Philosophie, sociologie, anthropologie

POURQUOI ET COMMENT L’AFRIQUE DOIT S’UNIR ?

Ethiopiques n°89.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2012

« L’Afrique est le mal-aimé des continents. L’effort de construction nationale ne viendra jamais que des Africains et des Africaines eux-mêmes. Notre salut est dans la solidarité panafricaine pour la Renaissance Africaine » (Théophile OBENGA, 2010:56).

La Renaissance Africaine que nous ne cessons d’appeler de tous nos vœux ne devrait être ni un vœu pieu, ni une coquille vide. C’est un objectif noble, pertinent, voire nécessaire dans la période historique que nous sommes en train de vivre. N’a-t-on pas dit quelque part que « l’homme africain n’est pas suffisamment entré dans l’Histoire » ? Faut-il infirmer ou confirmer cette assertion ? Kwame Nkrumah, Cheikh Anta Diop, Nelson Mandela, et plus près de nous Thabo Mbeki, et d’autres encore n’ont-ils pas appelé à un sursaut de « régénération africaine » ? Il en est de même pour Joseph Ki Zerbo et les divers chercheurs et militants de la cause panafricaine qui posent nécessairement comme préalable la Renaissance Africaine.

Mais l’instantané photographique du moment, de la situation générale de l’Afrique milite-t-il en faveur de ce noble idéal ?

Il est vrai qu’il peut paraître redondant, lassant même, voire inutile de continuer encore à disserter sur la nécessité pour les Africains de prendre – enfin – à bras le corps leur propre destin, à l’instar de toutes les nations du monde. Mais il faut bien sacrifier à la tradition et donner son point de vue sur la question, si modeste soit-il ? En tout état de cause, notre conscience nous permettrait-elle de faillir à notre devoir ? 1. LE CONTEXTE

Les nouvelles générations scrutent l’horizon et observent, avec anxiété, les actes posés quotidiennement par leurs ascendants qui sont aujourd’hui aux commandes des nations africaines. De quoi demain sera-t-il fait pour ces générations si l’Afrique ne sort pas de l’ornière actuelle ?

Aujourd’hui ce qui est le plus patent c’est l’Afrique de l’arriération économique (-2% des échanges mondiaux), de la faiblesse scientifique (moins de 1% de la science mondiale [2] ; des meurtrissures diverses (VIH/Sida, paludisme chronique et endémique, ravages du choléra, guerres, conflits ethno-tribaux, analphabétisme et ignorance, pauvreté endémique [3], etc.) ; du néocolonialisme et de la domination politique par l’Occident ; de la balkanisation ; de l’incapacité à s’unir, s’intégrer, fédérer les forces et les ressources, parler d’une seule voix ; des incohérences frontalières héritées de la colonisation (aux plans géographique, socioculturel, voire économique) ; de la mal gouvernance (dictatures, monarchies qui ne disent pas leur nom, tripatouillages constitutionnels pour rester au pouvoir ou installer qui on veut – sa progéniture de préférence), etc.

Pourtant, une Afrique aux énormes potentialités (ressources humaines, ressources naturelles sus-terraines et sous-terraines) ; une Afrique convoitée, hypocritement adulée, aux perspectives de croissance avérées ; une Afrique qui pourrait avoir ses chances en ce 21e siècle en somme !

Il s’y ajoute que depuis la Charte de Kurukan Fuga (XIIIe s.), en passant par de grands royaumes sinon des empires bien structurés, l’Afrique fondamentalement a toujours incarné quelque part, dans ses veines, le sens du partage, de la « démocratie », du communautarisme.

Alors se posent, in limine litis, comme diraient les juristes, deux questions fondamentales : pourquoi cela ne va-t-il pas ? Et quelles voies pour un sursaut, une renaissance, une reprise en main constructive de notre destin ?

Dans cette étude, sans être spécialiste d’économie politique ou de géopolitique mondiale, nous allons tenter de nous acquitter d’un devoir de citoyen africain et d’apporter notre modeste contribution aux réponses possibles à cette question cruciale de la Renaissance Africaine. Nous voulons montrer qu’il ne peut y avoir de renaissance de l’Afrique sans intégration socioculturelle participative des peuples et des populations – les acteurs à la base, sans renaissance culturelle et linguistique, gage de l’implication éclairée de tous les enfants de l’Afrique pour participer consciemment à la gestion de la cité, seule garantie d’une gouvernance démocratique. Et nous proposons quelques pistes dans ce sens.

  1. ANALYSE

La littérature traitant de l’intégration et/ou de la renaissance africaine se focalise généralement sur deux aspects : le volet économique (pour les justifications) et le volet politico-institutionnel (pour les décisions). C’est là sans doute des points nécessaires, mais à mon avis insuffisants. Pour ma part, je me limiterai, au vu du cadre limité de cette étude, à deux aspects et à un seul cas à titre d’illustration : je veux parler de l’intégration socioculturelle (populations, acteurs à la base, société civile, etc..) et linguistique, au niveau sous-régional dans un premier temps. Je ne pense pas que l’unité continentale africaine (les Etats Unis d’Afrique) puisse se réaliser sous un angle strictement géographique – continental, d’un seul tenant, comme d’une baguette magique. Toute l’histoire des grands agrégats sociopolitiques mondiaux nous enseigne le contraire (Etats-Unis, ALENA, ASEAN, Union Européenne, etc.).

Il faut souligner fortement, avant tout, que si l’économique est mondial et global, le social (peuples et populations) et le culturel (valeurs de civilisation et de culture : symboles, rites, croyances, représentations, langues [4] singulièrement) sont restés encore africains dans une très large mesure, malgré quelque cinq cents ans de colonisation et d’efforts soutenus d’aliénation. Et c’est sans doute là qu’il faut trouver le terreau d’où faire germer et émerger la Renaissance Africaine, le levier principal sur lequel il faut appuyer pour que l’Afrique redevienne elle-même.

Notre idée est donc que, devant les lenteurs, les obstacles divers et/ou le manque d’engagement et de motivations qui caractérisent aujourd’hui le politique et l’institutionnel (au sommet), il faut procéder à une véritable révolution socioculturelle fondamentale (à partir des acteurs à la base : populations, peuples, sociétés civiles, etc.) pour booster l’éveil de l’Afrique afin de reprendre en main son destin et son histoire.

Les principaux acteurs de cette « révolution » pacifique devraient être, disons-nous, les acteurs à la base. Aujourd’hui, même des institutions comme la CEDEAO déclarent vouloir passer de la CEDEAO des gouvernements à celle des peuples. C’est là une bonne direction qui cadre bien avec notre vision théorique dans cette communication.

Il faut absolument que les peuples soient sensibilisés, informés, impliqués comme acteurs (à travers leurs structures organisationnelles et réticulaires propres) dans le processus de construction de l’unité et de l’intégration africaines. Passer d’une simple démocratie représentative à une démocratie participative et inclusive.

Or, au regard de ce que nous observons actuellement dans la vie des populations africaines – nous nous circonscrivons exclusivement à l’Afrique de l’Ouest pour des raisons de place et aux fins d’ « échantillonnage » – on observe deux réalités presque contradictoires : a) d’une part ces populations, dans l’informel, organisent et vivent leurs activités économiques [5] librement et avec beaucoup de réussite ; b) d’autre part, ces mêmes populations, malgré la soi-disant « libre circulation des personnes et des biens », rencontrent parfois les plus grandes difficultés du monde au niveau des frontières entre les pays (tracasseries douanières, arnaques policières, sans parler des tracasseries liées aux visas entre Etats africains, des inconvertibilités monétaires – CFA ouest-africaine et CFA de l’Afrique centrale, etc.) [6].

Si l’on ajoute à cela les « faux clivages » entre anglophones, francophones, lusophones, etc. entre populations parlant les mêmes langues, ayant les mêmes cultures, la même histoire, le paradoxe prend une dimension quasi surréelle.

Ainsi les deux facteurs circulation et iconographie [7] dont Georges Prevelakis dit qu’ils « sont en concurrence, mais aussi en collaboration pour donner au monde sa forme politique » [8] jouent aussi dans le cadre de la construction africaine. Il y a de plus en plus un enracinement iconographique dans les micros-nations africaines, si ce n’est dans les entités ethno-tribales et/ou communautaires.

Par ailleurs, là où les populations – et les peuples – devaient être solidaires et se sentir concernés par le même sort et le même avenir (celui de toute l’Afrique, sous-développée, pauvre, impuissante et meurtrie), on assiste parfois à des tendances « nationalistes » presque sectaires, sinon ouvertement ethnicistes, comme le dirait le Pr K. K. Prah (Prah, 2006), habilement exploités parfois par les politiques. Ce renforcement du sentiment « nationaliste » dans le cadre des frontières-carcans, artificielles, que ces mêmes populations n’ont pas du tout contribué à tracer, constitue quelque part un facteur bloquant par rapport à la nécessaire unité-solidarité africaine et qui risque de se cristalliser.

Ainsi donc, plus on tarde dans la construction de l’intégration africaine, plus ces facteurs centrifuges auront des chances de s’ancrer dans les mentalités, et renforcer leur force de nuisance.

Or donc, ce qu’il faut faire d’abord et avant tout, c’est de « déverrouiller » les esprits et les mentalités pour que les Africains se sentent d’abord africains avant de se sentir sénégalais, maliens, botswanais, etc. ou encore fulbés, zulu, bambaras, hutu, etc. C’est une condition essentielle pour une bonne intégration sociale au sens où l’entend Achim Hurrelmann :

« I define social integration as the state or process of inclusion of individual human beings into a society. Two basic mechanisms can be distinguished by which this inclusion might be brought about. The first is the co-ordination of action via formal or informal, short-term or long-term rules that regulate the interactions between social actors. .. In contrast, the second mechanism, the cohesion of beliefs, refers not to inclusion mediated by rules of interaction, but by people’s knowledge, convictions and word views, the values that they hold and the symbols that are meaningful to them » [9].

Cette intégration sociale doit se faire à partir des valeurs culturelles partagées (échanges constants et permanents, dans le respect de la diversité culturelle), les langues, les échanges (infrastructures routières, ferroviaires, maritimes, aéroportuaires, etc.), les structures réticulaires (réseaux de syndicats, d’organisations de la société civile, etc.), l’éducation, en plus des structures et autres accords existants (CEDEAO, UEMOA, OHADA, Traités d’harmonisation douanière, etc.).

Toutes ces forces devraient constituer un bloc synergique exerçant, par l’action et le lobbying, une pression constante et permanente sur les décideurs politiques dont les préoccupations semblent se situer ailleurs, malgré les pétitions de principe et autres déclarations. Tout le monde reconnaît qu’en Afrique aujourd’hui il y a un véritable déficit en matière de bonne gouvernance, de démocratie, etc. En fait nous avons affaire à un problème global et multidimensionnel (politique, économique, culturel). En conclusion d’un de ses ouvrages, l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch dit ceci à ce sujet :

« Il est probable que l’Afrique noire ne pourra dévier de la « fatalité » du sous-développement sans opérer une révolution radicale de ses structures sociales, donc politiques ».

« Tout laisse à penser […] que le pouvoir central, l’autorité administrative, bref l’Etat officiel perd de jour en jour non seulement son efficacité, mais sa crédibilité ; une part croissante des masses africaines se tournent dorénavant vers d’autres formes de fonctionnement du pouvoir, de la société et de l’économie fondées sur des relations de voisinage et de proximité, d’échelles plus limitées, afin d’assurer leur survie : l’essor formidable du secteur dit informel et ses formes organisationnelles spécifiques […] en est le signe le plus tangible » [10].

Effectivement, si l’on observe bien notre époque, on se rend compte que de plus en plus les peuples, à travers leurs instances et mouvements propres, se projettent au-devant de la scène politique, prenant souvent les autorités et les institutions étatiques à défaut [11]. Mais avant de poursuivre nous devons avoir quelques esquisses de définition de ces divers concepts.

D’abord que dire de la notion ou du concept de gouvernance [12] – qui est actuellement très en vogue et la notion de « culture et gouvernance démocratiques » que nous souhaitons pour l’Afrique ? Rappelons au passage que « gouvernance » est avant tout un concept inspiré de l’économie libérale (de marché) s’apparentant ainsi à la notion de « régulation [du marché, s’entend] ». Dès lors sommes-nous fondés, nous Africains, et avons-nous intérêt à faire de ce concept qui est, d’une certaine manière, une espèce d’épée de Damoclès au dessus de nos têtes, une référence, un idéal à atteindre (cf. Conférence de La Baule, avec le fameux discours de François Mitterrand, 1990) [13].

Que dire de la notion de Gouvernance supranationale [14] ?

Et on se pose d’abord des questions :

– y a-t-il une conscience identitaire africaine, par delà les ethnies et les communautés ? Du reste, mis à part la couleur de la peau et le partage d’une histoire douloureuse, peut-on parler d’une iconographie négro-africaine commune ?

– et les frontières, quelle conscience, quels sentiments les populations en ont-elles, géographiquement et mentalement ? Quid de la libre circulation des personnes et des biens ?

– que pensent les peuples d’une gouvernance supranationale (sous-régionale ou continentale) africaine ?

– jusqu’à quel degré le manque d’instruction, d’information et de conscience politique sur la mondialisation et la marche du monde peut-il constituer un blocage ?

– jusqu’à quel degré l’appartenance à une seule communauté ethnolinguistique et culturelle peut-elle être un facteur favorisant ? Jusqu’où va et s’arrête le moule colonial, pour une communauté ethnique donnée (lusophone, anglophone, francophone, par exemple) ?

Ce sont là autant de questions qui surgissent, viennent à l’esprit, dès lors qu’on veut aborder la problématique de la gouvernance africaine, de la démocratie et de l’unité africaine.

Au vu de ce qui semble bien être des blocages ou un manque d’engagement et de volonté politique des Etats pour aller dans le sens de l’unité africaine, il est légitime d’imaginer que les peuples africains puissent faire un lobbying dans le sens de la mise en place ne serait-ce que d’un embryon d’Etat fédéral sous-régional (nous pensons par exemple à une construction initiale qui engloberait, dans un premier temps, des pays comme le Sénégal, le Mali, la Mauritanie, la Guinée Conakry, la Guinée Bissau, la Gambie, le Niger, le Burkina Faso et le Tchad).

Cheikh Anta Diop disait déjà, en 1960 :

« Pour éviter [le] sort [de la balkanisation ou de la sud-américanisation] à l’Afrique Noire, l’idée de fédération doit refléter chez nous tous, et chez les responsables politiques en particulier, un souci de survie (par le moyen d’une organisation politique et économique efficace à réaliser dans les meilleurs délais), au lieu de n’être qu’une expression démagogique dilatoire répétée sans conviction [15] du bout des lèvres… Rien que l’Afrique Occidentale fédérée possède un potentiel économique supérieur à celui de la France et de l’Angleterre réunies… » [16].

Et ce qui est intéressant ici, c’est ce « chez nous [les peuples] » qui devrait être le préalable, la base du processus de l’unité africaine. Une pleine conscience et une adhésion volontaire des peuples africains à cette idée demeurent incontournables pour se mettre sur la voie du succès.

Il s’agirait, dans ce schéma, de penser à un « gommage » symbolique des frontières coloniales qui séparent ces pays – une modification pacifique des frontières donc [17], pour retracer, en accord avec les peuples concernés, les nouvelles frontières d’un Etat fédéral africain. En fait que vaut aujourd’hui, du reste, le principe sacré de « l’intangibilité des frontières » héritées de la colonisation prôné par l’OUA/UA [18] ?

Ceci devant conduire (outre ce que Cheikh Anta Diop et Kwame Nkrumah ont déjà indiqué dans leurs deux ouvrages historiques cités en références bibliographiques) progressivement à une intégration politique et douanière, un partage des ressources et des projets de développement (grands travaux, chemins de fer, infrastructures, barrages, autoroutes, etc.) [19]. Il y aurait donc la création d’un Etat fédéral sous-régional d’abord, puis un élargissement par « vocation contagieuse » comme le disent Robert Frank et Rosalind Greenstein à propos de la construction européenne [20]. En effet, l’Afrique devrait pouvoir quand même s’inspirer de toute l’expérience mondiale qui se déroule sous nos yeux, celle de la construction de l’Union Européenne, notamment, malgré tous les problèmes inhérents à ce processus européen. Quelles leçons l’Afrique pourrait-elle tirer de l’expérience européenne du traité de Maastricht ? Avec quelles réformes institutionnelles ? Quelles stratégies, quelles souplesses pour y parvenir ? Telles sont les questions stratégiques et méthodologiques que l’on doit se poser de prime abord, à ce sujet.

Point n’est besoin d’insister sur le caractère rigoureusement pertinent et nécessaire de l’unité africaine – des Etats Unis d’Afrique même ! – pour sortir l’Afrique de l’ornière néocoloniale et de l’arriération socio-économique, afin qu’elle entre de plein pied dans le concert du monde émergent. Mais encore une fois, il faut inverser la démarche : au lieu de commencer par la recherche d’accords politiques préalables des élites qui gouvernent, il faut commencer par une espèce d’osmose socioculturelle et économique des peuples, à la base, pour faire pression sur cette-même élite. Comme le souligne Muriel Rambour, à propos de l’Europe,

« … les Etats ne maîtrisent pas à eux seuls le processus de construction européenne [on pourrait dire africaine] ; ils s’inscrivent dans un environnement institutionnel faisant en sorte que le système n’est pas seulement régi par l’intergouvernemental comme il n’est pas totalement le champ d’une gouvernance supranationale, porté par la recherche d’un équilibre entre les impulsions communautaires [on dirait ethno-communautaires, pour le cas de l’Afrique] et des compromis intergouvernementaux qui paraissent inévitables » [21].

  1. LES VOIES DE LA RENAISSANCE ?

Tirant les conclusions partielles de l’analyse sommaire ci-dessus, nous pouvons nous hasarder à quelques propositions sur la ou les voie(s) de la Renaissance Africaine. D’abord qu’entend-on par ce concept ? Que vise-t-on à travers cette notion ? Pour Joseph Ki-Zerbo, il s’agit fondamentalement et avant tout de « réactiver les bases précoloniales pour repenser l’Etat, et l’envisager sur un modèle fédéral… » [22]. Interrogé récemment par un journal de la place, un ministre sénégalais définit ainsi la démarche (sic) de la Renaissance Africaine :

« La démarche de la Renaissance africaine est un ensemble qui permet de construire l’avenir du continent africain autour de son patrimoine historique, culturel et linguistique et autour d’une unité politique et économique indépendante. Il s’agit ici de considérer l’immense potentiel du continent africain pour peser sur les enjeux internationaux, et mettre enfin à terre la représentation afro-pessimiste qui trop souvent encore prédomine dans les esprits » [23].

Nous n’ajouterons rien de plus à ce qu’ont dit ces deux personnalités africaines. Cela nous paraît tout à fait aller dans le sens d’une bonne appréhension de nos objectifs quand nous parlons de Renaissance Africaine. Nous avançons seulement deux exemples illustratifs de ce qui pourrait aider à réaliser cette renaissance, pour assurer la démocratie et la bonne gouvernance.

Nous avons déjà insisté sur la nécessaire révolution socioculturelle, partant de la base, des acteurs populaires à travers leurs réseaux, leurs rapports d’échanges, leurs organisations d’action et de lobbying. Au cœur du volet culturel et éducatif se trouverait infailliblement l’intégration linguistique [24].

Nous avons proposé aussi l’idée d’Etat fédéral régional, dans un premier temps, comme cadre d’actualisation de cette Renaissance Africaine, tant au plan culturel et démocratique qu’au niveau économique et politique.

Mais au cœur de la renaissance culturelle doit se trouver, à la base, l’intégration linguistique. Car, peut-on seulement parler honnêtement de « démocratie » et de « bonne gouvernance » avec des peuples analphabètes, donc « ignorants » et mal informés, potentiellement capricieux ou versatiles, ou dont on peut acheter les consciences à des fins politiques et électoralistes ?

L’éducation tant formelle (scolaire) que non formelle (alphabétisation), dispensée avant tout dans les langues africaines et par elles, reste une condition sine qua non de toute renaissance africaine. Et c’est bien ce que prône aussi le Pr Prah, de nos jours (Prah, 2000). [25]

Cheikh Anta Diop a été net sur cette question depuis fort longtemps :

« Mais l’unité linguistique sur la base d’une langue étrangère, sous quelque angle qu’on l’envisage, est un avortement culturel. Elle consacrerait irrémédiablement la mort de la culture nationale authentique, la fin de notre vie spirituelle et intellectuelle profonde, pour nous réduire au rôle d’éternels pasticheurs ayant manqué leur mission historique en ce monde » [26].

Aujourd’hui, avec le déficit éducationnel des populations africaines, tout se passe sans l’avis motivé, sans l’information nécessaire, sans la participation de plus de la moitié au moins des forces vives de chaque nation, confinées qu’elles sont dans l’analphabétisme, l’ignorance, les maladies si ce n’est dans la misère la plus sordide. Elles ne parlent pas la langue officielle de l’ex-colon. Elles n’ont aucune prise sur les enjeux de la mondialisation. Aujourd’hui des pays africains sont restés presque vingt ans sans gouvernement, sans Etat : et la misère et la guerre font rage. D’autres sont scindés, par la force des choses et les contraintes de l’histoire, du racisme, du choc culturel et religieux, de la barbarie génocidaire.

La seule éducation, élitiste, toujours fondée sur les langues étrangères encore – et toujours – officielles dans nos pays n’est donc pas la voie, à long terme. L’Afrique ne peut pas et ne doit pas faire l’économie du recours à l’usage de ses langues dans l’éducation et dans la communication publique et au quotidien de ses populations. Lesquelles d’ailleurs, malgré plus de cinq cents ans de colonisation, ont pu tout de même conserver leurs langues précisément dans cet usage au quotidien.

Notre salut sera dans la gestion rationnelle de notre multilinguisme hiérarchisé, dans le respect strict de la diversité culturelle et linguistique, ou ne sera pas.

La mosaïque ethnoculturelle africaine, loin de constituer un facteur centrifuge, un obstacle à l’unité, demeure, à notre humble avis, une richesse et une harmonie dans notre époque actuelle. Le danger serait de feindre de l’ignorer.

Outre les langues étrangères officielles actuelles (français, anglais, portugais), l’Etat fédéral ouest africain – tel qu’esquissé ci-dessus–, pourrait ériger au rang de langues africaines officielles certaines langues transfrontalières véhiculaires (fulfulde, mandenkan, hausa) ou hautement véhiculaires au niveau national (wolof, Igbo, Yoruba, Zarma, par exemple). L’éducation de base et celle non formelle [27] devra pouvoir se faire dans toutes les langues possibles. C’est seulement à cette condition que la « conscience africaine serait libérée » et son « identité retrouvée ».

Sur le plan socio-économique aussi l’Afrique gagnerait à favoriser les échanges commerciaux informels au niveau régional et sous régional, car il y a des acteurs très dynamiques dans ce domaine, les femmes notamment. A ce titre la promotion de la femme africaine et son éducation peut constituer un puissant facteur d’impulsion du développement économique : tout le monde connaît le poids démographique et le dynamisme des femmes africaines, aussi bien au sein des ménages que dans le commerce informel et autres activités (maraîchage, transformation des produits alimentaires, cosmétiques, etc.).

CONCLUSIONS & PERSPECTIVES

Des institutions comme la CEDEAO, la SADEC, l’UEMOA constituent des embryons de constructions réticulaires, au niveau africain, regroupant plusieurs pays. C’est sans doute un bon début, mais tout laisse penser que ces institutions ne sauraient mettre sur la table la question de la souveraineté des Etats, par rapport à celle des potentiels Etats Unis d’Afrique, par exemple. Laquelle souveraineté reste donc, en l’occurrence, comme un tabou [28].

Par ailleurs des idées nouvelles se font jour [29]. On pense notamment à l’intégration parlementaire et militaire, à l’intégration économique (planification intégrée selon les domaines : agriculture, éducation, élevage, mines, santé, etc. ; exploitation partagée des ressources naturelles, partage de grands projets et programmes de développement infrastructurel, désenclavement, etc. ; harmonisation douanière, monnaie commune, etc. ; à l’intégration socioculturelle – dont nous avons parlée : culture de la paix, de la démocratie représentative et participative, bannissement de l’ethnicisme et du tribalisme ; bannissement du déni linguistique et/ou culturel ; réhabilitation et régénération de toutes les valeurs culturelles et de civilisations (art, chansons, théâtres, téléfilms, etc.) ; à l’actualisation positive de la mosaïque culturelle africaine dans chaque ensemble sous-régional dans un premier temps [30].

Dans ce processus, il s’agira fondamentalement de réconcilier les africains avec eux-mêmes, leur redonner une identité historique et culturelle qui leur soit propre [31].

Kwame Nkrumah, après Cheikh Anta Diop, a prôné jusqu’à sa mort (en 1972) l’unité politique des Etats africains et la création d’un marché commun africain [32]. Sa voix ne semble toujours pas être entendue ! Il est toujours resté convaincu que « L’unité des pays d’Afrique est la condition sine qua non d’un développement complet et rapide, non seulement de la totalité du continent, mais aussi de chaque pays ».

On parle aujourd’hui encore d’intégration du fameux NEPAD comme projet dans l’Union Africaine. Mais qu’en sera-t-il encore ? Un éléphant blanc ?

Tout semble donc bouger encore aujourd’hui – mais sur place. Et notre conviction reste que tant que les peuples et les populations africains ne s’approprient pas, n’intériorisent pas les enjeux réels de l’unité africaine pour leur avenir, ne s’impliquent pas dans le processus, tant que les Africains ne se « regardent pas en face, les yeux dans les yeux » au lieu d’enfourcher le cheval de l’extraversion économique et de vision, l’idée même d’Etats Unis d’Afrique risque de rester un éternel mirage. Et l’Afrique et les Africains ne le méritent pas !

Il s’agira nécessairement d’une implication préalable, consciente et concertée des peuples, selon une démarche réticulaire solidaire (réseaux de syndicats de tous ordres, d’associations de productions et/ou de développement, d’opérateurs économiques, etc.) pour déverrouiller les frontières géographiques et mentales et pousser les décideurs au saut final vers les Etats Unis d’Afrique.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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[1] IFAN Ch. A. Diop, Université Ch. A. Diop de Dakar

[2] Selon Abderrahim DOUMAR, Directeur exécutif du Centre régional africain de Technologie (CRAT), dans le quotidien sénégalais Direct Info n° 144 du 25 mai 2012, p.7 (article d’Idrissa Niassy).

[3] Outre la traite négrière et la colonisation, l’Afrique a connu aussi des fléaux majeurs : sécheresses des années « 1913-1914, 1930-1933, 1972-1974… » (cf. COQUERY-VIDROVITCH, C., 1992). Au plan de la gouvernance aussi, on enregistre beaucoup d’instabilité et de déficit démocratique : quelques 68 coups d’Etat entre 1952 et 2010 ; soit plus d’un putsch par an, en moyenne !

[4] Cf. aussi PRAH, K. K., 1998/2000.

[5] A titre d’exemple, le marché hebdomadaire de Diaobé (Sénégal) est un des plus grands et des plus actifs de l’Afrique de l’Ouest : il réunit, toutes les semaines, des commerçants venant du Sénégal, de la Gambie, de la Guinée Bissau, de la Guinée Conakry, voire du Mali.

[6] Témoignages directs des acteurs.

[7] Définie par l’auteur comme « l’ensemble des symboles auxquels tient une population » (op. cit., p. 54).

[8] PREVELAKIS, Georges, in FRANK, R. & GREENSTEIN, R. (dir.), 2004, Gouvernance et identités en Europe, Paris, Bruylant – Belgique, L.G.D.J., p.54.

[9] HURRELMANN, A., Social integration as a condition of constitutional democracy, in HERMET, G., KAZANCIGIL, A. & PRUD’HOMME, J-F (dir.), 2005, p. 313.

[10] COQUERY-VIDROVITCH, C., Afrique Noire : permanences et ruptures, Paris, L’Harmattan, 2e éd. revue, 1992 [1ère éd. 1985], p. 394-395.

[11] Cf. « Printemps arabes », mouvements de juin 2011 au Sénégal, par exemple.

[12] Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage La gouvernance : un concept et ses applications de HERMET, G., KAZANCIGIL, A. et PRUD’HOMME, J-F (dir.), p. 8 à 10 pour des éléments de définitions.

[13] Cf. www.rfi.fr/actufr/articles/0….

[14] Cf. ouvrage sous la direction de Wilfried LOTH, 2005, pour des éléments de définitions : « … le concept de supranationalité, découvert dans un texte fondateur incontournable : la célèbre déclaration du 9 mai 1950, faite au nom du gouvernement français par Robert Schuman, alors ministre des Affaires étrangères, au salon de l’horloge du quai d’Orsay », p. 1.

[15] C’est nous qui soulignons.

[16] DIOP, C. A, 1960, 1974 : 31-32.

[17] Les frontières intérieures deviendraient tout simplement les frontières d’Etats constitutifs de l’Etat fédéral unique.

[18] Que nous inspire l’exemple du Soudan ? Que dire de la Somalie ?

[19] Si, par exemple, il y avait un ensemble intégré sous-régional impliquant le Sénégal, la Gambie, la Guinée Bissau, entre autres, le conflit casamançais au Sénégal n’aurait sans doute plus sa raison d’être aujourd’hui.

[20] FRANK, R. & GREENSTEIN, R. (éd.), Gouvernance et identités en Europe, p. 1 (Avant-propos).

[21] Cf. FRANK, R. & GREENSTEIN, R. (éd.), p. 307.

[22] KI-ZERBO, J., A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstein, Paris, Poche, 2004.

[23] Journal sénégalais L’Observateur n° 2371 du mercredi 14 août 2011, p. 14. Interview de M. Oumar Sarr, Ministre d’Etat, ministre de l’habitat, de la construction et de l’hydraulique du Sénégal.

[24] Cf. toute la mission et tout le rôle de l’Académie Africaine des Langues (ACALAN-UA) dans ce domaine (www.acalan.org ).

[25] PRAH, K. K., 1998/2000.

[26] DIOP, C. A., 1974 [1960 1ère éd.], Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique Noire, 2e éd. revue & corr., Paris, Présence Africaine, p. 25.

[27] Avec une intégration sous régionale englobant : orthographes unifiées, terminologies scientifiques modernes et matériel didactique harmonisés selon les langues, coédition favorisée et développée, curricula et andragogie harmonisés, pédagogie du bilinguisme partagée et harmonisée, etc.

[28] Pourtant, le Sénégal a déclaré clairement dans sa constitution qu’il est prêt à abandonner une partie de sa souveraineté au profit de l’unité/intégration africaine, à l’instar du Ghana et autre Guinée des années 1960. Mais c’est là un cas d’exception.

[29] Voir références bibliographiques ; voir aussi, par exemple, le Projet de Constitution proposé par des intellectuels africains, dont le Pr Maurice Tadadieu de l’Université de Yaoundé (Cameroun).

[30] Revisiter la Charte Culturelle africaine, et l’adapter.

[31] Aujourd’hui, outre le fait que tous les Africains, les intellectuels notamment, sont positivement « tarés » à cause de la civilisation occidentale, il s’y ajoute que nous ne savons pas qui nous sommes. Il nous faut absolument NOTRE identité à nous, d’africains.

[32] NKRUMAH, Kwame, op. cit., p. 168-176 et 177-201.