Philosophie

QUELLE ECOLE POUR L’AFRIQUE ? ESSAI CRITIQUE DE REFONDATION DES SYSTEMES EDUCATIFS AFRICAINS : ENJEUX ET PROSPECTIVES

Ethiopiques n°81

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2008

« La question de l’adaptation, de la pertinence et de la finalité des contenus scolaires est permanente dans tout système éducatif (…). Par essence, un système éducatif se doit de développer les intelligences, favoriser l’apprentissage des savoirs fondamentaux, former à des compétences (…). La question fondamentale aujourd’hui n’est pas de savoir combien d’élèves ont été scolarisés, combien ont « suivi » des enseignements magistraux scolaires, combien cela a coûté au pays…, mais plutôt de savoir combien d’élèves, sortant du système, ont acquis de compétences opérationnelles ? Quelles compétences ? Combien de compétences ? Ou encore, combien les investissements financiers dans l’éducation ont-ils « produit » de compétences chez combien d’élèves ? (…) Ainsi, nous pourrions résumer notre pensée en disant qu’évaluer la productivité d’un système éducatif, c’est évaluer sur un mode quantitatif et qualitatif les compétences assurées aux élèves sortant du système quel que soit le niveau : primaire, secondaire, professionnel, universitaire. Il s’agit sans doute de clarifier le concept de compétence en formation » (Delorme, 1993 : 289-295)

  1. PRINCIPES. LE DROIT ET LE DEVOIR D’EDUCATION OU LA FONDATION RATIONNELLE DU POLITIQUE

La dynamique qui préside à la structuration d’une société politique lato sensu confère, a priori, une place hautement significative au système éducatif. Le système éducatif (concept qui renvoie ici à l’idée d’instruction, conçue comme modalités de socialisation et d’insertion sociale de l’individu au groupe, du groupe à la nation, de la nation à l’Etat) est, en effet, par définition et par construction, fondamentalement mû par une triple exigence résolument critique et constante de reproduction sociale, de formation du citoyen, de déconstruction le cas échéant (dans l’optique d’une refonte ou d’une refondation salutaire) des principes et mécanismes qui sous-tendent autant qu’ils commandent le vivre ensemble, tant à l’échelle étatique, continentale que mondiale. A ce titre, l’éducation, en tant que pré-condition ou préalable indispensable à une organisation somme toute équilibrée et efficiente de toute société humaine, apparaît, de façon irrécusable, être frappée du sceau de la nécessité. Le devoir d’éducation (d’instruction, de socialisation, d’insertion sociale) est ainsi postulé ici dans sa dimension la plus universelle et la plus transversale, laquelle renferme un double aspect de légitimité et de juridicité. Effectivement, il nous apparaît fort difficile de concevoir le devoir légitime d’éducation autrement que comme la reconnaissance juridique, parallèle et subséquente d’un droit imprescriptible à l’éducation. La reconnaissance du double caractère de légitimité et de juridicité de l’éducation est primordiale pour en cerner à la fois le sens et la vocation…

  1. 1. Le système éducatif, ferment de reproduction sociale

Réaffirmer ici que le système éducatif remplit une fonction de reproduction sociale pourrait prêter à équivoque. Comment, en effet, pérenniser certaines valeurs collectives héritées des générations antérieures et contemporaines, considérées comme décisives pour la cohésion et la permanence du groupe, sans systématiquement tomber dans une sorte d’anachronisme, de conformisme désobligeant et inhibiteur ? Comment articuler, par ailleurs, la fonction dynamique, libératrice, émancipatrice en somme de la personne que recèle, en son principe, tout système éducatif, avec sa propension à définir des cadres ou modèles quasi normatifs en référence desquels devrait nécessairement évoluer ladite personne ? L’éducation est un droit qui se double du devoir indissociable de toute représentation fidèle du genre humain comme : personne devant advenir à la pleine conscience de sa liberté, donc de sa nécessaire responsabilité. Mais, si l’exercice de la responsabilité, entendue comme l’expression achevée de la maturité politique et sociale, n’est pas envisageable en dehors d’un cadre normé dûment établi, l’Etat n’a-t-il pas pour vocation prime, non d’entraver, mais davantage de promouvoir, aussi bien pour l’équilibre et le perfectionnement de la personne que pour la collectivité, l’acquisition renouvelée et objectivement argumentée d’une somme de connaissances, de savoirs et de savoir-faire ? Et le sous-système éducatif ne peut-il manquer, sans trahir radicalement son concept, à l’œuvre d’invitation à la définition d’un cadre général d’analyses, d’actions pratiques et d’appréciations axiologique et déontologique susceptibles de favoriser la sociabilité et le développement ?

L’on doit répondre que dans la perspective d’un progrès commun et cohérent, il n’y a pas de liberté sans l’élaboration couplée à l’observation effective et non ambiguë d’un minimum de contraintes objectives. « Les contraintes, aimait à rappeler non sans raison Edmund Burke dans sa Réflexion sur la révolution de France, font partie au même titre que les libertés des droits de l’homme ». Et si l’on doit effectivement admettre, avec Hannah Arendt, que « l’autorité, sous quelque forme que ce soit, implique une limitation de la liberté, mais jamais l’abolition de celle-ci », force nous est cependant de reconnaître cette vérité essentielle : ce qui caractérise en propre les sociétés humaines, c’est, de façon éminente, leur capacité à produire du droit, à codifier leur co-existence, à définir pour se les approprier et les respecter plus ou moins scrupuleusement des normes de conduites collectives ainsi que des projets qui transcendent le cadre d’une seule génération. Dans ce contexte, la liberté n’est possible qu’au sein d’une société normée, et elle ne peut se donner à apprécier, ni plus ni moins, que dans son triple rapport à l’autonomie, à la réciprocité et à la continuité trans-générationnelle. Plus simplement, il s’agit de penser la liberté comme le fait de deux consciences qui se reconnaissent comme mutuellement libres, et qui s’emploient à garantir et à pérenniser les conditions de cette liberté nécessairement partagée par l’érection concertée de cadres normatifs, juridiques, législatifs et institutionnels devant s’appliquer à tous, sans discrimination aucune, et dotés d’un pouvoir d’extension à l’ensemble de la communauté (passée, contemporaine et future). Il en découle que la tâche de reproduction sociale qui incombe au système éducatif est parfaitement compatible avec le procès d’émancipation légitime de la personne. Pour autant que celle-ci (la personne) garde présent à l’esprit un juste devoir d’objectivité rationnelle et de solidarité critique à l’égard de sa génération et des générations futures. Pour autant que celui-là (le système éducatif) ne déroge point au projet de formation critique et continue du citoyen, seul gage d’un Etat aux institutions fiables et viables. Car l’acte de fondation du politique (d’un Etat ou d’une République), qui est l’acte politique par excellence, et qui consiste à tracer un sillon, une voie, à définir un horizon, une perspective, est soumis en amont par l’obligation préjudicielle de pourvoir le citoyen de qualités d’analyse, de capacités pratiques, de conception et de délibération qui permettent à la République ou à l’Etat d’envisager sereinement son essor…

1.2. Forger le citoyen pour consolider l’Etat

Pour atteindre les objectifs d’amélioration des conditions d’existence des populations, pour affermir l’efficacité et la survie de l’Etat dans un contexte généralisé de compétition internationale aiguë, le système éducatif doit veiller à la vulgarisation de la formation pratique et intellectuelle du citoyen. Ce droit légitime à la formation de la raison doit s’accompagner d’un droit à la formation critique de la conscience morale. La conjonction de la morale et de la raison est dictée par le constat que la passivité morale dénote une certaine passivité intellectuelle, et qu’inversement, une activité intellectuelle puissante représente le gage le plus sûr et le plus probant en faveur de la production d’une vie morale critique, consciente d’elle-même, juste et collectivement épanouissante.

Sans verser dans des considérations élitistes exacerbées, admettons que les bénéfices pour l’Etat ou la République sont on ne peut plus évidents : plus l’Etat dispose d’hommes ayant un niveau général de formation somme toute appréciable et un rapport certain (en l’espèce : critiquement loyal) aux prescriptions morale, civique et juridique, plus la dynamique d’émancipation politique et culturelle, d’essor scientifique et technologique, d’interdépendance économique et industrielle ira crescendo, et sera gratifiée du sceau d’un optimisme lucide. Parallèlement, et a contrario, plus le degré général de formation des populations sera sujet à controverse, grandes et récurrentes seront les tentations et les tentatives, tant des citoyens que de l’institution politique tutélaire et régulatrice, de déroger au respect des principes et droits fondamentaux qui fondent et légitiment le pacte social.

Le système éducatif n’a pas pour mission exclusive d’éduquer simplement les citoyens à la normalité effective, c’est-à-dire : de conforter, de normaliser, de rendre conforme ou de légitimer des institutions établies (habitudes, système politique, obligations civiques, morales, traditions, etc.). Le système éducatif nourrit en son principe le vœu de contribuer au perfectionnement de tous les matériaux et mécanismes à même de renforcer l’unité organique caractéristique du lien entre l’Etat (la République) et le citoyen, dans leur relation réciproque au progrès social et à la prospérité. Le système éducatif se donne ainsi à voir, sous cet angle, irréductiblement, comme une instance critique de fondation ou de refondation sociale et politique…

  1. 3. Le système éducatif, cadre de fondation et de refondation de la société : entre continuité et rupture…

Parce que les sociétés humaines sont loin d’avoir atteint la perfection, les hommes sont constamment mis en demeure d’amender les modalités de leur vie commune (socialité). Ainsi, la réversibilité des lois et des décisions des pouvoirs publics ou institutionnels, leur nature ou aptitude à se soumettre à des contestations dûment formulées, leur révision objective, sont une donnée essentielle qui doit imprégner, dans une République ou une démocratie, l’esprit de tout citoyen. C’est pourquoi le système éducatif a ici pour dessein primordial de traduire cette vérité en une sorte de réflexe vital dans la mémoire vive de l’Etat et du citoyen :

« Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison » (Condorcet, 1994 : 93).

Inviter à penser et construire par soi-même, avec et pour les autres, là est la vocation première de l’instruction. Cadre par excellence d’apprentissage et d’incitation à l’exercice autonome et concertée (dialogique) de la raison, le système éducatif est ainsi organiquement lié à l’effort permanent de reconstruction démocratique de la société. Sa dimension éminemment politique, c’est-à-dire de fondation, voire de refondation, est de ce fait largement établie, puisqu’il met, a priori, à la disposition des citoyens, les jalons censés induire la rénovation ou la revivification de l’Etat. Il rend, en dernière analyse, possible l’instauration sur la place publique, par des citoyens dûment formés et informés, de débats argumentés, de discussions âprement suivies sur les principales articulations et orientations devant traverser la vie de la nation. Le système éducatif favorise ainsi, idéalement, l’émergence sur la place publique d’une masse critique qui constitue la force de contre-propositions et de suggestions constructives dont l’Etat et les citoyens ont instamment besoin pour accomplir leur destin progressiste.

Dans un tel contexte de formation, d’actions et de débats démocratiques éclairés, on finit par accéder à la conviction que voici : le principe de fondation de la légitimité est inconcevable sans la postulation symétrique du principe de limitation de la légitimité. Autrement dit, sous peine de rupture avec l’esprit du contrat social (c’est-à-dire, sous peine de dé-légitimation), le principe qui préside à l’acte de fondation et de légitimation de l’Etat est nécessairement coextensif (connaturel, implicite) à la réaffirmation des limites objectives de la légitimité de l’Etat. D’un mot et plus clairement : pas de légitimité objective, sans détermination portant limitation rationnelle des ressorts de la légitimité.

En effet, il faut bien avoir présente à l’esprit l’idée essentielle que voici : si l’autolimitation ouvre la voie à la nécessité de la réciprocité de la limitation, l’engagement à cet égard se veut fondamentalement synallagmatique. Autant nous avons besoin de liberté pour contrôler l’action de l’Etat – qui n’exclut pas une violation toujours possible des (de nos) libertés -, autant la liberté de l’Etat doit pouvoir être garantie – pour prévenir contre toute propension par nous manifestée à un exercice abusif de nos libertés. Ce propos est au demeurant fort bien entendu par le philosophe résolument héritier de l’Aufklärung allemande Karl Raimund Popper :

« Nous avons besoin de liberté pour empêcher les abus du pouvoir de l’Etat, et nous avons besoin d’Etat pour empêcher les abus de la liberté (…). Nous avons besoin d’un Etat, d’un Etat de droit, et cela aussi bien au sens kantien où il procure une réalité à nos droits d’hommes que dans l’autre sens kantien où il élabore et entérine le droit – le droit juridique – qui limite notre liberté, mais aussi peu et aussi équitablement que possible. Et cet Etat doit en outre être aussi peu paternaliste que possible » (Popper, 1994 : 97 ; 101).

Dans un Etat soucieux de justice, d’harmonie et d’équilibre, il n’y a pas de pouvoir sans limites objectives, comme il n’y a pas de droits sans devoirs effectifs. Telle est la condition de la sociabilité et le principe de toute association politique fondée en raison et qui se veut légitime. En référence à Montesquieu, ayons à l’esprit cette idée force : une règle ne peut être érigée en loi sur des bases strictement arbitraires. La loi ne s’impose pas aux hommes du seul fait qu’elle est loi ; une règle ne devrait prendre la forme codifiée et consacrée d’une loi, précisément et à la seule condition qu’elle fût juste, c’est-à-dire qu’elle renfermât en elle la quête non équivoque d’un idéal de justice ; c’est en cela seul que réside véritablement son caractère objectivement coercitif, sa force de persuasion, sa légitimité naturellement reconnue et consentie. L’observation scrupuleuse de ce principe de réciprocité fonde notre liberté politique [2]. Et c’est au demeurant cette double identité de principe (légitimation/limitation) inhérente à tout effort cohérent de fondation politique que doit rendre possible le système éducatif, grâce notamment à la formation à la citoyenneté (Condorcet, ibid. : 80-81.) [3].

Somme toute, l’éducation se donne à voir comme une institution essentielle dans l’architecture étatique : instance critique par excellence de production ou de fondation du politique et de la liberté politique. Sur cette base, il est manifeste que tout peuple et tout Etat soucieux d’inscrire durablement son existence au sein du concert des nations et des Etats, désireux sinon d’atteindre à l’excellence du moins de réaliser autant que faire se peut les idéaux de progrès (sociaux, juridiques, technologiques, industriels, économiques et politiques), pourrait difficilement faire litière d’une politique somme toute vigoureuse et attentive des capacités de renforcement du système éducatif. Le système éducatif, en tant qu’instance critique de fondation du politique (au sens de société globale), renferme ou comporte en son essence un enjeu stratégique essentiel consistant dans la définition des principaux axes prioritaires ou de positionnement (économique, politique, culturel et existentiel) de tout peuple ou Etat soucieux de compter parmi les peuples ou Etats du monde.

Cette conviction semble à notre sens participer d’une mise en demeure, c’est-à-dire d’une invitation expresse à mener une réflexion certes constructive et néanmoins sans concession de la base sur laquelle repose, se structure et s’édifie le tissu éducatif africain…

Il s’agit de la récurrente question de l’adéquation recherche/ formation/emploi/développement. Le système éducatif joue indubitablement un rôle éminent dans la dynamique de structuration et d’édification de toute entité étatique. Sa fonction quintuple (sociale, politique, économique, culturelle, idéologique) ne souffre, en effet, d’aucune contestation crédible.

Force est alors de se rendre à cette évidence primordiale qu’on pourrait difficilement concevoir l’élaboration d’un système éducatif qualitativement cohérent et performant qui fît l’impasse, sans que cela ne soit suivi de dommages significatifs, sur la nécessité d’une mise en corrélation ou en adéquation entre les variables suivantes :

 

– l’inventaire préalable des insuffisances, des besoins et des attentes (structurels, logistiques, financiers, humains) de l’Etat et des populations qui sont objectivement soumises à sa juridiction ;

– le contenu et la qualité des enseignements, de la formation et de la recherche proposés (tant au niveau de l’enseignement général qu’en ce qui touche à la formation professionnelle) dans les différents cycles (primaire, secondaire, universitaire) ;

– l’état des lieux et les exigences internes et externes du marché du travail présent et à venir, auxquels s’ajoutent plus globalement la prise en compte des principaux enjeux qui sous-tendent et président à l’acte d’insertion et d’affirmation d’un Etat (d’une sous région ou d’un continent) sur la scène mondiale ;

– la définition, enfin, émanant du concert d’acteurs (économiques, industriels, scientifiques, sociaux, politiques, culturels) d’objectifs ou de programmes d’actions stratégiques visant à terme l’amélioration, dans tous les domaines susmentionnés, des capacités d’initiatives et d’anticipations à même de garantir la pérennité de l’essor économique et technoscientifique, ainsi que l’émancipation politique et culturelle…

  1. 1. Le système éducatif, les populations et la question de l’emploi

Procéder à la transmission des savoirs et savoir-faire revient à opérer un acte essentiel de fondation ou de refondation sociale. Considéré sous cet angle, le système éducatif, espace privilégié d’appropriation, d’invention et/ou de déconstruction des valeurs et institutions sociales, ne saurait être conçu comme une instance désincarnée, réduite au niveau d’une simple répétition institutionnalisée ou ritualisée des méthodes pédagogiques et autres programmes classiques ou académiques, dépourvue en somme de sa substance. Tout système éducatif, dans son contenu, sa signification et sa vocation fondamentale, est nécessairement marqué du sceau de la contextualisation. Son ancrage profond dans la société qui la porte et qu’il contribue dialectiquement à produire doit être effectif et non sujet à quelque approximation. Le système éducatif, s’il veut réellement parvenir à formuler des propositions pertinentes pour les individus et la collectivité, s’il nourrit la légitime ambition de motiver ou de susciter des actions rationnelles, constructives, efficaces et pérennes, doit être traversé de part en part par des préoccupations concrètes et précises. Dans cette optique, l’articulation doit pouvoir être réalisée entre le système de formation, le cadre socio-familial ou l’environnement humain porteur d’outils et de valeurs culturels d’intégration ou de socialisation tels que la langue maternelle, la sphère économique pourvoyeuse d’emplois, le contexte sociopolitique et la réalité socioéconomique qui y prévalent…

Il est établi qu’une des tâches qu’il incombe au système éducatif de réaliser consiste, assurément, à doter les citoyens de matériaux (conceptuels, théoriques, méthodologiques, méthodiques, pratiques) qui leur permettent, à échéance, d’accéder au marché du travail en ayant optimisé leur chance de succès. L’Ecole en Afrique renierait fondamentalement son concept et sa vocation première, si elle ne parvenait pas à rendre possible son nécessaire ajustement avec le système de production des besoins et de consommation.

Penser l’Ecole en Afrique, c’est donc logiquement être conduit à apprécier la situation générale des économies africaines :crises soutenues de croissances durables ou suffisantes pour dynamiser les différents secteurs de production ; existence de marchés intérieurs exigus ou à faibles débouchés ; existence prééminente d’un système bancaire et d’assurance hyper sélectif et prohibitif ; présence subséquente d’une économie dite informelle, mais en réalité dynamique et populaire, qui échappe pour partie à la fiscalité et autres considérations statistiques ou comptables, ce qui a pour conséquence induite que l’Etat ne peut faire aucune prévision réaliste qui s’appuierait sur ces seules activités considérées comme souterraines.

Penser l’Ecole dans son articulation à l’économie et à l’emploi, c’est aussi, d’une part, avoir à l’esprit l’important poids démographique de la jeunesse africaine, qui a au demeurant tendance à évoluer. Ceci implique deux conséquences majeures. D’abord, à court et moyen terme : la perspective d’une demande de scolarisation hors de proportions, eu égard notamment aux capacités réelles d’absorption des établissements publics et privés, au moment même où les caisses de l’Etat sont soumises à des astreintes de la part des organismes financiers internationaux, d’une part ; et alors même que, de façon générale, le pouvoir d’achat de la majorité des populations tend à stagner ou à baisser. A moyen et à long terme : cette demande massive de formation, outre le nombre très élevé d’apprenants qu’elle déscolarise ou qui subissent un cuisant échec (phénomène de déperdition scolaire), induit un afflux constant sur le marché du travail d’agents actifs (diplômés ou non, jeunes ou moins jeunes), dont les multiples demandes d’emplois ne sont pas toujours agréées. Cette situation dénote un chômage quasi chronique, consécutif, entre autres facteurs explicatifs pertinents, à une désarticulation ou une inadaptation notable des programmes d’enseignement général et de formation professionnelle.

Par ailleurs, cette implosion démographique scolaire, qui s’accompagne d’un pouvoir d’absorption des diplômés par les secteurs productifs et de l’emploi pour le moins relatif, fait courir au système éducatif le risque du discrédit. Ainsi, du fait de la persistance du chômage, de la non rentabilité a posteriori de l’Ecole, les diplômes qui sont censés attester de la compétence ou du moins de la qualification présumée de ceux qui ont suivi un cursus scolaire plus ou moins normal (même parfois dans les domaines scientifiques et techniques), sont dévalorisés, banalisés ou déqualifiés. Dans un tel contexte, le recyclage, lorsque cela est encore possible, ou alors pour les plus compétents et/ou les plus téméraires, la fuite des cerveaux vers des régions où la reconnaissance de leur expertise supposée est davantage prise en compte, se présente comme une alternative fort attrayante. Paradoxe : faute donc, soit d’une formation adéquate et/ou limitée, soit de la faiblesse de son tissu productif (industriel, économique, et financier), bien des systèmes éducatifs en Afrique contribuent à former une expertise qui aura tendance, dans le meilleur des cas, à monnayer son talent et sa compétence hors du continent. La question qui se pose à l’esprit est donc la suivante : que faut-il faire pour que l’Ecole soit un des lieux privilégiés de production appropriée des pôles de compétences, de l’emploi et du progrès socioéconomique ? Autrement dit, et toutes proportions gardées, si l’on admet qu’une des raisons significatives de la persistance du mal développement en Afrique découle de la double situation de crise (sous scolarisation et mal scolarisation, en rupture avec les mécanismes de rentabilité et de productivité) qui prévaut globalement, naturellement à des degrés divers selon les pays et les cycles, quelles solutions alors adopter, pour pallier le hiatus ou la distorsion existant entre systèmes éducatifs et systèmes de production ?

2.2. Discussions critiques : L’Ecole, baromètre et facteur de développement économique et social…

De la nécessité de la complémentarité entre théorie et pratique

Œuvrer à la consolidation de l’école, davantage comme facteur de développement économique et social, et moins comme instance susceptible de générer la dislocation entre les différentes composantes de la société, tel doit être le but. A cet effet, il importe qu’à la définition des programmes scolaires soient associés les principaux acteurs sociaux (chefs d’entreprises, communautés rurale et urbaine, représentants de la société civile, etc.). Les entrepreneurs notamment, en liaison avec les formateurs, la société civile et les dirigeants gagneraient à participer activement à l’élaboration des profils des besoins et des critères de compétences y relatives. Qu’attend donc le tissu économique, industriel et financier de l’école ? Dans un contexte général de crises alimentaires, de stagnation économique et de dilution progressive des capacités financières des pouvoirs publics, quelles actions peuvent engager les PMI/PME pour accompagner la relance de l’activité économique, partant, de la croissance, de la consommation et de l’emploi ? Dans quelle mesure le système éducatif pourrait-il effectivement aider à pourvoir les différentes unités de production supra relevées en matériaux humains et logistiques d’analyse, de conception, de programmation ou de conceptualisation, capables de tirer à la hausse le niveau de compétitivité interne et externe desdites entreprises ? De quels profils types (entendons : de quels degrés de qualification, et selon quelles modalités, références ou contenus de formation) les opérateurs économiques sont-ils objectivement et légitimement en attente ? Mais comment les entreprises peuvent-elles, elles-mêmes, donner une impulsion satisfaisante à la réalisation de cet objectif vital ? Des mécanismes, tels que la formation en alternance, constituent sans contredit une voie efficace pour davantage coller les élèves à la réalité des exigences de la vie au sein de l’entreprise. Des systèmes de partenariat devraient se multiplier entre les centres de formations (collèges, lycée, universités) et les secteurs socioprofessionnels. Ceci, afin que le rapport théorie/pratique, plutôt que d’être unilatéralement perçu sous un angle dichotomique ou antagonique,soitappréhendéentermes de nécessaire complémentarité. Effectuer, de façon continue, des stages professionnels, dans le public comme dans le privé, devrait être une des composantes obligatoires et prioritaires de la formation académique.

L’activité scientifique et l’appui au développement

L’objectif d’une économie, c’est de produire. Une bonne économie doit pouvoir satisfaire aux besoins de consommation des populations et des marchés locaux et étrangers. Une économie suffisamment performante et productive répond donc à la double exigence qualitative et quantitative d’autosuffisance et de production d’excédents susceptibles d’inonder, sur la base d’avantages comparatifs appréciables, les marchés internationaux. Or, ces dernières décennies, certains Etats africains, qui comptent pourtant une population majoritairement rurale à forte vocation agricole, sont passés du statut d’exportateurs nets de produits agricoles et vivriers à celui d’importateurs nets. La question qui se pose à l’esprit est donc celle-ci : dans un contexte de crises alimentaires aiguës qui consacrent l’échec de nos politiques agricoles, comment dynamiser l’activité économique en zone rurale et, corrélativement, limiter l’exode vers les centres urbains, d’une part, et réduire la dépendance à l’égard de l’étranger en réalisant l’autosuffisance alimentaire, de l’autre ?

Il serait intéressant, en matière de choix économiques, de redéfinir nos priorités en recentrant une partie de l’activité productive, d’abord, sur la recension des besoins locaux et des compétences effectifs. Ce qui commanderait de facto la mise en valeur des savoir-faire locaux, par un processus de modernisation qui rendrait, par exemple, la production agricole et vivrière (en vigueur en milieux paysans) plus compétitive. (Mianzenza, 2001 ; Zomo Yebe, 1993). Car, si l’on veut bien se donner la peine de recenser les besoins des populations en matière de consommation de produits de base ou de première nécessité, en articulant, outre un soutien financier et institutionnel (cadre juridique conséquent) des institutions bancaires et de l’Etat, les savoir-faire locaux ou paysans avec la recherche fondamentale et la recherche appliquée (ou recherche-développement endogène), devant être, a priori, à l’œuvre dans nos écoles (et nos universités, nos différents laboratoires et nos entreprises), on pourrait très certainement parvenir à transformer en secteur de production plus attractif, plus rentable, plus compétitif l’agriculture vivrière, dont le potentiel de départ n’est pas (bien évidemment à des degrés divers et selon les régions), négligeable. Certains Etats africains peuvent, en effet, se targuer de présenter les caractéristiques géophysiques suivantes : sol extrêmement riche, niveau de pluviométrie plus que conséquent, diversité et grande adaptabilité des sols favorisant la coexistence de nombreux produits vivriers : manioc, patate, taro, banane, igname, fruits et légumes, riz, blé, etc. C’est le cas notamment pour les pays de l’Afrique Centrale, dont le Gabon. Mais ici, les problématiques choix économiques, préférentiellement mono-culturelles et rentières, ont fini par détourner certains Etats de leur vocation agricole.

Bref, ces choix économiques ont fini de consacrer la dépendance structurelle de nos économies vis-à-vis de l’extérieur ; ils n’ont pas par ailleurs permis le processus de modernisation salutaire, qui aurait fait de nos paysans (notamment au Gabon), dorénavant, des agriculteurs plus ou moins riches et autonomes (dans tous les cas, moins dépendants des villes et des fonctionnaires), organisés en structures associatives ou coopératives, et capables, de fait, d’avoir leur mot à dire dans la définition des politiques agricoles et commerciales de leurs pays respectifs. Le risque permanent d’une crise alimentaire pérenne et aux effets sociopolitiques déstructurants n’est pas à exclure en Afrique subsaharienne (singulièrement au Gabon), si l’on ne fait rien pour limiter ce déficit structurel. Car, avec la mutation graduelle de la structure de l’économie mondiale (post-industrielle), la marginalisation progressive, insidieuse et consécutive des économies à forte configuration rentière, fondées sur des produits à très faible valeur ajoutée et périssables par définition (problème de raréfaction), il va sans dire que la balance commerciale de ces Etats pourrait bien un jour s’avérer irrémédiablement déficitaire…

En somme, il appert que le système éducatif, en Afrique, doit aider au travail de réflexion et d’actions concrètes. Qu’il se doit de contribuer activement à repenser les fondations de nos économies (jusqu’ici excessivement extroverties et trop axées sur les rentes). Il lui incombe, à ce titre, à partir des centres ou des laboratoires de recherche, d’inciter, d’une part, de façon constructive au rééquilibrage des différents secteurs d’activités (primaire, secondaire, tertiaire) ; en introduisant constamment, d’autre part, sur la base de discussions rationnelles argumentées et ouvertes, des méthodes, techniques et technologies nouvelles, issues des plus récentes découvertes scientifiques et susceptibles d’améliorer considérablement, non seulement le cadre ou les conditions de travail des agriculteurs paysans, mais encore, qualitativement et quantitativement, leur indice de compétitivité. Ce qui aurait certainement pour conséquence de minorer son degré de dépendance structurelle vis-à-vis de l’extérieur. C’est, à notre sens, un des préalables indispensables, sans l’observation duquel il ne peut être rigoureusement envisagé la maîtrise durable et efficace par les Etats africains de la crise alimentaire.

De la nécessité d’une grille de lecture rationnelle des activités du secteur informel

Par ailleurs, une partie non négligeable des populations africaines (rurales comme urbaines, mais insuffisamment scolarisées) a développé, sur des bases sociologiques propres et en réponse à un paradigme économique dominant : dit formel et dont ils ne maîtrisent ni les tenants ni les aboutissants, un type spécifique de rapports commerciaux, qualifiés d’informels. Ces activités marchandes, qui échappent aux contrôles statistique et fiscal, ainsi qu’aux grilles d’analyse traditionnelle, remplissent pourtant une fonction essentielle d’équilibre ou de régulation économique et sociale, en minorant notamment l’inaccessibilité à l’emploi dont souffrent généralement les sortants ou victimes d’un système éducatif pas toujours adapté. Il va de soi que les agents du développement que sont les acteurs sociaux vont devoir, d’un commun accord, procéder à une intégration graduelle (à une articulation adéquate en somme) des différents secteurs productifs dits informels avec la structure et les mécanismes fondamentaux des économies dites modernes. Des politiques incitatives, loin de briser la dynamique interne à cette forme d’économie dite populaire, doivent à cet effet renforcer la logique de formalisation ou de rationalisation de ce secteur. La réorganisation rationnelle de la division nationale du travail, par la spécialisation des activités qu’occupe ce secteur : sous-traitance, interfaces, par exemple, reste une des solutions clés. En outre, il n’a pas échappé à la sagacité du lecteur ici que le système éducatif devrait accompagner la dynamique de rationalisation de ce secteur, par l’élaboration de grilles d’analyses y afférentes, par la conception de logiciels statistique et analytique permettant une meilleure lisibilité de ces activités. Définir les forces et les faiblesses que renferme pour nos économies ce secteur d’activité, donner une appréciation juste des risques encourus par l’Etat et les forces sociales, du fait d’une activité pourtant génératrice de devises, qui échappe néanmoins à son contrôle et qui fait fi des exigences formelles et codifiées des travailleurs à la protection sociale et au code du travail. C’est précisément à ce niveau, pensons-nous, que le système éducatif doit intervenir : par un effort réitéré d’appropriation de l’économique et du social, il doit pouvoir nous renseigner de façon pertinente sur les modalités de réhabiliter, à terme, l’Etat dans son rôle irréductible d’instance de régulation, d’équilibre et de solidarité. Il est question ici d’un projet éminemment politique, celui de la fondation de la République, conçue comme le moment privilégié de la conciliation du pays légal avec le pays réel.

De l’articulation entre l’Ecole et une politique économique de santé prospère

Relevons enfin que l’Ecole en Afrique doit amener les Africains à prendre conscience des enjeux économiques et stratégiques que représente sa situation sanitaire. Une Afrique en proie aux maladies endémiques, aux épidémies persistantes, au HIV/VIH Sida, à la tuberculose, au paludisme, etc. Une Afrique qui connaît des difficultés d’accès aux médicaments, qui sont coûteux et élaborés pour une par significative par de grands et puissants groupes pharmaceutiques étrangers, qui détiennent l’essentiel des brevets des produits médicamenteux, parfois (mais pas toujours) issus des plantes et forêts africaines, et qui renâclent à réaliser le transfert salutaire des technologies ou l’accord des licences de reproduction. Une politique éducative fondée sur l’excellence devrait veiller, pour les Etats et les chercheurs africains, à mutualiser rigoureusement leurs efforts (financiers, logistiques, humains) pour endiguer tous ces maux qui minent le quotidien des populations africaines. Ceci, d’autant plus que cette mutualisation des compétences et des moyens pourra avoir un impact direct sur la bonne tenue de nos économies : aussi bien l’économie des dépenses induites par la mise en œuvre des politiques de santé publique qu’une meilleure intelligence à des fins d’optimisation des enjeux économiques et financiers que constitue la mise en valeur d’industries pharmaceutiques africaines. Toute chose qui aurait pour conséquence, entre autres, de libérer davantage l’ingéniosité des Africains dans un secteur d’activité où ils disposent d’un potentiel de savoir et de savoir-faire (pharmacopée traditionnelle) qui ne demande qu’à être réellement activé, dynamisé, accompagné…

  1. PROPOSITIONS : LES CONDITIONS D’UNE REFORME SALUTAIRE

Les développements qui précèdent appellent une conclusion axée sur quatre points fondamentaux autour desquels devrait s’articuler, à notre sens, toute édification féconde des systèmes éducatifs africains.

3.1. Décentralisation

Si l’on accorde quelque crédit au principe selon lequel un système éducatif efficace est nécessairement pénétré des réalités et préoccupations fondamentales du lieu où il se déploie, alors il faudra s’employer à réaliser une politique de mise en valeur des localités, régions et territoires. En d’autres termes, la mise en cohérence des programmes éducatifs avec les projets locaux articulés aux exigences sociales et économiques y relatives commande que soit instituée une politique éducative fondée sur la décentralisation. Celle-ci répond au préalable d’adaptation indispensable. Il n’est en aucune manière question de dénier à l’Etat ses prérogatives essentielles de régulation et d’orientation. Certes, il reviendra toujours à l’Etat de dégager un vaste horizon, par le tracé de cadres généraux portant sur les modalités, les méthodes et les objectifs qui doivent présider à la formation de ses administrés. Toutefois, il importe au premier chef de comprendre que chaque région constitue en soi une équation singulière à résoudre ; et qu’à cet égard, l’initiative doit légitimement être accordée, après concertation élargie, aux régions, aux opérateurs économiques, aux populations et autres centres de formation, afin qu’ils puissent apporter des réponses idoines aux difficultés rencontrées in situ (sur place).

3.2. Pôles d’excellence et intégration régionale

Quid de la place et du niveau d’insertion des Etats africains dans le monde ? Quel intérêt comprend l’idée d’acquisition ou de connaissance des critères et exigences des compétences requises sur le marché du travail mondial ? Comment, en matière de formation et de recherche, les Etats africains pourraient-ils faire face à la mondialisation ? Il est primordial que la logique qui sous-tend la formation des populations africaines comporte de façon non négligeable un volet international. Il y a lieu, en effet, d’initier nos étudiants aux principaux enjeux qui sont sous-jacents à l’organisation des relations internationales. Dans un contexte de démographie galopante, de crises socioéconomique et politique persistantes, de compétitions mondiales hardies, de tentatives réitérées de systématisation des ressorts de la dépendance structurelle du continent africain, il nous apparaît évident que, en matière de recherche/développement, il n’y ait pas d’alternative plus pertinente que les politiques consistant dans la mise en réseaux des mécanismes d’élaboration et de diffusion des savoirs théoriques et pratiques. Il faut, sur la base d’inventaires préalables des forces et des faiblesses de nos Etats considérés dans leurs divisions administratives (localités, provinces, régions, territoires), eu égard aux richesses dont ils regorgent, relativement enfin à leurs besoins (logistique, humain, financier, organisationnel), opérer la synergie entre les différents centres de recherches et de formation. Les chercheurs devraient pouvoir déterminer des projets scientifiques ainsi que des axes de recherches convergents, des espaces communs d’expérimentation et d’apprentissage, partager les résultats de leurs expériences, formuler à l’échelle des régions et des Etats des propositions aux multiples problèmes que connaissent nos sociétés.

Ce qui pourrait découler d’une telle démarche, ce sont assurément les formidables opportunités qu’elle offre de concevoir, dans une perspective d’intégration régionale en l’occurrence, des structures de formation centrées sur l’excellence. On pourrait ainsi, en fonction des niveaux de compétences et des activités prépondérantes de chaque pays, réunir des fonds pour la création des centres de formations professionnelles et universitaires. En somme, selon la détermination des niveaux d’activités prépondérantes, les Etats gagneraient à s’associer, pour garantir ainsi à leurs écoles le qualificatif de véritables valeurs ajoutées dans le cursus des jeunes Africains. On verrait de ce fait fleurir au sein du continent des pôles (social, économique, financier, juridique, médical, scientifique et technologique) adaptés et marqués d’un coefficient de rigueur et d’efficace non sujet à caution [4]. Conséquences : l’Afrique sera ainsi de moins en moins dépendante de l’extérieur pour la formation des cadres dont elle a instamment besoin pour son développement ; on limitera donc davantage la fuite des capitaux liée à cette activité de formation essentielle ; enfin, l’Afrique perdra moins de jeunes cadres qui, faute de perspectives d’avenir intéressantes, ont tendance à s’installer définitivement à l’étranger après leurs études, causant ainsi de lourdes pertes à nos Etats, qui ont souvent largement subventionné ces dernières, et dont le besoin d’expertises est pourtant crucial pour mener à échéance la bataille contre le mal développement.

3.3. La question des langues nationales

Il nous incombe de redéfinir les conditions d’appropriation des langues dites « internationales », de veiller à la promotion de nos langues, en les dotant de l’arsenal technique susceptible d’en faire des langues capables de transcrire la réalité du quotidien des Africains en discours scientifiques fiables. (Anta Diop, 1960/1974 : 20-29 ; Idiata, 2002 : 91-96). Donner un caractère scientifique à nos langues, leur donner les moyens de s’approprier le réel au moyen de techniques linguistiques scientifiques, permettrait, en effet, de résoudre considérablement les importants problèmes d’analphabétisme (ou de sous alphabétisation) et le fort taux d’échec scolaire (dû à l’inadéquation entre langues vernaculaires et langues importées) observés aujourd’hui encore dans un nombre non négligeable de nos pays. Le constat est suffisamment éloquent pour ne laisser personne insensible : entre 20 et 30% d’Africains seulement (c’est-à-dire, en fait, une minorité) peuvent se targuer d’avoir une maîtrise parfaite (écrite et orale) des langues héritées de la colonisation. La question est donc la suivante : pourra-t-on, en toute lucidité, envisager d’atteindre les objectifs affichés de développement effectif, en laissant sur la touche la très large majorité des populations rurales et urbaines insuffisamment alphabétisées qui constituent près de 70 à 80% des habitants du continent africain ? Peut-on, sans risque d’échec évident, aller à la pêche amputé de ses bras et en ne disposant à peine que du quart de sa force ? Peut-on impunément se priver d’un capital potentiellement important de ressources humaines et d’expertises de tous genres ? L’utilisation par nos élites des langues étrangères ne doit pas occulter le devoir où nous nous trouvons de promouvoir nos langues « maternelles ». S’il est important pour les Africains de s’approprier les nombreuses langues internationales qui sont aujourd’hui en vigueur dans le monde, pour ne pas être à la traîne des progrès réalisés ces derniers temps, il n’en reste pas moins primordial qu’ils se doivent aussi : 1. pour qu’ils ne souffrent pas d’un déficit trop important de créativité et d’inventivité ; 2. pour qu’ils puissent élaborer des stratégies de développement autocentré plus en rapport avec les réalités du terrain ; 3. pour rendre plus efficace la participation des populations au processus d’appropriation des mécanismes de développement effectif (populations jusque là écartées, parce que pour partie analphabètes ou insuffisamment alphabétisées), etc. ; il importe pour les Africains, disions-nous, de faire de la valorisation de leurs langues respectives un objectif aussi digne d’intérêt que la question des transferts de technologie dans les pays sous-développés. Il importe au premier chef que les Africains (intellectuels et non intellectuels confondus) apprennent à développer leurs capacités à créer, à inventer et à innover, sans devoir se résigner en retour à opérer quasi systématiquement une rupture, parfois déstabilisante pour leur Moi, avec leurs milieux socioculturels initiaux.

Il est à regretter que les Africains continuent encore à se définir, parfois avec un étonnant acharnement, comme essentiellement francophones, anglophones, lusophones, hispanophones, arabophones. Et, eu égard à ces critères ‘‘objectifs’’ de différenciation, d’aucuns ont été jusqu’à postuler sinon l’impossibilité du moins de sérieuses difficultés pour ces Africains de langues différentes à s’entendre, à coopérer efficacement et dans une atmosphère non antagonique. La conséquence a été pendant longtemps un attachement plus profond entre les ex-colonies avec leurs anciennes métropoles, le tout au détriment des attaches culturelles et autres obligations historiques et géostratégiques qui lient pourtant entre eux certains peuples africains. Bref, la coopération s’en est trouvée ralentie, la méfiance réciproque suscitée, entre autres, par les anciens colonisateurs étant une des variables que l’on ne saurait négliger dans l’analyse des relations entre les Etats africains. Penser, par exemple, au fameux complexe dit de Fachoda, cette réponse constante anti-anglo-saxonne manifestée par la France, en réaction à l’influence progressive des intérêts de la Grande-Bretagne, et surtout, aujourd’hui, de la percée des Etats-Unis au cœur du continent africain.

3.4. Révision conceptuelle, méthodologique et pratique : la contextualisation

On peut difficilement se targuer de lire avec pertinence la réalité à l’œuvre dans nos sociétés à partir, exclusivement, de cadres théoriques et pratiques élaborés ailleurs, et sans notre contribution. Les chercheurs africains ne devraient pas rechigner à opérer dans leurs domaines de compétence respectifs des ruptures épistémologiques, chaque fois que cela s’avère possible et nécessaire. Ils doivent pouvoir concevoir des concepts nouveaux, des régimes de pensée capables de mieux désigner (saisir et construire) leurs objets d’étude. Plus simplement, les concepts, présupposés, méthodes, a priori méthodologiques, pratiques et autres schèmes de pensées et protocoles d’expérimentation, gagneraient, en Afrique, à faire l’objet d’un recadrage plus adapté, voire, si nécessaire, d’une déconstruction-reconstruction. Ici, le maître-mot doit être la contextualisation. Certes, il ne s’agit pas de postuler un déni de l’universel dans la production de l’objet scientifique, car il n’est de science que ce qui peut se prévaloir d’être marqué du sceau de l’universalité. Il est davantage question ici de la nécessité d’une incarnation de l’universel dans le particulier, qui a en retour vocation à informer l’universel. Contextualiser revient donc, en définitive, à satisfaire à une exigence méthodologique (épistémologique) qui veut que l’objet remplisse une fonction capitale dans la détermination de la méthode à l’aune de laquelle il doit être effectivement défini. Et les universitaires et scientifiques africains ne sauraient, sans risque de manquer fondamentalement leur objet, se soustraire à cet impératif méthodologique.

Ceci est à notre sens une condition indispensable pour accéder à la maturité intellectuelle et scientifique ! Cela préparerait mieux à la collaboration scientifique et intellectuelle décomplexée entre les Africains et les chercheurs des différents continents. Car ce dont on a réellement besoin en Afrique, c’est moins la quête systématique et mécanique (ou aveugle) d’une recherche scientifique absolument indépendante (en quête d’authenticité ou d’originalité pour le moins problématique), que l’instauration intelligente et rationnelle d’une interdépendance scientifique réciproquement fructueuse. Sur ce point, les principes de coopération renforcée, de partenariat suivi ou de jumelage entre villes, laboratoires ou universités africain(e)s et non africain(e)s (américain(e)s, asiatiques, européen(ne)s, etc.) devraient être érigés en méthodes de travail et d’échanges privilégiés

ELEMENTS DE CONCLUSION

En dernière analyse et pour nous résumer, retenons ceci : les crises (sociales, économiques et politiques) qui prévalent, à des degrés divers, en Afrique, traduisent aussi pour partie une crise structurelle des systèmes éducatifs, caractérisés, d’une part, par des effectifs pléthoriques et une désincarnation (non fonctionnalité) de l’enseignement, d’autre part, par une inflation des diplômés paradoxalement coextensive d’une déflation du crédit affecté aux diplômes. Le tout, sur fond d’ingérence étrangère, induisant une limitation des moyens logistiques et financiers de l’appareil étatique, ainsi qu’une participation parfois excessive dans la définition des profils (de spécialistes ou de cadres et même des projets de développement) qui doivent émaner de nos différentes institutions d’apprentissage et de formation. Vocation, finalité, enjeux stratégiques et fonctionnalité devraient être les maîtres mots, nécessairement conçus en amont, dans toute représentation du système éducatif. Les objectifs quantitatifs (« Education pour tous ») doivent pouvoir aller de pair avec les exigences d’efficacité maximale : Quels types de formation ? Pour quels desseins ? Dans quelles circonstances ? Et avec quels moyens ? Le système éducatif est certainement un espace de stratification et d’ascension sociales ; mais il n’est pas une rente qui prépare à l’absorption par l’appareil administratif de tous les élèves. Il vise davantage à prédisposer à la mise en œuvre de mécanismes d’autoproduction, d’autocréation d’emplois et de richesses. Contribuer à la formation et à l’apprentissage des ressorts de la citoyenneté : « Que puis-je objectivement apporter à mon pays ? », et non : « Que pourrait légitimement faire l’Etat pour moi ? » ! Faire de l’Ecole un pôle d’activités au service du développement effectif, et non une instance de déstructuration sociale ou de déperdition des aspects les plus riches et les plus porteurs des traditions africaines. Les contenus des programmes scolaires, professionnelles et universitaires africains sont donc instamment invités à faire l’objet de révisions profondes, systématiques et adaptées relativement aux outils de travail sur lesquels ils se sont jusqu’ici appuyés. L’inventaire des besoins locaux et nationaux, d’une part, la prise en compte des contextes ou de l’environnement régional, continental et international, d’autre part, gagneraient à constituer la priorité des priorités, dans le procès d’élaboration des programmes éducatifs. Ces objectifs étant réalisés, c’est alors seulement qu’on pourra légitimement concevoir le système éducatif africain comme une institution qui a vocation à consolider le procès d’édification des nations politiques et d’Etats modernes en Afrique, en somme comme un agent non équivoque du développement effectif.

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

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ZOMO YEBE, G., Comprendre la crise de l’économie gabonaise, Paris, L’Harmattan, 1993.

[1] Ecole Normale Supérieure de Libreville, Gabon

[2] La liberté politique n’a, en effet, de sens et d’effectivité que garantie par des lois, et donc par le droit ; l’homme dans la société civile ne doit obéir qu’aux lois civiles d’une société politique modérée. C’est-à-dire d’une société dont le mode de gouvernance soit un rappel constant et non équivoque au principe d’autolimitation des lois positives par les lois fondamentales. La liberté politique implique la nécessité du contrôle de l’action de l’Etat par le droit : sans Etat de droit, point de liberté ! Car c’est de l’indépendance de la justice que dépend fondamentalement notre liberté La liberté politique, c’est la liberté par le droit sur fond de principes archétypiques. La véritable liberté politique, c’est en somme la rencontre de l’immanence (le droit positif) qu’informe la transcendance (les principes). Car ce sont ces principes qui constituent nécessairement une limite objective et légitime à toute forme de transgression ou de dérogation aux règles saines et salutaires de vie commune…

[3] « Mais une constitution vraiment libre, où toutes les classes de la société jouissent des mêmes droits, ne peut subsister si l’ignorance d’une partie des citoyens ne leur permet pas d’en connaître la nature et les limites, les oblige de prononcer sur ce qu’ils ne connaissent pas, de choisir quand ils ne peuvent juger (…) ».

[4] Des structures de recherche aussi importantes que le CODESRIA, le SEPHIS (South-South Exchange Program for Research on the History of Development) et bien d’autres doivent davantage fleurir en Afrique. Et celles existantes gagneraient à élargir leur zone d’influence et la base ou le nombre de leurs adhérents, associés et sympathisants. A cet égard, elles devraient mener une politique de travail, de coopération, de mise en réseaux et de recrutement plus dynamique, plus ambitieuse, et moins confinée à quelques chercheurs ou régions d’Afrique.