Jean Morillon
Culture et Civilisations

LA VOCATION DE L’ISLAM ET MASSIGNON

Ethiopiques n°15

Revue socialiste

de culture négro-africaine

 

Il y a déjà plus de quinze années que Louis Massignon (1883-1962) nous a quittés. Beaucoup conservent néanmoins le souvenir de sa singulière personnalité, embrasée d’un feu intérieur depuis la mystérieuse rencontre de mai 1908, en Mésopotamie, avec « l’Etranger ». Ce fut en effet un discours venu d’ailleurs que ne cessa de proférer, jusqu’à la fin, le jeune arabisant ainsi visité par une expérience spirituelle aussi rare que celle éprouvée par un Pascal ou un Claudel.

La thèse sur « la Passion d’el-Hallaj », publiée en 1922, devait révéler l’un des meilleurs connaisseurs occidentaux du soufisme. En outre, à l’œuvre d’érudition s’associa toujours une passion engagée pour la Vérité et la Justice.

Des multiples aspects de l’œuvre, nous voudrions insister ici sur l’un des moindres : la vocation de l’Islam, dans sa convergence et sa complémentarité avec les deux autres religions abrahamiques, le Judaïsme et le Christianisme, qui ont joué – et continuent de jouer – un rôle capital pour l’évolution spirituelle du monde. Cette recherche œcuménique du Sacré enfoui dans l’Histoire et reflété par divers symboles qui sont le langage de la Transcendance, n’a cessé en effet de hanter toute la vie de ce professeur au Collège de France, érudit hors du commun, dont la parole avait souvent des accents prophétiques.

L’Islam, pour le chrétien Massignon, a sa part dans le plan de Dieu, de ce Dieu également adoré par les Juifs et les Chrétiens, celui qui élut Abraham : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai, je ferai de toi un grand peuple, je bénirai, je magnifierai ton nom qui servira de bénédiction. » (Genèse – 12, 1-2).

L’Islam, selon le message transmis par le Prophète Mohammed, n’est pas une nouvelle religion : c’est la religion d’Abraham (« millet Ibrahim » – Coran – 4, 124) et le nom de musulman (muslim = qui se soumet) remonte jusqu’à Abraham lui-même : « Allah vous a choisis et sur vous il n’a placé nulle gène en la Religion, la religion de votre père Abraham. Il vous a nommés les Soumis (muslimin) » (Coran – 22, 77).

Le fondement scripturaire de cette vocation de l’Islam, religion abrahamique, réside dans la promesse faite par Dieu en faveur d’Ismaël, le fils d’Abraham, et de sa servante égyptienne Agar, chassée du désert par Sara : « En faveur d’Ismaël aussi, je t’ai entendu (Ishmaël signifie en hébreu : Dieu entend) ; je le bénis, je le rendrai fécond, je le ferai croître extrêmement, il engendrera douze princes et je ferai de lui un grand peuple. » (Genèse- 17,20). Ismaël, précise le texte sacré, sera « un onagre d’homme, sa main contre tous, la main de tous contre lui, il s’établira à la face de tous ses frères. »

Encore aujourd’hui, lors du pèlerinage, les pèlerins commémorent entre les deux collines d’al-Safa et d’al-Marwa, près de la Mecque, la course affolée d’Agar, à la recherche de l’eau pour son fils mourant de soif dans le désert : « L’histoire de la race arabe, écrit Massignon, commence avec les larmes d’Agar : les premières dans l’Ecriture. »

Le nom même d’Agar (Hagar en hébreu) appartient à la même racine sémitique que le mot « hégire », la fuite du Prophète vers Médine, comme si un fil mystérieux, transhistorique reliait les deux événements.

En outre, l’opinion s’est accréditée, encore que le Coran ne soit pas explicite sur ce point, que la victime sacrifiée, offerte en holocauste par son père Abraham, n’était pas Isaac, mais Ismaël. Et c’est ce drame du Mont Moriyya que l’Islam perpétue, à sa manière, chaque année lors du « Hajj » sur le mont Arafat quand le pèlerin immole un mouton par une lointaine imitation du geste du patriarche narré dans la Genèse et évoqué par le Coran. De même, tous les croyants savent que la « Kaaba » de la Mecque, Maison de Dieu, Bethel, pôle géographique et palladium de l’Islam, fut construite par Abraham et son fils Ismaël (Coran – 2, 121).

Par ce recours direct à Abraham, négateur des idoles, la mission de l’Islam, c’est donc d’abord de témoigner la Foi en un Seul Dieu, sans associé, dont Mohammed – suprême Avertisseur de l’Heure du Jugement – est le dernier prophète.

Or, et c’est là le cœur de la vision de Louis Massignon, l’Islam, cette communauté religieuse (umma) tendue tout entière vers l’Unicité de la Transcendance divine (un seul prophète, un seul livre, une seule « qibla »), a sa vocation propre, son rôle eschatologique particulier, à côté des deux autres religions monothéistes, le Judaïsme et le Christianisme.

Il n’est pas sans intérêt, à ce propos, de rappeler brièvement l’enseignement du Coran et de la Tradition musulmane sur ces deux grandes communautés qui ont précédé l’apparition du Prophète arabe et qui méritent le respect que tous les véritables musulmans doivent aux « Ahl al-Kitab » (les Gens du Livre).

Mohammed, on le sait, a essayé de convertir à son appel les Juifs de Médine, les « Banu Israël » (fils d’Israël) dont l’élection divine est hautement affirmée par le Coran (44, 31 ; 45, 15 ; 7, 136). Les Juifs ont conclu une alliance avec le Seigneur et le paradis leur fut offert (Coran – 5-15). Mais ils ont été ingrats envers Dieu, ils ont persécuté des prophètes et surtout ils ont falsifié les Ecritures ; c’est pour cela que le Message de Mohammed leur a paru inacceptable. Aussi la mission de Celui-ci a-t-elle été, en tant que Sceau des Prophètes, de confirmer (tasdiq) l’Ecriture et de rétablir la Vérité au nom d’Abraham, père des nations.

Car, en vérité, remarque Massignon, c’est à cette première Alliance, celle du chapitre 17 de la Genèse – et par delà au Pacte adamique (le Mithaq) – que se rattache l’Islam ainsi que le signe de la circoncision l’atteste. Et la première Qibla était, ne l’oublions pas, al-Qods, Jérusalem…

S’il est difficile, par ailleurs, de discerner dans quelle mesure le Prophète a eu connaissance de la doctrine du christianisme (surtout sous ses formes orientales) et par quelles voies (on cite souvent les noms de Salman le Persan, du moine syriaque Bahira, de Waraqa ben Nawfal), il est certain que le Coran fait preuve, en maints passages, d’une sympathie particulière pour les chrétiens, les « Nasara ». « Tu trouveras que les gens les plus proches des musulmans, par l’amitié, sont ceux qui disent « nous sommes chrétiens » (5, 38). Les liaisons étaient fréquentes, en ce VIe siècle, entre le Hedjaz et les principautés arabes des Chassanides de Syrie (monophysites), les Lakhmides de Hira (nestoriens) ainsi qu’avec les chrétiens monophysites du Najran au Yémen. C’est avec cette dernière communauté que Mohammed signa un pacte, fondement historico-traditionnel de la protection due aux chrétiens vivant en terre d’Islam, dans des conditions étudiées en 1953 par Massignon dans un petit livre d’une densité extrême : « La Mubahala de Médine et l’hyperdulie de Fatima ». La « Mubahala c’est l’ordalie, le jugement de Dieu, comme Elie au Carmel, face aux prophètes de Baal. A Médine, l’enjeu portait sur la divinité du Christ, niée par le Coran : les chefs chrétiens, finalement, renoncèrent à l’épreuve et conclurent un compromis (sulh) un pacte de coexistence, moyennant paiement d’un tribut.

 

Comprendre l’autre

Car, et c’est là un point fondamental, le Coran nie formellement la divinité de Jésus : « Allah lam yalid wa lam yulad », « Dieu n’a pas engendré et n’a pas été engendré » (Coran – 112, 3). Isa, Jésus, est un prophète, mais c’est un homme. Il est venu apporter l’« Indjil », l’Evangile, qui contient « direction et lumière ». Il n’est pas mort sur la croix : un sosie a été substitué à lui (4, 156). C’est la thèse que soutenaient les docètes.

De même la Trinité est rejetée. Aucune apologétique ne peut réduire cette fin de non-recevoir aussi opposée aux dogmes essentiels du Christianisme par les croyants de l’Islam.

C’est que celui-ci véhicule, selon Massignon, d’autres valeurs spirituelles qui lui sont propres et qui doivent être comprises de l’intérieur par un effort de sympathie (« pour comprendre l’autre, il ne faut pas se l’annexer, mais devenir son hôte »). L’hypothèse centrale, c’est que les descendants d’Ismaël, fils d’Abraham, selon la chair, ont une mission positive à remplir qui leur est assignée, dans l’économie du plan divin, par un charisme réservé au fils d’Agar « établi en face de tous ses frères ». C’est-à-dire face aux fils d’Israël qui n’ont pas reconnu le Messie en la personne de Jésus et traité Marie d’adultère (buhtanan azim, « l’immense calomnie » du Coran – 4, 155).

Et aussi face aux Chrétiens, fils d’Abraham selon l’Esprit, participant, par l’Incarnation, au mystère de l’Amour divin, mais oublieux, souvent, de leur foi qui est d’abord la charité : « Si Israël, écrit magnifiquement Massignon, est enraciné dans l’espérance, et la chrétienté vouée à là charité, l’Islam est centré sur la foi ».

Mais cette foi recèle les bases d’une convergence avec le message chrétien disséminées dans le Coran comme jetées ça et là par la main d’un divin Semeur. Jésus est le Signe pour l’Heure (43, 61), il est l’Esprit de Dieu (19, 16), la Parole de Dieu (4, 169). Marie (Mariam) a été choisie « entre toutes les femmes du monde » (3, 37) et sa virginité est hautement proclamée. Et Massignon de remarquer, à ce sujet, qu’à la Mosquée al Aqsa à Jérusalem, dans la coupole de Rocher, à l’emplacement même de l’ancien Temple, l’Islam proclame, en lettres d’or, depuis treize siècles, sa fidélité à la juive Mariam par ce verset célèbre du Coran : « 0 Marie, Dieu t’a envoyé une bonne nouvelle, un Verbe de lui, son nom est le Messie, Jésus, fils de Marie, illustre en ce monde et dans l’autre, l’un de ceux qui sont proches de Dieu » (3, 40).

Et la meilleure preuve de la croyance en la résurrection des morts d’après le Coran n’est-elle pas contenue dans la XVIIIe sourate qui relate l’histoire des « gens de la caverne », des « Ahl al-Kahf » ? Or, il s’agit d’une légende d’origine chrétienne, celle des « sept dormants d’Ephèse ». On connaît le pèlerinage islamo-chrétien créé en 1953 par Louis Massignon, à Vieux-Marché, en Bretagne, dans les Côtes-du-Nord, en un lieu qui avait conservé le souvenir du mystérieux récit connu depuis le Ve siècle.

« L’Islam arabe, écrit Massignon, n’est pas une revendication désespérée d’exclus qui sera rejetée jusqu’à la fin et son infiltration mystérieuse en Terre Sainte le laisse entendre. Il a même une mission positive : en reprochant à Israël de se croire privilégié, au point d’attendre un Messie, né dans sa race, de David, selon une paternité charnelle. Il affirme qu’il y est déjà né, méconnu, d’une maternité virginale prédestinée, que c’est Jésus, fils de Marie et qu’il reviendra à la fin des temps, en signe de Jugement. Il reproche aussi aux Chrétiens de ne pas reconnaître tout le signe de la Table Sainte, de ne pas avoir encore réalisé cette Règle de perfection monastique, « rahbaniyya », qui seule forme en eux la seconde naissance de Jésus, anticipe en eux, par cette venue de l’Esprit de Dieu, la Résurrection des morts dont Jésus est le signe ».

Ainsi, un mystérieux signe trinitaire planerait sur la Révélation. Trois religions dont le message s’est exprimé en trois langues sémitiques distinctes : l’hébreu de la Thora, l’araméen de Jésus, l’arabe du Coran. Le sémitique avec ses racines trilitères, serait-il donc, comme l’écrit Massignon, « l’organe exclusif de la Révélation de l’Unique » ? Aux chênes de Mambré, à l’aurore de l’histoire, Abraham avait reçu la visite de trois anges…

Langage de la Science et langue du mythe

Pour des esprits formés à la critique historique – et partant méfiants – une telle vision surnaturelle, au XXe siècle, paraît à d’aucuns suspecte comme relevant de l’Imaginaire, du monde onirique habité par les poètes et les visionnaires. Pourtant, il nous semble que la Connaissance – qui englobe la Science proprement dite – est un vaste champ, encore mal exploré. Aussi, convient-il de nous garder de tout jugement rapide, dicté par l’imperfection, non de notre raison, mais de notre savoir, au stade actuel de l’Evolution.

Il est possible, à cet égard, de déceler dans la recherche contemporaine deux axes qui méritent réflexion.

Le premier relève de la psychanalyse. Carl Gustave Jung (1875-1961), qui eut des échanges avec Massignon, a eu l’immense mérite de contribuer à la restitution de la « psyché », de l’âme, comme une réalité océanique irréductible au monde dit matériel. Il a, entre autres, introduit la notion d’archétype dont l’étude méthodique n’a fait que débuter.

Qu’est-ce qu’un archétype ? C’est une structure permanente de la psyché archaïque, enfouie dans l’inconscient collectif auquel tout individu humain participe, peu ou prou. C’est un noyau doué d’énergie comportant une autonomie et diffusant un rayonnement qui parvient jusqu’à nous sous la forme des mythes et des symboles. Le symbolique, ne l’oublions pas, n’est pas l’imaginaire : il s’agit d’un troisième ordre « structuré comme un langage » (J. Lacan) distinct de l’ordre de l’imaginaire comme de celui du réel.

L’école structuraliste, à la suite de Lévy-Strauss, nous a habitués à reconnaître les variations des mythes. Disons que le geste d’Abraham levant son couteau au-dessus de son fils unique est un mythe, mais dans le sens fort du terme, le sens platonicien, archétypique, symbolique. La victime – à laquelle fut substitué le bélier – est Isaac pour les Juifs, Ismaël pour les musulmans. Pour, les Chrétiens, le mythe prend une portée cosmique et s’inverse : ce n’est plus Dieu qui demande à un homme -pour l’éprouver – de sacrifier « un fils unique, c’est Dieu qui offre son fils unique – l’Agneau de Dieu – pour le rachat des hommes.

Or,l’homme, animal affectif – et non point rationnel – comme l’a bien dit Heidegger, ne vit pas seulement du pain de la raison, mais aussi – et surtout – de la Parole des mythes plus vieux que l’Histoire. L’homme est aussi un poète, c’est-à-dire un déchiffreur du Sacré, de l’Au-delà des choses.

Il est remarquable, à cet égard, que le sémitique – et singulièrement la langue arabe – se prête merveilleusement à l’explication des symboles par un procédé à la fois morphologique et sémantique appelé le « tadmin », mot arabe signifiant « insertion, dépôt d’un germe dans la terre ». Cette « abstraction par induction », opposée à la déduction de l’esprit grec, comme le remarque Léopold Sédar Senghor (Liberté 3, p. 158-9) et un véritable épanouissement du concept par involution : la même racine reçoit des acceptions renouvelées, inédites comme pour « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » (Mallarmé). Comme si ces antiques structures sémitiques, aussi inaltérables que l’or, étaient l’instrument privilégié de la langue des symboles.

Le deuxième thème de réflexion relève des sciences physiques et biologiques qui nous ouvrent, de plus en plus, les portes de la connaissance sur des horizons insoupçonnés. Teilhard de Chardin (1881.1955) a renversé au nom de la paléontologie et d’une manière qui paraît décisive aux yeux de beaucoup, un certain nombre d’idées préconçues, héritées d’un positivisme dépassé, sur l’Esprit et la Matière : la Pensée serait en fait partout présente, diffuse, dans l’Univers où elle échafaude des systèmes de plus en plus compliqués, surmontant sans cesse l’entropie, la dégradation de l’énergie et de l’information. Chaque chose a un envers qui est d’ordre spirituel. Tout a un sens, tout signifie.

« La nature est un temple où de vivants piliers

laissent parfois sortir de confuses paroles ;

l’homme y passe à travers des forêts de symboles

qui l’observent avec des regards familiers.

Si les poètes avaient raison… »

Et voici que dans un ouvrage qui vient de paraître, « l’Esprit cet inconnu », le physicien Jean Charon nous dit que la plus infime particule, la brique de l’Univers, l’électron, est un espace fermé sur lui-même où le temps est inversé : un autre espace-temps où la néguentropie, l’ordre et la mémoire s’enrichissent sans cesse. Ainsi notre esprit, notre « Je » serait en fait éternel, coexistant à ce monde en évolution, en marche vers sa cnsommation finale le Point Omega de Teilhard de Chardin, le « Yawmed-Din » des musulmans. Si les mystiques avaient raison…

Et non seulement les mystiques, mais la foule innombrable des croyants de tous les âges, de tous les fils d’Abraham. Ainsi le langage de la Science et la langue du Mythe se rejoindraient selon la géniale intuition de Spinoza qui enseignait déjà que la voie de la connaissance et la vote de la religion sont deux méthodes convergentes d’approche du réel.

« La-ayâtin li-qawmin yaqilouna » comme le Coran.

« Ce « sont là des signes pour les gens qui raisonnent.