Littérature

L’ÉVOLUTION D’UNE IDÉOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT AFRICAIN : LE HÉROS DANS Ô PAYS, MON BEAU PEUPLE ! DE SEMBÈNE OUSMANE ET ENTRE LES EAUX DE V.Y. MUDIMBE

Éthiopiques n°92.

Littérature, philosophie et art

De la négritude à la renaissance africaine

1er semestre 2014

L’ÉVOLUTION D’UNE IDÉOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT AFRICAIN : LE HÉROS DANS Ô PAYS, MON BEAU PEUPLE ! DE SEMBÈNE OUSMANE ET ENTRE LES EAUX DE V.Y. MUDIMBE [1]

L’incessant débat sur le développement en Afrique et les moyens pouvant y conduire retentit toujours. C’est un débat qui apparaît le plus souvent dans les journaux et les discours politiques, mais sa présence est également visible dans la littérature. Qui plus est, la littérature joue un rôle déterminant dans l’évolution de ce débat, et certains romanciers tels qu’Ousmane Sembène et V.Y. Mudimbe ont exercé une influence considérable à ce titre dans le dernier demi-siècle notamment. Justement, à travers une analyse de deux romans qui sont aux prises avec l’idée du développement dans des décennies différentes, et particulièrement à travers une analyse de la manière dont le héros y est dessiné, l’observation d’une évolution de l’idée du développement dans l’histoire africaine est possible. Le schéma fonctionnel-actantiel qui assimile l’intrigue du roman à une quête nous aidera en particulier à étudier le héros en relation avec la notion de développement.

  1. LES AUTEURS ET LEURS ŒUVRES

Ô Pays, mon beau peuple ! est le deuxième roman de Sembène Ousmane, publié en 1957 un an après Docker noir paru en 1956. Selon l’historiographie de la littérature francophone de l’Afrique subsaharienne, Sembène Ousmane est considéré comme un romancier de la « première génération ». Autodidacte de la région sénégalaise de Casamance, vétéran de la Seconde Guerre mondiale et ancien docker de Marseille, l’auteur était déjà en voie de devenir l’un des géants de ce genre nouveau, ainsi que du cinéma africain [3]. Il continuera sa création jusqu’à sa mort en 2007 ; il a 6 romans à son actif, ainsi que plusieurs recueils de nouvelles. Il est connu comme étant le père du cinéma africain et l’un des plus prolifiques et importants prosateurs de sa génération. Cette longue carrière lui donnera l’occasion de se pencher sur maints sujets différents. Quant à Ô Pays, mon beau peuple !, son œuvre de jeunesse, il est caractéristique de son époque, et s’inscrit dans la veine du roman anticolonial.

Entre les eaux, premier roman de V.Y. Mudimbe, fut publié en 1973. De dix-huit ans plus jeune que Sembène, Mudimbe appartient à la « seconde génération » de prosateurs africains. Né en 1941 au Congo belge, il a fait des études de troisième cycle en philosophie et lettres aux universités Lovanium à Kinshasa et de Louvain, en Belgique. Il a également fait des études au séminaire catholique pendant plusieurs années, ce qui a nettement influé sur ses écrits. Auteur de quatre romans et de plusieurs essais, il est actuellement professeur à l’université Duke aux USA. Mudimbe est parmi les plus respectés des romanciers, voire des esprits, de son époque, et son œuvre traite de plusieurs sujets se rapportant à la production du savoir sur l’Afrique par les savants occidentaux, mais aussi à la problématique du rôle de l’intellectuel africain sur l’évolution du savoir et du discours authentiquement africain sur l’Afrique et sur le monde. Il est connu surtout pour avoir rompu avec la tradition littéraire qui postule que l’échec de l’Africain est dû aux Occidentaux, une vision qui a dressé contre lui un certain nombre de critiques. Entre les eaux est une œuvre issue d’un contexte différent sur les plans historiques et géographiques que celui où s’inscrit Ô Pays, mon beau peuple ! d’Ousmane Sembène. On peut penser au rôle du christianisme au Congo en comparaison avec les pays sahéliens, ou à l’époque différente à laquelle cet auteur congolais a grandi. Alors, le fait que le roman de V.Y. Mudimbe aborde un sujet tout à fait dissemblable de celui d’Ousmane ne surprend point [4]. Entre les eaux met en scène l’ambiguïté de l’intellectuel africain, et de l’Africain en général, qui n’arrive pas à créer une société juste, quoique libéré des colonialistes. Le roman aborde aussi le rôle de l’exploitation et la dimension néocolonialiste de l’Église en Afrique.

  1. STRUCTURES NARRATIVES DES ŒUVRES

Dans Ô Pays, mon beau peuple !, l’intrigue est focalisée sur un anticolonialiste (de persuasion syndicaliste) qui, en fin de compte, est mis en échec par le système colonial qu’il ne saura surmonter. Le héros du roman, Oumar Faye, ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, rentre au pays natal – la Casamance – après une absence de huit ans. Arrivé avec sa femme française, il a entamé le projet d’associer tous les cultivateurs de la région à la création d’une coopérative agricole afin de mettre fin à la pratique de la fixation des prix de leurs produits par les maisons agricoles coloniales. Malgré ses qualités (force, courage, intelligence et compassion), les colons abusifs du secteur agricole – symboles du système colonial – arriveront à précipiter sa chute précoce et brutale. Considérant Oumar Faye comme un exemple dangereux qui risque de nuire à leurs intérêts en influençant les cultivateurs africains, les colons mettent au point un plan pour se débarrasser de lui. Cette phrase, proférée lors d’une réunion de ces hommes d’affaires et administrateurs coloniaux, résume leur attitude hostile vis-à-vis du héros, un Africain qui réclame ses droits fondamentaux : « … je crois qu’il ne sera pas difficile de lui mettre le grappin dessus » [5].

Le courant littéraire dans lequel s’inscrit cette œuvre, c’est la littérature anticoloniale. Ce courant est représentatif de presque tous les romans écrits pendant la période coloniale (commençant vers les années cinquante). Lilyan Kesteloot explicite l’esprit qui anime les écrivains de cette période et résume la thématique caractéristique de leurs œuvres lorsqu’elle écrit :

En effet, il y a, sur les jeunes écrivains de cette époque, une véritable pression morale qui les oblige au témoignage, à l’engagement, à la lutte pour la libération des Nègres et de l’Afrique ; si bien qu’on ne trouve pas, par exemple, un simple roman d’amour ou de mœurs, ou même une simple chronique familiale ; le centre d’intérêt de tous ces romans est le couple racisme-colonialisme [6].

Ô Pays, mon beau peuple ! est donc représentatif du courant principal de l’époque ; on peut même arguer, grâce à certains indices, qu’il est le modèle typique du genre, les thèmes principaux étant le colonialisme et le racisme. Ces thèmes sont clairement mis en évidence dans le récit, par une série de situations dépeintes, qui servent à souligner le racisme et l’exploitation coloniale dont sont victimes les Africains. Certains incidents peuvent être notés, qui sont à l’appui de cette thématique courante à l’époque :

– l’altercation sur le bateau avec le Blanc qui est physiquement et verbalement violent envers les Africains à bord, sans raison [7] ;

– l’exploitation des femmes qui besognent pour une entreprise coloniale sur le wharf, et la flagellation en plein visage que subit Oumar par le contremaître de l’entreprise pour avoir contesté les travaux de forçat qu’il impose [8] ;

– la tentative de viol de la femme d’Oumar par Jacques (et Raoul), colonisateurs qui n’approuvent pas l’opposition de son mari au système colonial, ni leur mariage mixte [9] ;

– l’explication à Isabelle par Oumar du racisme qui existe en France, même envers ceux qui ont lutté en France pour les alliés [10] ;

– le refus de l’administrateur colonial d’aider les cultivateurs lors du fléau des larves qui rongent les champs [11] ;

– l’assassinat d’Oumar [12].

Ces situations soulignent le leitmotiv du roman, réintroduisant le thème du colonialisme et du racisme qui est y affiché tout le long du récit. Alors, il est clair que chez Ousmane Sembène le thème principal, c’est-à-dire la signification du roman, c’est l’anticolonialisme. Produit également de son contexte historique, Entre les eaux appartient quant à lui à la période que L. Kesteloot [13] appelle pertinemment « le début du désenchantement ». Après la « lune de miel » des indépendances, une certaine déception s’est installée à travers l’Afrique, qui a vu des problèmes – de la pauvreté à la guerre civile – s’accroître un peu partout, bien que les colonisateurs soient partis depuis quelques années. Cette déception a servi de matière de composition, notamment en 1968, à deux romans : Devoir de violence de Yambo Ouologuem et Les Soleils des indépendances d’Amadou Kourouma [14]. Pourtant ce phénomène ne s’est pas limité aux pays francophones, et on peut mentionner aussi The Beautyful Ones Are Not Yet Born d’Ayi Kwei Armah, romancier ghanéen, qui fut aussi publié en 1968 et qui exprime le désenchantement se traduisant par la corruption pendant les dernières années du régime Nkrumah. Alors, par rapport à son époque de rattachement, Entre les eaux de V. Y. Mudimbe fait partie de ces romans qui se sont construits sur la critique des réalités africaines, au lieu de chanter les éloges des indépendances ou les méfaits de la colonisation, comme avaient fait bon nombre de romanciers de l’époque précédente.

Entre les eaux met en scène un héros-sans-abri, Pierre Landu, qui sert de porte-voix à la critique à la fois de l’Église catholique en Afrique et du marxisme [15]. Entré dans le sacerdoce depuis dix ans, Landu renonce à ses obligations et privilèges de prêtre pour prendre le maquis en s’alliant aux forces des rebelles marxistes qui luttent contre un gouvernement crapuleux. Sa décision se justifie, selon le héros, par le fait que l’Église est en complicité avec l’État et ne fait rien pour aider le peuple de manière concrète. Au maquis, Pierre Landu se rend compte malheureusement que les maquisards sont presque aussi ignobles que le gouvernement. Après l’échec des maquisards, il se marie et essaie de mener une existence « normale », mais cela ne répond pas à sa vocation de contribuer à la création d’une société juste – le désir qui l’a poussé à quitter son poste de prêtre. N’ayant pu trouver la solution à ce problème, Landu rentre dans un couvent comme frère simple. Le thème principal d’Entre les eaux se laisse entendre dans le titre : il s’agit de la situation problématique et sans issue visible de l’intellectuel africain et des Africains en général, face aux problèmes du continent. Le parcours narratif de Paul Landu traduit la déconfiture de l’intellectuel africain qui, malgré l’envergure de son érudition à l’Occidentale, n’arrive point à trouver des solutions aux difficultés qui se posent dans son pays. C’est en appliquant aux structures narratives des deux romans retenus pour cette étude, les schémas actantiels et fonctionnels, qu’apparaît plus facilement l’évolution de l’idée du héros entre les deux périodes analysées.

  1. SCHÉMAS FONCTIONNELS ET ACTANTIELS

La fusion des schémas fonctionnels et actantiels est un outil analytique développé par Claude Bremond à partir des idées de Propp et de Greimas, et employé dans l’analyse du roman pour la première fois par J.-C. Kasendé [16]. Ce schéma hybride sert à éclairer de manière puissante tous les éléments clé du roman (les actants, leurs rôles et motivations, la signification des événements constituants l’intrigue) et à démêler la complexité des intrigues. Il s’agit de concevoir le récit comme une quête. L’objet de la quête est de rétablir un état d’équilibre qui a existé, de manière implicite ou explicite, avant qu’une perturbation ne soit advenue. Il est question, en effet, de processus de transformation dans l’univers diégétique. Cette transformation est effectuée par un héros, avec l’assistance d’un (des) adjuvant(s), c’est-à-dire tout ce dont le héros peut se servir pour accomplir sa quête. Cette quête, plus précisément, est d’obtenir un objet valeur qui est dans une situation de disjonction, à cause d’une instance diégétique particulière, par rapport à l’état d’équilibre et par rapport à un (des) personnage(s) (le destinateur). Celui (ceux) qui bénéficie(nt) de la réalisation, de façon concrète ou abstraite, de cette transformation qui rétablit l’équilibre, synonyme de l’obtention de l’objet de valeur, est (sont) nommé(s) le destinataire.

Ô Pays, mon beau peuple !

Dans ce roman anticolonial, la situation d’équilibre implicite – pris au sens large – est l’ère qui précède la colonisation. Pour un romancier marxiste-syndicaliste comme Sembène, on peut parler aussi de l’époque précapitaliste. Cet équilibre tacite est mis en évidence par l’élément perturbateur, justement les Français, le racisme et l’exploitation qu’ils entraînent. Le premier incident perturbateur particulier, symbole du colonialisme en général, se révèle dès la deuxième page. Il est question d’un colon raciste et violent qui se trouve sur le même bateau que le héros, Oumar, lors de son retour en Casamance de son séjour en France. Sembène décrit de la manière suivante les actions de ce premier qui, à travers l’abus verbal et physique, recherche à affirmer les relations d’exploitation investies dans le système colonial :

Regagnez vos places, tas d’imbéciles ! cria un homme de peau blanche… le Blanc se mit à distribuer des coups, des coups que le furieux donnait avec une chicotte… Il tapait à droite et à gauche, sans se soucier de l’âge ni du sexe [17].

Pourtant, cela n’est qu’une instance parmi beaucoup d’autres qui illustre le problème plus large du colonialisme et ses injustices. Dans ce roman, le héros, Oumar, est le destinateur, parce que c’est lui qui représente la conscience de toute la communauté qui tient compte de cette situation insupportable. L’objet de la quête d’Oumar, alors, est de rétablir cet équilibre, de mettre fin à l’injustice de la colonisation et son système capitaliste – du moins symboliquement. Dans ce cas particulier, l’objet de valeur en question est la liberté, la justice et l’égalité. Au sens restreint, le système d’agriculture non exploitant que veut établir Oumar représente cet objet, mais au sens plus large, c’est la fin de l’exploitation coloniale généralement, qui est visée.

Quant aux adjuvants, il y en a plusieurs :

– sa femme française, Isabelle, qui le soutient ;

– les cultivateurs de la région qui s’impliquent dans son plan de vente collective de produits agricoles

– le vieux Gomis, un commerçant et ancien ami de la famille d’Oumar, qui consentit à l’aider à démarrer son entreprise coopérative ;

– sa nouvelle conscience de l’égalité des hommes, de l’injustice du système colonial capitaliste, et de la vulnérabilité des Français, en tant que simples êtres humains – connaissances acquises à travers son service militaire et son séjour en France ;

– sa familiarité avec le syndicalisme ;

– ses qualités d’intelligence, de courage et de force.

On peut parler d’autres adjuvants, mais ce sont les principaux qui aident Oumar à effectuer sa quête.

Les opposants, en gros, ce sont les Français. Plus précisément le groupe de Français dans le domaine agricole qui, lors d’une réunion, décide de se débarrasser d’Oumar. Mais on pourrait aussi dire que certains défauts chez Oumar sont des opposants également : sa naïveté, sa combativité, son manque d’esprit diplomatique. Ces tendances chez lui ont servi à provoquer la colère des colons, et même si on peut dire qu’Oumar avait raison dans ses actions, il aurait pu réussir s’il avait agi de manière différente.

Quant au destinataire, c’est-à-dire une « instance diégétique virtuelle ou annoncée » dont le héros doit satisfaire l’attente lors de l’achèvement du rétablissement de l’équilibre, il n’y en a pas. Au fait, ce processus de transformation, bref, la quête tourne court, suite à l’assassinat du héros, Oumar. Le roman finit par un échec total. Pourtant, le destinataire virtuel, c’est-à-dire le destinataire qui aurait existé si le roman avait bien fini, aurait été l’instance du personnage d’Oumar lors du succès de son entreprise agricole, symbole de la rectification de l’injustice coloniale et le rétablissement de l’état d’équilibre.

Entre les eaux

Cette œuvre de Mudimbe est plus complexe que celle de Sembène, qui suit assez bien le schéma « équilibre – rupture – rétablissement de l’équilibre rompu », même si sa quête ne réussit pas. Chez Mudimbe, les choses ne sont pas aussi simples. Dans Entre les eaux le déséquilibre s’installe dès la première phrase : « Chaque fois que mes yeux s’arrêtent sur le mur en terre battue du dortoir et qu’ils rencontrent mon crucifix de fortune, caché dans les branchages, j’ai envie de faire une grimace » [18].

Alors, il est clair dès le début qu’il y a quelque chose qui ne va pas ; la grimace signifie la présence d’un problème. Bien que le héros, Pierre Landu, soit prêtre depuis dix ans, il nous montre que toutes ces années étaient turbulentes. Son expérience dans l’Église, dans sa globalité, est l’élément perturbateur dans le récit, celui qui brise l’état d’équilibre qui, on suppose, existait avant : « Dix ans bientôt, et je cherche toujours, amoureusement, à percevoir cette Voix. Dix ans de silence » [19].

Sa rupture avec le sacerdoce instaure sa quête. Landu, le héros, est le destinateur, parce que c’est lui qui tient compte du fait que le rôle de l’Église en Afrique est suspect – une constatation qu’il fait de la part de tous les autres Africains, du moins ceux qui sont sous l’influence de l’Église et qui vivent dans la pauvreté, alors qu’ils soutiennent une Église riche.

Pourtant, c’est ici que la situation devient beaucoup plus complexe, parce qu’il y a une sorte de double déséquilibre. Quand il rejoint les rebelles marxistes, Pierre Landu commence à éprouver la même déception qu’il a vécue dans l’Église. En premier lieu l’acte de prendre le maquis, selon le héros, était censé rétablir l’équilibre qui fut rompu par sa collaboration avec une Église exploitante. Cependant, Landu est déçu encore une fois par la rébellion, dont il trouve qu’elle ne lutte pas pour les Congolais de manière indépendante. Il n’est pas convaincu que la rébellion aident ses compatriotes, mais quelle est plutôt l’instrument d’une nation plus puissante.

Une chose pourtant me semble certaine : le Mouvement de Libération Nationale qui dirige cette révolution n’est en aucune manière, comme il le proclame, indépendant. Le ton général de notre camp, la présence des armes chinoises, prouve que le M. L. N. est un front d’obédience communiste, inspiré de Pékin [20].

La situation est aggravée encore par le fait que les maquisards exploitent les paysans tout comme l’Église, pour leur propre bien :

Je ne pense pas que tous les militants appartiennent au parti. Bon nombre d’entre eux ont été embrigadés de force. D’ailleurs, et c’est triste, très peu de militants sont volontaires ; le parti recourt régulièrement à la force pour amener des ‘’volontaires‘’ [21].

Mais, en tout cas, on peut dire que dans Entre les eaux, tout comme dans l’œuvre de Sembène, le héros est le destinataire, même si ce n’est que virtuelle. Dans Ô Pays, mon beau peuple ! on sait très bien ce que le héros, Oumar, veut faire pour rétablir l’équilibre (bien qu’il ne réussisse pas). Chez Pierre Landu il n’y a pas cette clarté d’idées. Il est complètement en crise idéologique. Il n’arrive pas à rétablir l’équilibre. D’abord, il est prêtre, ce qui ne lui convient plus. Alors, il devient successivement maquisard, époux, et ensuite simple frère dans un couvent, mais aucune de ces actions ne suffit pour rétablir « l’état d’équilibre ». Pierre montre cela clairement lorsque, après avoir rejoint l’Église comme frère à la fin du roman, il dit tout simplement à un confrère : « Pietro, j’aimerais mourir » [22]. Mais on sait toujours l’essence de ce que Landu cherchait – une manière de contribuer à la création d’une société juste et non exploitant – même s’il n’arrive pas à une idée concrète (comme fait Oumar Faye) pour réaliser ce besoin. Cette différence entre les héros de ces deux romans est fondamentale à la compréhension de ces deux œuvres, et recoupe la notion d’opposant. Alors que l’opposant principal dans Ô Pays, mon beau peuple ! (qui finit par provoquer l’échec d’Oumar) est le système colonial – c’est-à-dire une cause externe – l’échec de Pierre Landu n’est pas provoqué par une externalité du tout. L’opposant le plus important dans Entre les eaux, c’est le héros lui-même, ou pris au sens large, l’Afrique elle-même. Ce n’est pas le fait qu’il veut lutter avec les maquisards, et qu’une force externe l’empêche de faire ainsi. C’est plutôt sa conscience qui ne lui permet pas d’y participer – et de même pour son mariage et sa rentrée dans la religion comme frère. Pris au sens plus large, ou au sens symbolique, ce n’est pas (exclusivement) les Belges ou les Américains, par exemple, qui bloquent le succès du Congo ou de l’Afrique, mais c’est l’Afrique elle-même qui doit prendre la responsabilité de transformer la situation dans laquelle elle se trouve. La cause de l’échec dans ce cas est interne. Cela contraste avec le message de Sembène, qui ne situe point la cause de l’échec d’Oumar en lui-même – la responsabilité incombe carrément aux Français.

Quant aux adjuvants, c’est principalement l’intelligence et le courage qui aident Pierre Landu à effectuer sa quête, même si on peut dire que son intelligence fait partie des opposants aussi. C’est son intelligence qui lui permet d’appréhender la nature problématique du rapport entre l’Église et le peuple, et de même avec les rebelles. Et c’est son courage énorme qui lui fournit la capacité de renoncer à sa vie privilégiée de prêtre afin d’entreprendre sa quête pour une vie significative et juste.

  1. LE COURANT DE PENSÉE AUQUEL L’AUTEUR S’OPPOSE ET L’INFLUENCE DE LA VIE DE L’AUTEUR SUR SON ŒUVRE

Ô Pays, mon beau peuple !

Il est assez clair que le courant de pensée auquel Sembène Ousmane s’oppose dans son roman, c’est le colonialisme et le racisme. Avec son héros fort, il cherche à enterrer le mythe européen selon lequel les Africains étaient infantiles, indolents, sauvages, et stupides — mythe tenace et qui n’a même pas disparu aujourd’hui. Citons cet extrait :

Quant au maître, il était en pleine action. On le voyait dans les champs et dans les rizières où les femmes courbées repiquaient les tiges fragiles, les jambes couvertes de sangsues. Oumar les encourageait de son mieux. Il leur donnait des poissons séchés et des huîtres sèches. Lorsqu’il voyait un enfant pleurer, il le prenait, le berçait jusqu’à ce qu’il dorme et le reposait ensuite sur une des mottes de terre qui s’élevait comme des îlots au milieu des eaux. Il avait toujours sur lui des feuilles de tabac, du tabac à priser, des bonbons. Son arrivée était chaque fois un moment de joie pour les femmes. Il s’informait des projets de mariage, encourageait, plaisantait. Il savait se montrer doux. Peut-être même avait-il conquis un cœur parmi toutes ces jeunes filles qui travaillaient, le pagne relevé à mi-cuisses ? [23] (p. 119).

Le narrateur souligne ici la gentillesse, l’esprit d’équipe, le sens de la communauté, l’éthique du travail rigoureux, et les qualités de leader. Chacune de ces qualités vise directement à s’opposer à un discours hégémonique : la gentillesse pour contredire le mythe de la brutalité africaine ; l’esprit d’équipe et le sens communautaire pour contredire le mythe de l’Africain enfant (et donc égoïste) ; l’éthique du travail rigoureux pour contredire le mythe de l’Africain paresseux ; et les qualités de leader pour contredire le mythe de l’incapacité de l’Africain à gérer ses propres affaires (mythe fondateur du colonialisme).

Au cours du roman, l’évolution du héros montre plusieurs autres de ses qualités, avec la même intention de s’opposer au discours dominant, c’est-à-dire français. Des citations comme la suivante : « Il a toujours pris les faibles sous sa protection. On l’avait surnommé le « Grand » » [24] qui montre la fortitude et la compassion, ou celle-ci : « Blessé deux fois, il avait été décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre ; bien qu’il ne les portât jamais… » [25], qui montre encore sa force d’âme ainsi que son humilité. Bien sûr, ces citations servent à d’autres buts, comme pour montrer les qualités socialistes que l’on peut observer dans la célébration d’un mode de pensée qui tend vers le bien-être des autres et de toute la communauté. Pourtant, il est évident, en considérant le contexte social dans lequel le roman fut écrit, et en raison de la répétition de ce type de formulation à travers le roman, que ces descriptions du héros visent à contredire un discours colonialiste. Les expériences que Sembène a vécues pendant la période coloniale, de sa naissance au Sénégal en 1923 jusqu’à sa participation à la Seconde Guerre mondiale et son travail comme docker sur le port de Marseille, ont beaucoup contribué à la création de son œuvre. Il a vu les lois et pratiques racistes du colonialisme, ainsi que l’exploitation des travailleurs lorsqu’il était docker – ce qui lui a inspiré son premier roman, Le Docker noir. C’était à Marseille que Sembène s’est impliqué dans le syndicalisme, et c’est pour cette cause qu’il a participé à un certain nombre de manifestations, par exemple.

De fait, tout comme Le Docker noir, ce roman pour une bonne part est inspiré par l’expérience de Sembène. Notamment, le roman se passe en pays casamançais, dont est originaire l’auteur, et chez une famille de pêcheurs, occupation que Sembène a pratiquée dans sa jeunesse. D’ailleurs, le protagoniste a fait la guerre en Europe et est ensuite resté là-bas pendant plusieurs années, comme l’auteur lui-même. Pourtant, au-delà de ces ressemblances personnelles entre Sembène et son héros, il y a quelque chose de fondamental, par rapport à la vie de l’auteur, qui a influencé la création de l’œuvre. Sembène vivait à l’époque de la fin du système colonial. Lors de la publication de ce roman en 1957, l’Inde avait son indépendance depuis dix ans. Le Ghana a gagné sa liberté cette même année, et l’Algérie, colonie française juste au nord, a terminé la guerre victorieuse en 1956. Le système colonial avait été déstructuré au niveau de la finance et de l’infrastructure par les crises de la Seconde Guerre mondiale, et la lutte contre le colonialisme prenait de l’ampleur, ce qui fut illustré par la conférence à Bandung en 1955. Alors, comme dit Chinua Achebe que « tout l’art est de la propagande », on peut voir que le contexte dans lequel vivait Sembène, lors de l’écriture de ce roman, l’a amené à mettre en avant un tel message anticolonial. [26]

Entre les eaux

Quant à Mudimbe, il s’oppose à plusieurs courants de pensée, mais au lieu de se pencher sur les discours européens, il se concentre sur la pensée africaine. Notamment, il critique le discours de la première génération, représenté par Sembène, qui impute l’échec de l’Afrique uniquement à une cause externe. Quand Entre les eaux fut publié en 1973, ce courant de pensée, qui supposait que la faillite africaine était simplement le résultat du colonialisme, avait pris les dimensions d’un « discours hégémonique » [27]. Alors, Mudimbe ressent le besoin de critiquer ce discours simpliste et commode, et il cherche à dire plutôt que les Africains ont une part de responsabilité dans la situation présente, et qu’il faut en tenir compte. Il faut dire que cela ne fait pas de lui un apologiste – il ne dit pas que le colonialisme n’a pas joué un rôle dans le sort actuel de l’Afrique ; d’ailleurs, il dénonce longuement le néocolonialisme dans son roman. Il cherche plutôt à ajouter une certaine complexité et pluralisme au discours sur le développement africain. Qui plus est, il s’efforce de reconquérir, au nom de l’Afrique, le pouvoir de contrôler son propre destin. Après tout, plus on blâme les autres de son sort, moins on est en mesure de le changer.

Pourtant, Mudimbe ne se limite pas à s’opposer au discours de Sembène et d’autres auteurs de la « première génération ». Il critique aussi le discours religieux de l’Église qui prêche le salut ici-bas des gens, mais qui les exploite en même temps, sans se soucier de leurs besoins dans cette vie. L’Église étant une institution léguée à l’Afrique par le colonialisme, qui a résisté aux indépendances pour continuer d’exploiter le peuple, même si les prêtres sont des Africains, on peut considérer ce discours comme une critique du néocolonialisme en général. Mudimbe s’oppose aussi aux révolutionnaires marxistes, qui se servent d’une rhétorique particulière, qui n’a rien à voir avec leurs actions réelles, lesquelles sont souvent aussi suspectes que celles du gouvernement qu’ils cherchent à renverser. Ce choix de critiquer l’Église et les révolutionnaires marxistes dans un même roman met en évidence le lien commun entre ces deux institutions que Mudimbe veut critiquer : la pensée doctrinaire. Ce qui relie ces deux phénomènes, c’est l’hypocrisie dans le fait de prétendre aider le peuple pour réaliser ses propres intérêts.

Évidemment, les années que Mudimbe a passées au séminaire l’ont mis en contact avec cette même Église qui fait le sujet de son premier roman, et alors on peut dire que sa vie a beaucoup influencé son œuvre, comme l’on vient de le constater chez Sembène. Il est aussi à noter que son héros est un intellectuel tout comme Mudimbe, ce qui donne au livre un aspect autobiographique, ce que certains critiques africains ont négligé de percevoir, lorsqu’ils attribuaient l’œuvre à l’arrogance de son auteur. Mais comme Sembène, au-delà des aspects autobiographiques du roman, c’est le contexte historique dans lequel l’auteur vivait qui a le plus profondément influencé la création de son œuvre. Treize ans après les indépendances, l’Afrique n’avait pas pris le chemin du développement, tel qu’annoncé par les leaders des mouvements d’indépendance. De la guerre du Biafra aux coups d’État sans fin, en passant par la dictature brutale de Mobutu au Zaïre, les problèmes s’accumulaient un peu partout. Assurément, les leaders des États africains ne ressemblaient pas à Oumar Faye. Alors, c’est ce contexte différent sur le plan historique qui montre la grande différence entre Ô Pays, mon beau peuple ! et Entre les eaux.

À travers cette analyse des courants de pensée auxquels les auteurs s’opposent, les valeurs qu’ils défendent deviennent claires. Sembène défend l’égalité des êtres humains ainsi que des valeurs marxistes et prône la justesse du socialisme. Il s’attaque aux racistes, capitalistes, et colonialistes.

Mudimbe, quant à lui, s’attaque à l’exploitation du peuple. Il défend la prise de responsabilité, la recherche de la vérité et de la justice comme l’incarne son héros, Pierre Landu.

CONCLUSION : LE SUCCÈS ?

Afin de pouvoir évaluer le succès de ces deux œuvres, il faut les contextualiser. Sembène avait écrit à une époque où très peu d’Africains avaient publié des œuvres, et il était courant dans cet environnement raciste de douter même de la capacité des Africains à le faire. À ce titre, le discours auquel s’oppose le roman ne se trouve pas seulement au niveau des qualités du héros, c’est-à-dire à l’intérieur de l’univers du roman, mais aussi en ce qui concerne l’existence du roman dans l’ensemble. Alors, on peut juger Ô Pays, mon beau peuple ! comme un succès dans le sens où il est un roman d’excellente qualité qui a contribué à renforcer l’idéologie hégémonique de l’époque, en démontrant que les Africains étaient tout aussi capables que les Occidentaux sur le plan de la création littéraire. Et comme cela a été illustré, Sembène a d’ailleurs réussi à mettre en question bon nombre d’autres préjugés portant sur le caractère de l’Africain, ainsi qu’à soutenir fortement la cause de l’indépendance.

Si on prend comme mesure de succès la mise en cause de l’hégémonie qui domine pendant une époque donnée, il faut dire qu’Entre les eaux est une réussite aussi. Mudimbe était l’un des premiers à interroger le discours dominant sur la cause des problèmes de l’Afrique, ainsi qu’à critiquer les défauts de l’Église et des rebelles marxistes – cause célèbre dans les pays lusophones à cette époque, par exemple. Dans un environnement où les gens avaient tendance à trouver des causes externes à la responsabilité de leurs problèmes sociaux, faisant porter le chapeau toujours aux acteurs hors de l’Afrique, Mudimbe a procédé à une rectification importante. Ses commentaires sont pertinents, et si Chinua Achebe a commencé par dire « tout l’art est de la propagande », il a fini en ajoutant « mais toute la propagande n’est pas de l’art ». Cependant, il est incontestable que Entre les eaux de Mudimbe répond bien à ces deux critères, portant des messages puissants au public, tout en créant une œuvre d’art impressionnante.

BIBLIOGRAPHIE

ACHEBE, Chinua dans IRELE, Abiola, The African Experience in Literature and Ideology, Bloomington, University of Indiana Press, 1990.

BESTMAN, Martin T., Sembène Ousmane et l’esthétique du roman négro-africain, Sherbrooke, QC, Éditions Namaan, 1981.

CHEVRIER, Jacques, Littérature africaine : histoire et grands thèmes, Paris, Hatier, 1990.

KASENDÉ, Jean-Christophe L.A., Le Roman africain face aux discours hégémoniques : étude sur l’énonciation et l’idéologie dans l’œuvre de V.Y. Mudimbe, Paris, L’Harmattan, 2001.

KESTELOOT, Lilyan, Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala, 2001.

MUDIMBE, V.Y., Entre les eaux, Paris, Présence Africaine, 1973.

SEMBÈNE, Ousmane, Ô Pays, mon beau peuple !, Paris, Presses pocket, 1957.

[1] Je tiens à remercier le Professeur Jean-Christophe L.A. Kasendé qui a généreusement fourni des conseils au sujet de la rédaction de cet article.

[2] Dalhousie University, Halifax, Nouvelle-Écosse, Canada

[3] CHEVRIER, Jacques, Littérature africaine : histoire et grands thèmes, Paris, Hatier, 1990, 148.

[4] Ce jugement ne veut pas dire que SEMBÈNE, plus tard, n’a pas abordé des sujets similaires auxquels MUDIMBE s’intéresse. Pourtant, notre définition opérationnelle des auteurs précise qu’on les conçoit comme ils existaient dans le contexte temporel particulier qui se rattache aux romans étudiés.

[5] SEMBÈNE, Ousmane, Ô Pays, mon beau peuple !, Paris, Presses Pocket, 1957, 171.

[6] KESTELOOT, Lilyan, Histoire de la littérature Négro-africaine, Paris, Karthala, 2001, 205.

[7] SEMBÈNE, Ousmane, Ô Pays, mon beau peuple !, 12-13.

[8] Ibid., 89-92.

[9] SEMBÈNE, Ousmane, Ô Pays, mon beau peuple !, 112-115.

[10] Ibid. , 116-117.

[11] Idem., 151-152.

[12] Idem., 172.

[13] Idem., 251.

[14] Idem., 255.

[15] KASENDÉ, Le Roman africain face aux discours hégémoniques, 129.

[16] KASENDÉ, Le Roman africain face aux discours hégémoniques, 78-85.

[17] SEMBÈNE, Ousmane, Ô Pays, mon beau peuple !, 12-13.

[18] MUDIMBE, Entre les eaux, 3.

[19] MUDIMBE, Entre les eaux, 6.

[20] Ibid., 106.

[21] Idem., 106.

[22] MUDIMBE, Entre les eaux, 187.

[23] SEMBÈNE, Ousmane, Ô Pays, mon beau peuple !, 119.

[24] SEMBÈNE Ousmane, Ô Pays, mon beau peuple !, 37.

[25] Ibid., 14.

[26] ACHEBE, Chinua, cité par IRELE, Abiola, The African Experience in Literature and Ideology, Bloomington, University of Indiana Press, 1990.

[27] KASENDÉ, Le Roman africain face aux discours hégémoniques, couverture.