Philosophie

« L’EMOTION EST NEGRE, COMME LA RAISON EST HELLENE » : D’UNE PHILOSOPHIE ORGANOLOGIQUE ALLEMANDE VERS SA RECUPERATION EN AFRIQUE OCCIDENTALE

Ethiopiques n°81

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2008

« L’émotion est nègre, comme la raison est hellène » (Senghor, 1939 : 295). Aucune assertion n’a autant marqué les compatriotes du poète – président Léopold Sédar Senghor, opposé partisans et adversaires que celle-ci, que l’analyse suivante tente de restituer dans son contexte particulier en s’interrogeant sur ses origines qui, aussi étonnant qu’il paraisse, peuvent mener sur une autre piste jusque-là non prise en compte. On veut parler ici du monde germanique en général et plus particulièrement du monde allemand comme autre source d’influence possible. D’autant plus que Senghor affirmera :

« Et pourtant, rien de ce qui touchait aux Allemands ne me laissait indifférent, encore que je fusse, alors, majeur. Sans doute à cause des impressions et rêves du royaume d’enfance. Il y avait aussi, il y a que seules m’intéressent les civilisations qui consonnent à la mienne – à la négritude – ou lui sont fortement étrangères. J’ai toujours eu besoin de m’enraciner dans mon identité ou de m’accomplir par complémentarité » (Senghor, 1977 : 12-13).

Tout de même, on doit souligner que Senghor a subi plusieurs influences, surtout celles des philosophes et anthropologues français. On peut citer par exemple l’anthropologue Lucien Lévy Brühl, dont les divers ouvrages [2] sur les sociétés primitives intéressèrent sans nul doute les premiers intellectuels noirs en France. Son œuvre, entre autres La mentalité primitive (1922), certes non exempt de critique et reflet de la pensée de son époque, renferme beaucoup de passages qui entérinent la thèse de l’absence, ou du moins de la postériorité d’une pensée logique et discursive face à une sensibilité émotive teintée d’un mysticisme omniprésent chez les peuples dits primitifs.

« Parmi les différences qui séparent la mentalité des sociétés inférieures de la nôtre, il en est une qui a arrêté l’attention d’un grand nombre de ceux qui les ont observées dans les conditions les plus favorables, c’est-à-dire avant qu’elles eussent été modi¬fiées par un contact prolongé avec les Blancs. Ils ont constaté chez les primitifs une aversion décidée pour le raisonnement, pour ce que les logiciens appellent les opéra¬tions discursives de la pensée ; ils ont remarqué en même temps que cette aver¬sion ne provenait pas d’une incapacité radicale, ou d’une impuissance naturelle de leur enten¬de¬ment, mais qu’elle s’expliquait plutôt par l’ensemble de leurs habitudes d’esprit » (Jean-MarieTremblay, ibid. : 55)

Plusieurs décennies de malentendus et de controverses en Afrique comme en dehors du continent suivirent cette réflexion de Senghor dont les influences sont contextuelles et multiples. On peut, en se référant aux écrits de plusieurs auteurs, entre autres Yambo Ouologuem (Le devoir de violence, 1968) ou Wole Soyinka (Opera Wonyosi, 1981), parler d’un malentendu bientôt séculaire, qui n’en n’est pas pour autant définitivement tranché [3]. Loin de nous l’idée d’absoudre Senghor, ni de l’appuyer dans sa déclaration somme toute réductrice et controversée. Le but de notre étude est d’orienter vers une autre piste d’influence tout aussi complexe et quasi étrangère au monde francophone dans lequel les pensées de Senghor ont le plus souvent trouvé leurs fondements. Une influence qui résulterait d’échanges intellectuels entre l’Afrique noire et l’Allemagne dans la première moitié du XXe siècle. En effet, l’influence allemande, parlant toujours de l’assertion senghorienne, est la résultante de courants de pensées philosophiques concernant la nature et la culture d’un peuple, pensées qui se seraient consolidées dans le monde germanique à partir du XVIIIe siècle avec comme figures de proue Hegel, Johann Gottfried Herder, Friedrich Schelling, plus tard Oswald Spengler et Léo Frobenius. Il s’y ajoute le fait colonial et son idéologie réductrice comme cause immédiate du recours de Senghor aux philosophes idéalistes allemands. Ainsi Senghor confirmera :

« Avec Götz von Berlichingen et Egmont, nous montions à l’assaut de l’impérialiste capitaliste, revendiquant, pour les peuples noirs, plus que l’indépendance politique, l’autonomie de la Négritude. Nouveaux Prométhées, Faust à visage d’ébène, nous opposions, à la platitude de la raison, les hauts fûts de nos forêts ; à la sagesse souriante du ’Dieu pâle aux oreilles roses’, l’incendie de brousse de notre tête, surtout l’incoercible élan de notre sang dans notre poitrine » (Senghor, 1964, 84).

Avec ces mots, Senghor nous ramène quelques siècles auparavant, au beau milieu de deux mouvements intellectuels de protestation contre l’influence de l’étranger, (surtout l’influence de la culture française en Allemagne), le mouvement du Sturm und Drang et celui du romantisme allemand avec toute leur charge de patriotisme et de subversion. Götz et Egmont, deux œuvres majeures de Goethe, constituent le symbole de la révolte allemande contre toute forme de domination étrangère au XVIIIe siècle. L’association qu’en fait Senghor avec la domination coloniale est sans équivoque.

L’influence la plus directe et la plus déterminante cependant est celle de l’anthropologue allemand, Léo Frobenius, qui sera principalement l’objet de notre propos. Le dénominateur commun de ces points est la sensibilité comme facteur, soit positif soit négatif, dans le processus de constitution d’une culture donnée. Selon que l’on se situe dans une perspective positiviste ou non, le rôle du rationalisme extrême, qui aboutirait au matérialisme sous ses différentes formes, est mis en exergue et loué ou, à l’instar de Léo Frobenius et de beaucoup de ses prédécesseurs et contemporains, perçu comme l’état de désintégration d’un processus culturel ou même de son stade final. Le matérialisme excessif du début du XXe siècle, toujours selon Frobenius, est ainsi la cause non seulement de la première guerre mondiale, mais aussi du colonialisme (Léo Frobenius, 1952 : 30). Et c’est à ce stade qu’intervient Senghor dans un discours – jusque-là fondamentalement intereuropéen – sur l’opposition entre culture et nature et plus tard entre culture et civilisation.

  1. L’INFLUENCE LOINTAINE DE L ’IDEALISME ALLEMAND

Les discours sur l’état de la culture d’un peuple étaient très répandus au XVIIIe siècle en Allemagne. Ces influences, quoique lointaines, expliquent pourtant en grande partie l’origine du rôle que Senghor a, à un moment donné, accordé à la sensibilité d’un peuple, mais surtout à l’émotion comme processus d’explication de la nature, comme ferment de constitution d’une culture originelle [4].

En effet, c’est Hegel qui nous dit que la « Volksgeist » ou l’esprit d’un peuple est conditionné par son environnement géographique et culturel (Norkaitis, 1957 : 118). Chaque peuple développerait ainsi son propre esprit et c’est l’ensemble de ces « Volksgeister » qui détermineraient le processus historique. Il divise en somme le processus historique en trois catégories : l’esprit subjectif, l’esprit d’un peuple et l’esprit universel ou « Weltgeist ». Au centre des théories de Hegel se trouve le phénomène du « Geist » ou esprit, qui serait inhérent au processus de constitution historique. Ainsi, l’idée serait la vérité de la nature et au-dessus d’elle (Hegel, 1952 : 314). Il s’opère dans sa pensée un rejet de la raison au sens positiviste du terme au profit de la téléologie, une fin immanente aux êtres organologiques (plantes, animaux, sphère géologique) et à la nature en entier (Ewers, Michael, 1986 : 49)

A coté de Hegel, toujours pour situer le fil conducteur de notre propos en Allemagne, se trouve Herder. Sa conception de la culture est une conception également organologique (Herder, 1784-1791). Selon lui, les cultures naissent, grandissent et meurent selon un programme interne bien défini. Ce programme interne suivrait différents canaux jusqu’à éclosion et, par ce principe, toutes les cultures sont conséquemment égales. L’individu n’étant ici que le support de la culture, le moyen à travers lequel s’exprime celle-ci.

Etayant les propos de son compatriote allemand, Schelling parle d’une non-conscience, d’une transcendance qui serait au-delà de la raison et à l’origine du processus culturel (Norkaitis, 1957 : 119). Dans cette inconscience ou non conscience, dont l’origine serait divine, se trouvent en même temps des éléments rationnels et irrationnels. Sa philosophie de la nature prône un ordre intérieur dans le fonctionnement et de l’individu et de l’univers. Cette transcendance met l’idée au-dessus de la matière ou du moins prône la complémentarité entre l’idée et la raison au sens kantien du terme (Schelling, 1957 : 8).

Et c’est en ce sens que Senghor trouve des points communs, en ce qui concerne l’idée (immatérielle), loin du rationalisme excessif du XIXe siècle, entre la sensibilité négro-africaine et les philosophes allemands du XVIIIe siècle. En effet, il soutient lors d’une allocution tenue en 1972 :

« Le culte du Naturmensch, « de l’homme de nature », le retour à la raison intuitive proclamé par les plus germaniques des penseurs allemands, l’importance accordée à la poésie orale et populaire, le fonds mystique du peuple allemand, les rencontres entre la langue allemande et certaines langues négro-africaines du point de vue du phonétisme et des mots-souches, l’humanisme allemand comparé à l’humanisme négro-africain, voilà les thèmes de réflexions qui, d’alinéa en aliéna, vous [Amadou Booker Sadji] ont mené au socialisme, d’origine allemande – dans sa prétention scientifique, tout au moins » (Senghor, 1977 : 339).

Cette approche non exhaustive des modèles de pensée, qui fondèrent l’idéalisme allemand, trouvèrent également leurs semblables un peu partout en Europe, comme par exemple, en Suisse, avec des philosophes comme Jean Jacques Rousseau [5]. Le débat sur la problématique des peuples et de leur culture, dans une Europe confrontée à d’autres modèles de sociétés, continuèrent d’animer jusqu’au XXe siècle les théories sur la culture et la civilisation. C’est le moment où s’annonça Léo Frobenius avec une autre forme de pensée, influencée en cela par Oswald Spengler, la « Kulturmorphologie », dont s’inspirèrent en grande partie les poètes de la Négritude.

  1. LA PAIDEUMA DE LEO FROBENIUS

Léo Frobenius, l’anthropologue culturel d’origine allemande, qui a le plus marqué les intellectuels négro-africains que furent Senghor et Césaire, est le théoricien de la Paideuma. Soutenu par différentes institutions comme l’empereur allemand (Kaiser Wilhelm II), la Fondation Rudolf Virchow et la famille Krupp, Léo Frobenius entreprit différentes expéditions en Afrique subsaharienne en vue d’étudier les peuples autochtones. Sa philosophie, qui s’articule autour du saisissement (Ergriffenheit) ou Paideuma, tente de réorienter le débat sur la culture aussi bien en Europe qu’en Afrique. Paideuma, nom de l’une de ses œuvres publiées en 1921 et fondement de sa théorie culturelle, part du fait que la culture ne dépend pas de l’homme, mais qu’elle est un organisme autonome qui s’exprime indépendamment du contrôle de l’être humain. La culture aurait donc son propre rythme et l’homme n’est que l’instrument de matérialisation de celle-ci (Jonas Norkaitis, 1955 : 26). Une culture n’aura par conséquent de futur, selon Léo Frobenius, que si elle est capable de saisissement. La Paideuma est ainsi une conception qui comprendrait le don de saisissement face à une autre culture, mais également l’élément organique d’une culture, qui la déterminerait (H. J. Heinrichs, 1998 : 120). Ce point de vue de Frobenius rappelle dans un sens celui de Hegel et de Herder, sauf que chez Frobenius la dimension universelle reste secondaire.

Selon Léo Frobenius, une nouvelle époque s’annonce avec la fin de la culture matérialiste, mère du colonialisme, du système économique mondial, de la première guerre mondiale, mais aussi de la civilisation, propre aux Anglais et aux Français. Ces deux peuples, selon lui, seraient de nature hamitique – possessions, guerres, rationalismes – et par conséquent enclins à la domination, contrairement à l’Allemagne et à l’Afrique d’obédience éthiopique – consensus, sensibilité, mysticisme. Beaucoup de chercheurs décelèrent chez Frobenius, bien sûr, une tentative de justification de la colonisation allemande face à celle des Français et des Anglais (Frank Wittmann, 2001 : 10 -11).

On assiste donc à une longue tradition allemande de conception organologique à connotation idéaliste face à la problématique culturelle, conception dont les prolongements, en ce qui concerne Senghor, se feront ressentir au début du XXe siècle en France avec l’arrivée de Léo Frobenius. On ne peut éviter de remarquer que le refus du rationalisme exagéré et l’hymne à l’irrationnel, à une nouvelle sensibilité, sous-tend la théorie culturelle de Léo Frobenius, qu’il définit comme une Paideuma ou saisissement, origine de tout processus d’évolution culturelle (Martin Steins, 1984 : 111).

Il faut souligner cependant que l’objectif de Léo Frobenius n’était pas seulement de rectifier son compatriote Hegel, pour qui l’Afrique est un continent sans histoire, mais aussi de positionner l’Allemagne dans une situation favorable face à la rivalité hégémonique avec les Anglais et les Français. Certains chercheurs y voient même un néo-romantisme caché dû à la perte des colonies allemandes au profit de la France et de l’Angleterre. L’anti-positivisme, qui suivit la Première Guerre mondiale, fut bien sûr un limon favorable à sa théorie culturelle. C’est ainsi que Frobenius pourra opposer culture allemande et civilisation française et britannique. Les éléments irrationnels de la littérature allemande, comme le Sturm und Drang et le romantisme, mouvements de refus de l’influence culturelle française en Allemagne au XVIIIe siècle, seront ainsi fonctionnalisés contre l’esprit cartésien d’obédience française (Franz Rottland, 1996 : 59). C’est ainsi que la théorie culturelle de Frobenius proposera le chemin à suivre pour l’Allemagne. Chemin qui ne sera pas forcément le rationalisme extrême de la civilisation « hamitique », comme le soulignera dans sa thèse Martin Steins, mais la sensibilité éthiopique. Ainsi la Première Guerre mondiale serait pour Frobenius non seulement la sécrétion d’une civilisation en déclin, mais aussi le début d’un nouveau saisissement, d’une nouvelle Paideuma, véritable mission ou destinée de l’Allemagne (Martin Steins, 1984 : 122).

Frobenius suit donc une tradition bien particulière en Allemagne, hormis toute considération purement rationaliste, la théorie cyclique des cultures (Kulturzyklentheorie), selon laquelle les cultures naissent, grandissent et meurent selon un cycle naturel bien défini, comme tout élément organique de la nature (humains, plantes, animaux). La dimension que Frobenius entendait apporter dans la rencontre avec les autres cultures en dehors du cadre européen, une nouvelle méthode d’ethnologie, était une dimension d’immersion (Hineinfühlen) dans l’art de vivre et dans le rythme de ces cultures, une Paideuma, qui s’éloignerait également de l’analyse froide et rationaliste de faits culturels (cartographie et classification de reliques culturelles). C’est ainsi qu’il inspire les étudiants négro-africains comme Senghor et Aimé Césaire, qui étaient, en 1936, à la recherche d’arguments contre l’assimilation qui leur était imposée par le système colonial français. Senghor dira :

« Léo Frobenius nous avait embrigadés dans un nouveau Sturm und Drang, nous avait conduits à Wolfgang Goethe, un Goethe beau comme Ganymède, plus brillant qu’Alcibiade, et d’une téméraire audace. A la suite du rebelle, nous nous insurgions contre l’ordre de l’Occident, singulièrement contre sa raison » (Senghor, 1964 : 84).

Il faudrait d’abord déplacer le débat vers la France pour démontrer comment l’organologie, l’émotion et la sensibilité, comme éléments constitutifs et fondamentaux dans le processus culturel, ont pu glisser dans les concepts des chantres de la Négritude comme Senghor et Césaire et être opposées à la mission civilisatrice de l’Occident, singulièrement celle de la France.

  1. LE BOUILLONNEMENT INTELLECTUEL DES ANNEES 30

C’est respectivement en 1936 et 1940 que l’influence de la philosophie culturelle allemande commença avec la sortie de l’« Histoire de la civilisation africaine » et de l’œuvre « Le destin des civilisations ». Comme le soutient Hans-Jürgen-Heinrichs, Frobenius réussit à publier entre 1928 et 1936 certains de ses articles en France et parvint à conquérir certains milieux intellectuels de l’Hexagone. Ainsi, il publia dans les journaux Documents, revue du monde noir et Cahier d’art, certains articles, issus de ses voyages à l’intérieur de l’Afrique (Heinrich, 1998 : 106). La publication de ces recueils, qui tombèrent bientôt dans les mains de l’élite négro-africaine en Europe, correspond à une redécouverte du monde noir en France, par le biais du blues, de l’art nègre, du jazz et de la danse. Une renaissance s’y opérait déjà lorsque Léo Frobenius arriva avec une nouvelle vision, surtout en ce qui concernait les cultures du monde noir. Avec le refus de l’assimilation et le rejet de la mission civilisatrice du colonisateur, naquit une poésie, qui s’inspira largement de la théorie culturelle de Léo Frobenius, d’autant plus qu’elle offrait immédiatement des éléments de réponse face à la mission civilisatrice, qui d’un côté se situait en Europe, de l’autre était radicalement opposée à la raison cartésienne.

« La civilisation éthiopienne est liée à la plante ; au cycle végétatif. Elle est rêveuse, toute repliée sur soi-même, mystique. L’Ethiopien ne cherche pas à comprendre les phénomènes, à saisir et à dominer les faits extérieurs à lui. Il se laisse vivre d’une vie identique à celle de la plante, confiante dans la continuité de la vie : germer, pousser, fleurir, donner des fruits et le cycle recommence » (Martin Steins, 1984 :108).

Si l’on compare cette citation à ce que soutient l’auteur allemand, Schelling, dans son projet d’élaboration d’une philosophie de la nature, on se rend compte d’une parfaite concordance dans les concepts, voire dans les formules :

« Les individus se lient les uns aux autres dans la suite des temps par la naissance et la reproduction. Il n’est donc pas un seul des êtres organisés qui, dans chacune des espèces qui couvrent la surface de la terre, ne se rattache à tous ceux qui l’ont précédé, à tous ceux qui le suivront. On peut se représenter chacune de ces espèces comme une chaîne dont les anneaux se déroulent dans la série des temps, en même temps que sa trame s’étend dans l’espace » (Barchou de Penhöen, 1833) [6].

Cela nous fournit une autre confirmation de l’influence de la philosophie organologique allemande sur l’élite africaine, à l’instar de Senghor et Césaire, au début du mouvement de la Négritude. C’est seulement sous cet angle que s’opère le rejet – temporel – en bloc des acquis de la civilisation européenne et surtout du rationalisme cartésien. C’est ainsi que Suzanne Césaire déclarait dans la revue Tropiques en 1941 :

« Il semble que l’humanité euraméricaine ait été saisie au 19e siècle d’une véritable folie de science, de technique, de machines dont le résultat a été la pensée impérialiste créatrice de l’économie mondiale et de l’encerclement du globe. Cette véritable folie de puissance et de domination qui bouleverse l’humanité dans des catastrophes aussi terribles que les guerres de 1914 et de 1939 est le symptôme d’un nouveau jaillissement de la Paideuma. Jaillissement dont nous ne pouvons pas encore avoir pleine conscience, dont le sens réel nous demeure encore caché. C’est là le drame de la terre. Quant au rôle de l’homme, il est de se préparer à vivre cet avenir autre, il est de se laisser mouvoir par le Réel, sans perdre ce sens de la piété, ce sens de la conquête, ce sens du destin qui est son héritage unique, inestimable » (Césaire, Suzanne, 1941a) [7].

On note dans le texte de Suzanne Césaire non seulement les éléments constitutifs du système de pensée prospectif de Frobenius, comme la vision d’un avenir autre, mais aussi la réception de la Paideuma, ou sensibilité dans le discours africain. Comme nous le disions plus haut, la théorie culturelle de Léo Frobenius, comme la tradition de ses prédécesseurs et de certains contemporains, tourne autour de la sensibilité, de l’émotion, comme génératrice d’une culture du futur, un programme interne indépendant de l’individu. Aimé Césaire déclarait déjà dans son poème « Les purs-sangs », dans lequel beaucoup d’éléments théoriques (vocabulaire organologique, rejet du cartésianisme, éloge de la sensibilité) de la pensée de Frobenius se distinguent, les mots suivants :

« Il me pousse

Invisibles et instants par tout le corps

Secrètement exigés, des sens » (cité par Martin Steins, 1984 : 107).

C’est chez Senghor, qui est d’ailleurs l’objet principal de notre analyse, que l’on note une récupération plus active de la théorie fonctionnaliste de Léo Frobenius. Dans plusieurs œuvres théoriques, surtout dans la série des Libertés (1 à 5), on rencontre en permanence l’influence de la philosophie de Frobenius (Paideuma ou saisissement). Senghor décrit dans plusieurs passages de Liberté 3 par exemple la nature des sociétés négro-africaines et s’inspire largement du modèle culturel prôné par les philosophes non- rationalistes allemands. En effet, dans l’article intitulé « Qu’est ce que la Négritude ? » Senghor nous entraîne dans une description de l’homme noir (subjectiver Geist) et de sa civilisation (Volksgeist), même si dans ce contexte le mot civilisation n’est pas antinomique au mot culture.

« Le Nègre est l’homme de la nature. L’environnement animal et végétal, foisonnant en Afrique depuis toujours, le climat chaud et humide lui ont donné une très grande sensibilité que maints ethnologues ont mise en relief. Le Nègre a les sens ouverts à tous les contacts, voire aux sollicitations les plus légères. Il sent avant que de voir, il réagit immédiatement au contact de l’objet, aux ondes qu’émet l’invisible. C’est sa puissance d’émotion, par quoi il prend connaissance de l’objet. Le blanc européen tient l’objet à distance ; il le regarde, l’analyse, le tue – du moins le dompte – pour l’utiliser » (Senghor, 1977 : 92).

Pourtant, Senghor relativise dans la même lancée. Il ne s’agirait pas chez le Négro-africain d’une pure intuition, excluant toute raison dans la connaissance de l’objet. Senghor décrit l’intuition comme un préalable, qu’il dénomme la raison-étreinte, cette immersion dans l’âme de l’objet avant de le saisir de par tous ses sens. Omettre ce détail dans sa tentative de démonstration de la spécificité du monde négro-africain, c’est naturellement l’élaguer de ses éléments complémentaires et somme toute nécessaires à la compréhension de l’idée entière.

CONCLUSION

L’assertion senghorienne, qui est l’objet de notre propos, « l’émotion est nègre, comme la raison est hellène », dissociée de son contexte discursif reste de facto incomplète, voire culturellement réductrice. Et c’est ce qui a poussé nombre de critiques, comme Cheikh Anta Diop ou certains chantres de l’african personality comme Wole Soyinka, à lui opposer une fin de non recevoir, d’autant plus qu’une culture africaine purement intuitive reste très équivoque, voire inexistante. Par ailleurs, si on se réfère à l’article consacré à ce sujet dans Liberté 3, Senghor ne soutient pas catégoriquement que la culture négro-africaine est une culture purement intuitive, dénuée de toute raison, mais qu’elle aurait fondamentalement la sensibilité comme moyen primaire d’accès à la connaissance de l’être, de l’univers en son sein. Cela n’étant bien sûr qu’une première étape comme Senghor tentera plus tard de l’expliquer :

« Il reste que le Blanc européen est d’abord discursif ; le Négro-africain, d’abord, intuitif. Il reste que tous les deux sont des hommes de raison, des Homines sapientes, mais pas de la même manière » (Senghor, 1977 : 92).

Pour conclure, cette tentative de réconcilier les fronts, d’établir le dialogue entre partisans et adversaires du poète – président, qui, il faut le repréciser du reste, fut sans doute l’un des plus ardents défenseurs de la culture et de la civilisation négro-africaines, nous a mené d’abord aux lointaines influences et traditions philosophiques allemandes qui, de Herder à Frobenius, sont venues alimenter le répertoire argumentaire des chantres de la Négritude. L’insurrection contre l’assimilation agressive, dont l’Afrique fut l’objet, les a poussés à se familiariser avec d’autres modèles de pensées. On a refait dans cet article le cheminement inverse pour retrouver l’origine de l’émotion dans le discours des pères fondateurs de la Négritude. Le mérite de Frobenius est de replacer les cultures africaines, avec l’oralité comme premier medium de conservation de l’histoire, au centre d’un ordre de pensée réducteur, qui les avaient reléguées au plan de non culture et de non civilisation. Tel était le contexte de réception de la Paideuma et du don d’émotion.

BIBLIOGRAPHIE

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Online : http://en.wikipedia.org/wiki/Jean-J… 18.4.2008 00:28

[1] Université Ch. Anta Diop de Dakar, Sénégal

[2] On-line : TREMBLAY, Jean-Marie : http://classiques.uqac.ca/classique…. 11:36.

[3] L’étude critique de cette phrase de SENGHOR publiée par les Presses Universitaires de Dakar lors du colloque organisé à l’occasion de son 90e anniversaire les 10 et 11 octobre 1996 (voir Mame SOW, 1996 : 301-306), le retour fréquent de critiques africains sur cette thèse ou ses dérivés, dont Marcien TOWA (Poésie de la Négritude, 1983), Wole SOYINKA (L’opéra Wonyosi, 1977), confirment qu’après tant d’années, l’assertion soulève toujours des passions, malgré les nuances qui l’accompagnent. SENGHOR écrit en réalité en 1939 : « Sensibilité émotive. L’émotion est nègre, comme la raison hellène. Eau que rident tous les souffles ? ’Ame de plein air ’ (I) battue des vents et d’où le fruit souvent tombe avant maturité ? Oui en un sens. Le Nègre aujourd’hui est plus riche de dons que d’œuvres. Mais l’arbre plonge ses racines loin dans la terre, le fleuve coule profond, charriant des paillettes précieuses ». Phrase pleine de nuances, mais dont l’élément le plus saillant est souvent mis en avant et par conséquent équivoque. « Naturellement, comme dans tout discours ramassé, la pensée présente les défauts d’une pensée non développée : elle manque de nuance. L’espace d’un vers est trop court pour dire des nuances » (Mame SOW, 1996 : 301).

[4] En effet, SENGHOR dit dans une préface de l’une des œuvres de Léo Frobenius : « […] j’avais commencé de suivre des cours à l’Institut d’Ethnologie de Paris et à l’Ecole pratique des hautes Etudes. Je vivais donc dans la familiarité intellectuelle des plus grands africanistes, et d ’abord des ethnologues et linguistes. Mais quel coup de tonnerre, soudain, que celui de Frobenius !…Toute l’histoire et toute la préhistoire de l’Afrique en furent illuminées – jusque dans leurs profondeurs. Et nous portons encore, dans notre esprit et dans notre âme, les marques du Maître, comme des tatouages exécutés aux cérémonies d’initiation dans le bois sacré.[…] C ’est Léo Frobenius, plus que tout autre, qui a éclairé, pour nous, des notions comme émotion, art, mythe, Eurafrique » (Senghor, 1973 : VII).

[5] http://en.wikipedia.org/wiki/Jean-J… 18.4.2008 00:28.

[6] Revue des deux mondes, t.1, janvier – mars, 1833. Online : http://fr.wikisource.org/wiki/Schelling -Philosophie_de_la_nature).

[7] « Léo Frobenius et le problème des civilisations », in Repro-duction de la revue Tropiques, 1978, t. 1/1, Paris, Éditions Jean-Michel Place, p.27-36, cité par Frank Wittmann, 2001 : 6).