LA CULTURE EST DEVELOPPEMENT
Ethiopiques numéro 10
Revue socialiste
De culture négro-africaine
Avril 1977
Ceux qui, comme moi, ont aimé l’Afrique et ont dédié leurs études à mieux la connaître, ont utilisé le chemin de la culture africaine révélée par eux-mêmes, les Noirs. Les muets, les marginaux, les absents, les « autres » ont parlé d’eux-mêmes, ont franchi le mur du silence et de l’apartheid bâti par l’histoire du colonialisme, et, par leur propre culture, ils ont établi un contact, une liaison avec le monde entier.
Grâce à cela, nous pouvons, aujourd’hui, discuter de « culture » et de « développement » en mettant en commun les expériences, en cherchant ensemble les solutions.
Il nous faut donc, avant tout, reconnaître l’importance du travail fait par les intellectuels noirs, parmi lesquels Léopold Sédar Senghor occupe une place centrale.
A partir de l’Etudiant noir, auquel ont donné la vie les trois grands maîtres de la culture nègre, Damas, Senghor et Césaire, Présence africaine a révélé les cultures et les responsabilités du monde noir.
J’ai eu la chance d’être parmi ceux qui ont découvert cette culture au début, qui, à travers cette culture, ont saisi et compris les problèmes de l’Afrique. Et ils ont pénétré l’enjeu du conflit contemporain, qui voit s’affronter, dans une forme de nouveau racisme, les riches et les pauvres dans un débat qui concerne l’équilibre mondial. On en est arrivé à comprendre, mieux, à participer aux luttes pour l’indépendance africaine en passant par la « connaissance » de l’Afrique, que le groupe de la rue Descartes élabore depuis trente ans. Si la négritude n’est pas restée un processus d’auto-libération individuelle, on le doit aux hommes qui ont compris, dans ce processus, tous les intellectuels noirs, en contaminant ainsi toute forme d’intelligence et recherche du monde noir. On peut bien dire que le groupe de Présence africaine a joué le rôle socratique de la sage-femme : il a permis la naissance réelle de la culture nègre, il a créé les écrivains « nègres », il a pris, dans la main, la recherche et le travail culturel nègre et l’a mis au monde.
Je me souviens d’une rencontre organisée par la revue Esprit à Jouyen-Josas vers 1949. Il y avait, parmi les autres, les intellectuels noirs de Présence africaine : Alioune Diop, Aimé Césaire, Senghor, peut-être quelques autres, dont j’ai perdu l’image. Ils étaient invités, par notre ami Emmanuel Mounier, à discuter sur les thèmes concernant l’attitude de la culture face à la reconstruction d’une nouvelle société après la Seconde Guerre mondiale. Je dois avoir encore, dans quelque tiroir, les notes prises ces jours-là.
Les pionniers d’une présence culturelle noire
C’est comme ça que je les ai connus ; mais je ne savais pas, à cette époque, qu’ils étaient les pionniers d’une recherche de l’identité africaine ; je ne comprenais pas que leur contribution était en train de créer, pas une nouvelle élite, mais une présence tout court, une présence culturelle noire, qui manquait dans le débat culturel.
La petite maison d’édition de la rue Descartes a été toujours présente sur la scène de la culture de notre époque. Presque tous les Africains qui ont contribué à l’autodétermination politique de l’Afrique sont sortis de Présence africaine : francophones et anglophones. A côté de Senghor, on a eu Marcelino dos Santos, Agosthino Neto et même Amilcar Cabral, sans rappeler les autres :
– MM. Bethwell Ogot, Professeur d’Histoire,
Sifuna, Professeur de Sciences humaines,
Elimo Njau, Artiste Peintre,
– Mme Thelma Awori, Sociologue (Kenya)
– MM. John Mbiti (Rév.),
Ali Mazrui, Alsys Lugira,
Ahmed Mohiddin, (Ouganda)
– MM. Bernard Fonlon,
- S. Dipoko, B.A.
Kishani, (Cameroun occidental)
– Mmes Efua Sutherland, Ama Ata Aïdoo,
– MM. Kwabena Nketia,
Paul Ansa,
De Graff-Johnson,
- Kissi,
Nana Nketia, (Ghana)
– MM. A. Davidson Nicol,
- Eldred Jones, S. K. Dabo,
– Mme Louise Metzger,
Jeanne Kamara, (Sierra Leone)
– Mme Doris Banke Hennes,
Me Wolor Topor (Libéria)
– MM. Lenris Peters (Gambie)
– MM. Olawale Elias,
Olumbe Bassir,
Wole Soyinka,
Chinna Achebe,
Onwuka Dike,
Abiola Irele,
Ben Enwonwu,
Ekpo Eyo,
Ola Balogun,
Babatunde Horatio Jones,
John Peper Clark (Nigéria)
– MM. Tsegaye Gabre-Medhin,
Mekierk Tekle,
Aklilu Habte (Ethiopie)
– MM. John Davis,
Mercer Cook
John Henrike Clark,
Raulerson,
Samuel Allen,
Thomas Blair,
Wendel Jean Pierre,
Male. Katherine Dunham,
Gwendolyn Brooks (U.S.A. )
– MM. Eric Williams (Trinidad et Tobago)
– MM. Marcus James (Rév.)
Georges Laming,
Andrew Sulkey (Jamaique)
– MM. Peter Abrahams,
Denis Brutus,
Alex Laguma,
Lewis Nkosi,
Gérard Se’koto,
Ezekiel Maphahlele (Afrique du Sud en exil)
Cabral et la culture
C’est à la librairie de Christiane Diop, rue des Ecoles, que j’ai rencontré, la première fois, le grand Amilcar Cabral, l’homme qui a inventé une lutte de libération splendide, authentique, exemplaire et pas seulement pour l’Afrique.
Comme l’a bien dit, Mario de Andrade, Cabral accordait une importance particulière à la culture, même et surtout dans la création du Parti qui a guidé la lutte et qu’il n’a jamais cessé de considérer comme un fait culturel. Comme tout le monde le sait, Cabral n’était pas contre quelque chose ; il était pour créer une réalité nouvelle, utiliser la culture occidentale pour parvenir à une réalité actuelle, authentique.
Le jour où je l’ai connu, il avait acheté des cartes géographiques et un livre de poèmes. Je crois que c’était du Césaire, mais je n’en suis pas sûre. Il me dit : « Regarde, dans la poésie, il y a tout ce que nous cherchons, si elle est une vraie poésie : parce que si elle est vraie, elle est réelle, donc utile ».
La vraie culture a créé la nouvelle réalité africaine. Si le travail fait par Senghor, Damas, Césaire, Diop, Neto, Cabral et les autres n’était pas authentique, il n’aurait pas provoqué la révolution culturelle et politique qui a suivi.
On parle tout le temps – dans les grandes assises européennes – de la faiblesse de la culture africaine ; on la compare à d’autres cultures, plus riches, plus capables de communication, plus valables dans le commerce des idées. Et l’on oublie la résistance culturelle des différentes ethnies noires, qui ont été le refuge des peuples africains durant la longue nuit coloniale.
On parle de Négritude comme d’un vieux truc dépassé. Oui, je suis d’accord : on ne peut pas continuer à s’entretenir avec cette idée. La Négritude a guéri les Noirs de la grande maladie qu’était le manque d’identité ; maintenant, il faut continuer le chemin, il faut continuer l’épanouissement de l’homme noir, le pousser de l’individualisme aux raisons collectives, du soi-même à la société contemporaine. Ce n’est pas moi, tout le monde le sait, qui veut cristalliser la Négritude et, avec elle, la réalité africaine. Comme disait notre grand Amilcar Cabrai, « toute libération n’est pas seulement un fait culturel ; elle est aussi un facteur de culture ».
Donc la culture n’est pas un contre terme du développement : la culture est développement. Développement culturel, politique, économique et social. Les façons différentes de l’accomplir c’est à chaque _ peuple de le décider.
Nous, les invités à ce Colloque, nous rendons hommage à la Culture nègre et nous déclarons, encore une fois, notre intérêt profond pour ce grand processus révolutionnaire.