WILLIAM SYAD, POETE SOMALI
Ethiopiques numéro 9
revue socialiste
de culture négro-africaine, 1977
Ne soyons plus obsédés par l’idée combien obtuse que la poésie ne sert à rien, que la littérature ne contribue pas au développement. Ce serait perdre de vue un des aspects fondamentaux de la prise de conscience : la culture.
L’écrivain dont je propose ici l’analyse de la poésie a publié son premier recueil aux Editions Présence Africaine en 1959. Une citation en exergue, à la première page de ce recueil, mérite d’être retenue :
« Toute culture est valable
Qu’elle soit écrite ou orale »
Le titre de ce premier recueil est Khamsine. J’avoue ne l’avoir pas connu avant la rencontre de l’auteur, malgré mes recherches en poésie comme en philosophie africaine. Khamsine m’a été amicalement remis par William J.P. Syad : c’est le poète – c’est un Somali.
Khamsine est un recueil de jeunesse – Syad s’y montre poreux à tous les souffles de l’inspiration, au mouvement cosmique des astres et au rythme envoûtant du drame humain qui secoue son temps : celui du destin voilé de son peuple à la recherche de son vrai visage, perdu qu’il est dans le vaste sahel de l’Afrique Orientale.
Mais Syad ne se lance pas dans les sentiers battus de la poésie de l’amertume ou de l’attendrissement sans issue du romantisme. Il chante l’espoir parce qu’il chante l’Amour. Il est convaincu que même dans leurs derniers retranchements, à l’heure de l’ultime désespoir, les parties antagonistes comprendront leur nécessaire complémentarité. Lisons plutôt quelques extraits :
« Pourquoi tout en Toi
n’est que contradiction
Lorsque ton sourire
épanouit ton visage serein et pur
ton fluide est contraire à tes sens je suis
ce que je suis
et ce que tu n’es pas
et Tu es
ce que je ne suis pas
C’est pourquoi
nous nous complétons
peut-être
Comme le Jour et la Nuit »
Il n’est point de jour sans nuit, ni de nuit sans jour. Leur complémentarité se situe dans leur antagonisme tout comme cette complémentarité de deux amants dans un mirage perpétuel.
Toutefois, l’Amour sous la plume du Somali Syad tient sa force et son originalité de la Pensée, que celle-ci soit divine, mystique ou qu’elle s’appelle simplement Raison. Les poèmes de Khamsine ne sont donc point des poèmes d’amusement, du marivaudage. Même quand ils peuvent l’être. Les poèmes de ce recueil sont avant tout très sérieux : chaque pièce est un miroir qui révèle l’Homme à lui-même dans sa grandeur, dans sa candeur, mais aussi dans sa noirceur démoniaque ;
« je suis ton autre
Toi-même
dans l’intimité
où se rejoignent
deux pensées
deux êtres
toi et moi
Dis-moi
es-tu Ange ou Démon
ou sors-tu
de l’irréelle pensée
D’ou viens-tu
où vas-tu
Dis-moi
Ton regard est-il tourné
vers le céleste destin
infini
ou vers les abîmes
définis par Ie mat
que tu portes »
Khamsine est le reflet d’un dualisme conscient : le manichéisme. Il g’agit d’une situation nécessaire où le Bien le Mal dialoguent pour leur destin commun.
Après Khamsine, Syad observe un silence d’environ dix sept ans.
Il vient d’être rompu avec la publication aux Nouvelles Editions Africaines de deux recueils : Cantiques et Harmoniques.
Dans l’un comme dans l’autre de ces deux recueils, la poésie émerge par un dialogue – monologue intérieur : un murmure qui exprime au fond, la recherche de la personnalité :
« Il était pourtant midi »
(Harmoniques)
« Et
pourtant
Combien lointaine
Etait mon Ame
Vagabonde »
(Cantique)
Puis, s’instaure ce dialogue qui fait la charpente de Khamsine. Ce dialogue est décisif des le début de Cantiques :
« Innocents délires
de notre Adolescence… »
Et le « Tu » se mêle au « Je » pour donner au début du recueil l’atmosphère ensorcelante du chant suggéré par des esprits supérieurs : celui des Ancêtres, des dieux, des Amants – Il apparaît manifestement que la poésie de Syad ne saurait être sans le recours a cet autre qu’il appelle incessamment et qui doit être pour qu’il soit ce pour que Sa muse chante :
« Viens donc
tout entière ce soir
pour m’abreuver des ondes
qui émanent de ton âme
douce et câline »
Cependant, si le poète est déterminé par l’Autre, cet Autre lui-même, il l’est aussi par l’espace et par le Temps :
« Cet Autre instant de Moi-Même
qui me donne
le Vertige
dans l’Abîme
du Temps »
Mais quelles sont les dimensions de cet Autre qui détermine le poète dans son essence comme dans son existence ?
« Rien
Tristesse
fenêtre ouverte
Monde que nulle
pensée perfide
ne puisse pénétrer
Hier
Aujourd’hui Demain »
Tels sont les mots qui permettent de saisir les dimensions de cet Autre : mots abstraits, plus exactement mots silencieux car le silence est ici architectural dans la mesure où il modèle à la fois l’âme et le corps, l’Autre et le poète, le grand « NOUS ».
Par la suite, cette dimension s’amplifie et se diversifie, mais le signifié reste toujours le même et le poète est dans une sphère de laquelle il lui est impossible de sortir : au risque de mourir. Ne s’écrie-t-il pas à la fin du premier Cantique :
« Fier je resterai
de ma Culture
Attendant mon retour »
Le deuxième Cantique continue le chant de l’Amour, le chant de l’espoir qui ne se chante qu’à deux dans le désir de communiquer, de communier à l’ultime stade de l’union, grâce au Grain de l’Amour, naît un « NOUS » synthèse de cet univers intime nourri à la source du dialogue « Je Tu Il », sans lequel rien ne saurait vivre ou subsister.
Harmoniques et Cantiques puisent leur force dans l’Histoire :
« Depuis le crépuscule
des Temps »
Mais l’évolution du chant – Harmoniques et Cantiques constituent un long chant à double volet- ne s’inscrit pas seulement dans le temps. Son déploiement est topologique et les éléments topiques réinsèrent le texte poétique dans son contexte historico-culturel : dans son espace génétique. Les éléments de référence contribuent à l’éclosion du poème parce qu’ils sont vus
« Comme dans un
bassin d’eau »
L’intuition topologique qui caractérise la poésie de William Syad permet de mieux saisir la base de référence d’une part, d’autre part de mieux comprendre le présent et enfin de mieux augurer de l’avenir. Du reste tel que le voudrait le poète. Chaque morceau de ce chant est précisément un écran sur lequel surgissent dans un ordre inconscient des images dont la consistance et la vie sont intimement liées au temps. Ces images constituent la réalité du poète. Cette réalité provient des motivations et de la détermination du poète dont le regard tient compte de la distribution de l’espace. Il s’agit d’une réalité non commune : celle-ci est définie par la sensibilité du poète, insaisissable et pourtant vraie, voici comme il nous la suggère :
« dans une semi-inconscience
mon PASSE
toile de fond
défilait sous
mes yeux »
Je faisais remarquer que Harmoniques et Cantiques étaient particulièrement marqués par l’intuition topologique. Il faudrait, en effet, rechercher sur cet espace dégagé, vers cette toile de fond, une révélation de la conception philosophique du temps et de l’Homme chez le Somalien. Car, ce n’est pas un hasard si Hier – Aujourd’hui et Demain glissent inconsciemment sous la plume du poète : ces trois moments constituent dans la conception somalienne du temps, une trilogie indissociable à l’intérieur de laquelle se tisse le destin commun :
« des cendres
d’HIER »
attendant qu’AUJOURD’HUI
se consume
dans l’espoir
d’un meilleur
DEMAIN »
Harmonie du temps et de l’espace, mais aussi harmonie dialectique des hommes dont le destin est vraisemblablement le même. Harmonie dans un univers qu’il sait pourtant en proie au chaos. D’où ce dialogue -murmure berceur- dans les deux recueils, et qui affirme la nécessité de l’autre parce que le poète a foi en la complémentarité des âmes, des cultures, plus génériquement :
« Je voudrais
te dire
qu’entre TOI
et le MOI
existe
l’Harmonie
des âmes complémentaires qui se passent
du
PARLER »
A partir de l’instant où le temps s’amplifie et devient même « PENSEE SUBLIME », c’est l’âme somalienne toute entière qui vibre dans la formulation du dialogue. Il faudrait associer AMOUR, TEMPS et ESPACE pour comprendre l’enracinement de la poésie de Syad qui, tout en souhaitant le dialogue des âmes, sait demeurer près du terroir sans lequel, en réalité, sa muse n’aurait pas de voix. C’est pourquoi sa poésie se veut en communion avec la tradition orale. Nous avons dans chacun des deux récents recueils des poèmes ou chants somaliens translitérés comme il le dit lui-même, et qui traduisent bien sa pensée. En voici deux :
« Ce n’est pas
le hasard
mais le Don
du DESTIN
qui te mit
sur ma route pour qu’ensemble
nous fassions
ce chemin difficile
qu’est la Vie »
« Plus que
jamais
Je chérirai
ton souvenir
Plus que
toute autre
ma vie restera
marquée
par ton dernier
regard
Ce regard
Cet INSTANT »
Le premier est un chant populaire, le second un poème.
Syad aurait pu ne pas indiquer l’origine intime de sa poésie. Nous y retrouvons le TEMPS et l’AUTRE qui constituent avec l’ESPAGNE, la trame mystérieuse, le fil d’Ariane de cette poésie issue des sables ardents de la Somalie d’HIER d’AUJOURD’HUI et de DEMAIN, c’est-à-dire de la Somalie tout court.
La douceur de la poésie de Syad n’est pas statique ; elle est dynamique, à l’image des faits historiques et du destin du peuple dont le poète est issu. Le regard du poète Seigneur [1] est surtout porté vers l’avenir, vers le destin de sa patrie, car sa sensibilité est particulièrement déterminée par la conjoncture et par l’espace, c’est-à-dire la terre ab initio qui a vu naître cette
« âme
en Eternelle EVOLUTION
Lorsque le poète parle de perte, c’est que, en réalité, il sent l’Autre l’envahir entièrement à tel point que son MOI n’existe plus comme une entité indivis :
« Ton sourire ton visage
ton regard tous ces instants vibrante
tu étais
près de moi »
Parce que Syad est toujours à la recherche d’un idéal auquel il croit :
« L’HARMONIE
des peuples
L’HARMONIE
des races »
Cet Autre, ou bien le Toi, n’est que ce qui peut contribuer à cette harmonie universelle à laquelle le poète aimerait que tous les peuples aspirent. A la fin du compte, le MOI est un moi représentatif : « le Nègre marginal » pour reprendre l’expression de Senghor, le Chamite qu’il incarne.
Tandis que Cantiques s’achève sur la symbiose totale de JE – TU – IL- pour donner le grand NOUS, Harmoniques prend fin sur le jeu du dialogue manichéiste qui est une version de la symbiose et que nous trouvons également dans Khamsine. Cette manière de terminer par le dialogue du Mal et du Bien est certainement une conception plus profonde de la symbiose des peuples du monde ; cette conception s’appuie sur l’apport de chaque peuple à l’élaboration d’une commune civilisation. Si le BIEN et le MAL sont différents, l’un a besoin de l’autre, ils ne s’excluent pas parce que
« Le MAL n’est pas Mal en lui-même
puisqu’il est issu du Bien »
dit le CONTEUR,
« Tout homme porte en lui
le Mal et le Bien »
conclut la VOIX.
La poésie de William J.F. Syad est un chant qui n’a pas de fin, parce qu’il s’agit d’un chant de combat malgré « le parfum subtil » qu’y décèle Senghor, et d’un chant de l’Espoir.
Le NOUS implique une dimension qui dépasse le cadre étroit d’un peuple territorialement défini ; « le Suprême destin de la Pensée » est l’acceptation réciproque dans les différences des NAFTAYE [2], c’est-à-dire des cultures.
[1] SYAD est d’étymologie arabe et signifie « Seigneur » bien que cette signification ne soit plus de mise depuis l’avènement de la Somalie socialiste.
[2] NAFTAYE est un mot somali qui signifie âme.