Non seulement elle est très propre à piquer la curiosité, et à réveiller, à soutenir l’attention, mais (…) elle fait du trait final comme un foyer commun où se réunissent les rayons de lumière qui partent de tous les objets précédents ». Pierre Fontanier. Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 417.

[10] B. Tomachevski. « Thématique », in Théorie de la littérature. Texte des Formalistes russes, traduits par T. Todorov. Paris, Seuil, 1965. p. 274.

[11] M. A. Famtouré, Le récit du cirque… Paris, Buchet/Chastel. 1975, p. 10.

[12] En effet, le récit qui révèle la situation initiale des protagonistes ainsi que les circonstances de l’action se trouve aux pages 73-76.

[13] Ousmane Sembène. Xala ; Paris, Présence Africaine, 1973, p. 8.

[14] A. Kourouma. Les soleils des Indépendances ; Montréal, Les presses de l’Université de Montréal, 1968, p. 10.

 

[15] Eno Belinga. Littérature et musique populaire en Afrique noire ; Editions Cujas, 1965, p.12.

[16] Les soleils des Indépendances, p. 10-11.

[17] Le récit reprend, toujours in medias res, avec les mots : « Aux funérailles du septième jour de feu Koné Ibrahima… ». C’est par la suite que le lecteur reconstitue la situation initiale des protagonistes.

[18] « Résolution concernant la littérature ». 2e Congrès international des écrivains et artistes noirs à Rome en 1959 ; Présence Africaine, N° 24-25, février-mai 1959, p. 388.

[19] V. Y. Mudimbe. Le bel immonde ; Paris, Présence Africaine, 1976, p. 17.

[20] Ashem Tem Kewate. « Le bel immonde, » par Y. V. Mudimbe Présence Africaine, N° 107, 3e trimestre, 1978, p. 251.

[21] Le bel immonde, p. 17.

[22] Eno Belinga. Op. Cit., p. 22.

[23] Il s’agit ici d’un terme avancé par un esthéticien allemand, savoir que « the primary task of the novelist is to achieve ideale Gogenwart, that is to say that the artist should transpose the reader entirely into the world of the work of art, even if this leads to the mixture of supposedly segregated genres ». Voir Herman, F. Weiss. « The reader as Spectator », Neophilologus, Vol. LVIII, N° 4, October 1974, p. 352.

[24] Dans son livre The Thetoric of Fiction, Wayne Booth parle de « Promised qualitities ». Il fait remarquer la portée rhétorique de ces qualités en ces termes : « (…) each work promises in its early pages a further provision of distinctive qualities exhibited in those pages. Whather the quality is a peculiar stylistic or symbolic brilliance, an original kind of wit, or unique sublimity, irony, ambiguity, illusion of reality, profondity, or convincing character portrayal, there is an implied promise of more to come ».

The Rhetoric of Fiction, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1968,p.128.