Littérature

DE LA NÉGRITUDE À LA CREOLITÉ, UNE VERBALISATION DE L’INDICIBLE DES CHRONIQUES OFFICIELLES POUR UNE RESURRECTION NÈGRE

Éthiopiques n°92.

Littérature, philosophie et art

De la négritude à la renaissance africaine

1er semestre 2014

DE LA NÉGRITUDE À LA CREOLITÉ, UNE VERBALISATION DE L’INDICIBLE DES CHRONIQUES OFFICIELLES POUR UNE RESURRECTION NÈGRE

La Négritude m’avait tétanisé comme une arme de combat : la Créolité m’investissait comme l’assise prismatique d’une ouverture au monde », Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, p.271.

La créolité opère, non comme un indice de la saturation de la négritude ou de sa péremption, mais comme d’autres possibles champs d’exploration ouverts dans le cheminement de la sculpture de l’identité du Nègre, donc, dans le processus de la renaissance africaine. Comment déploie-t-elle, alors, sa singularité ? Par quels moyens centralisateurs inscrit-elle dans la trajectoire de la renaissance africaine des incises de sillons oubliés et des prolongements ? Cette étude se propose de cerner dans un premier temps la négritude dans un de ses aspects singuliers, la contestation de l’esclavage, référée au lieu spécifique de la cale dont elle organise en art l’écho de son cri pour en explorer le silence comme l’autre endroit de la parole absentée. Dans un second temps, il convient d’analyser comment la créolité par deux lieux, la plantation et l’en-ville dont la particularité est d’être laissée en rade par la négritude, articule une translation de cri au silence et à la parole en institutionnalisant le conteur et le marron.

  1. LA NÉGRITUDE OU L’ÉCRITURE DU CRI DE LA CALE

Il y a un tropisme césairien de la cale. Il faut partir du fait que Césaire reconnaît n’avoir pas d’arrière-pays. L’Afrique lui apparaît comme un paradis perdu et non comme un lieu de retour. Selon lui, son arrière-pays est la cale du bateau puisque l’Afrique demeure pour lui un continent auquel il est noué sentimentalement. Il s’agit d’une Afrique idéale. Ce lieu est clos pour concentrer la souffrance indicible et la faire vibrer en cri que les poètes de la Négritude vont s’approprier pour le continuer en accents de pure poésie. Césaire se contente de ce cri comme trace mémorielle fondatrice de sa personnalité nègre. Il en rend les échos en ces mots :

J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer… les abois d’une femme en gésine… des raclements d’ongles cherchant des gorges… des ricanements de fouet… des farfouillis de vermine parmi des lassitudes… [2].

Cahier d’un retour au pays natal [3] advient dans l’aventure scripturaire des écrivains de la créolité comme ayant une valeur épiphanique. Ils affirment sans ambages qu’avant Césaire, ils étaient des zombies de poètes et de romanciers sous le label européen, sommés de faire du mimétisme. Césaire les a reliés au cri de la cale, et détruisit en eux toute prétention à ne point se centrer sur leur race christique.

Chamoiseau, Confiant dans Lettres créoles font de cette lecture de la liaison avec le cri de la cale du bateau négrier la quintessence fondatrice du mouvement de la négritude dans une version césairienne. Glissant ne semble pas les contredire, en révélant ainsi ce cri dans sa dimension structurale et constitutive de la part partagée entre les Nègres : ce cri indistinct qui nous nomme sans retenue [4]. Césaire leur a permis de vaincre une perception d’eux, non référée à eux-mêmes.

Le caractère indistinct du cri est le fait de la diversité des langues, des cosmogonies et des cultures des esclaves, brassées par la même souffrance et de celui de sa vibration dont le nom réel est la volonté irrépressible du refus de tout anéantissement.

Mais le mouvement de la Négritude, après avoir brisé une vision extériorisée de soi chez le Nègre en le rattachant au cri de la cale, ne se fit pas une poétique du silence et de la parole marron de la cale, de l’habitation et de l’En-ville. La créolité s’en est approprié pour déployer une parole qui ouvre la séquence du silence. Si le cri de la cale est substantiellement un refus des chaînes et un prolongement inaugural de l’acte de contestation depuis le rapt, le silence est ce quoi le Nègre marronne la nouvelle terre. Lettres Créoles inventorie les phases opératoires suivantes :

La nouvelle terre apparaît dans le silence du cri. On est huilé en silence. On débarque en silence. On regarde en silence ces moutonnements de verts, ce soleil quelque peu familier. On perçoit en silence toutes les langues coloniales qui elles-mêmes, entre elles, commencent à s’emmêler. En silence on se laisse acheter, transporter sur l’habitation, enseigner les nécessités du champ de café, d’indigo, de tabac ou de canne à sucre. En silence on recompose lentement le monde [5].

Chamoiseau s’inscrit par son roman Le vieil homme et le molosse dans la problématique d’écrire l’histoire occultée par les colons : celle du marronnage dont la forme silencieuse n’est pas témoignée dans les chroniques. Le Vieil homme déploie le silence comme la forme d’une immanence de la révolte ouverte parce que justement, comme l’indique le philosophe Alain Badiou, une des marques d’un événement est qu’il est comparable à un point de réel qui met la langue en impasse [6].

Si l’événement est ce qui arrive de nouveau, la décharge en certifie la présence. Chamoiseau la désigne comme catégorie de ce qui advient comme propre au site, la plantation, mais rare et nullement inférée à tous les esclaves du fait de sa singularité. La décharge n’est pas offerte à tous. Elle n’est pas alors destinée à chacun. Elle est dévoilée en ces termes pour en signifier son absolue puissance :

Je vais vous parler de la décharge. Les vieux esclaves connaissaient cela : c’était une mauvaise qualité de pulsion vomie d’un endroit oublié, une fièvre fondamentale, un sang caillé, un dé-sursaut pas-bon, une bélée vibrante qui vous déraille raide. On allait désarticulé par une impétueuse présence en soi. La voix prenait un autre son. La démarche s’ourlait grotesque. Une vibrée religieuse vous tremblait les paupières et les joues. Et vos yeux portaient les marques de feu coutumières aux dragons réveillés [7]. —— La décharge opère comme une mise sous condition obligée, parce qu’elle nomme l’esclave comme sujet à une fuite du lieu concentrationnaire de la plantation, vers les hauteurs des mornes. Le vieil esclave, appelé personnellement au devenir-sujet au marronnage par la décharge, est décrit comme l’instant fatal du surgissement subjectif de celle-ci, parce que pour que la fuite se réalise, il faut avoir la conscience d’en être un site. L’écrivain, dans son entreprise de restitution de l’histoire du marronnage oblitérée par les chroniques coloniales par le moyen de la fresque romanesque, l’évoque dans ce style allégorique :

Du temps de l’esclavage dans les isles-à-sucre, il y eut un vieux-nègre sans histoires ni gros-saut, ni manières à spectacle. Il était amateur de silence, goûteur de solitude. C’était un minéral de patiences immobiles. Un inépuisable bambou. On le disait rugueux telle une terre du Sud ou comme l’écorce d’un arbre qui a passé mille ans. Pourtant, la Parole laisse entendre qu’il s’enflamma soudain d’un bel boucan de vie [8]

Chamoiseau concentre en ce personnage-un la nomination de ces héros-multiples, anonymes et irreprésentables pour l’histoire dite par les prédateurs négriers et les colons.

Cette opération d’écriture se réfère à une continuation du processus de décolonisation de l’imaginaire auquel la Négritude a beaucoup contribué pour ne pas dire qu’elle a été son bord inaugural.

  1. LA VERBALISATION ROMANESQUE DU NÈGRE MARRON

Chamoiseau fait à travers la description de la décharge de cet esclave, qui s’est métamorphosé en être catastrophiquement vivant [9], l’écriture du silence, prélude particulier du marronnage, que le mouvement de la négritude ne pouvait prendre en compte du fait du choix de la poésie comme puissance infinie de la langue pour une renaissance miraculeuse.

Le silence du marron accompagne la fuite. Son écriture est volontairement hors du champ d’investigation de l’historien esclavagiste, et impropre au dire poétique de la négritude. Le premier l’oblitère quand le second, sans l’ignorer, ne l’appréhende pas par son choix de la poésie comme mode exécutif de son dire.

Le récit du romancier-conteur est la trace d’une plongée dans la forêt tropicale métaphorique de la cale du bateau négrier. L’esclave en fuite, pris en chasse par le molosse, se dresse dans la figure mythique du héros judéo-chrétien dont l’épreuve est ce par quoi il organise sa résurrection.

Le molosse s’offre à un dressage circonstancié du Maître. Il est profilé comme l’ultime et réel thérapeute à la décharge qui habite l’esclave comme une force obscure et irrépressible. La bête a connu les miasmes et les privations, les duretés de la traversée de la cale du bateau négrier. Le rituel sacrificiel que le Maître lui réserve lui confère la dimension mythique de la monstruosité des bêtes des légendes macabres. Le conteur en dresse le tableau suivant :

Un dogue nourri de Nègres/…/ qu’on bénissait comme une meute de Sologne [10]

Ce molosse/…/ était veilleur des morts et des enfers. Ils lui donnaient des corps d’oiseaux à poil, des chevaux à plume, des buffles à une corne, d’hommes- crapauladres sans voix et de fleur-carnivore [11].

Le Vieil esclave, en tant que sujet au marronnage ou marron, installe une chaîne identifiable de relations entre le Maître, le molosse et lui-même. Le corps et la furie meurtrière du colosse ne peuvent pas parer à la décharge mais se font indices ostentatoires du prolongement du Maître, son extension physique qui établit sa métamorphose en fauve et fait de l’esclave une proie.

La fuite se fait dans les profondeurs de la forêt qui, métaphoriquement, revoient à celles de la cale. Le récit de la fuite est une écriture du silence comme une virée en lui-même, pour en déployer une renaissance. La poursuite entre le Maître, son molosse et Le Vieil esclave change les donnes à un moment des épreuves, en renversant la perspective : le marron mute en guerrier habité par les faits et gestes des luttes guerrières des savanes africaines. Le revirement exceptionnel où Le Vieil esclave poursuivi affronte le molosse et devient le poursuivant est rapporté ainsi :

Me revenaient des cris d’assaut dans les claires savanes. Charges d’éléphants saignés et rugissements de fauves. Traques de crocodiles dans des bourbes exténuées. Danses pour le courage des braves [12].

L’enjeu théorique se noue dans ce renversement de rôles qui fait que le Vieil homme, devenu le guerrier, déclare en lui la péremption définitive de toute domination et de toute conquête. Il se dégage, ainsi, un noyau essentiel de la renaissance nègre chez Chamoiseau. Le guerrier par une réappropriation christique d’un être autre lui, fait déclarer :

Nous sommes comme mon vieux-bougre en fuite, poursuivis par un monstre. Échapper à nos vieilles certitudes. Nos si soigneux ancrages. Nos chers réflexes horlogés en systèmes. Nos somptueuses Vérités [13].

Chamoiseau instaure une rupture d’avec la négritude parce que le nègre marron forge une identité rhizome en s’instituant sans Territoire, sans langue, sans Histoire, sans Vérité [14] mais pour être dépositaire de tout à la fois. Césaire proclame par contre son ancrage dans une défense absolue d’une unique race nègre, une centration provocante du dire poétique sur elle en ces propos : « Ce n’est pas par haine des autres races/ que je m’exige bêcheur de cette unique race » [15].

La créolité est ainsi un lieu de création littéraire dont la visée déploie le roman comme le palliatif à l’impasse de la langue quant au dire du silence où s’emmêle la négritude.

  1. DIRE ET NON-DIRE, CONDITIONNALITÉS DU POÈTE- MARRON

Un autre aspect indicible pour la négritude que la créolité prend en charge, est la représentation du conteur comme une posture déclaratoire du marronnage au cœur de la plantation hors d’atteinte de la conscience du maître. Le passage du cri au silence mute en parole par l’apparition du conteur créole dit le Paroleur [16]. En fait, il est pratiquant de l’art du détour pour contester le système esclavagiste. Son principe est de dire sans dire, d’organiser la parole dans une ambiguïté indéchiffrable par le Béké, mais déchiffrable par les esclaves noirs. Il a l’aval du maître et pourtant se convie à trouver le chemin d’une pensée comme un éclairage des traces obscurcies de l’histoire de la traite et d’un dire poétique irrecevable pour le Béké. Du fait que sa parole est celle de nuit, le conteur n’est pas descendant du griot africain dont la parole de l’histoire se dit le jour dans la cour du roi. Il fait une diagonale avec le conteur africain dont une posture essentielle est de décliner des proverbes, des devinettes, des contes où la parole est la même que celle de la plantation, parce qu’elle est organisée en détour, en chuchotements, en précautions. Elle est un jeu de minuties. Dans Lettres créoles, il est souligné que le maître connaît l’existence du conteur et ce dernier doit, alors, balbutier sa parole, la contraindre à la feinte, à l’équivocité : cela fait de ce dernier un personnage quasi officiel qui, de ce fait, doit dissimuler sa parole héritée du cri et compliquer les tracés de ses ruses [17]. Ainsi cette parole n’est pas révolutionnaire sans être réactionnaire. Elle installe au cœur de la plantation le marronnage. Sa visée est ainsi donnée : « Elle n’attaque pas mais elle piège. Elle ne frappe pas mais elle mine » [18].

Le conteur n’est pas un objet d’écriture du mouvement de la Négritude. Il n’est pas représentable par la poésie. Le roman de la créolité en fait un opérateur du marronnage dans la plantation, et lui organise une singularité subjective en tant que révélateur d’un aspect peu représenté dans la négritude : la révolte sourde, les contestations voilées, les ruses dissimulées dans l’espace concentrationnaire de la plantation. Ses fonctions sont : donner voix au groupe, distraire, verbaliser la résistance, et garder les mémoires [19].

Le roman Le Vieil esclave et le molosse se présente comme un conte, et un des narrateurs comme un conteur. Ce dernier est désigné comme tel et portraituré en ces termes :

Le Papa-conteur de l’habitation était un bougre assez insignifiant (un Nègre-guinée à petits yeux, au corps planche et un dos un peu courbe). Il se transformait en prenant la parole (grands yeux, corps épais, et dos à belle équerre) [20].

Échapper à la mort ne constitue pas, pour lui, à s’en exorciser par des détours comme le tabac-macouba ou le fait de fourrer le bois-de-vie dans l’ombrage de négresses soûles de danses–calenda [21].

Le marronnage du Papa-conteur sous la condition de la décharge est la seule forme autorisée d’une plongée en lui pour sa renaissance. Le schisme psychique ouvre la béance où s’incruste l’antérieurement impensable. À la déconstruction de l’esclave advient une re-construction dont le principe est le réveil de l’humain en dormance.

  1. L’ODYSSÉE DES CONQUÊTES DE L’EN-VILLE ET L’ACTANTIALISATION DES FIGURES DU MENTO, DU MAJOR ET DES DRIVEURS

La poésie de la négritude n’a pas eu de centration sur les traces de l’errance des esclaves après l’abolition de l’esclavage encore moins sur les formes absolues de renaissance nègre durant la conquête de l’En-ville [22]. La créolité s’en est chargée.

Une figure irreprésentable, dans sa dimension intrinsèque par la négritude, est le Mentô. Texaco [23]est le grand récit des tribulations consécutives à la fin de l’esclavage. Le roman est la consignation, le dire écrit de l’histoire d’un siècle et demi d’une famille de Nègres. Sa valeur métonymique fait figurer les batailles multiples et violentes dans l’assaut de l’En-ville pour un bout de terre pour fixer définitivement l’errance. Dans la plantation, le Mentô offre une exceptionnalité distinctive observable par les Nègres qui lui confère une dimension mythique. Il est signalé ainsi :

Le Béké n’avait jamais de tracas avec lui, lui n’avait jamais affaire au Béké, ni au géreur, ni pièce à commandeur, ni à personne : il était coulant discret comme vent coulis tranquille. Un Mentô, dit la parole, n’a jamais souffert du fouette ou du cachot ; à l’heure des fers et de la barre on les oubliait net ;/…/Ils vivent parmi les hommes sans bruit sans odeur, en façons invisibles [24].

Dans l’itinéraire de la renaissance par la fixation en un lieu dans les périphéries de l’En-ville comme un quimboiseur, par un ordonnancement messianique le Mentô indique, non la terre promise, mais à conquérir. Le développement des villes n’a pas empêché sa forte mobilisation dans l’imaginaire des Nègres. La verbalisation du Mentô par la créolité est forte d’une visée d’archéologie et d’archivage d’une figure militante de la résistance et de la renaissance nègre, de la plantation aux alentours de l’En-ville.

La conquête de l’En-ville a mis en sellette le Driveur. Sa verbalisation par le roman créole valorise une figure représentative du Nègre vrillé par une autre forme de décharge, la drive, qui le confine à un désir jamais assouvi de partance. Dans Texaco, le personnage d’Arcaduis en est le nom. Contre sa drive, la narratrice rend compte de ses moyens de lui offrir une ancre pour le brider et dit ses échecs [25]. L’essence du Driveur est définie par le vieux-nègre Papa Totone et la narratrice Marie-Sophie Laborieux :

Le vieux-nègre me fit comprendre qu’on ne stoppe pas un driveur, le stopper c’est le tuer. Il devait aller jusqu’au bout de lui-même mais ce bout était loin./…/ Je savais qu’Arcaduis ne pouvait rien contre sa drive. Le destin du driveur c’était de nous porter, tous ensemble, vers les mondes égarés de nos obscurités. Il assumait ce que nous cherchions et nous permettait de le chercher sans que nous en ayons à souffrir. Le driveur, c’était notre désir de liberté dans l’être, notre manière de vivre les mondes en nous, notre nègre-marron d’En-ville [26].

Le driveur est la part sombre de l’esclave dont la fixation de l’errance reste toujours une opération impossible parce que le réel de sa conviction est qu’une terre ne borne pas son envie de partir. L’espace est problématique. La cale, la plantation ont structuré son imaginaire pour faire de tout lieu une mise entre parenthèses de l’existence et une érection de la servilité en norme. La pulsion ou la décharge de la partance est dite la Drive-en-allée [27].

Le roman de la créolité a extirpé aussi du silence de l’histoire officielle le Major, figure emblématique de la résistance en bidonville. Il s’agit de la Drive immobile [28]. Il incarne la colère et la méchanceté vengeresses des déveines que les Nègres vivent dans la préservation de leurs lieux conquis. Dans Texaco, le personnage de Julot-la-Gale incarne en un Je, les formes de résistance de ce que Chamoiseau peut nommer, le Nous accablé impossible. Les impressions de la narratrice Marie-Sophie Laborieux sont les tranches descriptives comme un dégagement essentiel d’un noyau de l’identité du Major. Il figure l’énigmatique personnage par une origine inconnue, scintillant dans ses yeux une lueur singulière, qui le marginalise en être en attente de prouver qu’il est le sauveur. Quand les marins attaquèrent les femmes de Texaco pour les violer, Julot-la-gale les disperse et en met en charpie un pour signer, déclarer qu’il condense, localise en lui la puissance générique du Nous impossible.

Chamoiseau le définit comme articulant la survenue d’une présentation réelle (Julot le combattant) et d’un phénomène de représentation (le combat contre les marins pour la communauté). Le Major établit la diagonale entre le marron de la plantation et le driveur. Dans Écrire en pays dominé [29] il le définit :

Ces hommes, retrouvés dans mes rêves, enduraient une drive immobile entre le marronnage ancestral et la drive-en-allée, ils se fixaient en eux-mêmes dans une exaspération immortelle. Carbonisés à l’intérieur, ils projetaient sur l’alentour une violence de braises. Pathétique résistance à l’opération coloniale et – surtout – à une drive sans boussole dans cette mutation [30].

Julot-la-gale, dans un geste hautement violent contre le marin et dans un bouillonnement et la profération d’un texte à la lisière d’un viatique, indique le rituel de l’exorcisation par la mort du négrier et du colon pour l’unique résurrection, la seule voie de la renaissance dans la conquête des terres, après l’abolition de l’esclavage.

La départementalisation de La Martinique a mis en selle, après que les nègres ont eu des terres pour fixer leur errance, l’érection du Guerrier de l’imaginaire. Balthazar Bodule-Jules dans Bibliques des derniers gestes [31] inventorie les luttes multiformes contre la domination, qui se sont soldées par des échecs. La mondialisation a rendu invisible l’ennemie, la domination silencieuse et furtive. À la fin de sa vie, le personnage situe la guerre, non dans l’économique, mais dans l’imaginaire. L’Un est la forme de la domination. Chamoiseau le justifie par les propos du vieux guerrier dans Écrire en pays dominé [32] :

Le vieux guerrier me laisse entendre … oui, mais être dissocié ne t’offre aucun abri … (il rit)… Écoute : en tapant le code ma carte bleue, dans mon pays en Martinique, je suis boulé dans une déflagration d’opérations et de sous-opérations qui m’expédie à Lyon ou Bordeaux. Le cortex de ces réseaux se souviennent de moi, sous forme de code, ils me connaissent, m’additionnent, m’autorisent ; ils pourront bientôt me relier à mes autres circulations codées. Ainsi, hors de ma peau, hors de mon sol, je dispose d’une électro-existence. Le rhizome détient mon squelette codé. Le code-barre de mon ADN social. Il pourra suivre mon comportement, disséquer mes envies, anticiper mes goûts. Je suis seul et mis en sous-relations hypermultipliée. J’y gagne et j’y perds des lots de libertés… (un temps, méditatif)… Comment lever force de cela dans mon maquis ?… /…/ sache que dans la domination furtive d’aujourd’hui, le Un est américano-occidental (et que chacun s’américanise par ricochet à travers son Centre partenaire). Demain, il pourrait être oriental. La peste serait la même : l’Un [33].

L’écrivain marqueur de paroles s’identifie au guerrier de l’imaginaire pour sonner la vacuité totale et la vanité de toute prétention de demeurer dans les formes traditionnelles de luttes. Balthazar Bodule-Jules est parvenu au terme d’un itinéraire de vie de quinze milliards d’années à la localisation du lieu de la lutte dans l’imaginaire, parce que le modèle américano-occidental standardise le monde dans la propagande d’une liberté factice qui cache un système capitaliste et néolibéral. La renaissance que découvre Balthazar Bodule-Jules est un cortex où la déposition des inégalités sociales et des hiérarchies s’opère, pour qu’il n’y ait plus de domination ou d’hégémonie, où l’échange devient une réalité dans le sens que Glissant lui confère par la catégorie de donner-avec [34]. La nature de ce cortex ou du rhizome est la mise-en-relations [35] au lieu d’être une mise-sous-relation [36].

CONCLUSION

La négritude comme poétique, sans se réduire à l’écriture du cri de la cale, n’a pas pu investir l’espace concentrationnaire de la plantation et des périphéries de l’En-ville pour s’approprier les formes de marronnage comme autant de moyens de renaissance. Le choix du genre poétique en est une explication.

La créolité s’est constituée sur la base de l’écriture du cri de la cale et du silence qui s’en est suivi pour inventorier et verbaliser par le roman le Marron de la plantation, le Mentô, les figures du refus de l’esclavage qui ont été absentées des chroniques officielles. Elle a aussi rendu à l’histoire durant la conquête de l’En-ville, le driveur qui peut être un Marron-en-allée ou un Marron immobile dont Le Major est le nom. Ils concentrent en eux la figure du multiple des Nègres dans ses combats pour fixer leur errance en conquérant un lopin de terre, en faisant face aux dominations coloniales. Mais si les formes des luttes sont entrées en péremption, du fait que la domination est devenue invisible ou furtive dans un monde où un le cortex installe la standardisation et le règne de l’Un, la guerre se fait dans le champ de l’imaginaire. La créolité propose une poétique du Guerrier de l’imaginaire pour qu’advienne un monde d’une mise-en-relation sans domination, sans hégémonie.

BIBLIOGRAPHIE

CÉSAIRE, A., Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1939.

CHAMOISEAU, P. et RAPHAËL, C., Lettres créoles, Paris, Hatier, Paris, 1991.

CHAMOISEAU, P., Texaco, Paris, Gallimard, 1992.

– Le Vieil esclave et le molosse, Paris, Gallimard, 1997.

– Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997.

– Bibliques des derniers gestes, Paris, Gallimard.

[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar

[2] CÉSAIRE, A., Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1939.

[3] Ibid.

[4] In Lettres créoles, Paris, Hatier, 1991, p.33.

[5] Ibid., p.33.

[6] BADIOU, Alain, Saint Paul ou la fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997, p.49.

[7] CHAMOISEAU, P., Le Vieil esclave et le molosse, Paris, Gallimard, 1991, p.38.

[8] Ibid., p.24.

[9] CHAMOISEAU, P., Le Vieil esclave et le molosse, p.87.

[10] CHAMOISEAU, P., Le Vieil esclave et le molosse, p.63.

[11] Ibid., p. 48-49.

[12] Idem, 146.

[13] CHAMOISEAU, P., Le Vieil esclave et le molosse, p.80.

[14] Ibid., p.135.

[15] CÉSAIRE, Aimé, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1939, p.50.

[16] Lettres créoles, p.35.

[17] Lettres créoles, p. 36.

[18] Ibid., p. 58.

[19] Idem, p. 62-63.

[20] Lettres créoles, p. 43.

[21] Lettres créoles, p. 23.

[22] Terme utilisé par CHAMOISEAU pour désigner la ville.

[23] CHAMOISEAU, C., Texaco, Paris, Gallimard, 1992.

[24] CHAMOISEAU, C., Texaco, p.63.

[25] Ibid., p.391-392.

[26] Idem, p.393-394.

[27] CHAMOISEAU, P., Écrire en pays dominé, p. 199.

[28] Ibid., p. 199.

[29] Idem, 199.

[30] Idem., 199.

[31] CHAMOISEAU, C., Bibliques des derniers gestes, Paris, Gallimard, 2002.

[32] Ibid.

[33] Idem., p.265-266.

[34] CHAMOISEAU, C., Bibliques des derniers gestes, p.270.

[35] Ibid., p.272.

[36] Idem., p. 270.