Culture et civilisations

LA NEGRITUDE A L’ERE SYMBIOTIQUE

Ethiopiques numéro 10

Revue socialiste

De culture négro-africaine

Avril 1977

 

Le thème qui devait faire l’objet de cet essai d’analyse est : L’actualité de la négritude. Mais portées par le langage qui nous est propre, nos pensées se sont clarifiées au fil de l’écriture. La vision que nous en avons acquise n’a pu échapper à cette réalité de l’ère symbiotique que constituent les faits culturels contemporains, et dont le Président Senghor nous a rendu l’image familière. Certes j’estimais que tout ce qui se rapporte à la question avait été déjà dit, et je ne me croyais pas apte à y ajouter rien qui soit de nature à enrichir le concept. Les circonstances ont voulu que je m’y attèle. Je dois avouer n’être pas persuadé d’y avoir, sinon par un langage différent, mais nécessaire, apporté une contribution bien originale. C’est cependant le désir exprimé des fondateurs de la négritude, nommément du Président Senghor, de voir « chaque génération, chaque penseur, chaque écrivain, chaque artiste, chaque homme politique… à sa manière et pour sa part, approfondir et enrichir la Négritude de ses devanciers ».

Si cette pensée, planant dans des hauteurs parfois inaccessibles à l’esprit inattentif, peut avoir besoin d’une interprétation simple, fondée sur les vues contemporaines sur l’homme, je m’estimerai satisfait, au terme de cette analyse, d’y avoir quelque peu contribué.

L’actualité de la Négritude procède de l’événement contemporain suivant : la race noire longtemps opprimée révèle des valeurs culturelles qui sont maintenant appréhendées et récupérées par la conscience universelle. Que ces valeurs soient devenues une dynamique de la civilisation contemporaine, ne fait plus l’ombre d’un doute. Les nègres émergent de l’oppression millénaire qui s’exerçait sous le double aspect physique et culturel.

Cette situation avait pour constante d’imposer la soumission du nègre, par l’annihilation de ses forces spirituelles de cohésion et de survie collective.

A l’oppression se joignent les conditions écologiques de la race noire. Il est évident qu’elle a subi une certaine accoutumance à un climat peu favorable à la conservation et à l’accumulation des biens matériels. Rendue à l’évidence que la paix intérieure ne dépend pas tant de la possession illimitée des choses matériel1es, que de l’aptitude à les réduire aux limites de la survie, elle a cultivé intensément la vie de l’esprit. Aussi, a-t-el1e accordé la priorité au spirituel. Mais depuis que s’est imposée à l’Afrique la pratique d’une économie marchande, au contact du monde méditerranéen et de plus en plus avec le monde occidental, des réflexes nouveaux se heurtent à une longue hérédité. Nouvelle cause de souffrance, de tension intérieure conflictuelle. Le psychisme doit s’adapter à une autre pratique. Le schéma concret d’actions qui avait certainement donné lieu à une caractérisation millénaire, se trouvant déstructuré, les noirs se sont persuadés de l’urgence d’acquérir de nouvel1es formes d’adaptation et se cherchent à travers certaines aventures idéologiques. La configuration culturelle et caractérologique d’une collectivité n’est donc pas immuable.

Ainsi la Négritude des années 30 avait été proposée comme une dérivation de l’inclination du sujet à s’identifier avec la personnalité coloniale essentiellement individualiste. Les populations de la côte africaine n’avaient de modèle social que la camarilla noire des vendeurs d’esclaves. Ces derniers plus riches, encadraient une société dont les valeurs ancestrales s’estompaient déjà au profit du sentiment de mépris à l’égard de la couleur noire, à l’égard de l’homme, à l’égard de soi. Ainsi commençait à prendre forme une société noire encline à faire sienne la mentalité de l’oppresseur. C’est que cette inclination correspondait en fait au désir inexprimé d’une sublimation de l’individualité longtemps réprimée et refoulée. C’est grâce à cette négritude que l’homme noir pense à entrer en lui-même pour favoriser l’abréaction de son désir nouveau. La Négritude des années 30 devient alors un substitut du désir du sujet de retrouver son intégrité. Elle en est néanmoins le substitut acceptable le plus proche. Il ne s’agissait pas pour les protagonistes de la Négritude d’en rester là. Cela voudrait dire alors que le bénéfice obtenu par le noir contemporain serait un pis aller, comme si le protagoniste désirant jouer dans un psychodrame les relations parentales, selon les normes découvertes par Moreno, se voyait imposer seulement le rôle de la mère.

Certes, la Négritude peut déboucher sur une civilisation nouvelle appelée à relayer la civilisation occidentale déclinante, si l’on accepte qu’elle se différencie de la Négritude des années 30 et si l’on reconnaît que cette dernière subit nécessairement une mutation aux interrogations successives des nouvelles générations. De nouveaux hommes naîtront dans un univers différent de ce qu’ont pu connaître les voyants d’une culture nègre la plus proche de ses sources. Revenir à ses sources ne signifiera plus pour les nègres nouveaux de retrouver des valeurs cu1turelles exclusivement dans leur histoire ancestrale, mais aussi de découvrir le sens de leurs impulsions nées au cours de leur affrontement dès la naissance avec la nature et les hommes de leur propre milieu. C’est surtout le cas pour les noirs du Nouveau Monde, mais ce l’est aussi pour les noirs urbanisés de l’Afrique, du moins, les nouvelles générations. Nous concevons que tout un monde rural africain conserve le sentiment de n’avoir subi aucune aliénation d’un Moi conforme aux normes traditionnelles. C’est parce que les hommes n’ont pas dépassé le seuil où les apports, où les impulsions engendrées par les apports extérieurs menacent d’éclatement, d’altération leur personnalité stabilisée au cours des siècles où se sont établies les normes dites traditionnelles. L’Afrique de la brousse possède encore les structures sociales et les attitudes mentales dans lesquelles sont inscrites ses souffrances et ses remèdes. Il est compréhensible que l’Africain du monde rural plus proche de ces sources-là, parce que les vivant toujours, se tourne vers sa civilisation ancestrale pour en dégager la solution à ses problèmes.

Mais d’une génération à l’autre, s’effectue une prise de conscience qui détermine la modification du comportement caractéristique de la race noire. Cette vision prend sa source dans l’évolution même du caractère individuel. Un jeune homme de 20 ans a une conduite adaptée à ses besoins et à ses désirs, selon la nature et la nécessité de ses rapports avec d’autres êtres. Le temps et l’activité nerveuse joints à l’expérience, ayant mis ses cellules à l’épreuve, inculquent d’autres réflexes appropriés à l’homme de 50 ans. En même temps, cet homme a liquidé dans sa vie bien des problèmes, s’est débarrassé de bien des illusions et finit par adopter un rythme de vie bien différent de ce qui était le sien à 20 ans. Ses lignes de force sont ainsi orientées vers d’autres directions. Toute une race d’hommes, à travers son histoire et ses pérégrinations, est susceptible de telles variations. Mais il est aussi le cas où cet homme de 20 ans, ayant eu à subir de graves traumatismes, au cours de son évolution, et n’ayant pas eu l’opportunité de les liquider par des phases cathartiques, par une purgation, soit en proie à une possession pathogène, à une fixation à des caractéristiques infantiles qui entravent son épanouissement jusqu’à la maturation.

Ainsi, en allant jusqu’au bout de nos observations, nous découvrons l’émergence d’une génération qui, percevant plus nettement en elle ses composantes contrastées et ses fixations refuse l’alternative, et dont le problème majeur est la fusion des parts constitutives de la personnalité.

Cette génération d’urbanisés pourrait être, à la limite, assimilée à une nouvelle race d’hommes qui a acquis au cours de son évolution, un inconscient collectif propre en regard des Africains de la brousse. Ils sont le trait d’union entre les civilisations entre l’avenir et le passé, entre la tradition et la modernité, entre la Négritude des années 30 et la personnalité universelle. Lorsque la fusion ne s’est pas opérée en eux et que l’une des parts contrastées en présence offre trop de résistance à son évincement, il y a quand même quelque chose qui est l’objet d’une répression inconsciente : c’est le sens de l’harmonie. Cette auto-censure de ce sens positif serait la conséquence d’une pression exercée sur le sujet par les milieux respectifs auxquels se rattachent les éléments contrastés. Alors se déclenche la névrose propre à cette génération, qui est une sorte de dissociation. Dissociation du comportement, dissociation culturelle. Il arrive des circonstances où l’on est celui-ci et d’autres où l’on est celui-là, où l’on se croit obligé de changer de peau pour devenir un autre personnage. On n’est jamais tout entier. Cette ambivalence provient du sentiment de culpabilité qui participe d’une double source :

 

1° – L’attitude contestataire à l’égard de la paternité sur nos traditions ancestrales des valeurs occidentales.

2° La nécessité de restaurer l’autorité de ces valeurs, notamment dans l’importance attachée à certaines conventions occidentales, afin de sauvegarder les institutions qui ont façonné les hiérarchies.

 

La vision universaliste consisterait non seulement à reconnaître mais à vivre la parité entre les valeurs occidentales et ancestrales africaines à travers la différence du symbole ou du langage.

Et ce n’est certes pas un résultat négatif, pourvu qu’il lui arrive d’en prendre conscience, que le noir se retrouve un jour le « melting pot » des caractéristiques humaines et se distingue en cela des Africains d’il y a cinq siècles, comme il tend à se différencier des Européens d’aujourd’hui.

 

Inconscient personnel du nègre

Au delà de la situation écologique, au delà même du processus historique, partant héréditaire, le nègre rejoint l’homme de tous temps et de tous lieux. Des impulsions universelles se trouvent inscrites dans son programme génétique. Mais parmi elles, que d’impulsions refoulées devant la pratique répressive des hiérarchies d’abord locales, puis des forces extérieures ! La première est son aptitude à affirmer, au sein d’un environnement physique et humain, son identité individuelle, au moment où s’affirme la nécessité pour lui de cette individuation. Au contact de la civilisation occidentale, de nouveaux désirs ont été conçus, mais n’arrivent pas toujours à parturition. Ses difficultés à les exprimer suscitent chez lui, comme chez tous les autres hommes, une acuité du désir de caractère traumatique. Il s’ensuit un état psychique pathogène où le refoulement bien entendu inconscient des facultés expansives répond aux objectifs répressifs. La conviction de l’origine névrotique de cet état s’étaie sur les travaux cliniques de toute l’école psychanalytique. Par le refoulement, une grande part de l’énergie psychique dont l’homme a besoin pour inventer toujours de nouvelles formes de vie, est déviée de son cours naturel. L’invention artistique et artisanale qui débouche sur l’industrie, étant une création individuelle, fruit de « l’imagination fille du désir » écrit Senghor, la société se trouve ainsi privée de cette dynamique créatrice.

La question qui peut nous venir à l’esprit est de savoir où va cette énergie psychique ainsi déviée de son cours naturel ? A quelles fins est-elle utilisée ? Car elle n’est jamais perdue. Le pouvoir dominateur l’utilise à des fins assimilationnistes.

C’est toute une entreprise de transformation à rebours du psychisme, que de vouloir réduire l’AUTRE à soi. Il ne suffit pas au dominateur de faire table rase des aspirations affectives du dominé. Ce n’est pas assez d’obstruer son inconscient personnel par la répression de ses valences. Le pouvoir assimilationniste se donne pour tâche de lui en inculquer de nouvelles et d’occuper ainsi son énergie psychique à un effort d’assimilation qui devient désormais la condition de sa survie. Le pouvoir n’inculque pas seulement des concepts dont on peut se débarrasser au détour des Indépendances, il lui insuffle aussi un univers affectif, une forme de sensibilité qui vient cohabiter avec l’ancienne dans l’inconscient personnel. L’assimilé assimile de gré ou de force, mais une fois l’assimilation réalisée, le phénomène, au point où il en est, est irréversible. Rien de ce que l’homme acquiert émotionnellement ne disparaît de son imagination.

D’autre part, prenant appui sur de nouvelles valeurs dynamiques, indiscutablement revigorantes de la culture nouvellement assimilée, les noirs ont pu prendre une certaine distance vis-à-vis d’eux-mêmes, ont pu se voir et se remettre en question. Alors, la culture autochtone a pu être radiographiée. Les noirs ont pu y déceler les éléments archaïques qui peuvent être aussi parfois atteints de carie. Je ne cite pas d’exemple. La carie culturelle est une tare évidente. Le Premier Ministre du Sénégal écrit, dans sa communication : « Négritude et développement » N° spécial du « Soleil », 8 mai 1971 : « La poursuite d’une méthode moderne de développement exige donc que nous nous départissions de ces tares de nos valeurs de civilisation pour ne cultiver de celles-ci que les éléments les plus revalorisants ». Ces tares, une fois ramenées au jour, grâce à cette distanciation, le noir s’en trouve désensibilisé à la lumière de la conscience. Par ailleurs, on croit que sa seule volonté récupérée par le sujet suffit à rétablir la situation psychique antérieure perturbée. Césaire affirmait, au cours d’un entretien qu’il avait accordé à un journaliste, dans un numéro de la revue CLEF : « La Négritude, c’est la conscience d’être nègre, la volonté de l’être et l’obligation de produire des œuvres nègres ». En somme qu’est-ce que c’est d’être nègre ? Est-ce d’avoir la peau noire ? De cela seulement on peut avoir une claire conscience. Car autrement, pour avoir la conscience d’être nègre, il faut s’en être au préalable façonné des représentations aux contours précis, puis opposer délibérément un barrage à toutes autres formes de représentations extérieures à notre être, enfin nous obliger à renvoyer à ceux qui sont faits à notre ressemblance l’image correspondant à leur attente. Or. « Des représentations, dit Volket, rapporté par Freud dans son ouvrage. « Die Traumdeutung », des représentations qui ont traversé presque inaperçues la conscience éveillée, et qu’elle n’aurait peut-être jamais tirées de l’oubli, réapparaissent souvent dans le rêve, nous prévenant ainsi qu’elles demeurent dans l’esprit ». Cela revient à dire que nous avons beau vouloir écarter de notre attention des sollicitations que nous croyions extérieures à nos systèmes de valeur, mais de ce qu’elles ont sensibilisé notre besoin de connaissance, elles deviennent des béquilles nouvelles sur lesquelles nous nous appuyons à l’occasion.

Il en est de même des valeurs traditionnelles. L’assimilation ne les a pas toutes expurgées de l’esprit de l’homme noir. Elles n’étaient que refoulées. La preuve n’est pas à faire. Au lendemain des indépendances, elles bourgeonnent de nouveau à partir des racines profondes de notre moi. Voilà l’explication des tensions individuelles et des conflits culturels qui sont actuellement le lot du monde noir. Tout le problème est de savoir comment remédier à cet état de choses.

L’émergence du désir refoulé, sa projection sublimée sous une forme mythologique ou artistique et grâce à quoi l’homme atteint à l’équilibre intérieur, montre jusqu’à quel point la quête esthétique se trouve être la version contemporaine de la ferveur religieuse. Et l’art recèle sa négativité ou son aliénation, comme la religion, sa superstition. Mais rien ne dit en cela comment le noir pourra parvenir à cette prise de conscience. Comment en effet, ouvrir cette brèche dans l’inconscient personnel, libérer l’énergie psychique emprisonnée par les refoulements traumatiques et décupler ses facultés d’appréhension du cosmos, accédant ainsi à l’état de voyance ? Car celle-ci répond à la grande interrogation métaphysique, en ce qu’elle tend toujours à révéler ce rapport de la conscience avec une réalité psychique inconsciente qui s’étire vers l’infini. « Il n’est de progrès, il n’est de perfectionnement des conceptions humaines, dit Yung qui ne soient solidaires d’un progrès de la conscience individuelle ». Ainsi, l’évolution de l’esprit se trouverait dépendant d’un mouvement perpétuel où le rationnel découle de l’irrationnel. Ce mouvement peut être perturbé, si l’on ne vient à placer un écran devant ce flux intermittent de la lumière à partir de l’ombre génératrice.

 

Inconscient collectif des noirs

La manière de vivre des noirs, ayant été réduite aux conditions contraignantes dans lesquelles ils se trouvaient mis en relation avec le monde occidental, de multiples frustrations individuelles ont été forcément similaires, les refoulements et les caractères pathogènes de l’aliénation de même nature. Chacun se voit dans la souffrance de l’autre, comme à travers un miroir. Il en résulte une vision commune de l’environnement. Les instincts nés de la quête de l’apaisement sont marqués du même sceau : le réflexe commun qui comble le désir. Cet instinct échu en partage à tous les individus d’une même communauté raciale, ne peut que donner lieu à un inconscient collectif nègre et à la formation d’images archétypiques communes qui illustrent la Geste de souffrance nègre. Comme l’image verbale qui traduit la vision personnelle, les archétypes expriment la vision collective. Ainsi, l’Afrique ancestrale se révèle un archétype puissant pour les noirs d’Afrique et du Nouveau Monde et symbolise l’Almamater par qui l’homme noir a connu le temps et le lieu propices à une paix intérieure dépourvue de toute tension douloureuse. Le blanc dominateur n’a pas cessé de jouer un rôle d’archétype d’une non moins grande force coagulante pour la race noire. Dans presque tous les cultes animistes, se retrouve depuis lors un dieu toubab. Et le blanc constitue un modèle pour les noirs urbanisés. Le rythme est devenu aussi un archétype du fait qu’il caractérise l’âme nègre. Or nous savons qu’il est aussi bien propre aux blancs aux jaunes, à la race amérindienne et aux métis. C’est parce qu’il part, chez toutes les races, des fonctions organiques de l’être vivant, tels les rythmes cardiaque et respiratoire. Les Occidentaux décomposent, par exemple, le rythme cardiaque en trois temps. Ces trois temps de la valse s’insèrent entre deux impulsions cardiaques. Le rythme est donc présent dans toute la production artistique du monde occidental et asiatique. En art, il est la projection subliminale de la fonction biologique et fait que l’œuvre créative manifeste de la vie. L’émotion ou la sensibilité est aussi un archétype nègre. Elle aussi est présente chez les autres races, sans quoi l’on ne saurait faire état d’un art qui ne soit nègre. Mais rythme et émotion, de par leur intensité expriment le combat et la souffrance, en somme, la situation permanente d’angoisse de la race noire, laquelle rejoint l’anxiété du monde moderne, comme la tachycardie chez l’individu exprime une angoisse traumatique. L’on comprend pourquoi le rythme nègre est récupéré par la musique contemporaine. A ce propos, il conviendrait de rappeler le rôle dynamique que joue le rythme dans la prospection de l’inconscient personnel. Les mesures rythmiques communes à tous les individus d’une communauté, agissent comme une sonde culturelle. Dans les cérémonies propitiatoires, le rythme est l’élément d’intercession entre le collectif et l’individuel. Il appelle les dieux. Cela se traduit en langage didactique par l’idée de fissuration de l’inconscient personnel. Une accélération rythmique active la danse et agit sur les pulsations cardiaques et les mouvements respiratoires, en élevant leur fréquence, jusqu’à dépasser le seuil de la normalité biologique [1]. Cette peu commune intensification du rythme provoque chez l’être comme une crise cardiaque contrôlée. La communauté culturelle a, pour y arriver, ses codes et ses références. Le danseur tombe dans un état comateux, dit inconscient. Comme la mesure rythmique particulière employée se réfère à un archétype de l’inconscient collectif, donc partagé par tous les individus de la communauté, elle établit la communication avec l’inconscient personnel du danseur. Il ne reste plus à ce dernier qu’à l’exprimer. Et il nomme l’affect pathologique qui l’habite. En langage mythique, on dirait qu’il dénonce le dieu qui le possède. Certes, i1 est impossible de décrire en quelques phrases le processus de la crise de possession. Mais j’espère avoir fait ressortir l’interférence entre l’inconscient collectif et l’inconscient personnel, et par la même occasion, l’étroitesse de vues de ceux qui concluent trop vite à l’inexistence de l’individualité au sein d’une communauté, à laquelle ils entendent appliquer la solution d’une idéologie exclusivement collective. Sous ce rapport, le groupe ne saurait être considéré comme une réalité indépendante du noyau que Constitue le psychisme d’un être humaine. Il est animé du même mouvement vital. Entre les individus d’un groupe caractérisé par la manifestation d’une certaine âme collective, il y a similarité circonstanciée des états psychiques. Or il se trouve que les processus psychiques individuels au sein d’une communauté caractérisée, tout en ayant un fond commun, sont dissemblables, en fonction du vécu ou de l’expérience de chacun. Il en est de même des formations collectives noires évoluant sous différentes latitudes. Elles témoignent toutes de certaines ressemblances, tout en étant différenciées. C’est pourquoi nous assistons à une quête d’identité à tous les niveaux : individuels, familiaux, régionaux, nationaux, comme de vastes ensembles linguistiques et raciaux. Tous ces facteurs nous incitent à rechercher, de l’inconscient personnel, source du refoulement traumatique, à l’inconscient collectif qui en manifeste en premier lieu les signes sublimaux, le point de départ de la pratique thérapeutique.

 

Thérapie individuelle et collective

Ainsi l’homme se trouve sur la voie de se réaliser, lorsqu’il s’identifie dans le répertoire des différents archétypes de la race. Il y fait un choix du type de sa souffrance qui abréagit et subit une conversion. Cette conversion peut être verbale, (poésie), gestuelle, (danse et rites), visuelle, (arts plastiques). Le désir refoulé déclenche en état d’abréaction une émotion libératrice dans la conscience collective. La communauté, pour avoir reconnu dans la création individuelle, un aspect de l’âme collective, réagit favorablement à cette voyance. Il y a prise de conscience pour le voyant comme pour la collectivité. Sous l’influence des aspirations impératives du groupe, cette voyance se transforme parfois en concept. Selon les circonstances, le concept peut être seulement ou tout à la fois politique, esthétique, moral ou scientifique. Dans les sociétés animistes, cette voyance donne lieu à des mythes et aux rites. Lorsqu’une voyance est susceptible de se transformer en concept et constitue une menace pour la pérennité d’un concept déjà établi, elle risque d’être l’objet d’une ségrégation artistique analogue aux ségrégations religieuses du moyen âge. Nous avons l’exemple de maints artistes dont les créations ont été systématiquement mises sous le boisseau par un pouvoir qui tout en tonitruant sur les bienfaits de la culture, cache une ombrageuse inquiétude d’être dépassés par un langage différent.

 

Au départ, la négritude a évoqué des problèmes communs à tous les hommes noirs. A ces problèmes s’ajoutent aussi d’autres qui sont encore demeurés inconscients et non limitatifs, puisqu’ils résultent des affects particuliers. Ils ne peuvent s’exprimer que par la voyance. C’est le plan esthétique.

Les voyants de la négritude ont révélé la voie vers la caractérisation et l’épanouissement de la personnalité nègre. Leur quête des années 30 était esthétique. Puis elle s’est conceptualisée en empruntant un langage tantôt politique, tantôt esthétique. Le processus s’est déroulé suivant le schéma que nous décrivions plus haut. D’abord sont venus les visionnaires semer la parabole. L’humanité africaine reconnaîtra en Léopold Senghor son chantre à ce que sa parole dira des émotions communes. En se reconnaissant en lui, elle témoigne qu’elle est bien sensible à la façon dont ont été proférés le cri du souffrant ou les souvenirs du royaume d’enfance. L’équilibre s’établit entre l’individu-poète et la communauté africaine. Et le crichant a signifié pour cette communauté le commencement de l’apaisement. Et la pulsion collective transmuée en art, sublimée par une poétique, déboucha sur le concept collectif de la Négritude. Nous en avons eu la magistrale illustration dans la grande fête folklorique et d’antiquité africaine du Festival des Arts Nègres à Dakar, Une Afrique millénaire, pour la première fois s’exprimait devant le monde.

A interroger l’Afrique traditionnelle, nous décelons toute une dynamique résultant de l’échange entre individus et collectivités. Ces rapports comportent leurs moments d’effervescence créatrice et leurs tendances à l’hibernation digestive. Nous voulons parler de cette tendance à la polarisation qui s’effectue dans toute l’Afrique entre les aires où prédominent les cultes de possession et les zones où les rites se déroulent autour du porteur de masque.

En dépit des interférences, la polarisation est nette. Mais que s’est-il passé d’une forme rituelle à l’autre ? Dans le culte de possession, l’individualité du possédé est mise à contribution .Il y a donc abréaction de ses affects à partir d’une confrontation de son inconscient avec les archétypes de l’inconscient collectif. La personnalité s’épanouit et l’accoutumance à la maîtrise des comportements névrotiques autrement dit, la prise de conscience des désirs refoulés permet d’atteindre à l’équilibre personnel propice à la communication, à la soudure de la communauté. Seul l’individu qui parvient à ce niveau de voyance, peut être à son tour révélateur d’inconscient. C’est aussi par cette école de la praxis que passent aussi bien le prêtre traditionnel des cultes animistes, que le psychanalyste du monde contemporain.

Cet univers mystique donne lieu aussi à une multiplicité de voyances, au foisonnement des dieux familiaux et personnels. Chaque famille, chaque chef de village possède les siens qui se perpétuent de génération en génération, se modifiant en fonction de l’expérience personnelle des futurs possédés.

Dans le culte de possession, le dieu incarné par l’individu correspond à une conversion non seulement du désir collectif, mais aussi du traumatisme individuel. Le culte de possession offre ainsi l’exemple de ce point de jonction et d’équilibre entre la communauté et l’individu.

« Ces images archétypiques, dit Yung, servent à inclure dans un cadre général et supra-individuel le cas d’espèce personnel qui paraît unique et insoluble ; elles montrent du même coup que la souffrance de chacun est aussi la souffrance de tous et que la situation particulière, inextricable, constitue un problème humain absolument général. Il y a là un gain certain : le dard douloureux que plante toute situation exceptionnelle, l’impression d’isolement qu’elle inflige se trouvent supprimés et l’individu relié à l’humanité toute entière ». Ces images archétypiques ne naissent jamais indépendamment de l’individu. Les mythes constituent la synthèse des visions symboliques individuelles que l’humanité a récoltées depuis les premiers stades d’évolution de la conscience humaine. La société conserve dans son répertoire mèsique ceux dont le contenu répond le mieux à la survie du groupe.

 

Individualité et collectivité en Afrique

Si nous entendons par concept une appréhension objective et synthétique de notre rapport à l’environnement humain et physique, il n’est pas moins vrai que toute cette subjectivité communautaire et individuelle qui vient d’être décrite y participe. L’inconscient collectif et l’inconscient personnel interfèrent avec la conscience individuelle et universelle. Ces diverses formes d’appréhension sont indissolublement liées.

Ainsi, dans chaque concept, nous découvrons les éléments de perception, le mode de réflexion, le langage de celui qui a réussi à liquider son propretraumatisme, qui est parvenu, grâce à la sienne propre, à provoquer la catharsis de la collectivité. En général, le concept revêt un aspect positif. Par contre, dans certains cas, le concept tend à figer les formes et à bloquer le processus de conscientisation, lorsque la volonté de puissance du thaumaturge se juge le seul langage possible, ou que l’action politique, toujours sommaire en regard de l’approche subjective, tendent à schématiser les données conceptuelles.

C’est ce qui se passe, lorsque les rites de possession font place à la société rituelle se déroulant autour du porteur de masque. La vision initiale s’est codifiée et un ensemble de préceptes transmis par le détenteur du masque, se substituant au processus d’élargissement de la conscience, de fissuration de l’inconscient, en vue de la « purgation des humeurs malignes », impose des limites à l’affirmation individuelle. Mais celle-ci reprend malgré tout ses droits. Une caste de sculpteurs tenue en laisse par la hiérarchie traditionnelle, a la fonction d’exprimer dans et par le masque, en somme de révéler à travers les visions individuelles celles du collectif. Certes, ils sont tenus dans l’anonymat, On se demande même, si ce n’est pas à l’origine de leur castration sociale. Surtout que les mots, caste et castration ont étymologiquement le même sens, La relégation dans cet anonymat ne fournit-elle pas la raison qui fait dire qu’en Afrique l’individu n’existe pas ? Dans ce cas, on peut dire que le pouvoir hiérarchique semble vouloir stopper le processus de conscientisation estimant que les structures sociales existantes doivent se stabiliser du fait qu’elles peuvent encourir quelques risques à être tant soit peu remises en question par de nouvelles visions personnelles qui affirment le protagoniste au sein de la société. Quand on sait que chaque esprit qui se nomme dans le déroulement du culte des dieux exige ses rites et son culte, c’est-à-dire de nouvelles structures, il n’est pas vain de penser que ces sociétés pressentaient confusément les limites à assigner à cette dynamique individuelle. Mais ne soyons pas aussi schématique. Ces blocages peuvent exprimer aussi la crainte des hiérarchies d’être mises en cause. De toute façon, le résultat est le même. Mais le côté négatif de cette limitation est que l’individu au sein de la société finit par être réduit à la personnalité collective. Comme il n’y a pas eu prise de conscience des affects individuels, la marche vers l’épanouissement s’arrête aux bornes des caractéristiques communautaires ou nationales. Un signe manifeste en est la raison de certain Etat à inciter ses sujets à renoncer, non à leur histoire individuelle, parce qu’elle s’affirmera toujours à travers leurs réflexes, mais, en changeant de nom, à la camoufler. C’est escamoter la griffe de cette histoire personnelle. L’individu est réduit à la vision des hiérarchies qui sont parvenues à soumettre la vie spirituelle à l’exercice du pouvoir temporel.

 

Actualité de la négritude dans le monde noir

Peut-on dire que la Négritude jouit de nos jours d’une grande faveur dans le monde noir ? J’ai l’impression d’assister à la manifestation d’impulsions divergentes en Afrique. D’un côté, les Etats ont éprouvé un sentiment de solidarité, un sens commun de l’action politique et culturelle. Ils se sentent liés pat les mêmes servitudes internationales. Leurs relations avec le monde occidental sont empreintes d’affects similaires. Ils sont donc conscients de leur indubitable appartenance, non point seulement à une histoire coloniale commune, mais aussi à une forme de sensibilité et de vision des choses se rapportant à leur commune destinée. D’autre part, du fait de l’égocentrisme des Etats, ils en arrivent à l’impératif d’une individuation. Rien de plus naturel que cette particularisation se manifeste par la recherche d’un langage propre à chacun. Le concept de Négritude prolifère en différentes appellations. Et la Négritude proprement dite finit par passer pour l’expression politique du Sénégal dont le besoin d’affirmation bien que justifié, apparaît comme une tentative d’exercer un patronage intellectuel et politique en dehors de ses frontières.

Le problème est différent pour les autres communautés noires du Nouveau Monde. Dans la plupart des pays d’Amérique, les noirs constituent une minorité et ne détiennent pas le pouvoir économique et politique. C’est le cas des noirs des Etats-Unis d’Amérique, du Brésil et de Cuba. Leurs aspirations se résument dans le mot « Intégrations », dont ils font leur bannière politique. Ils ne veulent pas de la différence qui leur a toujours été défavorable. Ils veulent être considérés comme politiquement, socialement non différenciés. A cette raison se rattache une particularité. Les nations du Nouveau Monde ayant dû leur développement au travail des noirs sont aussi profondément influencées par l’apport culturel nègre. Ces circonstances ont forgé une civilisation en voie de « distanciation » de la civilisation typiquement occidentale de l’Europe. Plus que toutes les autres nations du globe, elles évoluent rapidement vers la symbiose. Et cette évolution est directement liée à l’épanouissement d’abord culturel et artistique, puis social et économique de leurs communautés noires. Cette civilisation est la leur. La différence leur imposerait du coup l’idée d’être des marginaux devant être tenus à leur place. Ils ne pourraient jouir en l’occurrence de l’accessibilité à des postes responsables au plus haut niveau politique. Leur tâche consiste à faire admettre par l’ensemble de la société américaine qu’ils atteignent à la perfection humaine, par la connaissance et le self control, donc à cette individualisation qui constitue le fondement idéologique des sociétés américaines.

A Cuba, les idéologues noirs eux-mêmes affirment que la particularisation du monde noir aurait pour effet d’affaiblir la force de cohésion anti-impérialiste et que l’unité politique et culturelle acquise grâce à une effervescence dans la construction d’un ordre nouveau, assure, avec l’identité cubaine, l’épanouissement des noirs. Le commandant en chef de l’armée cubaine est un noir qui était aux côtés de Fidel Castro dans la Sierra Maestra. « Et certains nègres cubains ne feraient que porter le masque de la « négritude » pour servir les desseins ténébreux du néo-colonialisme incolore et policier ».

En Haïti, la Négritude semble avoir cessé d’être, sous le régime de Jean Claude Duvalier, le levain politique qu’il était pour le régime précédent. Justement, lors de la pose de la première pierre de l’Institut d’Etudes et de Recherches africaines, le Ministre de l’Education Nationale a mis l’accent sur le caractère symbiotique de la culture haïtienne. Le thème de la symbiose préfigure un avenir culturel promis aux dimensions universelles.

Aux Antilles, Césaire continue à donner le ton dans l’appréciation de la Négritude. Au cours d’une interview accordée au « Soleil », le 22 avril 1976, on y lit :

Césaire : « À l’heure actuelle, avec les indépendances, la négritude s’est fractionnée ».

Le Soleil : « Oui, et même l’on parle ici « d’African personality » là d’authenticité. Certains voudraient se démarquer de la Négritude »

Césaire : « Je ne voudrais pas être méchant ; je ne suis pas contre non plus. Mais il y a Négritude et il y a caricature de négritude. Il peut y avoir tentative de mystification, d’utilisation politique ; je dis qu’il faut se méfier. »

 

Une problématique des sources de la Négritude

La manière dont se pose la problématique dans l’affirmation de l’identité culturelle négro-africaine nous est trop bien connue pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. Les travaux du Président Senghor, particulièrement dans « Problématique de la Négritude », N° spécial du « Soleil » du 8 mai 1971, sont une analyse exhaustive du problème en regard des années antérieures et de la façon dont il fut abordé au Festival d’Alger.

Toutefois, l’expérience personnelle met à notre portée des éléments d’analyse qui peuvent nous permettre de nous interroger sur l’intelligibilité des thèses soutenues par celui qui est considéré à juste titre comme l’initiateur. Je veux parler de W. Du Bois qui a appréhendé le problème noir en sociologue. Le Président écrit : « Après avoir ainsi analysé, en théoricien, la situation subjective et objective du Négro-américain, Du Bois définit les objectifs qu’il fallait atteindre pour sortir le Nègre de cette situation ». Et plus loin : « En somme, il était question de transformer le Négro-américain de l’intérieur et de l’extérieur en même temps. De l’intérieur, par l’éducation et la formation ; de l’extérieur par une pression de plus en plus forte exercée sur l’opinion publique et le gouvernement américain ».

En 1903, année de la publication de « Ames noires » de Du Bois, tout noir américain ressent la condition nègre dans un climat de répression raciale, donc à travers sa sensibilité propre. II la ressent aussi de l’extérieur. Pour l’appréhender objectivement, Du Bois se réfère à des concepts hérités de l’humanisme du siècle des Lumières. Ce qui retient notre attention, c’est que pour appréhender subjectivement sa condition, il fasse encore appel à un concept, même si ce concept est celui de la subjectivité cartésienne. Transformer le noir américain de l’intérieur se résume donc pour Du Bois à l’amener à penser sa situation par l’éducation. N’est-ce pas, encore là, se placer sur un plan objectif ? Pourtant, « il s’agissait au premier chef, écrit le Président Senghor, d’effacer, dans l’esprit du blanc, et surtout des noirs l’image du nègre-enfant-taré ». Nous soulignons ici le mot, image, parce que nous entendons l’image sensible bien entendu. Le noir américain n’avait pas une vue objective de l’idée que se faisait de lui le blanc, mais une vue émotionnelle, traumatisante, ancrée dans son imagination, dans son inconscient depuis l’enfance. Cet affect qui l’a porté à refouler l’image réelle qu’il aurait pu avoir de lui, a conditionné depuis l’âge tendre ses réflexes vis-à-vis du monde blanc. Dès lors, se pose la question à savoir si l’éducation, telle que l’entrevoit Du Bois, pouvait avoir la vertu de faire que le noir devienne lui-même. Il ne pouvait lui venir qu’une idée extérieure à son imagination, à sa sensibilité, donc une idée pensée, abstraite, conceptuelle du noir en général. Comment le noir américain pouvait-il se voir émotionnellement, subjectivement, dans les préceptes rationnels qu’on lui inculquait. Savoir ce qu’on est ne conduit pas nécessairement à se connaitre. Et personne d’autre que soi-même, encore moins la pensée conceptuelle, ne peut arriver à connaître qui on est. La connaissance de soi est sensible et vivante. Aussi, peut-on se demander si la manière dont se transformerait le noir américain pouvait être considérée comme subjective. Je veux dire : dans le sens d’une relativité au sujet c’est-à-dire accidentel, contingent et variable et non absolu. Le sujet se percevant à travers la projection de soi dans un langage sensible et universel, décodable.

Par ailleurs, en 1903, l’expression musicale de la souffrance du noir américain ne déborde pas encore le cadre de la communauté noire du Deep South. Elle est marginale et folklorique, reproduisant les thèmes de la vie rurale des champs de coton et des ghettos noirs. Que plus tard ; la musique négro-américaine devienne l’expression de toute une civilisation, renvoie au noir américain l’image de sa puissance créatrice, c’est-à-dire de sa souffrance convertie. Il crée alors un univers sensible dans lequel le sujet bien entendu, mais aussi le monde entier reconnaissent et assument l’identité individuelle chez le nègre, dans l’apaisement sublimé de son être torturé. Voilà déclenché, le processus qui va d’une abréaction à une conversion. C’est dire que le facteur de transformation du noir américain devient réellement subjectif à partir de l’expression d’une intériorité, à partir d’une vision intérieure individuelle enracinée dans le collectif et ne devant sa consécration qu’à la communauté universelle. Cette expression, facteur de transformation du noir américain, est donc née sur le plan esthétique, avec le sujet en quête de son identité.

Il est un fait que le facteur objectif, sans l’appoint de la subjectivité inconsciente, elle-même, facteur de fusion, juxtapose un schéma de comportement à côté d’un autre. Prêcher de l’extérieur le retour à des formes typologiques nègres ne tend qu’à façonner une personnalité schizoïde. Il n’y a point fusion émotionnelle des multiples parts de l’homme. Est-ce pourquoi le Président Senghor écrit : « Ce sont peut-être moins la théorie que la pratique de la Négritude, je veux dire le roman et surtout la poésie de la Négro-Renaissance qui nous ont influencés comme modèles ».

 

Nous ne revenons à la nécessité de cette connaissance intérieure de nos composantes, afin que, loin d’en refouler l’une d’elles ou de nous accommoder de leurs divergences au risque de sombrer dans la névrose raciale, nous puissions en réaliser une fusion équilibrante. Cette connaissance de soi dépend de la liberté de vision qu’en a le sujet. Nous entendons la liberté de projeter son univers sensible en quelque œuvre imaginaire échappant à toutes directives esthétiques telles que l’esthétique négro-africaine elle-même, qui n’est que concept issu de révélations du passé, de l’antiquité africaine. Cet art africain correspondait à des processus psychiques individuels et collectifs, à des attitudes mentales qui ont été bouleversés par le contact de l’Afrique avec la civilisation occidentale. Aujourd’hui, un style contemporain attend de voir le jour dans tous les genres d’expression artistique. Il ne peut correspondre qu’à ce qu’est le nègre nouveau. Mais comme il en est de l’auto-censure des êtres humains, ce style, ce langage nouveau se heurte à des blocages. C’est la fixation œdipienne à cet art antique qui en constitue le frein. De noble qu’il était, l’art africain s’essouffle de nos jours dans des formes souvent archaïques, folkloriques et touristiques.

Il est évident que la recherche d’une expression symbiotique est liée à l’extension de la ville africaine, à la transformation qui s’est opérée chez le nègre du Nouveau Monde. Les noirs urbanisés sont en pleine mutation psychologique. En ces lieux de rencontre de deux cultures qu’est la ville, l’homme ne correspond plus au schéma de l’Africain d’il y a cinq siècles. En lui cohabitent avec des éléments acquis propres à la sensibilité contemporaine, ce que Senghor appelle « les valeurs culturelles du monde noir ». Loin de refouler les pulsions nouvelles, le noir est de plus en plus enclin à les concilier avec les anciennes. Ce qui en fait un homme nouveau, tendant à reconstituer une individualité intégrée, préfigurant l’ère symbiotique.

Pour en revenir à la manière dont Du Bois détermine le plan subjectif de la Négritude, disons que toute la question est de savoir comment il entend que le sujet s’articule avec l’objet. Le sujet ne peut jouer un rôle passif d’acceptation du fait culturel objectif. En ces temps de contrainte politique exercée sur les créateurs nègres, où les maisons d’éditions, les théâtres, les studios de cinéma et de télévision, les festivals, sans parler de l’aide et de l’encouragement provenant des organisations culturelles internationales, sont utilisés comme moyens de pression dans une tentative d’orienter les potentialités artistiques dans les vues du pouvoir personnel, c’est une erreur de concevoir le sujet épanouissant d’aise à l’égard de l’objet qui lui est imposé de l’extérieur. Car l’objet passe au laminoir de l’imagination, d’où naît l’action créatrice.

Sur le plan subjectif, la Négritude comporte donc une dynamique productive. A l’instar de la vie organique, l’âme collective s’agence avec chacun des états d’âme personnels dans une structure nucléaire. Le sujet-noyau se nourrit de son environnement et conscientise le rapport entre deux thèmes antinomiques. Il se déroule comme une assimilation réciproque des éléments confrontés, et ainsi que le dit Yung : « Non pas l’appréciation, l’assujettissement et la déformation unilatérale des contenus inconscients par la tyrannie consciente ». J’ajouterais : du sujet par l’objet, de l’homme par les valeurs culturelles du passé collectif. « Or l’hypertrophie de la valeur de l’objet représente justement, ajoute Yung, une des circonstances particulièrement susceptibles d’entraver le développement du sujet. La fascination par un objet d’emprise quasi « magique » oriente puissamment la conscience subjective dans le sens de cet objet et se met en travers de toute tentative de différenciation individuelle ». Pour ma part, je concevrais mieux une passivité de l’objet, mais en fait, il n’est jamais passif, puisque le sujet en est imprégné héréditairement. C’est la poussée contraignante du sujet vers l’objet qui lui enlève la masse d’énergie dont il a le plus grand besoin pour son propre développement. « Au cours de l’assimilation, dit Yung, il ne s’agit jamais de l’alternative : ceci ou bien cela, mais toujours du rapprochement de ceci ou de cela ».

 

la politique culturelle

Aussi, à l’aube d’une ère de renouveau de la culture nègre, toute politique culturelle devrait-elle consister à éviter quelque résistance que ce soit à ce mouvement naturel d’épanouissement de la vie psychique. Il nous semble que les instances culturelles devraient se donner la tâche de fertiliser le sol où bourgeonne cette espèce symbiotique de l’individualité nègre. Point ne serait besoin de discriminer les autres formes d’orientation de la recherche. En cette matière, la confrontation ne peut être qu’enrichissante. Mais il est essentiel de se garder de lier le concept politique du pouvoir aux structures d’aide et d’encouragement à la création.

Il est clair que toute tentative tendant à imposer de l’extérieur des phantasmes, des directives intellectuelles, se heurtera à l’écueil de l’indifférence et du scepticisme des nouvelles générations. L’éclosion de la personnalité se trouverait entravée par le moule conceptuel, comme c’est le cas de l’entrave causée au développement artistique des pays de l’Est par l’imposition du « réalisme socialiste ».

Toutefois, seuls ceux qui ont connu l’expérience de la création et sont conscients de l’aventure dans laquelle se trouve engagé l’homme en allant à la quête de soi, sont aptes à être les initiateurs. Les tenir éloignés des ateliers de création confiés aux administrateurs, correspondrait à employer les infirmiers et les brancardiers qui passent la camisole de force aux aliénés, en lieu et place des thérapeutes.

L’œuvre d’art est donc la projection de cet épanouissement individuel atteint dans le sein du collectif. C’est aussi le critère que le bien être collectif se trouve sur la voie de sa réalisation. Une politique qui n’assure pas l’équilibre individuel dans la libre créativité ne garantit pas pour autant l’équilibre social et culturel. Un tel concept jette délibérément le voile sur le fait qu’une véritable paix sociale passe par la somme d’heureux états d’âme démunis de toute angoisse convulsive. La floraison artistique s’en trouve être non seulement le témoignage le plus probant, mais aussi la source énergétique de la conscience de l’identité. La paix intérieure ne fait-elle pas suite à la décharge de l’exorcisé ?

Les époques d’éclosion artistique inauguraient des temps d’heureuses confluences et d’équilibre entre les forces individuelles et collectives. C’est l’Hellénisme, la Renaissance en Europe, l’art du bronze au Bénin, l’époque du Jazz en Amérique. A ces grandes étapes du développement de la conscience, l’initiative créatrice se situe au même niveau de valeurs que les entreprises politiques. L’un n’a point priorité sur l’autre et ne se confondent pas les tâches. Là encore, les nouvelles générations refusent l’alternative d’une façade institutionnelle de la culture proposée à la place de l’effervescence culturelle. Que leur reste-t-il dans le présent ? La promesse d’une civilisation de l’Universel ?N’est-ce pas une vision poétique projetée sur la société des hommes et qui témoigne de l’universalité du poète ? C’est le souffle prophétique analogue à la foi en une société future des poètes utopiques. Rappel singulier d’une vision qui n’était pas de ce monde. J’entends le monde extérieur des conflits politiques et de leur irréductibilité. Projection certes, mais de l’idéal intérieur, en tant qu’elle apporte une saison de ferveur où se retrouve l’homme apaisé dans l’équilibre d’une âme collective. N’implique-t-elle pas l’intégration dans la « complétude » de la personnalité, de toutes les parts de la vie humaine à la possession desquelles aspire chacun de nous ? Ainsi, et qu’on me pardonne cette antienne que je me plais à répéter peut-être trop souvent : La civilisation de l’universel passe par la nécessité de joindre ici et maintenant les parts dispersées de l’homme.

[1] Cette vue résulte d’une thèse de Mathias Makang MBog du Cameroun « Essai de compréhension de la dynamique des psychothérapies africaines traditionnelles ».