Notes de lecture

LA FIEVRE DE LA TERRE de Aboubacry Moussa Lam Paris, l’harmattan, 1991,196 p.

Ethiopiques n°56.

revue semestrielle de culture négro-africaine

2ème semestre 1992

Le frère de Samba Diallo

Le premier roman d’Aboubakry Moussa LAM, La Fièvre de la terre, appartient au courant de l’aventure européenne et constitue une espèce de réplique ou de recréation de L’Aventure Ambiguë de Cheikh Hamidou Kane dans un contexte plus récent de la vie du Fouta sénégalais. Le héros, Sammba Jah, peut en effet être appelé le frère de Samba DIALLO à la fois pour ses origines, l’identité de son terroir et la courbe de son itinéraire. Il a cependant vécu et réussi l’aventure avec moins de moyens consistant en des informations sur la vie moderne. La force de la volonté et l’efficacité de l’éducation traditionnelle ont été ses armes et il a pu vaincre l’aventure de manière résolue et totale. Il avait décidé une nuit, à vingt ans, de fuir le Halaïbe », son terroir, pour échapper au sort que lui réserverait la décision de son père, Elimann Mboon, de le marier conformément à la tradition mais contrairement aux préférences de son coeur. Sammba Jah avait déjà choisi Pennda LY alors que le vieil « Elimaan Mboon » à la volonté rigide s’était engagé pour faire de Takko Joom sa belle-fille. Sammba Jah résout son problème en se rendant à Waala Fenndoo où il retrouve beaucoup de jeunes de Sincu, son village, en quête de la fortune par le travail, pour un retour et une vie décente au Fuuta.

La Fièvre de la terre apparemment consacre plus de développements à l’aventure vécue en France, toute la seconde partie du roman (pp. 79-186) mais par la technique panoramique de la présentation alternée de la vie au Fuuta et de l’existence quotidienne des immigrés de Paris originaires du Halaïbe, c’est une peinture équilibrée du crépuscule du Fuuta ancien et de l’effort d’adaptation à cette situation par la quête d’un graal moderne – la science et la fortune – que le roman réalisé avec bonheur. C’est une vision de l’intérieur qui est présentée, dans cette oeuvre si terrienne, du Fuuta dans l’histoire et dans la vie. Aboubakry Moussa LAM a un attachement charnel pourrait-on dire à la terre du Fuuta. Son amour du terroir fait les écrivains régionalistes. Son mérite dans son premier roman est d’abord d’avoir réussi à représenter le Fuuta profond, celui de l’organisation sociale et de la production (l’évocation en est réalisée par les noms de seignorité) et celui d’une civilisation de la pudeur, de la parole et des valeurs éducatives sûres. LAM a ensuite, avec un égal bonheur, su montrer l’embarras du Fuuta traditionnel devant les exigences de la démocratisation de la production et l’utilisation des terres qu’une loi sur le domaine national impose. Le contexte de vie politique évoqué est celui du parti unique, de la centralisation quasi-monarchique du pouvoir (on y limoge un député comme un simple fonctionnaire) et du crépuscule de l’ordre ancien. Les « ardo » et les « satigi » les « Farba », les « jaagarar et « jaalaade » et « jaaltabe », les « lamtooro », « Elimaan » et « Ceerno » voient le pouvoir réel passer à d’autres, sans considération de naissance.

Mais les épreuves du Fuuta ne proviennent pas seulement du mouvement de l’Histoire. L’austérité de la nature présente des périodes d’une sévérité extrême. La sécheresse fait des quantités de victimes particulièrement impressionnantes dans un monde où la production est surtout agraire et pastorale. Mais comme si le phénomène était cyclique, il apparaît un mouvement d’adaptation à cette situation de calamité qui est d’une efficacité réelle : les jeunes s’exilent le temps de faire fortune, faisant de loin vivre ceux qui sont restés au pays, avant d’y revenir pour mieux affronter les conditions naturelles de vie. Le mouvement de réaction à la détérioration de ces conditions de vie est un élément de la culture du terroir.

La solution de l’émigration momentanée est présentée en détail dans La Fièvre de la terre. La deuxième partie du roman, en effet, décrit la vie quotidienne, à Paris, des immigrés originaires d’Afrique en général, du Halaïbe en particulier. Le romancier a multiplié les itinéraires faisant voir des échecs, des demi-échecs et des franc succès de l’aventure des enfants du Fuuta à Waala Fenndoo. L’échec a été représenté surtout par l’itinéraire d’Arsukel « le chanceux ». Il symbolise certes le travail bien rénuméré et la chance d’un emploi qui fait rapidement le succès de l’effort, mais aussi l’écart délibéré par rapport à l’éducation traditionnelle, surtout à ses valeurs de solidarité, d’humilité et de mesure. Arsukel qui se comportait avec hauteur à l’égard de ses frères finit en clochard qui se suicide devant le mépris exprimé trop directement à son égard par un clochard blanc, dans une station de métro, un soir d’hiver. Le demi-échec est celui de Ganndo Sal, brillant universitaire qui épouse Sandrine Dumont, moins fougueuse que sa « belle inconnue », mais qui par cette décision s’affirme différent de Sammba Jah qu’il admire d’ailleurs, pour son enracinement. Ganndo Sal est devenu un homme de l’ouverture et d’une liberté qui éloigne du modèle d’homme qu’il admire, celui de l’homme enraciné dans les valeurs du terroir tout en étant ouvert à la modernité.

Les moeurs et la vie sexuelle dans le contexte de vie à Waala Fenndo constituent une épreuve pour l’homme qui veut réussir son aventure dans ce monde de la liberté totale et des tentations de toute sorte. L’on peut distinguer ainsi ceux qui demeurent purs, c’est le cas de Sammba Jah, et ceux qui s’adaptent comme le Ganndo Sal avec sa « belle inconnue », comme les habitues du « dingiral » de Paris dont Sammba Bah, comme Ceerno Pari, le marabout Kalabante Soh. La recréation de la vie africaine dans Paris prend la forme de rencontres en des îlots d’atmosphère d’Afrique comme chez Ayda Jallo où l’on parle pulaar et mange du choix du « nirri » ou du « lacciri ». Ce cadre de vie africaine permet à l’immigré d’oublier le racisme agressif et inquisiteur à l’égard des Noirs. Du reste il n’y a pas que des policiers racistes et des groupes aux actes criminels hostiles aux Noirs dans Paris. L’auteur de La Fièvre de la terre s’est voulu nuancé dans la représentation des épreuves vécues par les « Fuutankoobe » à Waala Funndoo : Jacques Duval l’ancien administrateur des colonies, sa fille Marie, les Barbarin, agriculteurs qui reçoivent Sammba Jah lors de ses stages sont de vrais amis de Sammba. Les épreuves sont ainsi surmontables. Et Sammba réussit son aventure tout comme Ceerno Pari, Kalabante. Il conquiert le graal moderne et rentre avec toutes les chances d’épouser la fidèle Pennda et de réussir l’adaptation de la production à l’austerité de la nature.

La Fièvre de la terre est un hymne aux valeurs d’éducation qui ont fait le succès de Sammba de Sincu dans son aventure européenne. Aboubakry Moussa LAM a chanté avec conviction et amour la résistance du Fuuta aux agressions de l’histoire et de la nature. Homme de son terroir auquel il est très attaché, il a produit une oeuvre inspirée par ce que ce terroir a de plus profond, de plus permanent et de plus efficace dans la civilisation : les valeurs d’éducation : l’honneur le sens de l’effort, la solidarité, l’attachement à la terre nourricière et son culte affectueux, le sens du partage, etc.

Le héros de La Fievre de la terre est une création qui constitue un acte de confiance dans la capacité du Fuuta à traverser les épreuves de l’Histoire et de la nature avec succès.