Culture et Civilisations

LA LITTERATURE SENEGALAISE D’EXPRESSION FRANCAISE

Ethiopiques n°15

Revue socialiste

de culture négro-africaine

Le fait d’être appelé à rendre compte de dizaines de manuscrits fait d’un « lecteur » de maison d’édition une sorte de professionnel de la critique. Il est dans la position du maître d’école capable de tracer la courbe des curiosités, des aspirations, des attitudes d’une couvée de pupilles. Qui pourrait mieux le faire ? Le père ? La mère ? Le psychiatre ? Aucun n’a en mains la masse des données de cueillette qu’évalue l’homme-à-la-craie. Qui mieux que l’ « éditeur » pourrait tracer la courbe du discours de ceux issus de l’école ? La production publiée n’est que le sommet de l’iceberg ; le reste est immergé, connu des seules équipes qui ayant eu en mains, outre le produit, le non-fini, peuvent parler des tendances d’une génération qui demande la parole.

Avant d’en arriver aux jeunes, dernière « voix du peuple », cette courte étude passera nécessairement par les hiérarques entrés dans « l’automne de leur âge » et par ceux de l’été mûrissant.

L’Automne

Le printemps persistant dans l’automne de Senghor rend le poète capable de s’émouvoir sur la silhouette d’une athlète rapide. Lançant à sa poursuite son propre mouvement et la résille des mots il immobilise cette course en un haut relief.

Les « Lettres d’Hivernage » sont, sur un autre registre, le message d’une tendresse infinie accomplie dans l’objet pris dans son cadre d’heures, de moments, d’incidents, y compris l’absence, y compris l’échange même des messages qui confirme l’espace, le temps, le vide en les effaçant. Les « Lettres » organisent une dialectique de l’affection qui nie l’altérité, bien que l’Autre existe dans sa différence, bien que la distance impose son écart ; mais c’est un vécu lié, résistant à l’écart, où les distances se valent, (entendant par là qu’elles s’y résolvent et s’y nient). Dans un cas on peut n’avoir qu’à tendre la main ; autrement on se penche sur le berceau de l’Autre en soi (« Je te pense, te vis vivante ») et on écrit à elle – et c’est s’écrire à soi- que le jardin est beau, les fleurs les mêmes, ressuscitées, et la lettre reçue bien aimée. Pas une fois ne sont employés les mots « seul » ou « solitaire » qui seraient venus spontanément à l’écrivain à l’âge des impatiences. Mais qu’on ne s’y trompe pas : « Les Lettres d’Hivernage » ne sont pas faites de sagesse et de résignation ; elles rassemblent en une assomption créatrice les angoisses inévitables et une mélancolique sérénité (« Et je t’attends dans l’attente pour ressusciter la mort. »).

Mais Senghor est aussi un théoricien de l’Art, de la liberté et de l’organisation sociale. Chef de peuple voué à l’action quotidienne, c’est surtout dans des messages parlés, à l’occasion de congrès, colloques, séminaires, et dans des préfaces d’ouvrages, qu’il professe ses thèses, appuyées dans tous les domaines sur la « personnalité africaine », offerte dans ses attributs divers à un monde concertant. L’altérité est alors profondément perçue, mais le vœu conciliant demeure pour indiquer aux cultures leurs zones de rencontre et mettre en garde contre les frontières où les idéologies, infidèles à rassembler, se replient sur leurs particularismes agressifs.

Birago Diop, qui s’était promis de ne plus écrire, s’est avisé qu’il n’avait pas tout dit. Le poète mystique de « Souffles » (Non les morts ne sont pas morts), le palabreur africain des contes a remis bout à bout sa plume cassée pour offrir dans ses « Mémoires » la fascinante galerie de ceux qui furent sa « classe d’âge » sur deux continents.

Mamadou Dia parle de l’Islam, mais c’est moins la pensée religieuse, la foi, le vécu intérieur, qui le préoccupent, que les voies dynamiques d’un Islam social capable de répondre de notre temps.

Cissé Dia, après avoir offert un Lat Dior, s’est tu, éteignant dans son silence les « cris brandis » du théâtre des Pontins. [1]

Seydou Traoré, dans les Mémoires d’un homme tranquille qui ne prétend être ni juge ni procureur, seulement un témoin, inspire la nostalgie de l’Afrique de l’Ouest sans frontières, qu’est venue émietter la décolonisation.

Cheikh Anta Diop, c’est le voyant du passé, poursuivant dans une remontée têtue de l’Histoire la quête de la dignité ancienne de la race noire. Les thèses de Diop, exposées dans « Nations nègres et culture, Antériorité des civilisations noires » furent aussitôt taxées d’aventurisme culturel, de naïveté intellectuelle, d’utilisation abusive de la science historique, mais l’usage s’en trouva tout logiquement. Par une connivence de l’Histoire, l’œuvre de Diop arrivait au moment où une mobilisation noire, provoquée partout par les mêmes conditions, avait besoin de certitudes. La jeunesse intellectuelle africaine adopta ses thèses, confirmées par Obenga, et la révolte noire aux U.S.A. qui allait provoquer dans les collèges et universités l’étude des hautes civilisations perdues de l’Afrique y trouva des arguments que l’intelligentsia noire portera au bout de leur logique dans des livres tels que « La destruction de la civilisation noire », de Madhubuti et « Comment l’Europe a sous-développé l’Afrique », de Rodney.

Apôtre de la « recherche scientifique », Cheikh Anta Diop est, au prix d’un Alioune Diop au mutisme invincible, et de quelques autres, qui, ayant parlé une fois, sont rentrés dans leur silence, un écrivain abondant dont les dernières œuvres sont « Physique nucléaire et chronologie absolue », où il fait état des expériences de laboratoire de l’Institut fondamental d’Afrique Noire sur le carbone 14 et « Egyptien ancien et langues africaines » où se manifeste sa fidélité à son postulat de l’antériorité de la race et de la civilisation noires.

Il y a place ici pour les vieux instituteurs, les « retraités » comme on disait, catégorisant avec une notion implicite d’honneur ceux qui avaient longuement servi. Il serait curieux que, ayant longtemps entretenu les enfants, les vieux maîtres n’aient plus rien à dire. Ces « messieurs Baly » ne parleront pas forcément des enfants.

Tel nous peint les filles de la Casamance « montées » à Dakar pour y être nos « gens de maison », bonnes à tout faire. Il nous parle inattendument de leur noblesse, plus caractéristiquement de leurs problèmes, de la puissante main de la Tradition sur leurs destinées.

D’autres ont recueilli des légendes héroïques, des « lélés » du Fouta Toro, les chants et récits de Yang- Yang et d’ailleurs quand les cavaliers démontés dans le combat se remplissaient aussitôt de sable leurs immenses pantalons afin de mourir droits face à l’ennemi.

Nous tenons là le fil d’automne persistant d’une certaine mémoire du passé. Presque aucun de ces « sages » ne propose les contes de moralité de la Tradition gracieuse, mais la fierté tenace de l’héritage historique les renvoie à la chevalerie des petits royaumes comme à un honneur perdu. C’est que la République paraît bien grise aux Anciens, avec ses idéaux d’organisation, de planification, d’ordre, d’efficacité et bien déroutante la société par l’étalage à la consommation et les pulsions d’avidité qu’engendrent les biens.

Le monde n’est pas nouveau pour eux. Ils ont été employés d’administration, maîtres d’école, familiers au moins de la géographie des noms, et quelques uns ont « voyagé », comme on dit. Ils ont vécu deux grandes guerres sans trop comprendre, ou ce qu’ils en comprenaient était trop simple : ils étaient les forces du bien en face du « Boche ». Ils ne comprennent pas l’aujourd’hui des choses, les « blocs » et leurs rivalités, les guerres locales semant d’une marqueterie rouge les territoires du Tiers-Monde. Ils pensent que tout redeviendrait simple si on ramenait les hommes aux anciennes vertus, à Dieu, et quand leurs plumes cessent d’être épiques, c’est pour se consacrer à des projets de réorganisation et d’armement moral du monde. Braves gens ! Tout n’est pas absurde dans leurs vues, mais tout y est dépassé, et rien ne fait mieux sentir le caractère irrémédiable des distances entre hier et aujourd’hui que ces porteurs de vertus cardinales sans emploi dans l’âge industriel.

Majhmout Diop, Pathé Diagne, Babacar Sine, Jean Pierre Ndiaye, sauront, en produits d’écoles, proposer d’autres stratégies du social, loin de la naïveté des volontaires du Bien. De même, un Doudou Thiam aura su, ministre, comment situer théoriquement le Sénégal indépendant dans les coordonnées des « affaires étrangères » d’un siècle de tensions.

L’Eté des hommes

Lamine Diakhaté s’est trouvé pris, en quelque sorte, entre deux générations. Cela arrive à plusieurs, mais pas à tous d’avoir été, comme lui, fasciné par des géants. Grandi dans l’ombre de Senghor, Birago, Sadji, Socé, il a d’abord pris dans leur suite la place volontairement humble du porteur de tabouret ou de récade. Pourtant Diakhaté existe, et la disparition des uns, l’éloignement des autres, l’ont donné à lui-même : un ciseleur de la phrase travaillée. Ici et là un mot trop précieux, une phrase délibérément obscurcie gênent. Ce n’est pas toujours la chose symbolisée qui se cache, dans « Nigérianes » et « Prisonnier du regard », mais le symbole lui-même qui perd sa valeur d’image, sa portée signifiante, pour avoir été repris et « chantourné ».

Diakhaté est un inspiré polyvalent : en poèmes, qui furent ses premières amours, en nouvelles, en romans. En critique même, puisqu’il a fait publier une « Lecture libre des lettres d’hivernage », caractérisée par sa fidélité essentielle au maître.

Peu lu encore, ce qui est le salaire de l’humilité, et aussi le prix à payer pour la qualité même de son discours et sa manière unique de masquer l’aigu des sentiments derrière des voiles, il reste l’un des maîtres de l’écrit sénégalais d’aujourd’hui.

Sur le versant de l’été, Cheikh Hamidou Kane s’est tu. Dommage d’être resté l’homme de ce seul écrit maître, dont des extraits sont dans toutes les anthologies et qui figure au programme du Secondaire et de l’Université. Où en est aujourd’hui l’auteur de « L’aventure ambiguë » de l’impossible choix, du vœu de conciliation ? D’autres répondent à la question, qui ne sont pas lui avec sa voix feutrée, son style limpide et attachant, ses préoccupations hautes. La Grande Royale est morte dans sa noblesse antique, n’ayant rien compris à nos temps sans traditions, aux étais de notre justice, aux portes de nos prisons. Qu’en est-il du neveu qui partit cueillir des diplômes et puis revint ? Il n’est pas mort, comme son héros, sous le couteau d’un fou. Devrons-nous attendre ses Mémoires ?

Heureux Ousmane Sembène, maître de deux discours : l’image et récrit. On discutera longtemps sur le meilleur « Xala », le livre ou le film. Les deux sont donc bons, et on n’oubliera pas que l’œuvre précédente de Sembène n’est pas faite de scénarios. Mêmes les plus courts écrits, « Mandat », « Vehi Ciosane », semblent avoir été pensés en livres, et si, préoccupé d’accessibilité, Sembène s’est tourné vers l’audio-visuel, les premières nouvelles et son premier grand livre, « Les bouts de bois de Dieu », sont d’abord œuvres d’écrivain. On connaît la courbe de l’auteur, et que si, après l’épique « Bouts de bois » il a semblé s’attarder à la satire, il se veut, au-delà de cette frontière facile, un analyste de la société, un investigateur des motivations cachées derrière l’apparence des choses.

Voici donc un auteur qui ne se sera pas tu, qui chargé de mission, aura enrichi son métier de moyens nouveaux. On trouvera son approche plus simple que la manière élaborée d’Hamidou Kane. Est-elle moins effective ? Sembène ne manipule pas des abstractions derrière le quotidien des hommes, et l’Europe du « Docker Noir » apparaît plus inhumaine que celle du Diallobé. Car enfin, celui-ci n’a pas été crucifié par une Europe qui lui fut opportune, mais par lui-même et par la charge de destins qu’on lui avait fait porter.

L’été de Cheikh Ndao et de Abdou Anta Ka est plutôt un printemps qui vire. Cheikh Ndao a écrit quatre pièces, deux recueils de poèmes, un roman. Les foules sont fascinées par Alboury campé dans son refus et n’ont pas assez pris garde aux femmes autour de la statue : la Mère dont les inquiétudes rejoignent celles de la génitrice éternelle, mais aussi une Linguère droite, entière, perdue pour le cœur, au seul service de l’Etat ; mais surtout, l’épouse, sensible, prononçant pour la première fois peut-être sur la scène sénégalaise des mots arrachés à ses entrailles : « Je suis femme ! » Ce cri annonçait une nouvelle société, celle des droits fondamentaux de la femme, dont celui à l’amour, mais Cheikh Ndao n’aura pas conduit à cette libération, et à ce titre, « Buur Tillen » n’est pas ce que l’on attendait.

D’Abdou Anta Ka on ne peut lire « Mal » sans souffrir. C’est le livre d’un désarroi, la chirurgie sur soi à cœur ouvert. La prospection de ses propres profondeurs n’est pas runique voie de l’auteur. « Amazoulous » offre une descente dans les enfers de l’autre, Chaka et Nolivé se livrant à un dépouillement feuille à feuille de soi avec méthode dans le délire. Il n’était pas forcé, abordant Chaka, de déplacer l’intérêt du héros civilisateur vers les comparses, dont l’épouse, si fragile et en un sens si inexistante, qu’il faut que sa mort donne un sens à sa vie. Abdou Anta Ka saisit le mythe du couple mort-vie dans l’instant où Nolivé consentante fait de sa mort non plus un supplice inique mais un sacrifice consenti à l’accomplissement du héros. Le mythe ne comportait pas forcément cela. Ni dans Mofolo, ni dans Senghor où le tragique reste au centre. C’est la touche de Anta Ka de ramener au centre Nolivé ; c’est aussi, il faut le dire, la tradition des sables du Cayor : Yacine Boubou se livrant au couteau du sacrificateur. Or, le même Abdou Anta Ka, dans « La création », écrit des choses délicieusement mythologiques pour les enfants.

Avec Thierno Bâ, voici Lat Dior dans « Les chemins de l’honneur ». La fascination par Lat Dior des jeunes et moins jeunes vient sans doute de ce qu’il fut le dernier des héros historiques : le Résistant aux préoccupations accessibles, parce que d’hier. Les hommes de ce siècle comprennent qu’il eût protesté contre la ligne de chemin de fer qui allait ruiner les petits royaumes, provoquer, par l’arachide, l’unification économique avec ses conséquences aliénantes. Que l’histoire transposée à la scène évite certaines zones d’ombre pour camper le héros en pureté, c’est la nature même de l’hagiographie.

Si « Assoka », de Mamadou Ndiaye est une fresque historique comportant d’étonnantes caractérisations sur le fond légendaire de la chute de Koumbi-Saleh, capitale de l’empire du Ghana, Amar Samb s’adresse au présent, dans « Matraqué par le destin », et c’est pour s’en prendre, avec une férocité qui lui a été peu pardonnée, aux pratiques d’un Islam noir dévoyé de la pureté originelle du soufisme.

Une écrivain plus jeune, Chérif Adramé Seck, reviendra, dans le scénario de « Njangaan », sur un aspect particulièrement régressif de ces pratiques : la remise aux maîtres d’écoles coraniques de talibés-disciples soumis aux pires traitements corporels.

Abdoulaye Ly, l’accusateur public irréfutable de « La Compagnie du Sénégal », n’écrit plus, en tout cas ne publie plus. C’est le silence des universitaires. Nous aurons d’autres silences à déplorer.

Alioune Sène, dignitaire d’Etat, a publié sur les cultures nègre et arabe une étude qui, logiquement, demandait une suite en ces temps où le dialogue des cultures doit servir de cadre à la rencontre politique, mais il faudra attendre, sans doute, que le ministre qui s’occupe de l’appareillage de la culture ait pris le temps et les distances nécessaires à l’élaboration théorique. [2]

De Malick Fall, « La plaie » se situe au niveau de l’ « Aventure ambiguë ». Mais qui a lu « La plaie » ? Ils ne semblent pas nombreux, et c’est dommage, car Malick Fall est un maître écrivain qui, en dehors du maniement expert de la technique du flash-back, et de l’écriture impeccable, manifeste une profonde connaissance du milieu, jointe à une claire intelligence des problèmes de la confrontation des cultures et à une sensibilité jamais débranchée.

Il opère, par exemple, la chirurgie des réactions d’une foule de marché, et c’est pour démêler entre les valeurs du sentiment, celles, fondamentales, qui déterminent les réflexes de groupe et celles, superficielles, embrouillées dans les problèmes du quotidien, qui ne sont que la menue monnaie, souvent fausse, des conduites individuelles. Puis le roman s’en va, côtoyant le réel, de faits en rappels, épousant les rêves d’un être instable, d’analyse en introspections. Et il y’a une autre dimension, insondable, de ce livre. L’homme à la plaie, c’est le nègre portant sa racialité, et plus significativement encore, nos nations incertaines : « Il y a une famille lui cherche un logement, c’est triste et c’est beau. »

Seyni Mbengue, essayiste, homme de théâtre et diplomate, a offert dans « Le royaume de sable » une reconstitution historique, dont la première partie est basée sur un fait vrai, devenu le point de départ d’un discours patriotique. Que ce patriotisme soit offert à la métropole France, pour qui le héros meurt à Verdun, signale que ce livre, vrai si on tient compte des fidélités tenaces des « Anciens Combattants », est venu trop tard pour envelopper les cœurs sénégalais dans les plis du tricolore.

Ibrahima Signaté, poète et journaliste, dans « Une aube si fragile », greffe sur la querelle politique (contestation devenue conspiration) le conflit de cultures typique, dont témoignent maints manuscrits, entre l’amante européenne, affectivement sublimée, symbole de transfert, et l’amant noir qui au moment de rentrer au pays, perçoit soudain les problèmes que va poser l’intégration de l’épouse blanche dans le milieu social africain.

 

Printemps

La jeune littérature est, d’abord, de contestation. En quoi elle prolonge les littératures hors frontières partout où un éditeur se propose à l’écrit noir. Tradition renouvelée du Ghanéen Kwei Armah, du Malien Badian, du Guinéen Fantouré, de Mudimbé, Sassine, Bocoum, Nazi Boni, Achebe, Mongo Beti. Le propos est partout de remettre en question des situations données pour invivables par les peuples.

Aux Nouvelles Editions Africaines, « Kotawali » et « Chômeur à Brazzaville », des Congolais Guy Menga et Pierre Biniakounou, « Gros plan », du Nigérien Idé Oumarou, « La verrue », du Mauricien André Masson, expriment le malaise, rejoignent le désarroi des Sénégalais Kébé, Weindé Ndiaye, Traoré Diop, Ibrahima Sall, Mamadou Gaye.

Mbaye Gana Kébé est unique : un boulimique ingurgitant, des tonnes d’écrits, et produisant, de même, de l’écrit à l’infini. Gagnant familier de concours (O.R.T.F., I.C.A.), il a toujours trois ou quatre sujets à la course dans des cahiers divers. Essentiellement un satiriste, en poèmes, au théâtre, en récits, il est tout aussi capable de dédier aux enfants des poèmes normatifs et tendres ou d’écrire sur une suicidée des strophes émouvantes. Il serait l’Alexandre Dumas du Sénégal, si l’Intendance, (édition et pouvoir d’achat) pouvait suivre. De Dumas il a les pulsions généreuses, l’instinct des barricades, la phrase directe, l’imagerie souvent frappante (ces filles sveltes en boubous et couvertes d’or qui ressemblent à un congrès de grues couronnées) mais aussi les limites : capable de frapper, de séduire, il émeut rarement, et le poème même sur la suicidée où il a su trouver le rythme du lamento (« Penda o Penda ! ») offre, à l’occasion d’un événement bouleversant, une satire à peine mouchetée sur l’honneur anachronique des familles.

Abdoul Baïla Wane montre dans « Les habitués du paradis » une fausse bourgeoisie trop rapidement installée dans des manières qui sont des vices.

D’autres s’attaquent aux projections de la constitution mentale ancienne paralysant le mouvement vers les nécessaires mutations. Ce n’est pas nouveau. « Karim » (Socé Diop) était la victime de l’héritage d’un comportement princier à l’étage d’un commis de boutique. Aminata Fall, dans« Le revenant », renouvelle les déboires du « glorieux » placé sur l’orbite d’un prestige de quartier. Cheikh Ndao, dans « Buur Tilleen », dénonce l’inanité des castes sociales. Fabanga, Kanté nous contera bientôt l’incroyable aventure d’un Malick rejeté à la poubelle par la famille « noble » à laquelle il avait cru obtenir accès.

Ibou Seye se plaindra amèrement des familles attardées dans l’hier des cultures alors que l’homme a, mis le pied sur la lune.

Sada Weindé Ndiaye a un instrument fait de cordes simples : don de l’observation minutieuse et capacité d’éprouver intensément, mais sans hauts cris, la chirurgie du réel sur les sensibilités.

Quel progrès, du « Retour de l’Aïeul », premier essai mélangé sur le « dire » et même de « La suicidée », premier roman pas convaincant, à « La fille des eaux », très bon recueil de nouvelles, encore mal perçu dans un milieu où on ne semble pas s’être avisé que de nouveaux talents sont nés.

Si la nouvelle qui a donné son titre au volume n’est qu’une émouvante légende, les deux autres, « Au pays de la soif » et « Les hommes en bleu » partent d’un vécu restitué avec acuité et certitude. Cette vache qui meurt dans le Sahel désert, entourée de l’affection pathétique des « siens », l’oiseau ressuscité, par un acte de sacrifice sont aussi inoubliables que la salle d’hôpital des « hommes en bleu ».

Incontestablement la cueillette n’est pas joyeuse comme une rentrée de gerbes. Elle fait un bruit de feuilles sèches, en sorte qu’on est presque invité à redéfinir les saisons des hommes.

Le chef de peuple, Senghor, aux inquiétudes voilées ou transcendées, forant sa voie dans l’épaisseur d’une exceptionnelle réussite est au-delà de toute comparaison ; mais Birago Diop, qui emploie dans ses Mémoires l’expression « quête vaine » pour qualifier une journée de frustration, n’aurait jamais pensé à un tel titre pour ses Mémoires, écrits dans l’accompli, tandis que Ibrahima Sall s’en saisirait aussitôt avec une amère délectation pour qualifier les démarches de ses vingt-huit années.

Et Nafissatou Diallo qui, jeune, a réussi, comme on dit, sa vie en accédant à une bourgeoisie stable, danse inconsciemment devant le miroir, dans un livre apparemment heureux, une danse d’exorcisme pour expurger de son système un père pesant, trop aimé, venu tout droit d’un temps de certitudes sévères.

Un caractère commun à tous les jeunes écrivains est leur polyvalence. Comptons, tenant compte de ce qui est publié ou en instance de l’être :

– Kébé : trois recueils de poèmes, deux Pièces de théâtre, un recueil de nouvelles, deux romans ;

– Ibrahima Sall : un recueil de poèmes, un de nouvelles, un roman, une pièce de théâtre ;

– Abdou Anta Ka : quatre pièces de théâtre, un recueil de nouvelles, des contes pour enfants ;

– Amadou Traoré Diop : un recueil de poèmes, une pièce de théâtre, un récit de voyages ;

– Nafissatou Diallo : des souvenirs d’enfance, des poèmes, un roman historique.

Les plus stables sont Kiné Kirama Fall qui a puisé dans une vie intérieure intense, l’inspiration d’un recueil de poèmes d’une innocence infinie, et Amadou Gueye Ngom qui, se défoulant dans le rire d’une satire sociale mordante, a trouvé jusqu’ici possible de se contenter de ce seul médium ; encore qu’il crée des scénarios pour bandes dessinées et aspire à recevoir la commande d’un grand film.

La polyvalence de jeunes auteurs poussant leurs cris tous azimuts manifeste leur insécurité au sein de leur audience naturelle. Ils en dénoncent entre eux les insuffisances en qualité, en curiosité, en pouvoir d’achat. Le désaccord va peut être plus loin. Par la langue et les thèmes, peut être ne sont-ils les témoins que d’une frange d’écorchés, la portance du milieu favorisant d’autres démarches (.i.e. : d’autres interprètes plus traditionnels).

Peut-être les aînés avaient-ils été mieux servis, étant les premiers, et parce que constituant dans les coordonnées du contexte colonial une « voix des autres » qui, après avoir fait du bruit ailleurs, fut réfléchie avec prestige vers la terre natale. Aujourd’hui, les jeunes auteurs sentent que c’est au-delà d’une frontière apparemment infranchissable que leur font signe ceux qui sont déjà parvenus à la notoriété : les Camara Laye, Belly-Quenum, Bebey, U’Tamsi, Ouologem etc… Leur voix porte la charge d’une défaite anticipée, et leurs chiffres de ventes les désespèrent.

Que leur manque-t-i1 donc ? De fonder une école ? Mais une école ne peut être préconçue pour descendre d’en-haut coiffer le réel. L’école naît d’une nécessité ressentie, d’une situation partagée. Et, ce que nous avons défini ici cette présence simultanée de plusieurs devant une même porte, n’est-ce pas une école, mais émiettée ? Il manquerait donc à nos jeunes le don de l’association, le vouloir du coude à coude, ce qu’avaient eu à Paris, Senghor et Birago, en compagnie de Damas, Césaire, ceux de « Légitime défense » et « L’étudiant noir ». Il leur manque le Cénacle et d’y faire un bruit qui s’entende dans des conférences, des débats, des récitations, dans le théâtre d’avant-garde. Ce qui a été ébauché dans ce sens porte le signe de vouloirs incertains. Le civilisé n’a pas retrouvé l’esprit et la pratique ancienne de fondre les aspérités individuelles dans le moule du collectif.

On aurait bien voulu, pour finir, consacrer une attention méthodique aux « genres » divers. Mais ce texte, qui a ses limites, ne se proposait qu’un survol. C’est même à cause du caractère limité, indicatif seulement, de ce « Panorama » que l’auteur a cru pouvoir, sans remords, laisser hors du sujet deux ou trois écrits, difficiles à trouver, que seule leur réédition pourrait mettre entre toutes les mains, nommément : « Force Bonté », de Bakary Diallo, « Les trois volontés de Malick », de Mapaté Diagne, et « La Sénégalaise », de Massyla Diop, médecin, poète et journaliste, frère de Birago qui dira dans ses Mémoires qu’un manuscrit de Massyla : « Le chemin du salut », fut son « buisson ardent ».

On a eu un regret, en brûlant les étapes, c’est de n’avoir pu s’arrêter sur quelques images-clef, quelques types obsessionnels : la mère (souvent extrapolée jusqu’à une Mère-Afrique souffrante), profondément aimée avec la conscience intériorisée, on dirait presque le souvenir, d’avoir été sa chair même ; le Père, Anchise porté avec piété, souvent sans amour ; enfin les maîtres de la coutume et des cultes envers qui l’écrivain se sent partagé entre une répulsion lucide (Samb/Ibou Seye), l’impatience impertinente (Kébé) et le respect pieux (Mamadou Gaye).

Les livres pour enfants sont signés de Théodore Ndock Ndiaye, Annette Mbaye Derneville, à côté de Ka, Kébé, Bâ. Que ces gens graves et occupés éprouvent le besoin de se pencher sur l’homme en bourgeon, ce n’est pas aussi simple ou « naturel » qu’on pourrait le croire, l’adulte tendant généralement à ne parler qu’à ses pairs, laissant aux éducateurs, éventuellement à une « Ségur »spécialisée, le soin des voies où orienter et amuser l’enfant. Mais ici est une société où la transition d’un temps à l’autre semble périlleuse, et le mouvement de pendule entre l’enracinement et l’ouverture provoque envers l’enfant une intention éducative inquiète.

En économie, là où Mamadou Diarra s’était le premier posé la question : Où va l’argent des Français investi ou prêté au Sénégal ? (Réponse : il retourne en France avec usure), Makhtar Diouf, de la dernière génération des universitaires étudie les mécanismes de l’échange inégal.

Le griot qui persiste

En Histoire, les chercheurs sénégalais n’ont pas encore atteint la côte internationale exceptionnelle d’un Ki-Zerbo, mais l’école sénégalaise après avoir approfondi les manuels avec un Cissoko, un Iba Der Thiam, en a dépassé la côte avec Tombouctou (Cissoko) et les jeunes universitaires écrivent des thèses où ils entourent la collecte d’interprétations neuves, souvent hardies, soit qu’ils puisent dans l’histoire d’hier pour raconter la grève des chemins de fer de Thiès, soit qu’ils s’attachent à démonter les mécanismes de la colonisation en quelque période donnée de son établissement.

Parler Histoire, c’est, en Afrique, rencontrer le griot qui persiste, au temps de l’écrit, à tenir ferme sa tradition de dépositaire de connaissances. Ainsi un Dembo Kanouté s’est voué à écrire une « Histoire authentique de l’Afrique », pleine de magies diverses, dont il vient de livrer le deuxième tome.

Il faudrait aussi parler de théâtre, d’IbrahimaSeck suscitant dans « Jean le fou » les symboles d’un absurde conçu loin du terroir sénégalais etdemandantà celui-ci quelques traits culturels pour une tentative de métissage et d’lbrahima Sall, armaturant le Madior de Yacine d’une fermeté, d’une décision que ne soutiendrait pas en tous points, l’Histoire.

Et il faudrait parler de la critique littéraire, tam-tam de convocation à la fête du nouveau-né ou coup de pilon invitant au massacre. Il faudrait présenter Mouhamadou Kane, méthodique, exigeant, rigoureux ; Madior Diouf et Makhily Gassama puisant à la fois aux sources de l’exigence et dans un dépôt d’indulgence secrète ; et les nouveaux, Aly Diaw, Ibrahima Gaye, qui ont formé avec quelques aînés une association de critiques dont l’heure semble venue.

Nous n’avons affaire dans aucun de ces domaines, avec une tradition structurée, venue de quelque Moyen-Age et se transformant avec les temps dont elle serait le miroir. C’est un champ nouveau traversé de fraîches pulsions : on a appris à écrire à l’école, on ne casse pas sa plume. L’opportunité d’être valablement autre chose ne s’offre qu’aux clercs hautement diplômés, tant pis : écrire est une voie prestigieuse, on s’y engage ; le récit est une tradition africaine, et on n’y est pas loin de soi, même en employant des moyens nouveaux. Mais les problèmes s’accumulent. N’est pas valablement écrivain qui veut ; il n’y suffit pas d’aligner des mots. Et puis il y a l’Intendance : la maison d’édition ne peut pas produire n’importe quoi, obéir à toutes les sollicitations, et ses refus deviennent, dans le domaine même où le jeune homme espérait s’accomplir, une nouvelle occasion de frustrations.

Mais enfin le fait qu’existent en Afrique des maisons d’éditions signifie que quelques hommes ont parié qu’auteurs et public pouvaient se rencontrer. C’est sur cette note qu’il faut finir. L’écriture africaine, née dans des conditions difficiles de « passage », vivra pour que se multiplient les éveilleurs d’aurores.

A condition, cependant, que l’aurore soit claire, une vraie lumière capable d’être proposée à ceux qui vont à tâtons par les chemins de toute la terre. A condition aussi que les jeunes auteurs soient, je ne dis pas seulement « humbles » mais persuadés et en quelque sorte « saisis » de l’humilité de la condition d’écrire, qui, entre mille, ne laisse percer qu’un ou deux noms sans plus. Chacun, en manifestation de sa foi, croit avoir écrit le mot, la phrase, le livre, qu’attendait le monde pour prendre conscience de lui-même et se rénover. Il est tant d’écrivains que si les mots avaient cette puissance le monde serait adonné à la consommation de l’esprit plutôt qu’à celle des conserves de supermarchés. L’exemple de l’humilité devrait être facile à suivre au Sénégal. Des auteurs comme Cheikh Hamidou Kane et Malick Fall, après avoir écrit des chefs-d’œuvre, continuent à marcher d’un pas feutré. « Arrachez vos cothurnes, jeunes hommes ! », a-t-on envie de leur crier, apprêtez-vous à passer tout tranquillement, et si un jour la renommée venait, soyez prêts à accueillir sereinement l’« imposteur ». Il y a tant de beaux vers inconnus qui ne seront jamais dits du haut des tréteaux. Ecoutez ces vers, et dites-vous qu’il s’agit d’un poète inconnu, ou presque, un poète de cet exil haïtien qui n’a pas fini de mêler à l’écume flottante du monde le génie de tant d’artistes et d’écrivains qui, eux aussi, croyaient avoir prise sur l’avenir et dont la « nature des choses » a affaibli et dénoué les poings :

Mon amour même amour misé sur nous-mêmes

Nous aux liens de nos pas mêmes…

Il poussera des feuilles à l’arbre des guitares

Sur les rebords du puits des âges.

Josaphat large (les nerfs du vent)

C’est tellement beau qu’on en tremble d’émotion, tellement inutile qu’on en pleure de frustration. Que le poète et l’écrivain ne pensent pas à la richesse et à la célébrité. Qu’ils parlent parce que c’est en eux et qu’ils ne pourraient pas se taire, le voulussent-ils. Le reste est « sur les genoux des dieux », disait-on autrefois, quand on croyait aux dieux ; plus sûrement aujourd’hui nous les voyons guettés aux carrefours par des monstres très méchants qui sont des hommes. Mais tant pis. A cela on reconnaît l’écrivain, qu’il écrit en tout temps, dès que se suggère le mot. A moins de n’avoir rien à dire. Les éditeurs africains connaissent bien ces jeunes qui, ayant écrit une fois un texte, le seul de leur inspiration, vont attendre (sous l’orme bien sûr) que le miracle se produise. Sur réception de la note de rejet, ils s’estiment vaincus, et « abandonnent », comme ils disent. Mais ce n’est pas à cette jointure que leur « carrière » s’est brisée. C’est qu’il n’y a jamais eu le moindre soupçon de carrière, la moindre chance d’être un écrivain. L’écrivain est, pour employer un vieux mot encore beau, « l’inspiré » qui témoigne d’abord pour lui-même. Qu’est-ce que l’oiseau qui n’aurait eu pour tout bagage qu’un chant ? Le cygne, dit la légende, et c’est au moment, justement, de mourir ; mais « demande à Philomèle… »

Celui qui a une chance de devenir un écrivain est l’homme qui aura noirci tant de papier qu’il pourrait en faire une échelle de la terre à la lune. Or, c’est exactement de cela qu’il s’agit.

 

[1] De l’Ecole Normale d’Instituteurs William Ponty, naguère cé1èbre pour les pièces qui y furent créées.

[2] Cet article a été écrit en 1977.