Philosophie

MONDIALISATION, SCIENCES ET NOUVELLES TECHNOLOGIES : QUELLES UTOPIES OU DYSTOPIES POUR NOTRE ERE ?

Ethiopiques n°81

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2008

Vers le milieu du vingtième siècle, sur un ton que l’on pourrait qualifier de prophétique, Paul Valery lançait ces mots : « Le temps du monde fini commence ». Ce constat de Valéry, qui annonçait à l’époque l’entrée de l’humanité dans une nouvelle phase de son histoire, était en même temps l’aboutissement d’un processus historique, ayant commencé depuis les premières missions des explorateurs jusqu’aux conquêtes coloniales en passant par la Révolution industrielle et son corollaire, à savoir le commerce transnational. Cette nouvelle ère annoncée par Valéry dans la première moitié du vingtième siècle est celle que nous vivons aujourd’hui et que nous désignons par le terme de mondialisation. Cette dernière se caractérise par l’unification de l’espace et du temps, par la fin de la géographie [2] et par l’accélération sans précédent de la réalité. Et à notre avis, comme principal moteur de cette mondialisation, nous avons non pas le marché comme on nous l’annonce généralement, mais plutôt les grandes avancées scientifiques et technologiques notées depuis la fin de la seconde guerre mondiale [3]. Sans ces dernières, on n’aurait peut être pas parlé de mondialisation, en tout cas pas de « village planétaire » avec pertinence. Aussi, sans elles, le marché lui-même n’aurait pas connu la dynamique qu’on lui reconnaît aujourd’hui.

C’est compte tenu de cela, que nous avons trouvé opportun de rechercher pour la présente session les utopies [4] techniques, sociales et surtout politiques susceptibles d’accompagner les grandes avancées scientifiques et technologiques de l’ère de la mondialisation. Dans cette perspective, nous nous sommes intéressés particulièrement à certaines possibilités des nouvelles technologies de l’information et de la communication mais également des biotechnologies, non pour, comme certains optimistes, célébrer l’avènement d’une société plus conviviale et fraternelle dans le cadre d’une cybersociété mondiale nécessairement démocratique et égalitaire ou de l’avènement d’une « Santé parfaite » [5], mais pour envisager la possibilité du pire pour notre monde. Aux utopies angéliques en vogue, nous opposerons des dystopies ou contre-utopies envisageables à partir de notre niveau de développement scientifique et technologique. Si ce dernier peut créer un environnement favorable à l’avènement du pire, quelles dispositions prendre au plan mondial pour que les dystopies ne se réalisent pas ? Le niveau de développement scientifique et technologique étant par ailleurs très inégal entre les différentes parties du monde et particulièrement entre l’Afrique et les pays du Nord, quelles stratégies adopter au plan africain pour combler ce retard et éviter un éventuel assujettissement pire que ceux que nous avons connus jusque-là ?

  1. QUELQUES POSSIBILITES DES AVANCEES SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES DE L’ERE DE LA MONDIALISATION

Les grands progrès réalisés aux plans scientifique et technologique, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, offrent incontestablement d’immenses possibilités à notre monde. Notre propos dans la présente communication étant circonscrit seulement au domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication et à celui des biotechnologies, nous énumérerons d’abord pour chaque domaine les possibilités du meilleur qu’il renferme et dont on parle beaucoup dans divers milieux pour leur opposer ensuite les possibilités du pire qu’on évoque moins.

1.1. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication

Jusqu’à la fin de la guerre froide, l’utopie communicationnelle n’était pas prépondérante dans le monde des imaginaires des individus. Il a fallu attendre l’effondrement des grandes utopies politiques, donc la fin de la guerre froide, pour que la communication soit proposée par beaucoup comme une sorte d’utopie de remplacement, seule capable de recréer entre les hommes ce lien qui fonde les communautés et permet la cohésion sociale. Viatique de remplacement des idéologies politiques qui venaient de s’effondrer mais aussi de la religion, on assigna vite à la communication pour fonction de « relier » les membres disjoints des différentes communautés. Réduisant non seulement les distances d’un point à un autre, mais également d’une classe sociale à une autre, la communication allait créer des conditions favorables à l’avènement et à l’adoption par les peuples du modèle politique de la démocratie libérale et de ses valeurs de liberté et d’égalité.

L’intuition magistrale de Norbert Wiener [6], selon laquelle l’information sera la force structurante du futur, ne s’est pleinement matérialisée qu’au lendemain de la fin de la guerre froide. Ces propos d’Al Gore sonnent d’ailleurs comme un écho lointain à l’intuition du père de la cybernétique : « La Global Information Infrastructure (G.I.I) va offrir une communication instantanée à la grande famille humaine (…). J’y vois déjà un nouvel âge athénien de la démocratie qui se forgera dans les forums que la G.I.I créera » [7]. Un monde équipé de sites informatiques, reliés entre eux par câbles et par satellites, permet l’avènement de sociétés humaines conviviales, fraternelles et démocratiques. Les conditions de l’agora grecque étant réunies, l’objection de Rousseau contre la possibilité des « grandes républiques démocratiques » vole en éclats.

Pourtant, cet optimisme sur l’inéluctabilité de la Révolution en cours cache à notre avis une certaine naïveté. Si les conditions de l’agora grecque sont réunies, il est important de savoir que cette dernière n’adviendra pas toute seule. Une action dans ce sens de la part des principaux acteurs scientifiques, politiques, économiques et sociaux est nécessaire pour y parvenir d’autant plus que les nouvelles technologies de l’information et de la communication offrent également des conditions favorables à la confiscation des libertés individuelles et collectives et donc à l’instauration de nouvelles dictatures.

D’ailleurs, aussi loin que l’on remonte dans l’histoire des imaginaires de la communication, nous constatons que le désenchantement a toujours succédé à l’optimisme du début. La première trace d’un discours prophétique, utopique, s’appuyant sur la transmission à longue distance en fournit une illustration éclatante. Avec l’installation en 1793 du télégraphe optique reliant Lille à Paris, les penseurs révolutionnaires estimèrent qu’il suffirait de multiplier les lignes et de libérer leur langage codé pour permettre à tous les citoyens français de se communiquer leurs informations et leurs volontés. Nous savons ce qu’il est advenu de ces espoirs de démocratie suscités par l’installation du premier télégraphe optique. Dans les faits, ses usages répondirent aux systèmes de représentation du pouvoir. Ayant assigné une fonction militaire au télégraphe optique, le régime d’exception de l’époque décréta un embargo sur les codes. En permettant de relier les places et les armées du nord à la capitale, le télégraphe optique révéla d’abord son utilité stratégique. Beaucoup plus tard, à partir de 1933 précisément, le National Socialisme allait mettre à profit les moyens de communication disponibles pour saper les mécanismes de la paix mis en place au sortir du premier conflit mondial et violer les souverainetés nationales. Ce sont d’ailleurs les émissions en ondes courtes du régime nazi qui ont précipité la chute du chancelier autrichien Dollfuss.

Pouvons-nous, malgré ces exemples historiques, assigner une vocation vertueuse aux nouvelles technologies de l’information et de la communication et croire naïvement qu’elles ne nous réservent que le meilleur ? Non seulement l’histoire de l’utopie communicationnelle nous exhorte à la prudence, mais aussi un examen attentif de certaines conditions créées par les nouvelles technologies de l’information et de la communication nous autorise à croire que le pire est également possible même s’il n’est pas inéluctable.

En effet, le développement fulgurant des nouvelles technologies de l’information et de la communication a permis de cerner le monde par les satellites et par Internet. Cet enlacement de l’univers, fait du monde dans lequel nous vivons, un endroit clos, achevé, fini. C’est ce qui a fait dire à Paul Virilio que la mondialisation n’est rien d’autre que « la clôture du champ des possibles de l’horizon terrestre » [8]. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il est devenu possible aux services de renseignements de n’importe quel pays ayant atteint un certain niveau de développement scientifique et technologique d’exercer une surveillance généralisée sur tous les individus.

Malgré un contexte d’essor sans précédent des idéologies totalitaires, Georges Orwell n’aurait pas écrit 1984 [9] pour son époque. Ni Hitler ni Staline n’avaient les moyens techniques de leurs projets politiques. Ce roman de Georges Orwell n’exprime donc pas dans l’ambiance générale de l’essor des idéologies totalitaires la possibilité technique de réalisation d’États dans lesquels aucun individu n’échapperait à la surveillance, mais l’inquiétude d’hommes profondément attachés à la liberté face à des régimes politiques qui n’étaient pas du tout respectueux des principes qui fondent nos démocraties actuelles. C’est paradoxalement à une époque d’essor démocratique des valeurs de liberté et d’égalité (la nôtre) que l’histoire a pourvu les moyens techniques rendant possible la réalisation des grands projets politiques totalitaires. Cette possibilité est d’autant plus réelle que les nouvelles technologies de l’information et de la communication n’ont pas créé des conditions favorables seulement à la télésurveillance généralisée mais aussi à l’uniformisation du regard humain et à terme au conditionnement des pensées.

L’alerte lucide d’Evgueni Zamiatine sur les dérives de la machine dans son récit Nous Autres aux alentours des années vingt retrouve toute son actualité. Le corps social à mille têtes qu’il y décrit, où personne n’a de nom et où chacun est représenté par un numéro comme en ont rêvé tous les régimes politiques totalitaires, est une possibilité réelle de l’ère des nouvelles technologies de l’information et de la communication. La caméra, omniprésente dans nos vies, pourrait ne pas seulement être utilisée pour nous surveiller mais également pour diriger nos regards et leur imprimer une certaine forme. D’ailleurs de nos jours, même l’espace public démocratique, censé être le lieu par excellence de la contradiction et de la diversité des approches et des projets, n’échappe pas à l’entreprise de dressage par le moyen de la caméra, des comportements humains. Les hommes politiques, acceptant sous l’œil des caméras de poser en tops models, contribuent à soumettre la démocratie à la pression de l’accélération et du commerce du visible. A terme, la démocratie réussira là où toutes les idéologies et tous les totalitarismes ont échoué : obtenir l’adhésion unanime. Si cela est envisageable, il faut également penser à la fin de l’éthique de la modernité fondée sur le sujet. Déjà, l’individu physique semble réellement disparaître. Tous les jours, nous sommes relayés par une transmission électronique et virtuelle. Peut-être très bientôt la fin de la responsabilité morale, du moins telle qu’on la concevait jusqu’à maintenant. Il n’y a donc pas que les utopies relatives au meilleur qui sont susceptibles d’accompagner les immenses progrès notés tous les jours dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Le pire peut également y être envisagé. Comme ces dernières, les biotechnologies nous offrent d’égales raisons de nous attendre au meilleur comme au pire.

1.2. Les biotechnologies

Vu sous quelques-uns de ses aspects pratiques (guérison des maladies, du cancer, de la perte de la mémoire, de l’épilepsie, etc.), nous ne pouvons que convenir que les grands espoirs suscités par le développement des biotechnologies sont parfaitement justifiés. En effet, grâce à l’implantation de puces, à la greffe des cellules ou à la culture de tissus humains, on guérit effectivement des maux ancestraux. Mieux, la révolution biotechnologique pourrait peut-être très prochainement nous permettre d’agir sur la procréation en nous donnant les moyens de choisir des aptitudes précises pour notre progéniture. Déjà, grâce à elle, nous avons la possibilité de modifier les humeurs de millions de personnes à l’aide de Prozac ou de réduire l’hyperactivité de beaucoup d’enfants à l’aide de la Ritaline. Elle permettra même peut-être un jour la naissance d’une certaine « médecine prédictive » qui nous donnerait la possibilité de corriger tel défaut chez notre progéniture et de prévenir génétiquement telle maladie ou malformation, etc.

Tout ceci est devenu possible depuis l’établissement de la cartographie complète du génome humain qui semble de plus en plus nous rapprocher de la Santé parfaite en nous offrant une maîtrise complète de notre code génétique. Déjà, en 1969, l’instigateur du projet du génome humain, le chancelier de l’Université Santa Cruz en Californie, Robert Sinsheimer, disait ceci : « Pour la première fois dans l’histoire des temps, une créature vivante comprend son origine et entreprend de dessiner son futur » [10]. Cette intuition de Robert Sinsheimer, matérialisée seulement en 2000, année de l’établissement de la cartographie complète du génome humain, donne une réelle crédibilité à l’idéologie de la Grande Santé et pourrait ressusciter l’idéal du surhomme ou surhumain dont Nietzsche avait donné un aperçu philosophique dans ses écrits.

La Révolution biotechnologique confère donc à l’homme un réel pouvoir dans la mesure où comprenant son origine, il peut parfaitement entreprendre de dessiner son futur, mieux de le choisir en faisant fi des interactions traditionnelles de l’organisme et de son milieu. D’ailleurs, pour un penseur comme Francis Fukuyama [11], les récents développements notés en biotechnologies marquent certainement la fin de l’être humain tel que nous l’avons connu jusqu’à maintenant, c’est-à-dire un être dont la nature repose sur un certain nombre de caractères génétiques transmissibles. Avec la biotechnologie, l’homme a désormais les moyens de mettre fin à sa propre humanité. La science et la biotechnologie vont donc réussir là où toutes les idéologies, notamment celles totalitaires ont échoué : changer l’homme. Ce genre d’évolution quasi inévitable selon Fukuyama fera qu’une fois qu’un Etat aura engendré par le biais du clonage des individus génétiquement supérieurs [12], les autres pays concurrents tairont inévitablement leurs scrupules pour lui emboîter le pas. Comme les nouvelles technologies de l’information et de la communication, la Révolution biotechnologique nous permet de nous parer des prérogatives de Dieu. Mais justement, est-il certain qu’avec de tels pouvoirs, nous nous en tiendrons strictement à la guérison de ce que nous considérons comme des « maux ancestraux » ? Est-il lucide de s’émerveiller devant le dernier clonage, en n’explicitant que les applications pour le traitement à la source des maladies incurables ? Un groupe d’individus (scientifiques, hommes politiques ou leaders économiques) qui aurait un pouvoir exclusif sur ces nouvelles technologies ne pourrait-il pas les détourner à d’autres fins ?

Si l’établissement de la cartographie complète du génome humain marque incontestablement un tournant vers la réalisation d’une certaine Santé parfaite, il y a également des raisons de penser qu’elle pourrait être retournée contre l’humanité et la diversité qui la fonde jusqu’à maintenant. Pendant microscopique de ce qui a été repéré au niveau des nouvelles technologies de l’information et de la communication comme la télésurveillance généralisée, elle pourrait être utilisée pour supprimer toutes les différences génétiques. La possibilité future d’une humanité entièrement clonée, sans aucune différence génétique, rappelle le projet politique d’Hitler qui, heureusement, n’avait pas les moyens dont nous disposons aujourd’hui. Un pouvoir qui disposerait à l’échelle nationale ou mondiale d’un contrôle total sur ces nouvelles technologies pourrait décider envers et contre tous de ce que deviendra le genre humain.

À ces craintes liées à certaines possibilités qu’offrirait un contrôle total de notre code génétique, s’ajoutent d’autres relatives à la possibilité d’un dérapage de la recherche biotechnologique vers l’eugénisme qui pourrait devenir très prochainement une industrie très profitable. En ce moment, le niveau de développement biotechnologique offre la possibilité à un tétraplégique de commander un ordinateur par la pensée et même d’agir par la traduction directe de stimuli cérébraux. Une gestion capitaliste des masses ne pourrait-elle pas trouver plus rentable de continuer cette entreprise, en transformant tout le monde en paraplégiques ? Ainsi tous les individus seraient nécessairement connectés à l’appareil bureaucratique du pouvoir et la gestion de la masse sera beaucoup plus facile.

Malgré une diffusion sans précédent des idéaux démocratiques de liberté, d’égalité, notre époque est celle dont le niveau de développement scientifique et technologique a créé le plus de conditions favorables à l’avènement de parfaits régimes politiques totalitaires grâce à certaines possibilités des nouvelles technologies de l’information et de la communication et des biotechnologies. Mais dans la mesure où cela n’est pas inéluctable mais seulement possible, quelles stratégies adopter au plan mondial pour empêcher toute possibilité de réalisation de tels projets, et au plan africain pour combler le retard scientifique et technologique et prévenir tout éventuel projet d’assujettissement du continent ?

  1. LES STRATEGIES

La possibilité d’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication et des biotechnologies notamment l’ingénierie génétique contre notre mode d’organisation politique et contre l’humanité en général nécessite l’adoption de stratégies au plan mondial mais aussi au plan local et singulièrement africain. Au plan mondial, il s’agira non seulement d’instituer un cadre réglementaire qui définira, pour tous, les usages permis et souhaitables, et les usages défendus et non souhaitables des nouvelles technologies mais aussi de faire en sorte qu’aucun groupe organisé et structuré (scientifiques, leaders politiques ou économiques) ne puisse avoir un pouvoir exclusif sur ces dernières. Au plan local ou africain, la stratégie consistera à combler le retard scientifique et technologique du continent, à être à la pointe de toutes les découvertes qui se font dans ce domaine pour qu’en cas de suppression du cadre réglementaire pour non respect de ses résolutions par un ou quelques Etats membres, que nous ne soyons pas pris au dépourvu et que nous puissions nous mettre à l’abri de toute domination.

2.1. Au plan mondial

Certaines possibilités des nouvelles technologies que nous venons d’évoquer sont si effrayantes qu’il est certainement nécessaire d’établir des contrôles politiques au plan mondial portant sur leur développement et leur utilisation. Si les différents gouvernements n’ont pas à se substituer à l’Eglise de l’époque de Galilée, il est toutefois de leur devoir de veiller à la préservation de l’humanité en protégeant la diversité qui fonde cette dernière mais aussi de défendre les principes qui sont le fondement de nos régimes politiques démocratiques. Et c’est un tel devoir qui exige aujourd’hui des Etats la création d’un cadre réglementaire au plan mondial censé indiquer à tous les usages défendus des nouvelles technologies. Ainsi pourrons nous profiter au maximum des bienfaits des nouvelles technologies (N.T.I.C. et ingénierie génétique) et nous prémunir des méfaits qui résulteraient de leur éventuel mauvais usage. Un tel cadre est d’autant plus nécessaire, qu’aucun État aujourd’hui pris individuellement n’arrivera à lui seul à assurer à ses citoyens les bienfaits des nouvelles technologies et à leur épargner éventuellement ses méfaits. Sans une réglementation au plan mondial, des scientifiques pourraient parfaitement décider de quitter un pays où il leur est interdit de procéder par exemple à certaines manipulations génétiques et s’établir dans un autre où il n’est pas interdit de le faire. A ce cadre réglementaire, il faut adjoindre certaines dispositions ou une certaine politique qui feraient en sorte qu’aucun groupe (scientifiques, leaders politiques ou économiques) ne puisse avoir un pouvoir exclusif sur les nouvelles technologies. Si nous en arrivons à une situation où personne ni aucun groupe ne peut décider à lui tout seul de ce qu’il faut faire des nouvelles technologies, nous écartons la possibilité de se servir de ces dernières pour instaurer un régime politique totalitaire car même si un potentiel Hitler ou Staline arrivait démocratiquement au pouvoir et désirait réaliser son projet, il ne le pourrait pas parce que n’ayant pas un pouvoir exclusif sur elles. Si les dispositions sont également telles que le marché non plus ne puisse pas avoir une mainmise sur les nouvelles technologies, nous arriverons à faire profiter à tous de leurs bienfaits en évitant qu’une entreprise ne détienne en exclusivité les gènes permettant par exemple de régénérer le foie, l’estomac, etc.

Transparence, refus de l’exclusion sociale et interrogation sur la logique du marché seront au cœur du nouveau cadre réglementaire devant régir l’usage des nouvelles technologies. Mais il est important de compléter cette stratégie mondiale par une autre au plan régional ou africain dans la mesure où les nouvelles technologies sont devenues les instruments qui confèrent les nouveaux pouvoirs.

2.2. Au plan africain

De nos jours, la maîtrise des nouvelles technologies confère un pouvoir et un positionnement enviables au plan mondial. Aucun pays, s’il tient vraiment à son indépendance, ne peut se mettre en dehors des avancées scientifiques et technologiques ou essayer d’entraver leur progrès. Il pourra tout au plus faire en sorte de contenir celui ci dans des limites susceptibles de protéger l’homme. Mais la volonté d’indépendance va de pair avec l’entreprise de conquête des savoirs de pointe constitués essentiellement de nos jours par les nouvelles technologies.

En effet, il ne suffit pas seulement pour nous Africains d’un cadre réglementaire censé indiquer à tous les États de la planète les usages défendus des nouvelles technologies. Dans la mesure où il n’existerait pas de force impartiale et contraignante pour les obliger à respecter la loi internationale, l’existence et la survie du cadre réglementaire dépendraient uniquement de la bonne volonté des États [13]. Il serait naïf alors de croire que nous sommes complètement à l’abri d’éventuels mauvais usages des nouvelles technologies. En fait, pour être à l’abri, il faut non seulement que tous les États de la planète ratifient l’éventuel traité international, mais aussi qu’aucun d’entre eux, à aucun moment, ne le rompe. Une éventuelle rupture du traité international par un État quelconque serait de nature à faire planer une menace sur la sécurité collective pour l’avènement de laquelle ce dernier aurait été institué. Et si cela devrait arriver un jour, les États ou continents qui ne seraient pas à la pointe des nouveaux savoirs ou qui ne les maîtriseraient pas pourraient se voir imposer la volonté des États scientifiquement et technologiquement plus avancés. La domination de certaines parties du monde par d’autres qu’a toujours favorisée l’inégalité de développement scientifique et technologique pourrait se poursuivre mais cette fois-ci sous des formes plus terribles que celles que nous avons connues jusque là.

L’Afrique, qui a subi diverses dominations dans l’histoire, n’a pas d’autre alternative que de résorber le gap scientifique et technologique qui la sépare des autres parties du monde. Cela s’impose d’autant plus que l’enjeu de cette stratégie est notre indépendance. Des politiques conscientes de développement scientifique et technologique de l’Afrique doivent être mises en place partout dans le continent. L’objectif sera non seulement de combler le retard scientifique et technologique qui nous sépare de certaines régions du monde [14], mais aussi de nous approprier réellement la science et la technologie, les maîtriser et être à la pointe de leur renouvellement permanent, non pas pour dominer certains peuples du monde mais pour assurer notre indépendance politique.

Hegel disait pendant une période relativement riche en découvertes scientifiques et technologiques [15] que l’homme est plus proche de l’esprit quand il fabrique un outil que quand il fait un enfant. Par cette idée, était disqualifiée la fierté des peuples pour leurs outils. Il n’y a donc pas de peuple naturellement destiné à assurer le progrès scientifique et technologique et d’autres destinés à être à la remorque. Ce qu’il faut partout, c’est une volonté politique créant les conditions et pourvoyant les investissements nécessaires à l’essor scientifique et technologique. C’est une telle volonté politique que nous appelons de tous nos voeux en Afrique. Si elle continue à faire durablement défaut, il n’est pas à exclure que nous tombions un jour sous des dominations pires que celles que nous avons connues jusque-là (esclavage et colonisation).

POUR NE PAS CONCLURE

L’avènement du meilleur n’est pas, comme nous venons de le voir, la seule issue possible des innovations scientifiques et technologiques de l’ère de la mondialisation. Le pire est également une sérieuse possibilité à ne pas écarter définitivement. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication et les biotechnologies renferment les deux possibilités. Les premières nous donnent à la fois la possibilité de réaliser un « village planétaire » mais aussi une « prison planétaire », et les secondes d’en arriver à la fois à la « santé parfaite » mais aussi à la suppression de toutes les « différences génétiques ». Toutefois, neutres du point de vue des valeurs, elles ne réaliseront pas à elles seules l’une ou l’autre de ces possibilités. Seuls les hommes ont la possibilité de leur faire emprunter une de ces deux directions. L’avènement du meilleur ou du pire dépend donc en dernier ressort de nous.

REFERENCES

FUKUYAMA, F., « Second Thoughts : Doubts : The last man in a bottle », in The National Interest, n° 56, été 1999.

GORE, A., Discours à la conférence plénière de l’union internationale des télécommunications, Buenos Aires, mars 1994.

Hegel, G.W.F., La philosophie de l’esprit. De la Realphilosophie, Paris, PUF, 1982.

– Les principes de la philosophie du droit, Paris, Flammarion, 1999.

SFEZ, L., La santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie, Paris, Seuil, 1995.

VIRILIO, P., La bombe informatique, Paris, Galilée, 1995.

WIENNER, N., Cybernetics : control and communication in the Animal and the machine, Cambridge (Mass.), M.I.T Press, 1948.

[1] Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université Cheikh Anta Diop de Dakar

[2] Par fin de la géographie, nous faisons référence à la nouvelle réalité du monde consécutive à l’explosion des nouvelles technologies de l’information et de la communication qui a permis de cerner la terre entière. Voir le chapitre 1.1. relatif aux utopies possibles de l’ère des nouvelles technologies de l’information et de la communication.

[3] Même des actions aussi décisives que celles de R. Reagan et M. Thatcher n’ont pu avoir l’effet escompté que grâce aux innovations scientifiques et technologiques de l’ère de la mondialisation.

[4] Il est important de signaler dès à présent ce que nous entendons par utopies : par utopies, nous ne faisons pas référence à des imaginations relatives à des projets irréalisables mais à la possibilité de réalisation de projets précis à partir de notre mode d’organisation politique mais surtout de notre niveau de développement scientifique et technologique.

[5] Cette expression est empruntée à Lucien SFEZ et est une partie du titre de son ouvrage qu’il a consacré à la critique des utopies nées du développement des biotechnologies. Le titre complet est La Santé parfaite : critique d’une nouvelle utopie, Paris, Seuil, 1995.

 

[6] WIENNER, N., Cybernetics : control and communication in the Animal and the machine, Cambridge (Mass.), M.I.T. Press, 1948.

[7] Discours prononcé par A. Gore, Vice-président des Etats-Unis d’Amérique à la conférence plénière de l’union internationale des télécommunications, Buenos Aires, mars 1994.

[8] VIRILIO, P., La bombe informatique, Paris, Galilée, 1995.

[9] ORWELL, G., 1984, Paris, Gallimard, 1950

[10] Cité par SFEZ, L., La Santé parfaite, p. 134.

[11] FUKUYAMA, F., « Second Thoughts : Doubts : The last man in a bottle », paru dans The National Interest, n° 56, été 1999.

[12] Nous pensons que cette idée de F. FUKUYAMA est absurde dans la mesure où la fitness a toujours été étroitement liée à un environnement global qui est changeant.

[13] Dans les Principes de la philosophie du droit (Paris, Flammarion, 1999), HEGEL, critiquant l’idée de paix perpétuelle, reproche à Kant de faire reposer cette dernière sur la bonne volonté des Etats comme dans la morale où la bonne action dépendait entièrement de la bonne volonté des individus. Pour HEGEL il ne peut pas y avoir de paix perpétuelle pour la bonne et simple raison qu’un Etat pourrait toujours pour des raisons qui lui sont propres remettre en cause le traité de paix le liant au sein d’une instance internationale à d’autres Etats. Nous dirons à notre tour qu’un Etat pourrait toujours pour des raisons qui lui sont propres décider de ne plus être lié par les obligations d’un cadre réglementaire relatif à l’usage des nouvelles technologies.

[14] C’est en cela que l’idée d’une résorption de la fracture numérique entre le Nord et le Sud du Président sénégalais Abdoulaye Wade est à matérialiser même s’il faut l’inscrire dans une stratégie globale de résorption de la fracture scientifique et technologique entre le Nord et le Sud.

[15] HEGEL, La philosophie de l’esprit. De la Realphilosophie, Paris, PUF, 1982.