Philosophie, sociologie, anthropologie

SENGHOR : DE LA RAISON DISCURSIVE, DE LA RAISON INTUITIVE, « J’AI ATTAQUE DESCARTES AU COUPE-COUPE »

Ethiopiques n°89.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2012

Il sera question, ici, du « fils repenti », de l’Enfant prodigue qui se repent d’« avoir attaqué Descartes au coupe-coupe et soutenu, avec une passion toute barbare, la raison intuitive contre la raison discursive », et « avec cet autre enfant terrible, qui s’appelle Aimé Césaire, exalté la Négritude ». De quoi s’agit-il donc ? Des relations entre Senghor et Descartes sur un point essentiel du cartésianisme qui fut discuté tout au long de l’histoire de la philosophie cartésienne, qui intéressa Spinoza, Leibniz, Malebranche, le Grand Arnauld, pour ne citer que les plus représentatifs. La question porte sur la place du sensible dans la connaissance, dans l’hypothèse du dualisme cartésien, de la distinction de l’âme et du corps, des rapports de l’intelligence et de l’émotion. André Robinet, dans un ouvrage récent sur Descartes, revenant sur le sujet, insiste pour dire qu’il faut faire sortir le cartésianisme du « corsetage dualiste auquel on l’a réduit pour admettre qu’il expose une trilogie épistémique désignatrice de trois substances, deux simples et une composée qui ont nom esprit, corps et union ». Il faut donc trancher : le prétendu dualisme cartésien n’était pas aussi radical qu’on l’a dit. Il faut nuancer. C’est l’idée défendue par les recherches cartésiennes contemporaines. Quel est le sentiment de Senghor ? Quel est l’enjeu du débat ? C’est à ces questions qu’il nous faut répondre.

Le « combat au coupe-coupe », « combat passionné » et « barbare », qui va opposer Senghor et Descartes s’inscrit dans cette problématique. Senghor s’y engage corps et âme et marque ainsi l’importance capitale qu’il accorde à la question. S’il faut donc y aller au coupe-coupe, c’est parce qu’il est persuadé que la distinction, supposée cartésienne, de la raison intuitive et de la raison discursive, est un danger pour notre vie, conduit à un monde inhumain. La critique n’est pas sans lien avec l’exaltation de la Négritude. C’est dire que le débat n’exclut pas la question culturelle qui, pour Senghor, est primordiale. Le débat n’est donc pas une simple discussion d’école. Il est en relation avec sa philosophie politique, sa philosophie de l’éducation. Il s’agit donc d’examiner les relations entre Senghor et Descartes à partir de la lecture des textes de la philosophie cartésienne.

  1. LA RENCONTRE AVEC DESCARTES

Il nous faut d’abord préciser les termes. « Raison discursive » et « Raison intuitive » sont des expressions qui appartiennent au vocabulaire de Senghor. Chez Descartes la raison est une. C’est parfois la lumière naturelle, le bon sens. On l’assimile à l’entendement pur, ou intelligence pure. Il s’agit de la raison, cette faculté qui procède en mathématique et qui pour connaître la vérité avec certitude, de manière évidente et objective, se sert de l’intuition et de la déduction.

« Par intuition, j’entends, écrit Descartes, non point le témoignage instable des sens, ni le jugement trompeur de l’imagination…, mais une représentation qui est le fait de l’intelligence pure et attentive, qui naît de la seule lumière de la raison, et qui, parce qu’elle est plus simple, est plus certaine encore que la déduction… ».

Cette définition de l’intuition, acte simple de l’intelligence pure et attentive, qui ne repose ni sur le témoignage instable des sens, ni sur l’imagination trompeuse, est reprise dans la première règle du Discours de la Méthode qui introduira les notions de clarté et de distinction, critères de l’évidence. L’intuition est stable, elle est objective, elle est vraie parce que pure et simple. Acte simple et pur, saisie immédiate de son objet, union intime de l’intelligence pure et de son objet. Ce type de connaissance est plus certaine que la déduction, parce qu’elle est simple, stable, claire mais distincte. « Par déduction, ajoute Descartes, nous entendons par là tout ce qui se conclut nécessairement de certaines autres choses connues avec certitude ».

En d’autres termes, la déduction c’est l’enchaînement nécessaire des intuitions qui portent sur des idées claires et distinctes, comme par exemple, pour rester dans le domaine mathématique, 2 X 2 = 4. La déduction, en effet, n’est rien d’autre que le raisonnement démonstratif ou déductif, ce que Senghor appelle raisonnement discursif. La raison discursive chez Senghor correspond chez Descartes à la déduction. Il n’y a pas de déduction sans intuition, la déduction étant l’enchaînement, ou succession dans un ordre nécessaire et logique d’intuitions ou d’évidences. Chez Descartes déduction et intuition sont des opérations intellectuelles de la seule raison pure, de l’intelligence pure et attentive, sans mélange avec tout élément qui a rapport au sensible, à l’imagination donc au corps. La science n’est rien d’autre que l’organisation de ces intuitions, ces évidences intellectuelles, structures intelligibles des choses. Sans cette organisation, cette mise en relation, il n’y a pas de connaissance discursive, exprimable. Il y a des intuitions ou évidences disparates, non ordonnées. En ce sens la science ou connaissance objective est une construction, une organisation, un enchaînement de raisons ou de vérités. Le modèle suivi ici, ce sont les mathématiques.

Lorsque Senghor distingue la raison discursive et la raison intuitive, le changement par rapport à Descartes porte sur l’intuition qui perd ici sa qualité de pureté, de simplicité et de stabilité pour intégrer ou assimiler le sensible, l’émotion, s’identifier à la sympathie. Elle s’incarne dans un corps. Il s’agit ici de l’intuition dans un contexte d’union de l’âme et du corps. Précédemment, nous étions dans un contexte du dualisme cartésien, de la substance pensante, la pensée pure ou esprit, distincte de la substance étendue, le corps ou matière. La prise en compte du corps équivaut à une revalorisation du corps que le XVIIe siècle avait eu tendance à écarter de la connaissance, à cause précisément de l’instabilité des sens et de l’imagination trompeuse, défauts accentués par contraste par le succès des mathématiques. Cette défiance du sensible s’explique aussi pour des raisons théologiques.

Ce n’est donc pas à Descartes qu’il se réfère quand Senghor parle de l’intuition. Sa conception de l’intuition s’inspire plutôt de Bergson à qui il attribuera ce qu’il appelle La Révolution de 1889. Il se réclamera aussi de Pascal « l’homme de foi », comme il le nomme, qui, dit-il, a « le plus vigoureusement au siècle de Descartes assigné des limites à la raison discursive et fait appel à la foi, c’est-à-dire au cœur, à l’intuition ». Il rappellera cette pensée de Pascal : « C’est le cœur qui sent Dieu non la raison ». Remontant plus loin encore dans l’histoire des idées, c’est Saint Augustin qui l’inspire, Augustin l’Africain sans qui le christianisme, reconnait-il, fût devenu, sous l’influence de la raison analytique, un système rationnel de formules et de pratiques. Car, c’est l’évêque d’Hippone qui lui rendit son âme, sa spiritualité, en le retournant à ses sources chamito-sémitiques, grâce aux idées repensées, revécues de la charité et du Verbe créateur, qui, elles, sont africaines. Senghor trouve aussi chez le « Cordouan Ibn Roched (Averroès), qui, s’appuyant sur le texte du Coran, a tenté la conjonction de la raison et de la foi, dans la lignée de Plotin et de Saint Augustin » (Liberté 3, p. 436). Sa conception de l’intuition d’une façon générale s’inscrit dans la tradition du néoplatonisme et de l’augustinisme, avec une place particulière pour Bergson.

L’on voit bien où se situe l’enjeu. La question est de savoir si l’intuition cartésienne, purement intellectuelle, qui porte exclusivement sur les essences ou idées claires et distinctes, de type mathématique, peut aussi relever de l’émotion, de l’affectivité. Ce qui est en jeu, c’est bien l’unité de la personne, la nature de l’homme substance composée d’une âme et d’un corps. C’est donc le rapport à Descartes qui est mis en cause. Quelle compréhension Senghor a-t-il de Descartes ? Y a-t-il accord ou désaccord ? L’examen du problème ne peut pas ignorer le dualisme introduit par Descartes dont la compatibilité avec l’union de l’âme et du corps n’a pas manqué de soulever de nombreuses interprétations et difficultés, non seulement chez ses contemporains, mais chez ses commentateurs. C’est dans ce contexte que nous abordons la question de la raison discursive et de la raison intuitive qui donnera prétexte à Senghor de « passer Descartes au coupe-coupe ».

Les rapports de Senghor avec la philosophie commencent réellement après son baccalauréat passé à Dakar en 1928, donc au moment où il arrive à Paris pour suivre ses études à Louis-le-Grand et à la Sorbonne. Dans ses textes autobiographiques, il reconnaît qu’il ne s’est intéressé à la philosophie qu’en Khâgne. Son professeur d’hypokhâgne, Monsieur Bernés, ne lui a laissé, de l’aveu même de Senghor, que le souvenir d’un « métaphysicien obscur ». C’est André Cresson qui lui a fait comprendre Kant et aimer la philosophie.

« J’ai eu comme professeur de philosophie, dit-il, André Cresson, que les « philosophes » de la classe trouvaient, disaient-ils, « trop clair ». C’est lui qui, par la clarté de ses exposés, m’a fait comprendre les philosophes les plus difficiles, dont Emmanuel Kant. C’est de cet enseignement qu’est né mon goût pour la philosophie ».

Son rapport au cartésianisme est donc lié à cet enseignement de philosophie. André Cresson qui a été son professeur de philosophie était membre du jury de l’agrégation de philosophie que présidait Léon Brunschvicg. Selon le témoignage de Raymond Aron, la philosophie en France, dans les années 30, étaient dominée par trois maîtres à penser, Léon Brunschvicg, Alain et Bergson.

« Pour nous inspirer d’un maître, écrit Aron, pour le mettre à mort ou pour prolonger son œuvre, nous n’avions le choix qu’entre Léon Brunschvicg, Alain et Bergson (ce dernier déjà retiré de l’enseignement). A la Sorbonne, Léon Brunschvicg était le mandarin des mandarins… Il « philosophait » plus que les autres et son œuvre – Les Etapes de la pensée mathématique, l’expérience humaine et la causalité physique, le Progrès de la conscience dans la pensée occidentale – ne pouvait pas ne pas nous imposer quelque respect ».

Léon Brunschvicg s’était donc imposé, entre les deux guerres, comme le « maître ». Il régnait à l’Ecole normale supérieure, à la Sorbonne, au jury de l’agrégation. Il incarnait, selon Aron, le « pouvoir » philosophique, l’autorité incontournable. Cela suffit en effet pour que l’enseignement philosophique porte sa marque et influence des maîtres comme André Cresson. De ces trois « maîtres penseurs » dont nous parle Aron, Senghor ne cite jamais Brunschvicg. C’est plutôt Bergson qu’il retient, allant jusqu’à lui attribuer un rôle dans ce qu’il appellera la « Révolution de 1889 ». Pourtant l’enseignement philosophique qu’il a reçu se développe dans un contexte qui s’imprègne des idées de Brunschvicg d’accord avec Kant pour admettre que la métaphysique comme science n’est pas possible. La connaissance du réel est une construction de l’esprit qui, selon Kant, applique les catégories de l’entendement aux données sensibles. En d’autres termes, nous ne connaissons que le monde des phénomènes, le monde construit par notre esprit. Ce qui est au-delà du phénomène, de ce qui nous apparaît et qui tombe sous nos sens, nous échappe. Il n’existe donc pas de mode d’appréhension qui permettrait d’aller au-delà de la physique. La science ne laisse pas à la philosophie d’objet propre en dehors de la science elle-même. Elle n’apporte pas sur le réel un savoir qui échapperait à la science ou la dépasserait. Il n’y a donc pas de savoir métaphysique.

Brunschvicg trouve dans l’histoire des sciences la preuve que le progrès de la conscience réflexive a atteint un niveau tel qu’une métaphysique de la nature est impossible. Notre intelligence n’a pas pour vocation de découvrir les secrets de la nature. Si secret il y a, il est définitivement hors de notre portée. Notre intelligence est faite pour décrire et pour vivre les différents niveaux de profondeur de l’esprit humain. Ce qui explique que la science ne peut jamais s’arrêter puisqu’elle exprime l’effort continu et inlassable de l’esprit dans la recherche de lui-même et que la philosophie est avant tout une théorie de la connaissance. Elle n’existe donc que par rapport à la science dont elle fait la critique. Une des conséquences de cette conception, qui ne pouvait pas échapper à l’attention de Senghor c’est, en plus du rejet de la métaphysique, le manque de considération du moi psychologique et social au profit du moi universel. L’on rejoint, par là, le « je » du Cogito introduit par Descartes, le « je » impersonnel, sujet universel qui sait oublier ses singularités. L’homme, selon Brunschvicg, crée la science et réfléchit sur elle, sur ses propres opérations, sur ses méthodes. La réflexion critique sur l’intelligence au travail dans la science nous fait découvrir que c’est là le seul et véritable domaine de l’esprit humain. L’homme prend conscience, dès lors, de la puissance infinie de création de l’esprit qui a toujours la force d’aller au-delà de ce qu’il produit. Comme le dit Malebranche, l’esprit a toujours la force d’aller plus loin.

Ces idées sont dans l’air du temps et imprègnent le courant dominant de ces années 30. Représenté par la pensée de Brunschvicg, ce courant trouve dans l’enseignement le relais, le moyen le plus efficace pour se diffuser, mettant au premier plan la raison mathématique et la science. Si, comme le prétend Senghor, ses maîtres lui ont donné le goût de la philosophie, il tient aussi à préciser, par ailleurs, que cette philosophie reçue à Louis-le Grand et à la Sorbonne n’a point apporté de réponses à ses interrogations. Il a été déçu par cet enseignement. Ce qui explique, dira-t-il, que « jeune professeur, débarrassé des examens et des concours, militant de la Négritude », il avait juré « d’oublier Descartes et ses Principes » parce qu’ils privilégient ou plutôt ouvrent la voie au mathématisme, à la conception de la philosophie comme théorie de la connaissance, rapport critique à la science. Les Principes de Descartes sont l’exposé de sa philosophie. Encore une fois, comme il nous est possible de le constater, le rejet de Descartes se fait dans la période de son militantisme pour la Négritude. Est donc mis en évidence le conflit entre le cartésianisme enseigné et son engagement pour la Négritude.

Mais pourquoi Senghor choisit-il de s’en prendre à Descartes ? C’est parce qu’il est persuadé que le rationalisme de Kant et de Brunschvicg, véhiculé par l’enseignement de la philosophie, prend sa source dans Descartes considéré comme le père du rationalisme moderne, celui qui a introduit la rupture au XVIIe siècle avec la scolastique, l’ancienne façon de penser, en tirant les leçons de la physique galiléenne. La déception de Senghor est profonde, le rejet du cartésianisme aussi radical.

En ces années 30 donc, le contact avec Descartes s’est mal passé. Il s’est fait sur fond de frustration et de rejet. Le Descartes qui lui a été enseigné, le rationalisme cartésien transmis par l’enseignement de ses maîtres ne l’a pas satisfait. Tout comme d’ailleurs, jadis, Descartes lui-même, a été déçu par l’enseignement qu’il avait reçu. Il nous le rapporte dans la Première partie du Discours de la méthode. Aucune matière enseignée au collège n’avait pu satisfaire sa soif d’évidence. Et même les mathématiques qu’il affectionnait particulièrement « à cause, disait-il, de la certitude et de l’évidence de leurs raisons », ne l’ont pas entièrement satisfait parce qu’en dehors de leurs applications pratiques, comme art d’arpenter, de tirer des plans, de construire des fortifications, l’on n’avait bâti sur une science, aux fondements si fermes et si solides, rien de plus relevé. Il dénoncera ainsi, selon le mot de Henri Gouhier, la « faillite » de la culture de son temps avec une détermination comparable à celle de Senghor lorsqu’il s’en prend à l’enseignement de la philosophie qu’il a reçu.

Descartes avait soif d’évidence, de certitude objective. Son problème était d’ordre scientifique : l’application des mathématiques à la physique. Il a apporté à la science galiléenne l’ontologie qui lui manquait. De quoi Senghor avait-il besoin ? Quelle était son inquiétude ? Cela peut tenir en deux mots : « Enracinement » et « identité ».

« Il y a que seules m’intéressent les civilisations qui consonnent à la mienne – à la Négritude – ou lui sont fortement étrangères. J’ai toujours eu besoin de m’enraciner dans mon identité ou de m’accomplir par complémentarité ».

« Enracinement », « identité » de quoi s’agit-il ? Nous observerons qu’il n’a pas trouvé la réponse dans l’enseignement de ses maîtres qui s’inspirait entièrement du rationalisme « scientiste » et « matérialiste » hérité du XIXe siècle. Il porte la marque des Encyclopédistes du XVIIIe siècle dont le but était, Senghor nous le rappelle, de « soumettre toutes les activités des hommes – la religion et la morale, comme les lettres et les arts – au contrôle rigoureux, quasi mathématique de la raison discursive ». A vouloir trop privilégier la raison discursive on aboutit, Senghor le déplore, au positivisme d’Auguste Comte dont s’inspire la pensée du « maître », celle, bien sûr, de Léon Brunschvicg. François Châtelet souligne le lien entre Brunschvicg et le positivisme « scientiste » que condamne Senghor.

« Dans la première partie du XXe siècle, écrit-il, s’est lentement mûrie une œuvre philosophique dont l’inspiration foncière appartient encore au XIXe siècle. Les travaux de Léon Brunschvicg sont l’épanouissement dernier de ce qu’il y a de meilleur en France entre Maine de Byran et Henri Bergson : méthode réflexive, passion sévère et subtile pour l’histoire de la philosophie et des sciences, idéalisme critique fondé sur une épistémologie à la hauteur enfin des sciences dont elle s’inspire ».

Il est donc clair qu’en ces années 30, la raison mathématique ou cartésienne domine avec force. Elle impose son idéal scientifique dont s’inspirent même les ethnologues parmi lesquels Lévy-Bruhl lui-même. L’on comprend alors que devant le triomphe de la toute puissance de la raison, dont la domination est vécue comme une tyrannie, Senghor ait attaqué au « coupe-coupe » celui qu’il croit en être le principal responsable : Descartes.

Mais avant d’aller plus loin dans ses relations avec Descartes, il convient, pour y voir plus clair, de montrer la place que prend dans son itinéraire intellectuel un auteur qui aura une influence sur lui bien plus que Bergson. Il s’agit de Leo Frobenius.

  1. RUPTURE AVEC DESCARTES, RENCONTRE AVEC LEO FROBENIUS

« C’est à la sortie de la « première supérieure » du Lycée Louis-le-Grand, c’est en Sorbonne – à l’Institut d’ethnologie et à l’Ecole pratique des hautes études – que j’abordai les ethnologues, qui me feront redécouvrir les philosophes allemands, et les ethnologues en plus ».

Mais, surtout, il découvre Leo Frobenius « un ethnologue, un savant allemand, doublé d’un philosophe ». C’est donc lui, dit-il, qui « nous restituait notre vérité, notre dignité. Cette vérité est que, loin d’être inférieure à la « civilisation du fait » de la logique et de la raison discursive, la civilisation négro-africaine, appelée « éthiopienne » par Leo Frobenius, est simplement autre ». Nous quittons le monde abstrait des mathématiques, celui du sujet universel et impersonnel, pour nous plonger dans le monde concret de la culture, de la diversité, des singularités d’un moi incarné, historique et social. C’est le monde des ethnologues.

La rencontre avec Leo Frobenius marque la fin de cette période d’incertitude. Il a enfin la réponse à sa quête d’identité. La description qu’il nous donne de sa rencontre avec l’ethnologue allemand est comparable à une expérience mystique qui évoque en nous quelques souvenirs : Paul sur le chemin de Damas, Augustin dans son jardin à Milan, Pascal lors de cette fameuse nuit, Rousseau sur la route de Vincennes, Malebranche découvrant la philosophie nouvelle à la lecture du Traité de l’homme de Descartes, Descartes lui-même dans son poêle en Allemagne. En effet, Senghor n’hésite pas à parler de « coup de tonnerre », d’« illumination » :

« Mais quel coup de tonnerre, soudain, que celui de Frobenius !… Toute l’histoire et toute la préhistoire de l’Afrique en furent illuminées, jusque dans leurs profondeurs. Et nous portons encore, dans notre esprit et dans notre âme, les marques du maître, comme des tatouages exécutés aux cérémonies d’initiation dans le bois sacré… ».

Aimé Césaire, « cet autre enfant terrible » qui, avec Senghor, a exalté la Négritude, confirme son témoignage en admettant que sa rencontre avec Leo Frobenius marque aussi pour lui un tournant dans sa quête d’identité.

On pourrait croire qu’au moment où ils sont arrivés à Paris pour les études, dans les années 30, la question de la reconnaissance de la civilisation et de la culture africaines était définitivement réglée à en juger par la place qu’occupaient l’Afrique et l’Art africain dans la vie quotidienne. L’intérêt pour l’Afrique se signale, à cette époque, par deux événements majeurs : l’Exposition coloniale internationale qui s’ouvre à Paris, en 1931, que la plupart des intellectuels africains et des Caraïbes ont critiquée, estimant qu’elle était destinée à glorifier la grandeur impériale de la France, et refusant donc d’y participer. Cette célébration colonialiste sera combattue aussi par les intellectuels surréalistes proches du parti communiste dont le manifeste, « Ne visitez pas l’Exposition coloniale », sera suivi par l’ouverture de la contre-exposition « La vérité sur les colonies ». Le second événement majeur de ces années, c’est l’organisation, par l’Institut d’ethnologie de l’Université de Paris et le Muséum d’histoire naturelle, de la Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti conduite par Marcel Griaule, avec, dans l’équipe, Michel Leiris.

Les surréalistes avaient largement contribué à faire connaître l’Art africain au point qu’un grand nombre de galeries et musées parisiens accueillaient des expositions sur l’art africain, devenant ainsi de puissants relais de diffusion. Aussi, lorsque paraît, en 1936, le livre de Leo Frobenius, Histoire de la civilisation africaine, selon la formule de Senghor pour marquer l’ambiance de l’époque, « la trompette de Louis Armstrong avait retenti sur la capitale française, les hanches de Joséphine Baker secouaient vigoureusement tous ses murs » et les « fétiches » du Trocadéro achevaient la « Révolution nègre » dans l’Ecole de Paris.

Mais, ce qu’il ne faut pas ignorer, c’est que la théorie de l’inégalité des cultures était toujours dominante au Quartier Latin. Les thèses du « primitivisme nègre » et de la « mentalité prélogique » sous l’autorité de Lévy-Bruhl y étaient toujours enseignées. L’environnement intellectuel dominé par les africanistes, ethnologues et linguistes, était traversé par ce préjugé de l’inégalité des races et des cultures. Dans ce contexte, la Négritude ne pouvait que s’opposer. Elle se présentait comme l’affirmation de leur africanité contre le courant dominant. L’idée désigne ce qui est fondamental, ce sur quoi tout le reste s’édifie et peut s’édifier, le noyau dur et irréductible, ce qui donne à un homme, à une culture, à une civilisation sa tournure propre, son style et son irréductible singularité. « Notre doctrine, notre idée secrète, déclare Aimé Césaire, c’était : « Nègre je suis et Nègre je resterai ». Ce qui renvoie à l’idée d’une spécificité noire. La Négritude est, comme on le voit, de contestation et de révolte. Mais, s’empresse t-il de préciser, « Senghor et moi nous nous sommes toujours gardés de tomber dans le racisme noir ». Ni l’un ni l’autre ne poussent à l’affrontement.

Aimé Césaire admettra, en effet, ne pas aimer tous les jours le mot Négritude, même s’il a contribué avec quelques-uns à l’inventer et à le lancer. « Mais, j’ai beau ne pas l’idolâtrer…, je me confirme, dit-il, qu’il correspond à une évidente réalité et, en tout cas, à un besoin qu’il faut croire profond ». Il ne considère pas pour autant que la Négritude soit de l’ordre de l’instinct avec pour conséquence l’exclusion. Elle ne relève pas de la haine raciale. Dans une sorte de prière universelle, prophétisant à son tour dans Cahier d’un retour au pays natal, la Cité future, il nous livre la double dimension de la Négritude, à la fois revendication de son appartenance à un peuple, de son enracinement dans une culture, une histoire singulière, une géographie, une langue et ouverture à l’universel, affirmation de son identité et reconnaissance ou respect de l’autre,

Assuré désormais qu’il existe une civilisation et une culture africaines différentes mais égales aux autres, Senghor se sent mieux armé, plus confiant pour retourner à ses auteurs. Il relit les philosophes allemands et français. Il insiste sur les Français « qu’ils avaient, tient-il à préciser, pourtant tellement plaisantés, les Français et leur Descartes ». Ce retour à Descartes le conduit à découvrir les limites de l’enseignement de ses maîtres, un enseignement tronqué. Le Descartes qui lui a été enseigné par ses maîtres n’était pas le vrai Descartes, le Descartes orthodoxe. Il découvre qu’il y a bien chez Descartes, la raison discursive à l’origine de la science et des techniques et la raison intuitive à l’origine de la religion et de la philosophie, des lettres et des arts. Il reconnaît et admet sans réserve que le cartésianisme a été un élément moteur dans le progrès, qu’il a même été le levain de la civilisation moderne. Mais Senghor ne limite pas l’apport du cartésianisme à sa seule dimension scientifique et épistémologique :

« Le cartésianisme fut et fit plus en plaçant l’Esprit comme cause et fin de l’homme. L’Esprit, c’est la totalité de la raison, c’est en même temps, la raison discursive qui distingue et cerne les faits, et la raison intuitive, qui transfigure le fait en faisant une image-symbole douée de sens ».

Les remarques ici de Senghor sont importantes. En effet, la raison discursive et la raison intuitive sont une seule et même raison. C’est la même raison qui est discursive et intuitive. Il n’y a pas deux raisons distinctes, deux réalités ou entités distinctes et séparées, discursive et intuitive. Pour bien comprendre, il faut faire intervenir un troisième terme : l’Esprit. L’Esprit est un, il est la totalité de la raison, discursive et intuitive. Ce qui retient Senghor et ce sur quoi il veut mettre l’accent, c’est l’unité de la personne humaine à la fois âme et corps. Cette unité c’est aussi celle de l’Esprit à la fois raison discursive et raison intuitive, intelligence et émotion. Cette interprétation du cartésianisme a ceci d’important qu’elle donne à voir que la question du sens relève de la raison intuitive, en d’autres termes que la philosophie autant que la religion, les arts et les lettres relèvent de la raison intuitive qui n’est pas moins rationnelle que la raison discursive ou, si l’on préfère, qui est aussi rationnelle puisqu’elles ne sont pas des entités distinctes et séparées. Pour illustrer ce que veut dire Senghor, il suffit de faire remarquer qu’il n’y a pas de religion sans lyrisme, sans arts, pas de morale sans sentiments. Le respect lui-même est un sentiment. Ces questions concernent l’homme concret, composé d’une âme et d’un corps. Chez Descartes, la raison discursive n’est donc pas coupée de la raison intuitive, l’intelligence de l’émotion, contrairement à ce que lui ont enseigné ses maîtres.

« Nos maîtres, dit-il, qui avaient été formés dans le moule du rationalisme, non même pas de Descartes, qui était moins univoque qu’on ne l’a prétendu, mais du XIXe siècle « scientiste », nous avaient appris à nous méfier de l’émotion et à ne nous laisser guider que par la seule raison discursive. « Nous avaient appris ? » Plus exactement avaient essayé de nous apprendre ».

Le séminariste qui, à Dakar, s’était opposé aux préjugés du Père Lalouse qui lui enseignait que l’Afrique n’avait pas de civilisation, est resté, arrivé en France, rebelle à tout enseignement qui ne lui paraissait pas entièrement vrai. Cette disposition d’esprit lui a permis d’aller à la découverte de la vérité, en s’engageant résolument à relire les philosophes, particulièrement, Descartes, et de s’apercevoir qu’il a été induit en erreur, que l’interprétation de ses maîtres n’était pas le reflet exact de la pensée de Descartes. Il constate que le cartésianisme qu’il a reçu de ses maîtres est un cartésianisme mutilé, tronqué, privé de ce qui, pour Descartes lui-même, était essentiel, c’est-à-dire l’émotion, le corps sensible, qui dans la Sixième Méditation Métaphysique, nous est révélé dans son union intime avec l’âme, l’union de l’âme et du corps étant la troisième notion primitive, thème central de ses échanges avec la Princesse Elisabeth et du Traité des passions qui nous expose la morale de Descartes. Il est intéressant de noter, ici, que très tôt, alors que les spécialistes de la philosophie de Descartes dissertaient sur le dualisme cartésien, Senghor au contraire avait le pressentiment que le dualisme, tel qu’on le lui avait enseigné, ne correspondait pas exactement à la pensée de Descartes.

Ce n’est que récemment, en effet, que l’on commence à considérer avec plus de nuance le dualisme cartésien. Ainsi, André Robinet, dans son ouvrage sur Descartes, estime qu’il faut faire sortir le cartésianisme du « corsetage dualiste auquel on l’a réduit pour admettre qu’il expose une trilogie épistémique désignatrice de trois substances, deux simples et une composée qui ont nom esprit, corps et union ». André Robinet montre bien que le prétendu dualisme cartésien n’était pas aussi radical qu’on l’a dit. Il faut donc nuancer. Le rationalisme moderne dominé par la pensée de Descartes, plus exactement du courant scientiste de Léon Brunschvicg inspiré de Descartes, n’a pas privilégié le sensible. Mais il ne faut pas en déduire que Descartes lui-même a ignoré le sensible. Descartes, c’est le mérite de Senghor de l’avoir pressenti, lui-même ne l’a pas ignoré. Le sensible tient sa place chez Descartes comme chez Spinoza, Leibniz, Malebranche. Il faut citer, parmi les travaux qui autorisent cette remise en question du dualisme cartésien, l’ouvrage de Denis Kambouchner, L’homme des passions. Commentaires sur Descartes. Senghor a eu le mérite de l’avoir reconnu bien avant et sans prétendre être un spécialiste de l’histoire de la philosophie, particulièrement de la philosophie de Descartes.

  1. LE RETOUR A DESCARTES

Ainsi donc, après avoir « attaqué Descartes au coupe-coupe », Senghor le réhabilite, le redécouvre et nous invite à le relire. Tout se passe comme si on avait oublié Descartes. « Qui relit Descartes aujourd’hui ? – qui nous rappelle que le « sentir » est comme le « penser » et le « vouloir », fils de la raison ». Il nous faut donc rétablir la vérité du cartésianisme dont il reconnaît, par ailleurs, l’utilité dans la conduite de la vie. « Jamais le retour à Descartes n’a été plus nécessaire qu’en ce XXe siècle », partageant sur ce point l’opinion de Gaston Berger. Mais c’est pour appliquer le cartésianisme en tant que méthode pour la direction de l’esprit et comme guide de l’action :

« Comment sans cela, précise-t-il encore, nous surtout, hommes du Tiers Monde, y verrions-nous clair, pour trouver le salut, dans ces contradictions, et confusions du XXe siècle : dans cette raison qui déraisonne, cette technique qui détruit, ces idéologies qui se renient ? Comment enfin en ce « siècle de l’abondance » où deux milliards d’hommes sur trois ne mangent pas à leur faim ? La cause profonde de cette situation réside, précisément, dans l’abandon des vertus du cartésianisme et la décadence de la Latinité. Le sang a prévalu sur le sens, l’instinct sur la raison, l’égoïsme sur la générosité ».

Senghor n’ignore pas que Descartes fait de la générosité une passion, elle relève donc de la raison intuitive. L’abandon des vertus du cartésianisme, c’est le refus de la méthode, de l’ordre, de la rigueur, le souci et le goût de l’évidence. La décadence de la latinité c’est le rejet de l’autre, du respect de l’autre, de l’humanisme au profit de la barbarie.

L’on objectera que dans Ce que je crois, le dernier essai publié, Senghor revient sur son interprétation du dualisme cartésien, en relevant un contresens, commis par Descartes, sur un passage de l’Ethique à Nicomaque. Dans cet écrit, Aristote distingue trois facultés qui nous permettent de connaître et d’agir. Il les cite dans l’ordre : la sensibilité (aisthésis), la raison (noûs), le désir (orexis). Reprenant ces termes dans ses Méditations métaphysiques, Descartes, fait remarquer Senghor, renverse l’ordre de présentation aristotélicien :

« C’est ainsi, dit-il, que la « sensibilité, la raison et le sentir », sont devenus sous sa plume et activement « le penser, le vouloir et le sentir ». Descartes en procédant ainsi, conclut Senghor, met la raison devenue discursive à la première place, tandis que la sensibilité était reléguée à la dernière ».

C’est ce qui explique que notre rationalisme moderne qui en est issu est de ce fait sans âme, parce que simplement Descartes, pour avoir distingué la raison discursive et la raison intuitive, placé la première au-dessus de la seconde, a « étouffé la sensibilité ».

C’est sur ce contresens que s’est construit le monde moderne avec les conséquences qui en découlent et que Senghor nous décrit dans ses essais et dans son œuvre poétique : la colonisation, l’esclavage, la théorie de l’inégalité des races, le racisme, une civilisation bâtie sur « le refoulement du corps », un monde qui se méfie du sensible, autrement dit, du corps et qui conduit à l’oubli de l’homme, un monde de la rationalité technicienne, de l’efficacité qui réduit la Nature à la matière, la Nature devenue objet de possession et de maîtrise. Senghor insistera avec force sur le danger qui guette une civilisation bâtie sur la raison discursive : de créer un monde sans âme, c’est-à-dire sans chaleur humaine. Elle est caractérisée par la dichotomie, et a tendance à opposer l’esprit à la matière, la raison au cœur, à la foi ou à l’art. Pour nous rendre l’idée plus sensible, nous pouvons évoquer le songe de Chaka dans Ethiopiques :

« Je voyais dans un songe tous les pays aux quatre coins de l’horizon soumis à la règle, à l’équerre et au compas.

Les forêts fauchées les collines anéanties, valons et fleuves dans les fers

Je voyais les pays aux quatre coins de l’horizon sous la grille tracée par les doubles routes de fer

Je voyais les peuples du Sud comme une fourmilière de silence

Au travail. Le travail est saint, mais le travail n’est plus le geste

Le tam-tam ni la voix ne rythment plus les gestes des saisons.

Peuples du Sud dans les chantiers, les ports les mines les manufactures

Et le soir ségrégés dans les kraals de la misère.

Et les peuples entassent des montagnes d’or noir d’or rouge – et ils crèvent de faim.

Et je vis un matin, sortant de la brume de l’aube, la forêt des têtes laineuses

Les bras fanés le ventre cave, des yeux et des lèvres immenses

Appelant un dieu impossible.

Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ? ».

Tel est le monde auquel on aboutit quand on ne suit que la raison discursive : déshumanisé, du calcul, de la mécanique. Qu’avons-nous donc gagné avec le règne de la raison triomphante et dominatrice ? Nous y avons plutôt perdu le goût et le sens de la vie, cette chaleur humaine qui est présence au monde. Ce sont-là les conséquences d’une raison coupée de l’émotion. Notre humanité se définit non seulement par la raison mais aussi et surtout par notre sensibilité, par l’émotion et la sympathie.

Il n’est pas inutile de rappeler que l’ordre que privilégie Descartes, ce n’est pas l’ordre de succession des mots, mais l’ordre analytique qui est celui qu’il a suivi dans ses Méditations métaphysiques. Il s’est expliqué sur cette question en réponse aux auteurs des Secondes Objections aux Méditations métaphysiques. Dans la façon d’écrire des géomètres, qui est celle qui lui sert de modèle,

« Je distingue deux choses, dit-il, à savoir l’ordre et la manière de démontrer. L’ordre consiste en cela seulement que les choses qui sont proposées les premières doivent être connues sans l’aide des suivantes, et que les suivantes doivent après être disposées de telle façon qu’elles soient démontrées par les seules choses qui les précèdent. Et certainement j’ai tâché, autant que j’ai pu, de suivre cet ordre en mes Méditations ».

Il s’agit, comme on le voit, de l’ordre mathématique, enchainement rigoureux et nécessaire des propositions, un ordre démonstratif, hypothéticodéductif. Il faut également préciser que la manière de démontrer des géomètres est double : « L’une se fait par l’analyse ou résolution, et l’autre par la synthèse ou composition… ». C’est l’ordre analytique, celui qui montre le chemin de la découverte d’une vérité, c’est l’ordre d’invention qui est plus apte à la Métaphysique et qui a été suivi par Descartes. La voie analytique est la plus vraie et la plus propre pour enseigner. La voie synthétique, l’ordre synthétique, est plus propre à exposer les résultats d’une recherche.

Si nous revenons au contresens que relève Senghor dans le texte des Méditations, il n’a pas d’incidence philosophique, il ne touche pas à la pensée de Descartes. C’est un ordre d’exposition, de présentation chronologique. Il ne s’agit ni de l’ordre analytique ni de l’ordre synthétique. Il n’y a pas lieu, ici, de se demander si Senghor reste fidèle au texte de Descartes. La conclusion qu’il tire de ce que devient le texte d’Aristote dans les Méditations métaphysiques reflète-t-elle la pensée de Descartes ? Senghor ne s’attarde pas à faire une analyse de ces textes philosophiques. Il est plutôt sensible au renversement dans l’ordre des termes opéré par Descartes, ce qui correspondrait à une intention claire de renverser l’ordre hiérarchique aristotélicien au profit d’un autre ordre, qui fixe la sensibilité à la dernière place, sous la raison discursive, étouffée par elle. Dans Ce que je crois, Senghor ne prétend pas attribuer à Descartes la responsabilité directe des dérives de la civilisation, conséquences de ce contresens sur le texte d’Aristote. Au contraire, en insistant sur ce contresens, il tient à montrer le déséquilibre rendu possible par Descartes entre la raison et l’émotion, la raison discursive et la raison intuitive. Le renversement de l’ordre initial n’implique nullement qu’il reconnaît que Descartes introduit une rupture, une séparation, une distinction réelle et radicale entre deux entités distinctes, entre l’intelligence et l’émotion, la raison discursive et la raison intuitive. Il ne remet pas en question l’union intime, substantielle de la raison et de l’émotion qu’il découvre chez Descartes. Dès lors, l’inhumanité du monde moderne, construit sur ce contresens, résulte plutôt du gauchissement ou de la trahison du cartésianisme par le courant positiviste scientiste et matérialiste. C’est cet équilibre rompu que Senghor veut retrouver. C’est ce gauchissement qu’il veut corriger. Avec Ce que je crois, il n’y a donc pas de contradiction par rapport à la thèse de ses essais, des Liberté.

Cette discussion sur la raison discursive et la raison intuitive a chez Senghor une importance pour la théorie de la connaissance. En effet, ce que Senghor cherche à établir c’est que l’émotion, ou l’intuition sensible, nous donne une connaissance vraie au même titre que l’intelligence ou la raison pure. Il s’installe dans la tradition augustinienne ou néoplatonicienne, conforté par la pensée bergsonienne. Senghor se croit autorisé à soutenir une raison intuitive, identifiée à l’émotion, au cœur, ou à l’amour et à la sympathie, qui nous fait accéder à la connaissance vraie des choses.

En même temps qu’elle est faculté de connaître, la raison intuitive, puissance d’émotion, est aussi puissance créatrice à l’œuvre non seulement dans les mathématiques, mais dans les lettres, la religion, l’art. Cette idée de création nous renvoie à l’homme, l’homme total, âme et corps. Dès lors, pourquoi le retour à Descartes ? Il signifie pour Senghor le retour au cartésianisme en tant que méthode pour la direction de l’esprit et comme guide de l’action. Il s’agit de développer, en chacun, pour reprendre les termes de Descartes, « la lumière naturelle de la raison, non pour résoudre telle ou telle difficulté d’école, mais pour qu’en chaque circonstance de la vie son entendement montre à sa volonté le choix qu’il faut faire », qu’il s’agisse de problèmes théoriques, spéculatifs, scientifiques ou pratiques. Cela suppose que l’on tienne compte de l’unité de l’homme, de l’unité de l’esprit, des exigences de la raison discursive et de la raison intuitive en même temps et non séparément. Nous sommes ainsi renvoyés à l’éducation. Qu’est-ce à dire ?

L’on pourrait rapporter l’observation que fait Jean Bricmont dans ses entretiens avec Régis Debray publiés sous le titre : A l’ombre des Lumières. Débat entre un philosophe et un scientifique  :

« J’avais été frappé, reconnaît Régis Debray, dans les années 70, en parcourant le monde arabo-musulman, du fait que les fondamentalistes, les intégristes, se recrutaient essentiellement dans les facultés des sciences et des techniques. Il en allait ainsi au Caire, à Tunis, à Alger, à Damas. Et c’était dans les facultés de lettres, d’histoire, de sciences humaines et de théologie que les progressistes se trouvaient. Comme à fronts renversés. Dès que l’on rencontrait un littéraire, il était rationaliste. Ce chassé-croisé s’est vérifié depuis. On le sait, les cadres des partis intégristes sont passés par le MIT, Harvard et autres grands instituts voués au performant et à l’exact, de même que les informaticiens de Bombay votent en masse pour le BJP hindouiste ».

Comment expliquer qu’un esprit, nourri de science et formé à la rationalité moderne, puisse avoir des comportements aussi irrationnels au nom de la foi ? Jean Bricmont, le physicien, répondant à Régis Debray, le philosophe, nous donne une explication. L’enseignement de la technologie, selon lui, peut se faire en insistant sur « ce qui marche » et en omettant ainsi ce qui est subversif dans la démarche scientifique par rapport à la religion, à savoir la notion de vérité et la nécessité de tester empiriquement ses opinions. Jean Bricmont met ici l’accent sur l’éducation, sur la formation des scientifiques qui, trop souvent, vise ce qui est utile, les compétences technocratiques et matérialistes, et néglige l’apport essentiel de la science à l’esprit, la critique, le goût de l’évidence, la recherche de la vérité et la nécessité de tester par l’expérience toute opinion, le refus de l’argument d’autorité. Descartes faisait le même constat lorsqu’il déplorait « la faillite de la culture » de son temps, en regrettant que sur une science aussi certaine, « aux fondements si fermes et si solides » que les mathématiques, l’on n’ait rien bâti de plus relevé que ses applications pratiques comme l’art des fortifications, l’art d’arpenter, de tirer des plans. Ne nous trompons pas sur la déception de Descartes. Ce n’est certainement pas celle d’une conscience avide de technique mais bien d’autre chose de plus relevé, et qui rejoint l’observation de Jean Bricmont. Sa remarque est en réalité une critique sous-jacente de l’enseignement des sciences aux scientifiques, comme Descartes critique l’enseignement des mathématiques dans les écoles des jésuites.

Ce sujet ne peut pas laisser indifférents les universitaires que nous sommes. C’est par là que ce débat nous concerne et est d’actualité. Généralement, l’université est définie comme lieu de production et de transmission du savoir et du savoir-faire. C’est-à-dire, un lieu où l’on produit un savoir « utile », qui vise les compétences technocratiques et matérialistes ou professionnelles. Pour répondre à sa vocation d’universitas, l’université ne doit pas limiter son enseignement et ses recherches à ce qui est utile. Elle ne doit pas se limiter à ne développer que les aptitudes intellectuelles, à l’exclusion de celles qui relèvent de la sensibilité. Comme chez Pascal, « il y a la raison, il y a le cœur ». Elle ne doit pas examiner les sciences séparément sans se préoccuper de ce qui les unit. L’universitas c’est l’exigence de totalité ou d’universalité, l’exigence d’unité. C’est la prise en compte de cette exigence qui fait de l’université un lieu de culture. La culture est donc ce qui fait l’unité des sciences, c’est-à-dire l’esprit, l’esprit incarné en quête de vérité dans les sciences, dans la religion, dans les arts. C’est donc un trop grand risque que prend l’université lorsqu’elle limite son enseignement et ses recherches uniquement à ce qui est utile. C’est la prise en compte de cette exigence d’unité, de l’unité de la personne qui fait de l’université un lieu de culture, d’éducation de l’esprit. Il faut avoir le souci du développement intégral de l’homme, répondre à ses aspirations matérialistes et à ses aspirations spirituelles. C’est le but de l’Education.

Nous rejoignons ainsi la préoccupation centrale de Senghor. Dans son allocution d’ouverture du pré-colloque sur la Civilisation noire et l’Education préparatoire du Deuxième Festival Mondial des arts nègres, Senghor, abordant la question de l’enseignement, définit ainsi l’éducation :

« L’éducation, au sens étymologique, c’est, en même temps, un enracinement et une ouverture : un enracinement dans les valeurs ancestrales de civilisation et une ouverture aux valeurs fécondantes des autres civilisations…. Si nous voulons rester nous-mêmes et nous enrichir, en même temps, il faut entraîner les élèves et étudiants noirs à l’abstraction, mais à l’expression en même temps, en cultivant, chez eux, la puissance d’émotion avec la faculté de réflexion ».

Il faut se souvenir quel était le problème de Senghor dont il n’a pas trouvé la solution dans sa fréquentation des philosophes, qui fut à l’origine du rejet de Descartes et de ses Principes. Son inquiétude s’exprime en deux mots que nous avons évoqués : « enracinement » et « identité ». Nous retrouvons cette préoccupation dans la définition qu’il nous donne de l’éducation. Celle-ci doit être orientée vers l’apprentissage de « l’abstraction mais de l’expression en même temps », cultiver « la puissance d’émotion avec la faculté de réflexion ». C’est prendre en compte la formation de la totalité de la raison, la raison à la fois dans sa dimension discursive, c’est-à-dire logique, scientifique et dans sa dimension intuitive, c’est-à-dire proprement humaine, psychologique et sociale, à l’origine de la philosophie, de la religion, des lettres et des arts. Le souci de Senghor c’est la prise en compte de l’homme intégral. Il est persuadé que tel est aussi le sentiment de Descartes qui a reconnu l’unité de la personne, l’unité de la raison et de l’émotion.

Pour conclure, réconcilié avec Descartes, Senghor se sent donc à l’aise de retourner en « fils repenti » devant ses Maîtres de Sorbonne :

« Et mon cœur de nouveau sous les voûtes de la haute demeure : de la Maison de ma Mère… Je ne veux être ici que l’ancien élève de Sorbonne : l’Enfant prodigue, qui revient à vous en fils repenti ». Et de leur faire cet aveu : « Oui c’est en fils repenti que je reviens à vous. Car j’ai été, des décades durant, l’Enfant prodigue. Oui, j’ai cédé aux tentations de la politique, en abandonnant dans le tiroir, une thèse de linguistique, à moitié achevée, depuis 1945. Oui, j’ai attaqué Descartes au coupe- coupe et soutenu avec une passion toute barbare, la raison intuitive contre la raison discursive. Pour tout vous confesser, avec cet autre enfant terrible, qui s’appelle Aimé Césaire, j’ai exalté la Négritude ».

C’est le même qui, jadis, déçu par l’enseignement de ses Maîtres, décida d’« oublier Descartes et ses Principes », revient à la Sorbonne avec un esprit d’ouverture, de réconciliation et de fraternité. Mais « Le retour de l’Enfant prodigue » dans Chants d’ombre avait été l’occasion auparavant de satisfaire le besoin d’enracinement et de reconnaissance de son identité. Evoquons quelques vers de ce poème :

« Et mon cœur de nouveau sur la marche de pierre, sous la porte haute d’honneur.

Et tressaillent les cendres tièdes de l’Homme aux yeux de foudre, mon père.

Sur ma faim, la poussière de seize années d’errance, et l’inquiétude de toutes les routes d’Europe

Et la rumeur des villes vastes ; et les cités battues de vagues de mille passions dans ma tête.

Mon cœur est resté pur comme Vent d’Est au mois de Mars ».

 

Il revient se ressourcer. On le sent bien dans ce poème, Senghor a besoin de s’enraciner, de retrouver son humanité, « cette chaleur humaine qui est présence à la vie : au monde ». C’est la Négritude. D’où sa prière :

« Eléphant de Mbissel, entends ma prière pieuse.

Donne-moi la science fervente des grands docteurs de Tombouctou.

Donne-moi la volonté de Soni Ali, le fils de la bave du Lion – c’est un raz de marée à la conquête d’un continent.

Souffle sur moi la sagesse des Keïta.

Donne-moi le courage du Guelwâr et ceins mes reins de force comme d’un tyédo.

Donne-moi de mourir pour la querelle de mon peuple, et s’il faut dans l’odeur de la poudre et du canon.

Conserve et enracine dans mon cœur libéré l’amour premier de ce même peuple.

Fais de moi ton Maître de Langue ; mais non, nomme-moi son ambassadeur ».

L’Enfant prodigue se sent à l’aise dans les deux cultures, dans cette double appartenance. Il se réconcilie avec Descartes sans renier sa culture Il affirme son Africanité, son appartenance à l’Afrique, à son histoire, à ses héros et s’ouvre aux autres cultures, ambassadeur de son pays au rendez-vous du donner et du recevoir :

« Soyez bénis, mes Pères, qui bénissez l’Enfant prodigue !

Je veux revoir le gynécée de droite ; j’y jouais avec les colombes, et avec mes frères les fils du Lion.

Ah ! de nouveau dormir dans le lit frais de mon enfance

Ah ! bordent de nouveau mon sommeil les si chères mains noires

Et de nouveau le blanc sourire de ma mère.

Demain, je reprendrai le chemin de l’Europe, chemin de l’ambassade

Dans le regret du pays noir ».

L’on voit bien jusqu’où conduit ce débat sur la distinction de la raison discursive et de la raison intuitive : à la complémentarité des cultures. L’affirmation de l’unité de l’esprit implique celle de l’unité de la raison et de son universalité en même temps, une raison qui est en même temps puissance d’émotion, donc de création dans le domaine de la science et de l’art. Il est alors possible de bâtir une civilisation de l’universel « qui se situe exactement au carrefour des valeurs complémentaires de toutes les civilisations particulières ». Aucune ne doit manquer à ce rendez-vous. Si une seule ethnie, une seule civilisation particulière manque au rendez-vous, il y aurait certes une civilisation universelle, mais il n’y aurait pas une civilisation de l’universel, c’est-à-dire une civilisation de l’humain, de l’humanisme intégral.

C’est le rêve de Senghor, sa conviction, son utopie. Malgré les conflits, les guerres, les incompréhensions qui nous divisent, le bon sens nous recommande de prendre le risque de parier sur elle.

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1990.

ARON, R., Mémoires, 50 ans de réflexion politique, Paris, Julliard, 1983, 2 vol.

BERGSON, H., Œuvres, éditées par André Robinet avec une introduction de Henri Gouhier, Paris, 1959.

CHATELET, Fr., Une histoire de la raison, Paris, Seuil, 1992.

DESCARTES, R., Œuvres de Descartes, publiées par Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Léopold Cerf, 1897 à 1913, 1 vol. et un supplément.

Œuvres philosophiques, édition nouvelle par Ferdinand Alquié, Paris, Garnier, 1963 à 1973, 3 vol.

KAMBOUCHNER, D. L’homme des passions. Commentaires sur Descartes, Paris, Albin Michel, 1995, 2 vol.

ROBINET, A., Descartes ; Paris, Vrin, 1999.

SENGHOR, L.S., Liberté 1. Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964.

– Liberté 2. Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Seuil, 1971.

– Liberté 3. Négritude et Civilisation de l’Universel, Paris, Seuil, 1977.

– Liberté 4. Socialisme et planification ; Paris, Seuil, 1983.

– Liberté 5. Le Dialogue des Cultures, Paris, Seuil, 1993.

– Œuvre poétique, Paris, Seuil, 2006.

– Ce que je crois, Paris, Grasset, 1988.

[1] Université Ch. A. Diop de Dakar, Sénégal