Culture et civilisations

L’UNIVERS ROMANESQUE D’OYONO

Ethiopiques numéro 10

revue socialiste

de culture négro-africaine

avril 1977

 

Malgré son silence depuis l’année 1960 – date de la publication de son dernier roman, cet écrivain camerounais, Oyono, reste l’un des plus grands romanciers que l’Afrique ait connu.

En effet, avec Mongo Beti, Aké Loba, Bernard Dadié, Benjamin Matip, et Cheikh Hamidou Kane, Oyono appartient à ce qu’on peut appeler les romanciers de la révolution africaine, à qui on peut trouver un précurseur en René Maran de Batouala [1].

Trois grands romans portent le nom de Ferdinand Oyono et expriment admirablement sa vision du monde : Une vie de boy [2], Le vieux nègre et la médaille [3], et Chemin d’Europe [4] « Roman de combat », [5] « roman satirique » [6] « roman du conflit colonial » [7], – ce sont là de divers essais de classification des romans d’Oyono par des critiques autorisés qui veulent déterminer l’orientation de l’œuvre de ce grand écrivain et diplomate. Ce qui saute aux yeux à la lecture des romans d’Oyono, c’est qu’ils sont des œuvres engagées dans une attitude révolutionnaire contre l’Occident ; non pas contre un Occident qui reconnaisse et pratique la justice, l’égalité et la liberté des hommes, mais justement contre cet Occident-là dont la présence de marque par la colonisation et l’aliénation de l’homme colonisé. Nous pensons que pour mieux comprendre les romans d’Oyono il est utile, voire nécessaire, d’aller au-delà d’une simple classification de son œuvre ; il faut percer sa conception romanesque et pénétrer l’univers dans lequel se figent les événements de son récit et où il fait mouvoir ses personnages.

Une vie de boy, qu’on a souvent qualifié de « roman d’apprentissage » raconte la vie d’un jeune garçon africain, Toundi, qui fuit l’autorité paternelle pour chercher plus de liberté et de bonheur dans le service des Blancs qui travaillent pour l’Eglise et l’Administration – deux institutions qui se présentent dans les romans d’Oyono comme deux armes de la même oppression coloniale. Nous assistons dans ce roman au passage de l’enfance à l’âge adulte du héros et nous vivons avec lui la joie et la tristesse qui jalonnent sa vie depuis la famille jusqu’à la prison, la fuite et la mort – en passant par les pères Gilbert et Vandermayer, le Commandant Robert et sa femme, le Commissaire de police (Gosier d’Oiseau) et régisseur de prison M. Moreau. Cette œuvre n’est ni anti-France ni anti-Française, c’est plutôt un témoignage, voire une mise en accusation des forces animatrices du monde d’injustice dans lequel évolue le jeune héros. Car celui-ci goûtera les affres de la mort pour avoir découvert malgré lui, les infidélités de l’épouse de son maître européen – le Commandant de cercle.

Dans la même veine, le Vieux Nègre et la médaille relate avec une ironie mordante les aventures d’un vieux paysan camerounais qui a « beaucoup fait pour faciliter l’œuvre de la France dans ce pays », et qui se croit l’ami des Blancs. En effet, il a donné ses terres aux missionnaires et ses deux fils à la guerre où ils sont morts en combattant pour la France. Pour récompenser Meka de ses pertes et des services rendus, l’Administration coloniale décide de le décorer d’une médaille le 14 juillet – jour de la fête nationale de la France. Il se dépense pour se procurer une veste qui convienne à la distinction que va lui conférer la décoration. Hélas ! avant de recevoir la médaille il est obligé d’attendre une heure dans un cercle chaud, sous le soleil tropical, et lorsqu’on la lui « colle sur la poitrine » il la perd dans une tornade qui s’abat sur la case dans laquelle on boit le vin d’honneur. Pour avoir osé entrer, sans une lampe, dans « le quartier européen », Meka est brutalisé et mis en prison par les policiers de la même Administration coloniale qui vient de le décorer. C’est alors seulement qu’il comprend la tragédie de la situation coloniale et la gravité de ses propres pertes. Relâché, il rentre au village désillusionné.

Avec Chemin d’Europe l’exploration du monde blanc et de ses valeurs par le héros d’Oyono semble se compléter. Le personnage central, Aki Bernabas est un jeune Noir renvoyé de séminaire mais qui nourrit depuis son enfance le rêve d’aller poursuivre ses études en France. Mais avant que ne se réalise cette ambition il sera l’objet de la malédiction de son père, ce « pieux vieillard à la gifle facile », et exercera plusieurs métiers – rabatteur chez un commerçant grec, répétiteur dans une famille française, scribe et guide de touristes pour M. Hébrard – métiers qui le mettent en contact avec la petite communauté européenne établie dans son pays. Dans ce roman Ferdinand Oyono nous raconte, avec un style plus ou moins haché, bien que comique les aventures de ce jeune homme dans un monde hostile.

De la structure sociale à la structure romanesque

On peut remarquer que le contexte historique dans lequel s’insèrent les romans d’Oyono couvre toute la période coloniale ; le Cameroun en particulier et toute l’Afrique colonisée en général en constituent le paysage humain. Ainsi l’auteur ne nous peint-il pas l’Afrique idyllique et paisible de l’Enfant Noir [8] de Camara Laye, ni la chaudière du Devoir de violence [9] de Ouologuem, mais plutôt une Afrique assujettie et humiliée, qui lutte pour se libérer du joug colonial. La société coloniale implique colonisé et colonisateur, l’un représentant le monde noir et l’autre le monde blanc. Les personnages et les événements que nous présente Oyono tirent donc leur substance de l’expérience vécue de l’auteur dans cette société mixte, et on ne peut comprendre leur physionomie et leur psychologie que dans ce contexte.

Le choix de cette société hétérogène aux intérêts dissemblables, voire opposés, comme base de la fiction romanesque d’Oyono n’est ni fortuit ni gratuit ; il a une fonction précise et même déterminante. Il permet au romancier de préparer les antagonismes et les affrontements entre ses personnages qui, presque toujours, se groupent nettement en Blancs et Noirs et présentent ainsi une image fort fidèle du « monde antithétique » dans lequel vivent l’auteur et les siens colonisés. Une fois ce rapport établi, Oyono peut tout aisément démontrer, à travers ses personnages qui se rencontrent, se déçoivent et se haïssent, la situation d’incommunicabilité et d’incompréhension entre des hommes (colonisés et colonisateurs) qui devraient pourtant s’aimer, se tolérer et se compléter. Une étude attentive de tous les romans d’Oyono révèle que leur architecture obéit à cette opposition fondamentale. Entre Toundi, héros d’ Une vie de boy, le Commandant et ses congénères un gouffre de malentendus se creuse ; Meka, personnage central du Vieux nègre et la médaille, Engamba et Essomba (tous noirs) s’acharnent contre la petite communauté européenne de la présence coloniale parce que, selon eux, « rien de ce que nous vénérons n’a d’importance à leurs yeux. Nos coutumes, nos histoires, nos remèdes, nos hommes mûrs, tout cela c’est comme les affaires de leur boy »… [10] Aki Barnabas du Chemin d’Europe voit dans Kriminopoulos, Mme Gruchet, les Hébrard et le Gouverneur tous blancs – de grands obstacles contre la réalisation de sa personne et de son bonheur.

Sans cette technique de division à base raciale, pour ne pas dire raciste – Blanc/Noir ; Colonisateur/Colonisé division qui donne à des situations conflictuelles, le roman d’Oyono perdrait l’essentiel de son message, sa vigueur et, peut-être, sa pleine saveur. Franz Fanon disait dans les Damnés que « le monde colonial est un monde compartimenté… le monde colonisé est un monde coupé en deux » [11]. Cette remarque s’avère véridique lorsqu’on l’applique à la structure et structuration interne du roman d’Oyono. La ville de Dangan dans Une vie de boy est « divisée en quartier européen et en quartier indigène », les maisons du quartier européen sont « au toit de tôle », mais les cases du quartier indigène sont « en poto-poto ». De même, dans Le Vieux nègre et la médaille le héros est impitoyablement battu et conduit en prison pour s’être aventuré dans le quartier européen. C’est avec tristesse mêlé de haine que le héros de Chemin d’Europe, Aki Barnabas, nous raconte le traitement que lui et Bendjanga-Boy ont reçu lorsqu’ils sont entrés dans un club des Blancs :

« … Ce qui ne veut pas dire que poussé par une masochiste détermination, j’étais lové dans un sanctuaire d’amertume où je passerais mes jours à égrener en murmurant inlassablement un chapelet de : je suis un nègre ! je suis un nègre ! Mais l’intense révélation que j’en eus, en entrant dans ce club européen où l’on ne tolérait que ces « blancs-couillons » qui, en nous apercevant, avaient instinctivement porté leurs mains à leur visage, comme pour se protéger de notre impertinente négritude en ces lieux où on leur avait fait peut-être oublier qu’ils étaient noirs, vint essentiellement du silence angoissé, électrique, qu’avait causé notre noire et insolite apparition ». [12].

Dans un monde ainsi conçu la fraternité disparaît, cédant place à la frustration et à la dépersonnalisation du nègre – une réalité inacceptable à Oyono. C’est pourquoi, dans un geste de témoignage, l’auteur nous présente, à travers ses personnages et les événements, les horreurs d’un monde tortionnaire où les Noirs sont la victime et les Blancs le bourreau. Souvent, il faut l’admettre, le romancier recourt à la dramatisation des faits pour besoin de la cause : Toundi, héros d’ Une vie de boy est cruellement battu par le Commissaire de police – Gosier d’Oiseau ; il passe par la prison et finit par la mort ; le vieux Meka du Vieux nègre et la médaille est lui aussi, battu et humilié par les gardes ; Aki Barnabas de Chemin d’Europe bat les Hébrard. Si Oyono se complait à dépeindre toutes ces scènes de heurts et de malheurs, ce n’est pas par désespoir devant un monde qui ne se tient plus, c’est plutôt par le désir de témoigner l’injustice qui semble s’institutionnaliser d’une part, et d’autre part pour exprimer non seulement la prise de conscience de l’homme noir mais aussi sa révolte éventuelle qui aboutira à la destruction du monde divisé et à la restauration de la dignité de l’homme colonisé.

Morphologie des personnages

Un examen attentif des personnages privilégiés d’Oyono, c’est-à-dire, de ceux qui reviennent fréquemment dans ses romans, révèle qu’ils sont habituellement un jeune écolier et paysan noir qui rêve à une vie meilleure, un chef de village ou de famille qui perd progressivement son autorité à l’Administration coloniale, un catéchiste africain, souvent mystificateur, tel Ignace Obébé du Vieux nègre et la médaille, des putains telles Sophie d’ Une vie de boy, Anatatchia de Chemin d’Europe. Tous ces personnages représentent le monde colonisé dont le romancier nous montre le bouleversement. Quant au monde européen que l’auteur prend souvent pour cible, on le perçoit à travers le Commandant et sa femme, le Gouverneur tel M. Dansette de Chemin d’Europe, le régisseur de prison, le Commissaire de police surnommé Gosier d’Oiseau, le missionnaire tel le père Vandermayer, le commerçant (souvent grec ou crétois) comme Kriminopoulos et Hébrard, le grand cercle. Oyono met tous ces personnages en contact, les uns avec les autres pour qu’ils puissent se révéler les uns par les autres et dévoiler par leurs actions la tragique incompréhension et contradiction qui animent le monde dans lequel ils se meuvent. Il mobilise tous les ressorts du récit pour imposer la présence de ces personnages au miroir de qui on peut mesurer les rapports humains dans la société coloniale.

Les personnages d’Oyono se conçoivent souvent comme des projections de l’auteur dans ses rapports avec l’organisation socio-politique de la période coloniale. Ils sont des « personnages types » qui assument les caractères ou les souffrances d’une classe sociale, d’une profession du temps que couvre la fiction romanesque. C’est pourquoi on voit se résumer en M. le commandant, et en Mme la Commandante, en M. Moreau, en Gosier d’Oiseau et en Vandermayer d’ Une vie de boy les caractères de la petite communauté européenne plongée dans l’œuvre de colonisation. D’autre part Toundi d’ Une vie de boy, Aki Bamarba de Chemin d’Europe et Meka du Vieux nègre et la médaille, tous ces hommes, bousculés, contrariés dans leurs aspirations légitimes, battus, emprisonnés, Hommes qui n’ont aucune prise sur leur destin représentent, dans l’optique d’Oyono, l’humanité africaine colonisée et opprimée et que le romancier semble inviter à agir pour se libérer. Aussi les romans d’Oyono marquent-ils le point culminant de la prise de conscience de l’auteur devant les injustices de la colonisation.

La plupart du temps les personnages européens font piètres figures ; au miroir, parfois grossissant, d’Oyono ils mènent une vie scandaleuse, en désaccord avec l’idéal de la « mission civilisatrice » européenne chez les Noirs. Pourquoi ces liaisons amoureuses peu attendues entre la prostituée africaine, Sophie, et l’ingénieur blanc ? Entre l’épouse du Commandant et M. Moreau, régisseur de prison ? Entre mademoiselle Gruchet et le prêtre blanc, son précepteur ? Entre M. Gruchet et la putain Anatchia – « masse de chair molle facilement liquéfiable et en perpétuelle croissance de bête châtrée depuis qu’on l’avait débarrassée de ses ovaires… » [13], pourquoi ces liaisons inattendues sinon des moyens dont Oyono se sert pour détruire ce qu’on a pris l’habitude d’appeler « le mythe de la supériorité blanche » ? On peut comprendre l’attitude de l’auteur à cet égard, si l’on se souvient qu’il milite contre la pérennité de la domination et de l’exploitation de son peuple par une force étrangère. Oyono a l’habitude de se rire des personnages européens qui représentent cette force étrangère ; toutefois, son rire semble être un pleur camouflé – signe d’un désarroi intérieur. Roger Mercier dirait qu’il s’agit de « la revanche du faible qui, ne pouvant se faire raison, se venge des maux dont il souffre en riant de ceux qui en sont la cause » [14].

Le héros d’Oyono est toujours sous l’influence d’une poussée incoercible vers les valeurs occidentales qu’il ne connaît que par l’extérieur et sur lesquelles il a beaucoup d’illusions. Il veut connaître à fond les secrets de la vie de ses maîtres européens, de leur progrès technique. Toundi a fui la maison de son père pour suivre les Blancs. Cherchant à expliquer la raison de son action il dit :

« A vrai dire, je ne m’y étais rendu que pour approcher l’homme blanc (père Gilbert) aux cheveux semblables à la barbe de maïs, habillé d’une robe de femme, qui donnait de bons petits cubes sucrés aux petits Noirs » [15].

Ces bons petits cubes sucrés sont porteurs de valeurs nouvelles auxquelles la jeunesse africaine ne peut résister. D’autre part Toundi apprend du père Gilbert comment lire et écrire, mais plus tard il tourne cette science contre les congénères de son bienfaiteur ; à la mort du père Gilbert la tentation de l’Occident vainc Toundi : il passe au service du père Vandermayer, puis à celui du Commandant – véritable consécration de son espoir. Son ambition est de devenir l’égal de ses maîtres européens et de communier pleinement avec eux, mais il sera victime de cette ambition.

Si Meka, héros du Vieux nègre et la médaille a donné ses terres aux missionnaires et ses « deux fils à la guerre où ils ont trouvé une mort glorieuse » [16], c’est pour faciliter« l’œuvre de la France » dans son pays et mériter l’amitié et la médaille des Blancs.

La France, aux yeux d’Aki Barnabas, est une terre promise qu’il fera tout pour atteindre. Ce charme exotique qu’exerçent la France et ses valeurs sur le personnage d’Oyono nous apparaît comme un procédé grâce auquel le romancier veut pénétrer, pour en montrer les vérités profondes et parfois amères, le monde du colonisateur. Le procédé permet à Oyono de démontrer également la lente désorganisation de l’équilibre de la société traditionnelle et le désir de la jeunesse de s’évader du système conçu du village.

Les schémas suivants peuvent jeter plus de lumière sur les différentes étapes du mouvement du héros d’Oyono vers le monde blanc.

1. Une vie de boy

Ces trois schémas révèlent des démarches semblables dans l’aventure des héros. Les mouvements commencent toujours au village où la veillée autour du feu, et le tam-tam au clair de lune ne semblent plus séduire la jeunesse depuis l’arrivée du colonisateur et de ses valeurs (argent, école, christianisme, organisation de la ville, technologie etc.) Le héros part avec optimisme, entre en contact avec le monde européen, mais en son déçu. L’échec de ses tentatives peut s’expliquer par deux raisons : d’une part, sa mentalité et son éducation ne le préparent en rien pour aborder avec fruit le nouveau monde ; d’autre part, il croit naïvement aux propos humanistes de l’Occident et à l’image grandiose qu’on a plaquée sur les valeurs de celui-ci.

En effet, si Oyono arrache ses héros au village et les pousse à la connaissance intime des colons, c’est pour « démystifier » le mythe de la supériorité du monde auquel appartiennent ceux-ci. L’auteur l’a dit lui-même ailleurs :

2. Le Vieux nègre et la médaille

 

3. Chemin d’Europe

« Le Cameroun a été un pays sur lequel on avait tiré un certain rideau de fantasmagorie. L’écrivain camerounais doit donc avant tout lever ce rideau, son œuvre, reconstitution de la vérité est donc une démystification » [17].

Œuvre de témoignage, de reconstitution de la vérité, voire de démystification, c’est dans ces perspectives qu’il faut comprendre les romans d’Oyono. Il n’est donc pas étonnant que le romancier ne fasse pas la part belle aux personnages européens et aux institutions coloniales dans son œuvre.

Autobiographie littéraire

Victor P. Bol disait dans Littérateurs et poètes noirs que derrière la fiction romanesque des écrivains noirs, « on sent une part importante d’autobiographie qui empêche le récit de prendre sa totale autonomie et qui en restreint la portée » [18]. Les romans d’Oyono ne semblent pas échapper totalement à cette remarque, même si celle-ci pêche par trop de généralisation. Une vie de boy qui porte le sous titre « Le journal de Toundi », a un caractère autobiographique ; Chemin d’Europe est, lui aussi, marqué par une forte dose d’autobiographie.

Comme Toundi, Ferdinand Oyono a vécu avec des missionnaires européens ; il a également exercé la fonction d’enfant de chœur et celle de boy. Sans doute, les aventures que nous raconte le romancier et les personnages impliqués doivent leur existence et leur substance aux aventures personnelles de l’auteur lui-même dans le temps et dans l’espace. Le temps ici est un temps historique – la période coloniale, et le Cameroun colonisé constitue l’espace. Toutefois, ni Toundi, ni Aki Barnarbas ne peuvent s’identifier totalement à Oyono ; le caractère autobiographique des romans d’Oyono ne restreint en rien la portée de l’œuvre, tant il est vrai que l’autobiographie ne peut pas exister en dehors des institutions sociales et des forces qui les dirigent. Car la vie que raconte le personnage dans une situation donnée est une vie conditionnée.

L’enfance et le passé prennent un grand relief dans l’univers romanesque d’Oyono. Toundi se plaît à nous raconter les scènes de bastonnade pendant lesquelles son père s’en prenait à lui et à sa mère : « Je le connaissais) lui, mon père ! Il avait la magie du fouet. Quand il s’en prenait à ma mère et à moi, nous en avions au moins pour une semaine à nous remettre. » [19]

Aki Barnabas, héros de Chemin d’Europe nous relate aussi les souffrances qu’il a endurées dans sa famille. Son père, Ce « pieux vieillard à la gifle facile », « abruti par l’église », l’a poussé au petit séminaire sans tenir compte de ses propres ambitions, et lorsqu’il en est renvoyé une rupture s’opère entre lui et son père qui finit par le maudire. Ni Toundi ni Aki Bernabas ne semblent être contents de la vie qu’ils ont vécue dans la famille ; par conséquent ils traitent leurs pères de mépris et d’irrespect. On peut voir là une manière subtile dont Oyono porte un regard critique sur l’éducation traditionnel1e que reçoit l’enfant africain dans la famille.

Avec une autre intention, Meka du Vieux nègre et la médaille évoque son enfance et la gloire de ses ancêtres qui n’ont jamais courbé l’échine devant l’adversaire : « Les Mekas, les hommes qui incarnaient la puissance et dominaient le ciel et la terre dans cette contrée… » [20]

Une question importante doit se poser – pourquoi Oyono nous propose-t-il des héros qui prennent une certaine complaisance à raconter leurs enfances ? Prolongement affectif de l’auteur lui-même ? Une autre manière d’appréhender le présent ? C’est, peut-être, tout à la fois. Ce qui est certain, c’est que grâce à cette technique de retour au passé l’auteur parvient à introduire le personnage central du roman dans son environnement socio-familial et à imposer sa toute présence dans l’esprit du lecteur qui va dès lors suivre avec intérêt son évolution, les heurts et malheurs qui jalonnent sa vie depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte. En se remémorant l’enfance et le passé le héros d’Oyono semble vouloir mesurer les étapes qu’il aurait franchies afin de les insérer dans l’ensemble de sa destinée. D’autre part, le retour à l’enfance villageoise fournit au romancier l’occasion de dépeindre la vie paysanne, par opposition à celle urbaine marquée par l’intrusion des valeurs occidentales.

L’humour : manière d’écriture originale

L’humour est la plus grande et la plus efficace technique d’expression littéraire qu ’Oyono ait employée pour faire passer son message à ses lecteurs. Peut-être est-il utile de déterminer ce que c’est l’humour par rapport à la satire, puisque les deux se confondent souvent.

  1. A. Pennenborg nous semble avoir donné une des meilleures définitions d’humour :

« Le terme d’humour, dit-il,signifie raillerie bienveillante. « Le sentiment du risible sur fond de sympathie ». La disposition à la raillerie indulgente, écrit Hazewinkel, est essentielle à l’humour, autrement dit, il faut que la raillerie frôle la compassion, sinon il n’est pas question d’humour. Par contre la satire est une raillerie outrageante, haineuse, dure, sans charité, on pourrait dire, suivant une variante de la formule précédente « Le sentiment du risible sur fond d’antipathie », ce qu’il y a dans l’humour d’indulgent, de tolérant, manque dans la satire. Il en résulte que l’humour comporte on ne sait quoi de relatif, la satire au contraire quelque chose d’absolu, la condamnation sans réserves qui ne tient pas compte des circonstances atténuantes » [21]

Chez Oyono, l’humour cherche à exploiter dans l’objet raillé son aspect insolite, inhabituel, et qui prête au rire ; il est tantôt bienveillant et tolérant, tantôt destructeur, selon l’image que le romancier veut créer de son adversaire ; il n’épargne personne : ni l’administrateur colonial et son entourage, ni le missionnaire, [22] ni même le colonisé dont l’auteur semble prendre la défense.

La part de l’humour dans les romans d’Oyono mérite, à elle seule une étude détaillée que la nature de la présente étude ne nous permet pas d’entreprendre ici. Quelques exemples nous suffiraient pour démontrer cet esprit d’humour et son importance dans le développement des idées du romancier.

Pour Oyono la colonisation a imposé aux colonisés de nouveaux maîtres et relégué les Noirs à l’état de serviteurs. Ceux-ci ne pouvant rien faire contre les Blancs s’y résignent. Cette idée revient souvent dans les romans et chaque fois le romancier se moque non seulement des positions subalternes que les Noirs ont été acculés d’occuper chez eux, mais aussi de l’esprit de résignation devant une situation qu’on sait injuste et intolérable. Dans Une vie de boy, Toundi, héros du roman, résume d’un ton humoristique qui nous émerveille sa pensée sur la servitude. On vient de lui apprendre que le Commandant l’accepte définitivement à son service et il nous laisse entendre : « Je serai le boy du chef des Blancs : le chien du roi est le roi des chiens » (23). Qui sont les chiens ? Et qui les rois ? En effet l’auteur semble vouloir nous dire, par la bouche de Toundi, que le rapport entre Blancs et Noirs pendant la période coloniale ressemble à celui qui existe entre le roi et son chien – le chien étant, dans ce contexte, le Noir et le roi le Blanc. Toundi comme serviteur du Commandant se croit chef des serviteurs, tout comme le Commandant est le chef des Blancs engagés dans l’administration de la colonie

Pour souligner le thème de la division du monde et celui de la contradiction entre les propos amicaux des colons et la réalité vécue, Oyono se sert souvent du narrateur qui résume avec beaucoup d’humour ce que son héros et les personnages africains auraient dit. Voici par exemple, comment le narrateur présente ce qui se serait passé pendant la décoration de Meka par « le Grand Chef des Blancs de Timba : » « Les orateurs se succédèrent au pied de l’estrade. Personne n’était content. Ces Blancs exagéraient. En quoi pouvaient-il dire qu’ils étaient plus que des frères pour les indigènes ? Le Haut-Commissaire et tous les Blancs français de Doum étaient assis sur l’estrade avec les Grecs, ceux-là mêmes qui empêchaient les Noirs d’être riches. Aucun indigène n’était sur l’estrade avec eux. Ils n’avaient causé entre amis avec aucun indigène. Tout avait été public. Comment pouvait-on parler d’amitié si on ne pouvait causer avec le Haut-Commissaire qu’en parlant comme au tribunal ? Ces Blancs étaient de drôles de gens. Ils ne savaient même pas mentir et ils voulaient que les indigènes les croient. Bien sûr qu’ils avaient construit des routes, des hôpitaux, des villes… Mais personne parmi les indigènes n’avait de voiture. Et puis de ces hôpitaux on sortait souvent pieds devant. L’amitié ne pouvait-elle se fonder que sur le vin d’honneur ? Et même en buvant ce vin, les Blancs choquaient leurs verres entre eux… Où était donc cette amitié ? » [23]

De ce qui précède, on peut conclure qu’Oyono veut montrer que l’amour et l’amitié entre Noirs et Blancs dans le contexte colonial n’existent réellement pas ; toute déclaration d’amitié est superficielle, voire trompeuse et incapable d’amener le colonisé à avoir confiance en la bonne volonté de son colonisateur.

L’esprit mesquin etmercantile desmissionnaires européens, renforce la thèse d’Oyono : L’Eglise et le catéchisme occidentaux sont une autre arme dont le colonisateur se sert pour mystifier le Noir afin de l’exploiter. L’image du père Vandermayer que nous présente le jeune Toundi n’est pas celle de marque. Ce personnage est une caricature de prêtre :

« Le père Vandermayer est l’adjoint du père Gilbert. Il a la plus belle voix de la Mission. C’est lui qui célèbre la messe aux grandes fêtes. C’est tout de même un drôle de type, ce père Vandermayer. Il n’admet pas qu’un autre que lui ramasse l’argent le dimanche quand ce n’est pas lui qui dit la grand-messe. Un jour où je l’avais fait à sa place, il m’avait fait venir dans sa chambre où il m’avait déshabillé pour me fouiller. Il m’avait flanqué d’un catéchiste pendant toute la journée pour le cas où j’aurais avalé des pièces de monnaie… » [24]

Les explorateurs et touristes européens qui auraient faussé l’image de l’Afrique n’échappent pas non plus à l’humour d’Oyono. Pour Aki Barnabas de Chemin d’Europe, ils sont des « chevaliers de l’Aventure », qui font des rapports mensongers sur l’Afrique, avec l’unique but d’arracher au jury cinématographique de la métropole « le Grand Prix qui les consacrerait africanistes :

« Ces chevaliers de l’Aventure, des deux sexes et de tous âges, nous arrivaient, hors d’haleine, la mine épanouie. On avait l’impression qu’une usine les catapultait ici, le cou tendu, autour duquel on avait glissé l’étui d’une caméra qu’on leur vissait ensuite à l’œil, figeant ainsi dans une indistincte mimique leur visage qu’ombrait un énorme casque de liège. Alors, téléguidés, pétris d’un enthousiasme facile éclatant à l’amoncellement des ténèbres comme au déchaînement subit d’un orage, devant quelque pauvre diable, un singe, une femme nue ou un fou, ils étaient là, aux aguets, à la recherche des rites, prompts à dévisser le capuchon de leur stylo, à pister le sauvage, le bon sauvage de leur enfance vierge des stigmates du temps ; le « Bamboula ! » et à écrire un livre, un grand livre, qui n’eût jamais été écrit sur ce pays et dont le titre ricochait aussitôt sur le zinc du toit avec les bouchons de champagne, parlant de ce continent dont ils étaient tous aptes à saisir et à expliquer, tout de go, l’unique et l’inexprimable ! » [25]

Le monde qui constitue le cadre de la fiction romanesque d’Oyono est un monde hypocrite et contradictoire, et qui fait rire par sa propre laideur, il semble que pour marquer son refus de ce monde de fausses valeurs, et pour réclamer une société plus juste et plus humaine, le romancier s’en prend à tous ceux – Noirs et Blancs – qui veulent perpétuer l’injustice coloniale.

Le roman d’Oyono est une peinture de la vie – la sienne et celle de ses semblables dans un passé douloureux. Or une peinture réussie de la vie n’est-ce pas celle qui éveille un écho dans notre cœur, celle qui nous touche au plus profond de notre être pour nous révéler ce que nous sommes ou avons été. Sans doute Oyono se dresse-t-il en témoin de la vie coloniale qu’il raconte ; sa peinture est vive et saisissante. Toutefois, on doit se garder de prendre pour absolument vraies les révélations que nous fait le romancier, parce que d’une part celui-ci est dans l’histoire qu’il relate et non pas en dehors d’elle, et d’autre part cette histoire, elle même, est une histoire remémorée et par conséquent ouverte à la subjectivité du narrateur.

 

 

[1] René MARAN, Batouala, véritable roman nègre, Paris, Albin Michel, 1921.

 

[2] Paris, Julliard, 1956.

 

[3] Paris, Julliard, 1956.

 

[4] Paris, Julliard, 1960

 

[5] Bernard MOURALIS, Le roman africain et les modèles occidentaux, in Annales de l’université d’Abidjan, Série D, Lettres Abidjan, 1970, p. 90.

 

[6] Robert PAGEARD,Littérature négro-africaine, Paris Le livre africain, 1966, p.86.

 

[7] Roger MERCIER, Les écrivains négro-africains d’expression française, Les dossiers de TENDANCES, N° 19, Avril 1966, p. 19.

 

[8] Camara LAYE, L’Enfant Noir, Paris, Plon, 1953.

 

[9] Yambo OUOLOGUEM, Le Devoir de Violence, Paris, Seuil, 1968

 

[10] Ferdinand OYONO, Le vieux nègre et la médaille, Paris, Union Générale des Editions, 10/18, 1972, p. 168 (Toutes les autres citations de ce livre sont tirées de cette édition).

 

[11] Franz FANON, Les Damnés

 

[12] Ferdinand OYONO, Chemin d’Européen Paris Union Générale des Editions, 10/18, 1973, p. 180. (Toutes les autres citations de ce livre sont tirées de cette édition)

 

[13] Ferdinand OYONO, Op. cit., pp. 108-109.

 

[14] Roger : MERCIER, Les écrivains négro-africains d’expression française. p. 20

 

[15] Ferdinand OYONO. Une vie de boy, Paris, Presses Pocket, 1972. P. 16 (Toutes les autres citations de ce livre sont tirées de cette édition).

 

[16] Ferdinand OYONO, op. cit. p. 26

 

[17] Cité par Thomas Melone dans son ouvrage : De la Négritude dans la littérature négro-africaine, Paris, Présence Africaine, (Tribune de la Jeunesse 2) 1962, p. 102.

 

[18] Victor P. BOL et J. ALLARY, Littérateurs et poètes noirs, Léopoldville. Bibliothèque de l’Etoile, 1964, p. 30

 

[19] Ferdinand OYONO, Une vie de boy, p. 17

 

[20] Ferdinand OYONO, Op. cit. p. 150

 

[21] W.A. PENNENBORG Ecrivains satiriques. Caractère et tempérament, trad. du Néerlandais, Préf. de R. Le Senne, P.U.F. 1955, p. 6.

 

[22] Dans son Panorama de la littérature négro-africaine, Edouard Eliet donne la raison pour laquelle les Noirs critiquent l’Eglise : « La loi de 1905 qui, en métropole, prévoyait la séparation de l’Eglise et de l’Etat, n’a jamais été appliquée aux colonies. Ainsi le prêtre et l’administrateur vont nécessairement représenter deux aspects de la colonisation, deux faces d’une même injustice, d’une même civilisation » (op. cit. p. 158)

 

[23] Ferdinand OYONO,Le vieux nègre et la médaille p.124

 

[24] Ferdinand OYONO, Une vie de boy, p.25.

 

[25] Ferdinand OYONO, Chemin d’Europe, pp. 110-111.

 

-LA NEGRITUDE A L’ERE SYMBIOTIQUE

-LA CULTURE EST DEVELOPPEMENT