LETTRE DE L’ETRANGER AU BOUCHER
Ethiopiques numéro 9
revue socialiste
de culture négro-africaine, 1977
(POUR J. VORSTER dit Queue-pourrie)
le prisonnier dit
je ne sais pas maintenant
si le doux Sauveur a hurlé
mais une première mouche zig-zague
et se cogne contre la vitre
une fleur vacille contre l’air
le cœur s’arrête de battre
de peur que ce bonheur ne passe
on accumule les petites perplexités
comme viatique pour l’homme gris et maladroit
compagnon qui se cache déjà dans le corps
le prisonnier affirme
Li Chang-Jin a mis en garde contre les trous de pluie
« Ne laisse jamais ton cœur s’ouvrir avec la fleur du printemps :
Un pouce d’amour est un pouce de cendre »
et j’espère que tu pourras reconnaître mes ossements gris
mai moi, j’irai en voyage
je m’allongerai dans mon corps sur le pont
pour sentir les frissons du navire dans ma chair
et les câbles qui dorment fin prêts dans des coins frais
le mât brandira la direction face à l’azur
la mer bougera la mer sera parfumée
la mer sera pleine de dauphins
des nuées de mouettes viendront voler au dessus du cœur
et alors tout se ca1mera en lumière
le soleil brûlera avec fracas
toute fibre grain et cellule
mai moi, j’irai en voyage
le prisonnier reconnaît
quand les rêves sont finalement broyés
et qu’on attend la nuit loin de ses familiers
comme les pins se languissent des voiles
et la complainte frémit d’un vent blanc dans la forêt
pour boiter comme un corbeau les lundis matin
s’accroupir devant les lèvres de l’océan
alors tu es prêt
retourné dans le sol
pour conduire les insectes
pour porter profondément témoignage dans la terre des déclarations
je peux témoigner
je peux décrire les couleurs de l’intérieur
les murs sont noirs
la morve est d’or
le sang et le pus sont glace et jus de groseille
dehors contre les remparts picorent les oiseaux
je me tiens sur des briques devant mes frères humains
je suis la statue de la liberté
qui, des électrodes aux organes.
apporte la lumière dans le crépuscule
je trace des rayons d’urine cramoisie sur ma peau
et sur le sol
je veille
j’étouffe aux cordes des boyaux
je glisse sur du savon et me brise les os
je m’assassine moi-même avec le journal du soir
me précipite du dixième étage du ciel
vers la délivrance sur une rue entre les gens
et toi, boucher
toi qui es chargé de la sécurité de l’état
à quoi penses-tu lorsque la nuit commence à montrer son squelette
et que le premier cri s’arrache du prisonnier
comme à sa naissance
avec les liquides de l’accouchement ?
es-tu humble alors devant cette chose sanguinolente
pleine de convulsion
avec le souffle haché de la mort entre tes mains ?
Ton cœur se raidit-il aussi dans ta gorge
quand tu saisis l’organe flasque
avec les mêmes mains qui vont caresser des secrets sur ta femme ?
dis-moi, boucher
afin que la rédemption
qui doit être réalisée au nom de mes frères
puisse m’être révélée
dans ma langue
le prisonnier a dit
je ne veux pas mourir enfermé
je veux être pendu dehors dans le désert
mon cœur tourné vers le froid de l’aube
où les montagnes dévorent l’horizon comme des mouches
où le sable bride avec des flammes d’argent
où la lune aussi pourrie qu’une épave
sombre dans la fumée bleue
dis-moi maintenant, boucher
avant que la chose ne devienne juron
avant que tu ne puisses plaider
que par les seules bouches des tombes
devant les prisonniers ressuscités d’Afrique…