L’IMAGE DE LA FEMMME DANS LES ROMANS DE FRANCIS BEBEY
Ethiopiques n°15
revue socialiste
de culture négro-africaine
« Il ne faut pas oublier qu’une civilisation nouvelle ne pénètre vraiment et totalement la société que lorsqu’elle a été assimilée par les femmes. Ce sont elles qui sont les gardiennes des traditions, c’est par elles qu’une ère nouvelle s’instaurera dans la société, qui changera les relations de personne à personne pour le plus grand bien des individus et des communautés. »] __ (Denise PAULME,
Femme d’Afrique Noire ).
La femme est un personnage très en vue dans le roman africain et l’image qu’on lui trouve est aussi diverse que les romanciers eux-mêmes. Mère nourricière, la femme assure la survie de la tribu et soutient l’arbre généalogique de la famille ; épouse soumise, elle fait le bonheur de son mari et l’aide à vaincre certaines impasses de la vie. C’est ainsi que Doguicimi dit à son époux : « Je suis ta propriété, et prête à souffrir tous les supplices qu’il te plairait d’exercer sur moi afin d’oublier tes peines. » [1]
Educatrice, la femme veille à ce que ses enfants soient élevés selon la tradition pour qu’ils puissent être utiles à la société. Mais souvent les écrivains nous offrent une présentation romancée de la femme, comme s’ils voulaient, en ce faisant, la glorifier.
La muse de Francis Bebey semble s’abreuver surtout du problème de la condition de la femme dans la société africaine et la vie sentimentale de l’être féminin apparaît comme ressort dramatique dans son œuvre, au point qu’on peut l’appeler romancier de la femme. Le droit de la jeune fille d’aimer et de choisir librement son époux, son désir de sortir de la bassesse de son origine pour chercher des satisfactions matérielles dans un monde où le matérialisme devient de plus en plus grande valeur de l’existence, l’angoisse des vieilles mères vis-à-vis de « l’inconduite » de la jeune génération « écervelée », la jalousie, l’infidélité, la promiscuité – tout cela constitue le fil dont Bebey tisse la vie de ses personnages féminins.
Notre but, dans cet article, n’est pas d’étudier tous les personnages romanesques ; nous tenterons plutôt de montrer, à travers les personnages clés, surtout les héroïnes et leurs rapports avec les événements du récit, les différentes perspectives, dont notre auteur conçoit le monde de la femme noire à l’époque où il situe ses romans. Nous espérons que cette démarche nous aidera à mieux comprendre l’image de la femme chez Bebey et qu’au terme de cette étude nous aurons contribué à la critique de son œuvre.
La jeunesse féminine face aux parents et à la société
Le récit du Fils d’Agatha Moudio [Le Fils d’Agatha Moudio, Yaoundé, Clé, 1967.]] se situe en pleine période de la colonisation française du Cameroun (1916-1960), les événements du Roi Albert d’Effidi [2] , dont l’action se situe au milieu urbain d’Accra, au Ghana, décrit une expérience postcoloniale acquise du monde des riches commerçantes d’Accra. Cette période a favorisé l’émancipation de la femme et l’auteur décrit celle-ci vue en train de vivre le changement.
Avec l’instruction l’organisation de la cité moderne, le travail dans la ville et le salaire, la jeunesse féminine africaine entrevoit des moyens de briser le mur des préjugés dont la société traditionnelle l’a depuis longtemps entourée. Elle se laisse tenter par la recherche de plaisirs – les bons habits, les clubs, le cinéma, le théâtre, les concerts, les sorties clandestines dont l’œuvre de Bebey offre plusieurs exemples. D’une part on assiste à une véritable montée de la femme et à la revendication de ses droits ; d’autre part, on s’achemine vers sa libération qui, chez Bebey, semble devoir se passer par une sensualité de fort mauvais goût.
Le monde féminin dans l’œuvre de Bebey se présente comme celui où les tabous se violent, les valeurs dites traditionnelles, et sur lesquelles s’organise la vie morale de la société précoloniale, se voient constamment remises en question et battues en brèche.
La jeune fille que ses parents voudraient élever selon les coutumes transmises par les ancêtres, elle, autour de laquelle rôde le jeune débauché se fait souvent le centre du conflit entre le nouveau et l’ancien.
Ce conflit, il faut le dire, est presque toujours lié à la puberté de la jeune fille et à son mariage, compte tenu du fait que le mariage est dans la société traditionnelle africaine, une affaire communautaire où la fille n’a qu’à suivre la décision du conseil des aînés. Qui peut avoir sa main en mariage ? Un vieux riche d’un standing social bien connu ou un jeune homme, souvent sentimental ? Pour affirmer sa volonté, peut-elle déclarer la guerre à la famille et bafouer la société dans laquelle elle évolue ? Mariée, peut-elle rester fidèle ? Autant de questions qui soulèvent le problème de la condition de la femme africaine dans l’œuvre de Bebey.
Que l’on pense à Agatha Moudio, héroïne du Fils d’Agatha Moudio, à Nani, celle du Roi Albert d’Effidi, ou à Edna la Poupée d’Ashanti et on se rendra compte que la volonté de la jeune fille se heurte le plus souvent à celle de ses parents et de la société. Myriam, amie de Nani, ne nous émeut-elle pas lorsque, larmoyante, elle exprime son angoisse devant le fait que la société ne la laisse pas libre de choisir son époux :
« Ne parle pas de mon cœur, dit-elle à Nani. Je crois que le cœur de chaque fille de ce pays sera malade tant que la décision ne nous appartiendra pas, sur le plan sentimental. » [3]
Ainsi la jeune fille apparaît dans l’œuvre de Bebey comme opprimée, privée de ses droits de volonté et d’action autonomes. Des vieilles mères bornées qui s’épuisent dans leur conservatisme : elles idéalisent le passé et se dressent contre toute nouveauté ; une jeune prostituée rejetée par la société mais qui, malgré sa faiblesse morale, cherche à réintégrer la vie communautaire à travers le mariage ; de jeunes mariées que l’oisiveté ou la pauvreté conduisent à l’infidélité ; de jeunes écolières « ratées » et précoces qu’amènent aux clubs et aux grands hôtels de la ville le désir de s’amuser et le goût du lucre. Tous ces personnages typés, constituent le miroir qui offre à l’esprit l’image de la femme dans l’œuvre de Bebey.
Les vieilles mères, les marâtres et les sorcières du village servent au romancier des moyens de créer l’image de l’ancienne génération de femmes noires non émancipées et qui s’accrochent aux habitudes du passé pour se préserver du présent qui leur paraît « insensé ». Telles sont Maa Médi, mère du héros du Fils d’Agatha Moudio, Mam, gardienne d’Edna dans la Poupée Ashanti, Mère Mauvais-Regard, la fameuse sorcière dans le Fils d’Agatha Moudio et la mère de Nani, héroïne du Roi Albert d’Effidi. Elles aiment leurs enfants et prennent souvent des mesures les plus sévères pour les écarter de mauvaises fréquentations, car le monde auquel elles appartiennent tient beaucoup à l’honneur de la femme et de la famille. Maa Médi et sa société rejettent la jeune fille de mœurs légères et conçoivent mal la possibilité de racheter celle-ci par le mariage. La fidélité de Maa Médi à la tradition se manifeste clairement lorsqu’elle s’attache à exécuter ce qu’elle appelle « la dernière volonté de son mari ». Celui-ci en mourant avait choisi pour son fils, Mbenda, une fille qui naîtrait d’une des femmes de son ami Tanga. Mais lorsque Mbenda devenu grand voulait épouser une autre fille que celle choisie par son père, sa mère Maa Médi, fidèle à l’usage, rappelle à son fils son devoir d’obéir à la volonté du père décédé :
« D’ailleurs, tu sais bien que ton père, ton pauvre père qui t’a quitté alors que tu n’étais encore qu’un gamin, tu sais bien qu’il t’avait trouvé une épouse avant de mourir. » [4]
Maa Médi ne veut pas voir Mbenda déshonorer son père et trancher la corde ombilicale qui le lie à sa mère.
La Poupée Ashanti nous fournit aussi un exemple d’une vieille mère, Mam, qui veut élever sa fille à sa propre image. Elle ne veut pas renvoyer la petite Edna à récole mais plutôt elle s’obstine à la voir grandir comme « une femme du marché » qui peut l’hériter au marché d’Accra. Elle ne voit pas l’utilité de récole car, pour elle, lire et écrire, c’est l’affaire de ces femmes qui veulent travailler dans les bureaux, comme si elles étaient des hommes » [5]. Pour elle c’est contre la nature et la tradition pour la femme africaine de vouloir abandonner le foyer et le marché pour faire le travail de bureau qu’elle croit réservé aux hommes ; mais pour la petite Edna la femme africaine moderne a besoin de l’instruction pour pouvoir contribuer efficacement au développement de son pays. Il faut voir dans l’opposition entre la jeune fille et sa mère une concrétisation du conflit entre le passé qui veut régler le présent et le présent qui veut se libérer des contraintes du passé. En effet, Francis Bebey pose le problème en termes clairs lorsqu’il analyse l’angoisse que traverse Mam à l’idée qu’Edna préfère récole au marché :
« Le problème prit du temps pour se décanter dans les deux têtes et se poser en termes simples de temps anciens et de temps nouveaux. Mam le reconnaissait enfin, et d’une façon définitive : elle était d’un autre âge, de celui-là où le courage à la besogne passait avant l’amour et autres sentiments jugés toujours hypothétiques à priori. Edna, elle, était la femme africaine nouvelle manière, pour qui la vie au marché ne constituait nullement la préoccupation majeure, bien qu’elle reconnaît tout l’intérêt et tout l’attrait de cette vie. Seulement, voilà : Mam avait réussi, en fin de compte, à élever sa petite-fille, femme du temps présent, exactement comme elle avait été élevée, elle-même, autrefois : pas de poil dans la main, mais aussi, pas de lettres dans la cervelle. » [6]
Cette image d’une femme qui n’a pas de lettres dans la cervelle traduit fort bien la pensée « traditionaliste » selon laquelle la femme est plus digne de son mari et serviable à lui lorsqu’elle échappe à la sophistication de récole. L’instruction de l’école est donc mal vue par les vieilles gens du roman de Bebey.
La femme et la débauche
Les héroïnes de Francis Bebey sont généralement jeunes ; elles se recrutent des communautés villageoises en pleine mutation et en proie aux idées nouvelles venues de la ville. Le plus souvent, les villages considérés comme dépositaires de la tradition ancestrale se lient à la ville par une grande route. Dans le Roi Albert d’Effidi le narrateur nous apprend qu’Effidi est « confortablement installé sur un plateau de verdure » qu’une grande route lie à « la ville lointaine ». De même, le héros du Fils d’Agatha Moudio dit que son « village gardait le pied de la colline d’où descendait la rue grise venue de la ville lointaine » [7].C’est à travers cette grande route que les jeunes filles s’initient à la vie urbaine ; c’est encore cette route qui facilite les va-et-vient qu’Agatha Moudio fait du village au quartier européen de la ville. On peut même dire que les jeunes filles dans l’œuvre de Bebey sont « en route » vers une vie nouvelle. Qu’il s’agisse d’Agatha, de Nani éprise de Vespasien, ou de Gin et d’Edna se guettant au « Club Tip-toe » et à « Sea View Hotel », la destinée de la jeune villageoise chevauche entre le village et la ville. La plupart du temps la jeune villageoise de l’œuvre de Bebey est d’une condition modeste, parfois négligée, et par conséquent incapable de résister à la tentation de la chair et de l’argent. Elle cherche ailleurs le confort qui lui manque dans la famille et devient ainsi victime involontaire de manœuvres des hommes. C’est ce que confirme l’aveu d’Agatha dans le Fils d’Agatha Moudio :
« Je me disais qu’après une enfance aussi malheureuse, je devrais rencontrer un homme riche, et qui ne songerait jamais à épouser une deuxième femme une fois que nous serions mariés ; même si moi je ne lui donnais pas de fils ; je chercherais peut-être un homme qui me rendrait heureuse comme jamais cela ne m’est arrivé, mais je le voulais avant tout riche, et habillé d’un pantalon, d’une chemise, d’une cravate, d’une veste, et avec de beaux souliers aux pieds. » [8]
L’image de la jeune fille dans l’œuvre de Bebey n’est pas souvent celle de marque. Sur le plan social, elle est une révoltée ; moralement, elle est gâtée. Dans le Fils d’Agatha Moudio par exemple, Bebey nous propose l’aventure amoureuse et la chute d’une jeune paysanne, Agatha. Nous apprenons que celle-ci mène une vie scandaleuse, communément jugée inadmissible au village : elle court la rue, se donne à « n’importe qui », même à un « Head man », chef des manœuvres de la voirie, et ferme ses oreilles aux conseils et à la critique que lui font les gens. Pourtant elle aime Mbenda (héros du roman) et veut qu’il l’épouse, malgré l’opposition de la mère de son amant. C’est par la bouche de celui-ci que Bebey nous donne l’image la plus complète d’Agatha :
« Je ne souhaiterais à aucune fille d’aucun pays d’avoir la réputation d’Agatha Moudio. Dans notre village, comme dans le sien, tout près du nôtre, ainsi que dans tous les villages des environs ; on pensait généralement que l’extraordinaire beauté de cette « créature de Satan » masquait tout le mal qu’elle savait déjà faire. Pensez donc qu’à son âge, elle savait déjà « tout faire » ; donnez à l’expression un sens péjoratif à bouleverser les mœurs du monde entier, et vous comprendrez peut-être pourquoi Maa Médi ne souhaitait pas me voir entretenir de relations intimes avec Agatha : « Elle connaît déjà l’homme », dit-on en parlant d’elle. Et souvent l’on précisait : « Elle va tous les jours au quartier européen de la ville ; c’est pour cela qu’elle est toujours bien habillée ». Les gens, naturellement, exagéraient un peu. N’empêche qu’Agatha était si célèbre dans son genre, qu’il ne me serait jamais venu l’espoir qu’elle tomberait un jour amoureuse de moi. » [9]
Voilà la vie d’Agatha et ce qu’en pensent les gens du village. Sans doute sa réputation n’est-elle pas celle qui anoblit ; sans doute Agatha passe-t-elle pour une enfant précoce, égarée, qu’aucune mère ne peut accepter comme belle-fille. Sans doute aussi est-elle haïe de tous parce que sa conduite tranche au conservatisme arrogant de sa société. Mais, au nom de quoi peut-on justifier le droit de la société de régler la vie sentimentale de la jeune fille ? Si Agatha croit que son émancipation et son bonheur ne passeront que par l’amour, pourquoi la société qu’elle juge indifférente à ses souffrances matérielles et psychologiques doit-elle freiner sa liberté de décider, à elle seule, les orientations de sa vie ? Telles sont les questions que doit soulever dans l’esprit du lecteur la présentation, si ruinante, d’Agatha Moudio. Il est bien certain que Bebey ne souscrit pas au libertinage de son héroïne et au rabaissement de la dignité de « la femme noire du poète » ; mais il attribue à la société villageoise sa part, à elle, dans la mauvaise vie que mène Agatha. C’est du moins ce que nous révèle le héros-narrateur, lui-même amant d’Agatha, lorsqu’il cherche à comprendre les motifs de la mauvaise conduite de son amante :
« C’était en effet depuis deux ou trois ans que cette petite fille était devenue la fille la plus en vue de la région ; c’était donc après la mort de sa mère, que seule ou presque seule dans la vie, avec un père qui s’occupait plus de ses trois autres épouses et de « ses enfants garçons », elle avait peu à peu acquis sa célébrité, une célébrité de fort mauvais goût. C’était là ce que les gens de chez nous n’avaient pas encore pu remarquer : la mauvaise conduite d’Agatha était la conséquence d’une éducation mal conduite, laissée au hasard. Aussi, rejeter sur cette pauvre fille la responsabilité de bêtises qu’elle n’aurait pas commises si elle avait eu un père plus intelligent, voilà qui me paraissait injuste au plus haut point ». [10]
En effet, bien que s’infiltre dans cette révélation une forte dose de sentiment tendre du héros à l’égard de son amante, la présentation n’en est pas moins sérieusement réaliste. Agatha elle-même ne nous a-t-elle pas dit qu’elle est née fille au moment même où son père attendait de son épouse un fils, et qu’à cause de cette attente déçue sa mère a été haïe. En outre, nous apprenons avec tristesse que cette haine frappe également l’enfant dont la seule faute serait d’être née fille, et qu’après la mort de sa mère son éducation en a souffert, puisque négligée et finalement interrompue. C’est ce que la jeune fille explique à son amant, Mbenda :
« Mon père, avec ses quatre épouses, ne s’est jamais soucié de mon existence, ni de mon éducation. Si j’ai pu grandir et devenir ce que tu vois en face de toi, c’est grâce à ma mère ». [11].
En état d’infériorité
De tout ce qui précède on comprend que la société dans laquelle évolue la jeune Agatha est celle qui met la femme dans l’état l’infériorité en préférant l’enfant garçon à la fille. S’il est vrai que dans une telle société l’homme n’accepte pas une épouse stérile, il ne l’est pas moins qu’il n’aime pas non plus une épouse qui ne donne que des filles. On peut dire que l’attitude du père d’Agatha envers sa fille s’explique par l’état relativement inférieur dans lequel la société traditionnelle a mis la femme. Il n’étonne donc plus personne que privée d’amour paternel, d’argent et de protection, mais toujours voulant vivre heureuse, Agatha Moudio ait décidé de trouver ailleurs, même au prix de sa réputation, les garanties fondamentales que ne lui offrent ni son père ni la société villageoise dans laquelle elle est irrévocablement appelée à vivre son destin. C’est peut-être dans ce sens qu’il faut comprendre la liaison entre Agatha et le chasseur blanc aux « dents en or » (signe de richesse), qui lui a fait un enfant métis dont le roman porte le nom.
Emile Zola disait que « tout amour qui n’a pas l’enfant pour but est une débauche ». Cette conception d’amour est aussi celle de la société africaine d’où Francis Bebey tire son inspiration. Si les parents gardent leurs filles jalousement, c’est pour empêcher les mauvaises fréquentations qui pourraient conduire celles-ci à une vie sexuelle hors mariage et non dictée par le but d’avoir l’enfant. Dans toute son œuvre, Bebey condamne cette espèce d’amour désordonné qui ne satisfait que les bas instincts de l’homme. D’autre part, puisque l’enfant perpétue l’amour entre les conjoints, toute épouse qui n’a pas d’enfant n’est souvent pas heureuse car elle se voit exposée à la risée de la société. En effet, si la mère de Mbenda s’est vivement opposée à la liaison amoureuse entre son fils et Agatha Moudio, ce n’est pas seulement parce que celle-ci traîne une mauvaise réputation de « fille libre » dans le village, mais aussi et surtout parce qu’elle croit qu’elle est stérile. Comme, d’ailleurs, la société, elle préfère une belle-fille adultère à la femme stérile ; cette pensée explique sa joie lorsque le roi Salomon lui annonce que sa belle-fille, Agatha, attend un enfant.
« Elle attend un enfant ?… Un enfant pour mon fils ? Un véritable enfant pour mon fils ? Voilà qui change tout. J’aurais tort de rester sur mes positions ainsi, alors que la situation a changé… Je suis heureuse, roi, je suis heureuse… un enfant, un enfant, c’est toujours précieux » [12]
Comme toute femme africaine, Maa Médi aime l’enfant. Elle doit cesser sa haine pour sa belle-fille infidèle car, selon elle, « il vaut encore mieux une femme qui donne des enfants naturels qu’une femme qui ne donne pas d’enfant du tout ».
Parfois, pour cacher sa vacuité morale, la femme chez Bebey affiche envers la religion un caractère dévot. Tante Princesse de la Poupée Ashanti nous fournit un exemple frappant des femmes qui vont à l’église avec des intentions douteuses. Elle est la femme d’un polygame, M. Teteya, mais vit« hors des murs » et fait la chasse aux hommes ; pourtant elle assiste à la messe chaque dimanche et donne au prêtre l’impression d’une femme foncièrement religieuse. Voici comment le narrateur la présente :
« Tante Princesse avait un mari officiel et allait à l’église deux fois chaque dimanche… On disait aussi qu’elle avait plus d’un mari, et que si elle allait souvent à l’église, c’était parce qu’elle avait beaucoup sur la conscience à se reprocher, du côté notamment de l’un des Dix Commandements… Elle va à l’église, mais ce n’est pas pour prier ni écouter la bonne parole, elle y va pour repérer ses hommes » [13]
On pourrait dire que Tante Princesse est une femme de l’extérieur, voire une hypocrite qui trompe et l’homme et Dieu.
Ailleurs nous apprenons qu’au village de Mbenda les femmes des prisonniers noirs, lasses d’attendre le retour de leurs maris, se sont livrés à la débauche et « poussèrent le scandale jusqu’à la conception d’enfants à qui l’on donna par la suite, à tous, le nom d’Eboa qui signifie la prison ». Dans Le Roi Albert d’Effidi on parle aussi de la femme infidèle qui « courait à pied à travers le village une fois son mari sorti et allait de porte en porte demandant de l’argent à d’autres femmes », et qui « rentrait le soir, douce telle une innocente, et faisait croire à son mari qu’elle était restée à la maison toute la journée ». [14]
Mais l’infidélité de la femme est aussi vieille que le monde, si bien que la sagesse du proverbe compare la femme à un sentier que prend qui peut. C’est ce que le sage roi Salomon nous révèle :
« Une femme, dit un vieux proverbe, c’est comme un sentier. Quand tu t’y engages, il ne faut pas penser à ceux qui l’ont emprunté avant toi, ni à ceux qui pourraient y passer après toi ou en même temps que toi ». [15]
Dans son choix de personnages féminins Francis Bebey montre une certaine prédilection pour des héroïnes qui perdent leurs mères très tôt dans la vie, et dont l’éducation est laissée au hasard : Agatha Moudio est devenue orpheline de mère peu de temps après sa naissance et a été rejetée par son père méchant parce qu’elle est née fille. Le même malheur a frappé Edna, héroïne de la Poupée Ashanti, et son cas est plus tragique d’autant plus que son père a déclaré qu’il n’était pas responsable de la conception de son enfant et a abandonné son épouse avant la naissance de l’enfant. C’est le narrateur qui nous apprend que « le père d’Edna avait quitté le domicile conjugal peu avant la venue au monde de l’enfant, prétextant qu’il n’était pour rien dans la grossesse de sa femme ». [16]
Quatre ans seulement après sa naissance Edna perd sa mère et s’abandonne au gré d’une marâtre qui lui donne une éducation décousue. A huit ans elle se laisse violer par le directeur de récole qu’elle fréquente et cet événement entraîne la suspension de sa formation scolaire. Puis, elle est prise en charge par la mère de la marâtre qui lui apprend à vendre au marché. Elle n’a donc joui ni de l’amour maternel ni de la tendresse paternelle. Quant à Nani, héroïne du Roi Albert d’Effidi, elle est la seule qui ait ses parents tous vivants, mais ses comportements trahissent un sérieux manque d’éducation familiale bien soignée. Comme Edna elle s’est laissée déflorer par un jeune fonctionnaire.
La femme et la lutte contre l’injustice
Il y a peut-être une seule fois dans l’œuvre de Bebey que la femme nous est montrée comme un révolutionnaire, capable de s’élever au-dessus de sa sentimentalité pour poser les problèmes sérieux d’abus de pouvoir, d’injustice et de corruption des hauts fonctionnaires de l’Etat. C’est dans l’affaire Amiofi où elles se liguent comme une force progressiste pour défendre leurs droits et provoquer un changement de mentalité parmi les hommes. L’inspecteur général du marché désire la fille de Mm. Amiofi, une vendeuse du marché d’Accra. Pour réaliser son projet, il use de l’intimidation ; il retire de Mme Amiofi son permis de vendre et demande qu’elle lui envoie sa fille, Ruth, « pour arranger les choses ». Mme Amiofi proteste contre cette proposition qui consiste à « vendre » les faveurs de sa fille en échange du permis de vendre auquel, comme toute citoyenne libre, elle a droit. Saisie des manœuvres du fonctionnaire, la « doyenne » de l’association des femmes du marché demande à Spio, un sous-officier de l’inspecteur, d’intervenir auprès de son maître pour qu’il remette à Mme Amiofi son permis de vendre. L’inspecteur refuse d’entendre la voix de la raison ; plutôt il condamne les démarches paisibles de Spio, l’accuse d’ingérence dans l’affaire Amiofi et pour le punir, il le fait déplacer de la capitale à l’intérieur du pays. Les femmes du marché solidaires et unies dans un même destin, se révoltent contre les autorités qui, selon elles, « s’imaginent que nos filles sont à vendre, de la même façon que nos marchandises ». [17]
Elles s’organisent pour manifester leur mécontentement devant le parlement où siègent les députés.
Dans la confrontation des manifestantes avec les forces de l’ordre, plusieurs femmes ont été blessées, la jeune héroïne, Edna, jugée meneuse, est arrêtée mais plus tard relâchée. Mais ce qui est de plus réconfortant dans toute l’affaire, c’est qu’à son issue, les femmes ont marqué leur victoire : le permis de vendre de Mme Amiofi lui est remis ; le projet immoral de l’inspecteur général du marché a échoué ; Spio qu’on avait accusé de complicité dans la manifestation et qui, par mesure « disciplinaire », avait été éloigné de la capitale est rappelé à Accra et, enfin, le gouvernement ainsi secoué se redresse et prend ses responsabilités vis-à-vis des femmes. C’est peut-être la première fois dans le roman africain qu’un écrivain noir exploite les données du monde des femmes « riches et influentes » du marché de l’Afrique, femmes syndiquées et résolues à combattre des injustices qui risquent de s’institutionnaliser.
Qu’elle soit au village ou à la ville, mère ou jeune fille, « la femme nue, femme noire » qu’un Léopold Sédar Senghor couvre de tant d’éloge dans son Chants d’Ombre, porte un visage défiguré dans les romans de Francis Bebey. De vieilles mères pour qui l’école et le temps moderne n’ont pas de valeur et qui élèvent leurs enfants avec les propos d’autrefois ; des marchandes qui veulent se libérer de dépendance matérielle de leurs maris, et qui trompent leurs clients ; de jeunes orphelines de mère, souvent enfants naturelles haïes et rejetées par leurs pères, déflorées alors qu’elles sont encore mineures, et qui deviennent à la fin épouses infidèles – telle est l’image exemplaire de la femme que Bebey crée de la condition féminine. On pourrait se demander pourquoi le romancier nous donne une vue un peu trop pessimiste du monde féminin. Est-ce significatif d’une certaine apathie de l’auteur pour la femme, ou de son désir de la choquer. Ne croit-il plus à la capacité de la femme de sauvegarder sa dignité. Nous pensons que ces conjectures sont loin des véritables intentions de Bebey car notre romancier est bien connu pour son parti pris pour l’émancipation de la femme africaine. Mais souvent moraliste, il ne conçoit cette émancipation que dans la mesure où elle puisse s’accomplir d’une manière ordonnée et moralement admise par la société. Derrière la condition féminine dans l’œuvre de Bebey, il faut déchiffrer les émois d’une société traditionnelle qui meurt de sa propre faiblesse. Sans doute Bebey se montre-t-il un peu trop dur et parfois insolent à l’égard de la plupart de ses personnages féminins. Mais lorsqu’on se souvient que le grand écrivain n’est pas seulement celui qui reproduit fidèlement la réalité sociale mais aussi celui qui se base sur cette réalité pour créer un univers imaginaire des manières possibles d’être, l’on doit prendre pour ce qu’elle est l’image un peu hardie de la femme que Bebey offre à ses lecteurs.
[1] P. Hazoume, Doguicimi, Paris, Larose, 1938, p. 70.
[2] F. Bebey, Le Roi Albert d’Effidi Yaoundé, Clé, 1976. s’insèrent dans l’ensemble de la vie du peuple pendant les dernières années de la colonisation, années marquées par les agitations politiques et les premières élections à l’Assemblée constituante qui devait préparer les pays à l’indépendance. Cette période de l’histoire africaine est celle d’une plus grande prise de conscience, chez le peuple, du bouleversement des mœurs traditionnelles causé par l’ouverture à la culture occidentale.
Le troisième roman, la Poupée Ashanti [[ F. Bebey, La Poupée Ashanti, Yaoundé, Clé, 1973.
[3] Le Roi Albert d’Effidi, p. 95.
[4] Le Fils d’Agatha Moudio, p. 26.
[5] La Poupée Ashanti, p. 27.
[6] Op. cit. p. 1.51 – 1.52.
[7] Op. cit. p. 5
[8] Op. cit. pp. 35 – 36.
[9] Op. cit. pp. 18- 19.
[10] Le Fils d’Agatha Moudio, pp. 34 – 35
[11] Ibid. p. 32
[12] Ibid. p. 189.
[13] Op. cit. pp. 35 – 36.
[14] Op. cit. p. 158.
[15] Le Roi Albert d’Effidi, p. 112.
[16] La Poupée Ashanti, p. 34.
[17] Ibid. p. 88.
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-LEON-GONTRAN DAMAS