Littérature

LES GARDIENS DU TEMPLE DE CHEIKH HAMIDOU KANE

ENTRE REGISTRE DU FRANÇAIS SOUTENU ET IMPÉRATIFS D’EXPRESSION DU « MOI » PEUL …

 

Éthiopiques n°91.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2013

 

Mamadou Kalidou BA [1]

 

Dès la publication de L’Aventure ambiguë [2], son premier roman, Cheikh Hamidou Kane est classé par nombre de critiques parmi les écrivains à la plume « classique » écrivant non seulement « en bon français » [3], mais aussi dans un registre particulièrement soutenu. N’eût été le sujet abordé dans ce roman, il serait difficile de deviner l’origine négro-africaine de son auteur tellement son expression française n’a rien à envier aux grands classiques de la prose française. C’est sans doute une des raisons qui expliquent, qu’au lendemain des indépendances, presque d’un bout à l’autre de l’Afrique subsaharienne, plusieurs extraits de ce texte furent sélectionnés dans les manuels d’enseignement du français au cycle secondaire ainsi que dans toutes les Anthologies de littérature africaine de langue française destinées au supérieur. Il n’y a nul doute que la dimension culturelle de cette œuvre se situe presque exclusivement dans son signifié (contenu thématique) et certainement pas dans son signifiant (langue).

Et pourtant, le deuxième roman (paru 35 ans après), tout en conservant, à l’instar du premier, le même registre de langue soutenu, déploie avec perspicacité une épaisseur linguistique où se manifestent en filigrane des modifications procédant par des néologies de sens par restrictions, extensions, glissements, métonymies, synecdoques, métaphores, ou euphémismes, dans l’emploi des lexies françaises. Procédés qu’Edmon Biloa, dans son œuvre monumentale intitulée Le Français des romanciers négro-africains [4], a souligné à juste titre comme une forme d’« appropriation » par les écrivains africains de la langue française. Et c’est sans doute en cet aspect que Les Gardiens du temple marquent incontestablement une rupture par rapport à L’Aventure ambiguë alors même que la problématique principale développée dans les deux œuvres fait de la seconde le prolongement idéologique de la première [5].

Aussi une interrogation s’impose à notre esprit critique : au-delà des 35 ans qui ont séparé la parution des deux œuvres – dont le poids n’est pas à négliger dans cet argumentaire – qu’est ce qui peut bien expliquer cette mutation dans l’écriture kanienne ? L’assagissement de l’auteur au cours des nombreuses années que dura son silence culte aurait-il été déterminant dans l’avènement de cette rupture toute à la fois linguistique et épistémologique ? Nous tenterons une réponse à ces questions. Toujours est-il qu’au plan psycholinguistique, Les Gardiens du temple semble jaillir d’une triple préoccupation de son auteur : exprimer son « moi » de Peul, d’Africain et de Musulman dans une langue française soutenue, en restant fidèle à son style d’écriture impulsé plus de trois décennies plus tôt.

L’analyse de quelques aspects linguistiques de son écriture ainsi que de la dimension culturelle qui l’irradie permettra certainement de formuler des hypothèses crédibles à cet effet.

 

  1. MULTILINGUISME

L’œuvre littéraire africaine de langue française, anglaise ou portugaise est un espace virtuel de cohabitation inter-linguistique qui met la langue étrangère aux prises avec les langues africaines. Si elle est, par excellence, un lieu d’intermédiation culturelle où le lecteur peut aller à la rencontre de l’autre, elle reste aussi le produit d’une violence psychique indéniable. En effet, devoir exprimer son être dans une langue qui, à l’origine, a été à la fois le véhicule et le symbole de sa propre domination, plonge nécessairement l’écrivain dans une situation d’ambivalence dans laquelle le « moi » s’oppose au système de signifiants destiné à l’exprimer. Il est vrai que l’assimilation de la langue de fait [6] peut se réaliser au point que le sujet écrivant ne ressente plus explicitement cette déchirure qui caractérise souvent ces drames linguistiques. À ce sujet, L. Kesteloot témoigne :

 

« J’estime (…) qu’une bonne moitié au moins des écrivains africains contemporains ont toujours avec le français des rapports de maîtrise telle que cette langue ne leur pose concrètement plus de problèmes. De même que Senghor ne semble jamais avoir ressenti – sur le plan linguistique – un quelconque déchirement entre négritude et francophonie, ni souffert de son bilinguisme, de même Mongo Béti, Bhêly-Quénum, Sassine, Dongala, Monénembo, Mudimbé, et même Massa Makan Diabaté sont des francophones heureux » [7].

 

Évidemment que la liste des écrivains cités n’est pas close ! La doyenne des critiques africanistes aurait également pu ajouter Cheikh Hamidou Kane. Seulement cette aisance dans l’utilisation de la langue française n’est en réalité que le produit d’un immense effort pour nombre d’entre eux. Il importe, à ce niveau, de distinguer, clairement, la maîtrise de la langue française, qui découle de son apprentissage à l’école et surtout de sa longue utilisation (pratique) comme outil de travail, du rapport intrinsèque qui la lie à l’écrivain africain pour lequel, elle entre naturellement en flagrante opposition avec sa langue première. Ainsi, le refus de certains parmi eux de reconnaitre la violence mentale inhérente à tout multilinguisme régi par une situation inégalitaire, et même quelques fois l’enthousiasme affiché par d’autres sont en réalité assimilables à une forme de schizophrénie… Nous disons violences mentales inhérentes parce que les langues en question entretiennent un rapport de forces défavorable à la langue première à laquelle l’écrivain s’identifie et se confond ontologiquement. Aussi, ce ne sont pas les discours hautement diplomatiques – et donc essentiellement démagogiques – de l’Agence Universitaire de la Francophonie [8] ainsi que du nombre important d’articles littéraires qu’elle suscite qui remettraient en cause le bien fondé de cette observation.

En tout cas, l’analyse de l’œuvre romanesque de Cheikh Hamidou Kane sous un angle diachronique vient confirmer ce phénomène. Car si, comme nous l’avons souligné plus haut, L’Aventure ambiguë, dans sa dimension linguistique, ne présente explicitement aucun calque, emprunt, néologisme, mélange de registres pouvant renvoyer à la langue première de l’auteur, Les Gardiens du Temple regorge de toutes ces marques qui innervent le texte au point de lui imprimer une « poularité [9] – africanité » tant de forme que de contenu. Tout se passe comme si, l’objectif – sans doute atteint – de l’auteur était, dans le premier roman, d’écrire dans une langue française impeccable n’ayant d’autre référence que le latin et le grec. Il faut mentionner que Kane appartient à cette élite, sortie de l’ancienne école, éduquée à coup de « symbole » [10] et pour laquelle le respect des normes de la langue de Molière, était devenu une obsession constante. Le contexte colonial dans lequel fut écrite la première œuvre a certainement influencé la forme de son écriture. Cette hypothèse est d’autant plus plausible que trois décennies plus tard, l’auteur produit un roman sans doute de la même hauteur d’expression mais de loin plus « décomplexé » au point de vue de la langue. Ainsi, dans Les Gardiens du temple, le romancier foutanke [11] donne massivement la parole aux griots (référence explicite à l’oralité africaine), faisant du même coup chanter, pleurer, gémir et émouvoir ses personnages en poular. Comme si l’histoire avait permis à l’auteur de reprendre sa revanche en inversant les rôles et statuts par rapport à la langue d’expression : de colonisé de la langue française, il devient le colonisateur de celle-ci par appropriation. Ce chamboulement heureux se traduit dans le texte par l’émergence de ce que Claude Blachère a appelé « négrifications ». Phénomène qu’il définit comme

 

« L’utilisation dans le français littéraire d’un ensemble de procédés stylistiques présentés comme spécifiquement négro-africains, visant à conférer à l’œuvre un cachet d’authenticité, à traduire l’être nègre et à contester l’hégémonie du français des Français. Ces procédés s’attachent au lexique et à la syntaxe, aux techniques narratives » [12].

 

Les Gardiens du temple est cette œuvre où le poular s’enchâsse avec le français dans une alchimie remarquable. L’auteur pousse le plurilinguisme encore plus loin en insérant dans son œuvre des textes anglophones sans aucune traduction ni en bas de page, ni dans le corps du texte. Par le truchement d’une focalisation interne sur un personnage important (Tarman Dankaro, vice-président), le narrateur cite deux fois successivement Joseph Wright [13] aux pages 68 et 69. Ces deux paragraphes, comme le verset d’Aimé Césaire cité précédemment [14], rappellent avec un lyrisme poignant le martyr subi par l’homme noir au cours de l’Histoire de l’homo sapiens sapiens pour ne pas dire de l’Humanité.

Si les extraits en anglais peuvent paraître quantitativement négligeables sur le volume global des trois centaines de pages du roman, les extraits ou mots en poular sont bien nombreux.

D’abord au niveau de la toponymie, deux localités au moins sont désignées par des noms ayant une signification en poular comme c’est d’ailleurs souvent le cas des villages peuls. « Saré kôbi », le village natal du héros Salif Bâ signifie « village des buffles », « Kôlé » (pluriel de « Kôli »), la capitale de ce département, est le nom poular d’une espèce d’arbres de la savane poussant dans des milieux généralement humides.

À la page 17, c’est toujours en procédant par focalisation interne, cette fois sur le héros Salif Bâ lui-même, que le narrateur s’enfonce dans le patrimoine culturel peul pour en révéler les aspects traditionnels ludiques, éducatifs et naturalistes. Ainsi, les mésaventures de « Silly Demba, la hyène » qui ont instruit et fait rire des générations de subsahariens, les « roucoulements de Polel la tourterelle » qui aujourd’hui encore remplissent les cœurs de nostalgie d’une époque toute à la fois très proche et très lointaine, sont évoqués à travers un souvenir émouvant. Mieux encore, il semble que la « diégésis » à elle-seule ne suffit plus à l’auteur pour raconter la quintessence de l’oraliture traditionnelle. Aussi passe t-il à la « mimésis » en chantant comme le faisaient les jeunes à la place du village :

 

« Sô Yili-yala, sô gelobel Baidy diomy

N’diami Diama Kinnou ma-mi

N’gartoumy Diama Kinnou ma-mi

Sô Yala » [15].

 

Le chant traditionnel dont il s’agit ici, que l’auteur a pris le soin de traduire immédiatement en français dans le paragraphe suivant, confère à la narration un fort ancrage sur sa culture d’origine. Plus qu’un simple effet de style, Cheikh Hamidou Kane revendique son appartenance à la culture peule et, comme le laisse voir obsessionnellement le texte, à la race noire.

 

  1. VARIATIONNISME

Avant de nous lancer dans l’analyse du variationnisme dans l’écriture de Cheikh Hamidou Kane, il importe d’expliciter ce concept de manière à en lever les potentielles équivoques. En effet, celui-ci est emprunté par les littéraires aux sociolinguistes – encore faudrait-il qu’il y ait une ligne de démarcation claire entre ces deux disciplines des lettres – dans un passé plutôt récent. Le variationnisme est donc cet axe de la sociolinguistique qui s’intéresse à l’étude des types de changements pouvant intervenir sur une langue en relation avec le contexte historique d’énonciation. À ce titre, Gérard-Marie Noumsi, dans un article intitulé « dynamique du français au Cameroun : créativité, variation et problèmes sociolinguistiques », écrit :

 

« La variation désigne un phénomène selon lequel une langue déterminée, dans la pratique, n’est jamais identique à ce qu’elle est dans un lieu, dans un groupe social donné, ou à une époque précise. De ce fait, le variationnisme conçoit la langue non comme un système homogène et unique, mais comme un ensemble complexe de systèmes soumis à des changements, selon des paramètres susceptibles de les faire varier : sujet, relation d’interlocution, contexte, niveau social, etc. » [16].

 

Les sujets abordés, les paramètres de l’interlocution et le contexte d’énonciation peuvent donc être à l’origine de variations qui elles-mêmes correspondraient à des systèmes d’articulations linguistiques plus ou moins originales présentant une configuration nécessairement nouvelle dans l’appréhension de la langue observée au plan diachronique. Ainsi, Cheikh Hamidou Kane, écrivain peul, musulman et africain, vivant dans son Sénégal natal, lorsqu’il veut exprimer sa personnalité et au-delà celle de sa communauté vers la fin du deuxième millénaire (1995) dans une langue d’emprunt (le français) serait confronté à des difficultés de formulation et d’enchâssement de son discours à cause notamment du décalage et de l’inappropriation relative des lexies françaises à exprimer la réalité psycholinguistique du foutanke [17]. Dès lors, pour compenser ce déficit d’expressivité en s’approchant le plus possible de l’expression parfaite de son « moi » telle qu’elle aurait pu se réaliser dans la langue première, l’auteur francophone procède par des néologismes, des recombinaisons syntaxiques, allant jusqu’à la remodélisation de la grammaire française créant du même coup une écriture variationnelle. Écriture qu’Edmon Biloa définit comme « ‘’un fait d’époque’’ : [qui] prend la coloration des zones socioculturelles auxquelles appartiennent les écrivains. Par ailleurs, elle prend en compte le contexte d’énonciation et les conditions de réception du texte littéraire » [18].

Dans Les Gardiens du temple, contrairement à L’Aventure ambiguë, Cheikh Hamidou Kane n’hésite pas à plonger, non pas seulement dans la culture peule, mais aussi dans la langue poular. Nous avons vu comment il a repris une séquence de la chansonnette ludique peule (p.17), mais ce qui impressionne le plus le lecteur critique poularophone de son deuxième roman, c’est cette extraordinaire capacité à s’exprimer, presque tout à la fois, en poular et en français dans le même texte. Sans doute grand auditeur des griots peuls d’une part et locuteur averti de la langue française qu’il maîtrise parfaitement d’autre part, Kane réussit l’impensable alchimie linguistique où les lexèmes poulars fécondent les lexies françaises engendrant ainsi de curieuses hybridités au sein desquelles les vocables du français désignent ou suggèrent des réalités peules. Et pourtant, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre et que l’on constate chez beaucoup d’autres écrivains africains dans leur processus d’appropriation du français, les normes françaises de l’orthographe, de la grammaire, et de la syntaxe restent intactes.

Relatant, par exemple, les souvenirs d’enfance du héros, le narrateur décrit la danse « Baîdy yagga » exécutée généralement par les jeunes filles en ces termes :

 

« Dansant avec mesure d’abord, au rythme même du griot, et plus frénétiquement encore, en sorte d’approcher le mouvement pur, sans saccade, la jeune fille entreprenait ensuite, par d’imperceptibles arrêts, par le ralentissement puis l’immobilisation de telle partie de son buste gracile ou de ses membres, d’imposer un apaisement à la folie trépidante du couple griot-tam-tam. Le monstre de chair, de bois, de cuir et de rythme semblait soudain relié rapidement à la liane flexible, et s’apaisait à mesure qu’elle s’apaisait, progressivement et jusqu’à l’immobilité » [19].

 

Ce paragraphe est tiré d’un extrait du texte où le narrateur nous plonge dans les traditions séculaires du Fouta. Les jeunes, filles et garçons, se retrouvaient après le dîner sur la place publique pour s’adonner à des chants, danses et jeux divers. « Baîdy yagga » est une de ces danses africaines qui, pour être exécutée correctement, requiert une véritable initiation : une totale complicité, voire une symbiose entre le batteur du tam-tam et le ou (la) danseur (se) est de mise. Mais le couple batteur-danseur ainsi constitué, pour s’harmoniser, ne communique que par l’interaction entre le rythme du premier et les mouvements du second. Le narrateur exprime ce fameux dialogue dans la dernière phrase ci-dessus citée, à travers une formidable métaphore où le batteur (« chair »), le tam-tam (désigné par le « bois », et le « cuir ») entrent en synergie pour engendrer nécessairement un « monstre » capable de vomir du « rythme » communicant par contamination entre le son et l’émotion. Le lecteur critique de ces passages, qui a la chance d’être locuteur de la langue poular, « entend » presque, en filigrane, dans cette narration, la voix du griot ou du conteur au soir d’une nuit scintillante dans un village quelconque du Fouta.

Dans un autre passage, le narrateur va plus loin dans sa recherche d’un équilibre entre les deux univers mentaux français et poular pour « traduire » les paroles que Farba Mari Seck tient aux côtés de Salif Bâ. Tout en rappelant les conditions historiques qui ont vu naitre le « Fantang » – air musical traditionnellement dédiée à l’aristocratie guerrière peule – le griot adresse des dithyrambes à son noble ami, sans pour autant retomber dans les bassesses d’une couardise primaire. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est moins le contenu des propos que leur forme :

 

« Poullo ô mon poullo, Fantang, lui, est un signe dans la nuit. Quand retentit Fantang, il perçoit comme sous l’éclair une nuit d’orage, le village diallobe sur quoi l’érosion du temps n’a point de prise. Une nuit, un griot exalté et fou créa Fantang au chevet de son Poullo ; une nuit, un prince poullo entendit Fantang, pleura et ne l’oublia plus. Les princes et les griots meurent et Fantang demeure. Quand retentit Fantang, le temps s’ouvre comme l’éclair ouvre le ciel et, à sa lueur, le Poullo se reconnaît » [20].

 

Nous sommes sans doute en présence d’un calque de type sémantique puisque tout le système de sens est directement tiré du triple rapport griot-Fantang-Poullo très célèbre dans les traditions orales de cette communauté. Mais à y voir de près, le calque sémantique se double d’un calque morphologique et même syntaxique. Ainsi, le terme « Poullo » au lieu de celui de « Peul », reconnu dans le lexique du français, suivi de l’interjection « ô » correspondent à une combinaison directement tirée du poular. Quand au calque syntaxique, il n’est tout simplement pas démontrable parce que noyé dans la forme très poétique de ce paragraphe. Le fait que chacune de ses phrases comporte au moins une figure rhétorique atteste de sa propension poétique qui atteint son apogée à la dernière présentant une triple métaphore articulée sur une comparaison [21].

Dans d’autres extraits, les effets de l’appropriation de la langue française sont moins visibles parce que plus subtilement exprimés dans la langue de Dumas [22] qui en offre l’épaisseur suffisante. Ainsi, lorsqu’après avoir écouté Farba jouant Fantang, Salif Bâ révéla à son griot son sentiment de « nudité » et d’« exaltation », celui-ci lui répondit en ces termes :

 

« Tu es nu et exalté : ainsi naît l’homme ! Ce qui est inerte et n’est pas vivant ne naît pas. Ce qui est inerte et vivant naît peut-être, mais ne le sait pas. Fantang t’arrache à ce qui est inerte et n’est pas. Fantang te fait trembler comme ce qui vit. Fantang te fait naître au jour de ton regard à toi-même. Est-on né si on ne le sait pas ? L’homme seul naît qui le sait. Fantang te suscite et t’atteste »[[Op. cit., p.14..

 

Ce passage revêt une forte dimension culturelle ancrée sur la perception philosophique peule de l’ontologie. Pour expliquer le sentiment de nudité et d’exaltation que Salif Bâ dit avoir lorsque qu’il écoute Fantang, le griot, gardien du temple par excellence, s’élance dans une explication, aux allures métaphysiques, de l’être et du néant. Après avoir défini ce que ressentait son ami sous l’influence de Fantang comme caractéristique de l’existence humaine, il oppose celle-ci à toute inertie. Puis, dans un argumentaire par inférence, le théoricien finit par assimiler l’être humain à la conscience de soi. Ensuite, pour refermer le cycle de son raisonnement, il ajoute qu’à l’instar de la naissance qui réalise effectivement l’homme, « Fantang suscite [le Peul] et [l’] atteste ».

Mis à part le style personnel et sans doute séduisant de Cheikh Hamidou Kane, la teneur de ce passage, notamment dans sa dimension cosmogonique et poétique, est tout a fait conforme à la gnoséologie traditionnelle de cette communauté telle que les grands griots, maîtres dans l’art de la parole, la présentent.

 

CONCLUSION

La problématique du drame lié à l’utilisation, par les écrivains africains, de la langue de la puissance coloniale ou néocoloniale est ancienne et récurrente. En imposant sa langue aux populations soumises à son joug, la colonisation a rendu inévitable le conflit linguistique qui opposa – et oppose toujours – les langues africaines aux langues étrangères. Tout l’enjeu pour les écrivains africains, notamment francophones, est de réussir à exprimer leur personnalité, leur « moi » profond dans une langue étrangère à leur réalité. Pour ce faire, Cheikh Hamidou Kane, à l’instar des autres écrivains africains postcoloniaux, s’approprie le français produisant ainsi une écriture variationnelle.

Allant au-delà de la puritaine écriture normative qui caractérise L’Aventure ambiguë, l’auteur de Les Gardiens du temple, tout en restant fidèle à son style, n’hésite plus à puiser dans sa langue première (poular) des chansons, des calques et même des élans poétiques pour créer une alchimie où son « moi » de peul, de nègre et de musulman est exprimé à travers des lexies françaises. Ainsi, comme si la globalisation actuelle du monde commande à plus de répartie, le dernier roman de Kane fait le choix du multilinguisme où le poular, l’anglais et le français s’entremêlent pour ne dépeindre finalement que l’homme dans ses multiples facettes. Un homme qui s’ouvre au monde sans pour autant perdre sa substance, c’est-à-dire son âme propre qui fonde son individualité.

 

 

[1] Université de Nouakchott (Mauritanie)

 

[2] L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961.

 

[3] KESTELOOT, Lilyan, Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala-AUF, 2001.

 

[4] BILOA, Edmon, Le Français des romanciers négro-africains. Appropriation, variationnisme, multilinguisme et normes, Paris, L’Harmattan, 2007.

 

[5] Plus que dans le contenu, puisque, comme nous l’avons mis en évidence dans un article paru dans le n°82 de la revue Éthiopiques (« Cheikh Hamidou Kane : de L’Aventure ambiguë aux Gardiens du temple ou l’accomplissement d’une réflexion sur la cohabitation conflictuelle », 1er semestre 2009, p. 129-149.

 

[6] Nous désignons ainsi la langue de colonisation ou de néo-colonisation parce qu’elle n’a en aucune manière été une langue de choix délibérée ou d’acquisition naturelle comme pourrait le supposer l’appellation « langue seconde » ou même celle de « langue étrangère ». La langue française, puisqu’il s’agit d’elle, après avoir été imposée pendant la colonisation, est devenue une langue de fait dans le contexte postcolonial.

 

[7] KESTELOOT, L., op. Cit., p.318.

 

[8] Discours où l’on préfère parler de « langues partenaires » plutôt que de reconnaitre la contradiction effective qui oppose les langues africaines à celles des anciens colonisateurs. Je vous renvoie aux articles parus dans Littérature au sud (sous la dir de Marc CHEYMOL), Éditions des Archives contemporaines-AUF, 2009 ; et particulièrement à celui de Marie-Rose ABOMO-MAURIN : « Langue française, langues partenaires et oralité dans les études littéraires francophones », p.21-25.

 

[9] Du poular, la langue première (maternelle) de Cheikh Hamidou KANE.

 

[10] Pendant la colonisation un objet quelconque souvent élaboré sous forme de collier que l’élève devait porter sur lui s’il lui arrivait de s’exprimer dans sa langue première en classe ou dans la cour de l’école.

 

[11] « Foutanké » du radical poular « Fouta » : région serpentant les deux rives de la vallée du fleuve Sénégal. Par prolongement, le Fouta renvoie aux trois grandes régions, traditionnellement bastions du peuple peul (de langue poular) également appelé « toucouleurs » par les autres .Ainsi, on parle du « Fouta toro » (alentour du fleuve Sénégal), du « Fouta djallon » (situé en haute guinée) et du « Fouta Massina » (au Mali).

 

[12] BLACHERE, C., Négritudes. Les écrivains d’Afrique noire et la langue française, Paris, L’Harmattan, 1993, p.166.

 

[13] “Narrative of Joseph Wright”, in Africa Remembered, University of Wisconsin Press, 1967, Madison Milwaukee, et Londres.

 

[14] Extrait du Cahier d’un retour au pays natal [1939].

 

[15] Les Gardiens du temple, op. cit., p.17.

 

[16] NOUMSI, Gérard-Marie, « Dynamique du français au Cameroun : créativité, variation et problèmes sociolinguistiques », in Le Français en Afrique, revue des Réseaux des observatoires du français contemporain en Afrique, 2004, p.105.

 

[17] Personne originaire de la région du Fouta.

 

[18] Le français des romanciers négro-africains, op. cit., p. 18.

 

[19] Le français des romanciers négro-africains, op. cit., p. 18.

 

[20] Le français des romanciers négro-africains, op. cit., p.21.

 

[21] Nous soulignons les métaphores : « le temps s’ouvre », « comme » (introduit une comparaison), « l’éclair ouvre le ciel », « à sa lueur, le Poulo se reconnaît ».

 

[22] La formule consacrée est « langue de Molière », mais nous pensons qu’en parlant de roman donc d’une écriture en prose, Alexandre DUMAS y sied plus.