Développement et sociétés

POUR UN NOUVEL EQUILIBRE MONDIAL

Ethiopiques numéro 7

Revue socialiste de culture négro-africaine

1976

La recherche des véritables solutions aux problèmes de notre temps passe par la concertation, même difficile, ou le compromis, même laborieux. L’Organisation des Nations Unies est, à l’image effervescente de notre monde, le miroir à peine déformant des grands changements en cours : de nos incertitudes comme de nos contradictions.

Pour nous, gens du Tiers-Monde, l’O.N.U. et les institutions qui lui sont rattachées demeurent, comme dirait le poète, « la voix de ceux qui n’ont point de voix » et l’ultime recours contre les excès de pouvoir des Puissants. C’est pourquoi toute action, qui vise à mieux éclairer les objectifs et les moyens de notre commune institution, toute réflexion qui tend à une information plus sereine, parce que plus objective, sur les conditions et les chances de règlement de nos différends, bref, tous les efforts de pacification des esprits rencontrent notre appui.

Je me réjouis que vous ayez souhaité connaître simplement l’opinion d’un Africain sur le « nouvel ordre économique mondial ». L’expression résume, pour nous, bien des espoirs et libère – qui pourrait l’ignorer ? nombre de forces contraires. Depuis l’adoption, en 1974, par la VIe Assemblée spéciale des Nations-Unies, de la déclaration et du programme d’action sur le « nouvel ordre économique mondial », de longs mois de négociations ont été nécessaires avant que la VIe Assemblée spéciale ne dégageât, le 1er septembre 1975, les voies d’une concertation sérieuse sur les problèmes du développement. Il ne m’est pas indifférent de rappeler que c’est une initiative française qui a permis l’ouverture, enfin, d’une discussion franche sur les questions concrètes et techniques qui sont actuellement débattues à la « Conférence Nord-Sud » de Paris.

Pour dire, plus complètement, ma satisfaction de notre rencontre d’aujourd’hui, j’ajouterai qu’il m’a été donné de présenter deux communications, à Paris, au cours des dernières années.

La première portait sur le thème « Economie et Justice vues du Tiers-Monde ». La deuxième avait pour titre : « L’Eurafrique et la politique de l’Echange ».

C’est, en effet, une double exigence, de morale et de rationalité, qui fonde la recherche d’un « nouvel ordre économique » pour le monde contemporain.

Pourquoi ce « nouvel ordre économique mondial » et pourquoi l’Afrique ? Ce n’est point scrupule de grammairien si j’introduis mon propos par un effort d’explication des termes de cette expression, car chacun d’eux possède sa signification et sa densité propres. C’est plutôt besoin de clarté et cohérence.

Disons-le tout de net, l’ordre que nous voulons faire instaurer ne saurait être la prolongation, moyennant quelques aménagements, de la situation présente des relations internationales ; c’est un ordre révolutionnaire au sens étymologique du mot, c’est-à-dire un ordre qui soit changement radical sans être anarchie. Tout au contraire. En effet, comme chacun le sait, ce sont, pour l’essentiel, des rapports de force, commandés par les économies dominantes, qui forment la trame des relations que voilà. C’est pourquoi nous donnons, à ce concept d’« ordre », un contenu normatif. En une époque où les collectivités et jusqu’aux Etats, auraient tendance à se débarrasser de toute discipline, de toute norme de référence, l’instauration d’un nouvel « ordre » international n’a d’autre ni de plus hautes signification que l’acceptation, par tous d’un certain nombre de règles communes. Comme l’a dit le Président Giscard d’Estaing, il s’agit, désormais, d’obtenir « le plus large consensus possible ».

Je crois que la vie internationale sera dominée, pour longtemps encore, par le principe de souveraineté des Etats et que l’idée d’un « gouvernement mondial » relève d’une vision généreuse, mais utopique, des réalités contemporaines.

En sorte qu’une permanente médiation entre le niveau où se situent les échanges économiques et qui s’élargit progressivement aux dimensions de notre planète et, d’autre part, nos structures politiques, largement déterminées par des optiques nationales.

Je m’empresse cependant d’ajouter qu’un tel « déphasage » ne me paraît pas irrémédiable.

Les gouvernements et les peuples ont eu – notamment lors de la « crise de l’énergie et des matières premières » – la révélation, brutale pour certains, de l’interdépendance des nations.

Sur un autre plan, l’on ne peut manquer d’être frappé par l’extension, croissante ces dernières années, des relations économiques et commerciales entre pays ou groupe de pays dont les options idéologiques sont différentes, singulièrement entre les deux Super-Grands. Cela, parmi d’autres faits, me conduit à penser qu’un tel réseau de dépendances réciproques et de solidarités réelles peut favoriser l’émergence de ces règles communes, de ces disciplines consenties dont j’évoquais, tout à l’heure, la nécessité.

 

Organiser les interdépendances

 

Il s’agit donc, pour nous, d’organiser ces interdépendances qui se font jour, se précisent, se renforcent dans l’économie mondiale. Tel est le sens qu’il convient de donner à cette volonté d’un nouvel ordre des choses : de l’organisation, bien sûr, d’une coopération internationale, mais essentiellement rénové dans son esprit, et des méthodes.

Cela veut dire que l’acceptation d’une loi commune ne peut comporter d’exemption permanente ni de particulière exonération en faveur de privilèges issus, non plus du droit divin, mais du droit du plus fort. Les peuples du Tiers-Monde entendent participer, désormais, à la gestion des affaires du monde et ne plus se contenter de subir les effets de décisions où ils n’ont aucune part, mais qui, pourtant, les concernent au premier chef. La conduite des affaires monétaires internationales au cours des trente dernières années en est, à nos yeux, la manifestation la plus visible. Et vous savez que la monnaie est partie essentielle de l’économie. C’est bien un nouvel ordre mondial que nous souhaitons, qui donne à chacun sa chance et suivant son génie propre.

C’est le moment de le souligner, le problème économique est, pour nous du Tiers-Monde, fondamental. Nous croyons, en effet, que le sous-développement des deux-tiers de l’humanité et son aggravation au cours de la dernière décennie ne sont pas un simple accident de l’Histoire universelle, mais résultent, pour l’essentiel, de la logique d’un système de relations économiques organisé au bénéfice des plus forts, des grandes compagnies multinationales comme des Grands Etats et des Super-Puissances, quelle que soit l’idéologie dont chacun se réclame. Le refus opposé aux pays pauvres d’organiser les marchés de leurs principaux produits d’exportation, la dégradation continue du système monétaire international par les initiatives intéressées des Grands et Super-Grands, les excès de systèmes économiques largement fondés sur le gaspillage des ressources, voilà quelques-unes des principales raisons de la crise de l’économie mondiale, qui s’enracinent dans l’ignorance voulue des difficultés du plus grand nombre.

Dans ces conditions, il n’est pas raisonnable d’espérer que la conjoncture divisera les peuples prolétaires sur ce qu’ils considèrent comme la fin d’une longue injustice. Il demeure que personne n’a rien à gagner- on le voit mieux maintenant – à la régression des échanges dans le monde ni à la réduction des flux financiers et techniques que nous souhaitons, au contraire, convertir, de moyens de dépendance en instruments de développement et, partant, de progrès humain.

Dans ce débat historique, l’Afrique, singulièrement l’Afrique noire, souhaite apporter plusieurs éléments, tirés de sa dure expérience.

J’ai eu l’occasion de préciser notre exigence de justice dans les relations avec les pays industriels. Il n’est pas inutile, en effet, de rappeler que ces rapports ont été longtemps, demeurent encore, sous des formes diverses, des rapports de Colonisateur à Colonisé. Les structures de production et de répartition de l’épargne, voire les systèmes d’éducation des producteurs et des consommateurs, tous portent encore les marques d’une telle situation. Balkanisation des territoires, donc des marchés, régimes de l’exclusif, spécialisations artificielles, désintégration d’espaces économiques naturels, mais aussi de groupes humains homogènes, telles sont les réalités concrètes avec lesquelles nombre de pays africains sont confrontés depuis nos jeunes indépendances : avec lesquelles nous devons composer devant les impératifs du développement. Et je ne parle pas des trois siècles et demi de la Traite des Nègres, des mutilations humaines, physiques et culturelles, subies par notre continent. Dans les classements que les spécialistes ont établis par niveaux de production, de revenu, de bien-être, les pays africains sont parmi les plus pauvres du monde.

Je ne suis pas de ceux qui s’abandonnent à la délectation morose ou démagogique du passé ; le réalisme et le dynamisme qui doivent marquer nos efforts de développement n’y trouveraient pas leur compte. C’est dire que la justice que nous invoquons, dans le « nouvel ordre économique mondial », n’est pas simplement, n’est plus tellement la justice redresseuse de torts, tournée vers le passé, qui dédommage et rembourse, mais la justice « commutative » de Saint Thomas d’Aquin. C’est cette justice-là qui préside à la commutation des services dans les transactions économiques. C’est une justice active parce que contractuelle, ouverte sur l’avenir et qui, moyennant les compensations nécessaires, assure une certaine équivalence dans les échanges des biens, des services et des prestations.

 

La détérioration des termes de l’échange

 

C’est bien vrai que, depuis quelque temps, il est devenu de bon ton de contester la réalité de la détérioration des termes de l’échange, phénomène dont nous avons, en Afrique, la conscience la plus aiguë et que j’ai souvent dénoncée quand j’étais député du Sénégal à l’Assemblée nationale française. Il aura même fallu que, par une procédure vraiment exceptionnelle, la C.N.U.C.E.D. publie un démenti sur l’origine et le caractère de certaines informations, parues notamment dans la presse américaine, à propos de l’évolution réelle des cours des matières premières dans le monde. Je me contenterai, sans vouloir vous accabler sous les chiffres, de vous renvoyer au numéro de septembre 1975 du journal « Le Monde diplomatique », qui a publié les résultats des études statistiques faites par la Banque mondiale et par la C.N.U.C.E.D. sur les échanges des pays pauvres.

L’évolution des cours de nos exportations, comparée à celle des importations révèle « une baisse constante du prix des produits de base entre 1952 et 1972 ». Ces études ont été conduites séparément, par la Banque mondiale et par la C.N.U.C.E.D., sur un échantillon de 28 produits, agricoles et miniers, exportés par les pays du Tiers-Monde. Elles aboutissent à la conclusion que, pour l’ensemble des exportations de ces produits – non pétroliers, je le précise -, les termes des échanges avec les pays industrialisés se sont dégradés, en moyenne, de 2,2 % par an et pendant 20 ans. L’on peut estimer à 10 milliards de dollars la perte ainsi subie en 1972, soit un montant supérieur à 20 % de la valeur des exportations de ces pays. L’on notera également que, pour la même année 1972, le montant de l’aide au développement reçue par les mêmes pays s’élevait à 8 milliards et demi de dollars. Si l’on inclut, maintenant, le pétrole, le taux de dégradation – toujours entre 1952 et 1972 – n’est plus de 2,2 % mais de 1,6 % par an.

En 1973 et 1974, les prix de nombreux produits de base ont connu une subite augmentation, mais la récession mondiale s’est traduite, dès 1975, par une chute profonde de leurs cours, estimée à 50 % par rapport aux niveaux atteints au cours des deux années précédentes. Le cas du Sénégal, pendant cette période, est typique. Tandis que le prix moyen de nos exportations augmentait de 57 %, celui de nos importations le faisait de 196 %, d’où une dégradation de 139 % en deux ans.

Je n’éluderai pas, bien entendu, la question des produits pétroliers, dont les augmentations, à partir de 1973, ont sensiblement perturbé l’économie de plusieurs nations industrielles et, plus durement encore, annihilé c’est le mot exact – les efforts de développement de nombreux pays du Tiers-Monde. Le temps me paraît venu – et qui, mieux que le « Cercle de l’O.N.U. », pourrait comprendre ce langage ? – d’en discuter, sans esprit polémique ni partisan.

Il apparaîtra, alors, que les premiers éléments de la « crise » se trouvent, en réalité, dans la formidable vague d’inflation qui a commencé de développer ses effets dans l’ensemble du monde, dès 1972. Le dérèglement du système monétaire international, les abus du crédit et la spéculation, en ont été les principaux facteurs. Que l’on se garde donc de confondre l’effet avec la cause, même s’il est vrai que l’enchérissement des produits énergétiques est venu renforcer une évolution déjà ancienne et sur laquelle personne ne semblait avoir prise.

Comment, dès lors, faire grief aux pays du Tiers-Monde d’avoir maintenu, à la confusion des sceptiques et malgré les menaces, l’unité de vue et d’action nécessaire à l’ouverture d’une concertation approfondie, avec le monde industrialisé, sur les problèmes du développement ? D’autant que les sacrifices supplémentaires demandés aux plus démunis avaient été acceptés l’Histoire répondra de ce pari – dans l’espoir d’une prise de conscience plus collective de certaines réalités en même temps que d’une solidarité plus active entre les nations. Mais le plus difficile reste à faire.

 

La conférence Nord-Sud

 

La Conférence Nord-Sud de Paris vient de prendre un bon départ. Les négociations seront longues et difficiles, qui doivent ouvrir des voies nouvelles à l’ajustement progressif des intérêts, d’abord opposés. Il faut le dire sans détours, une plus équitable redistribution des richesses mondiales exige, du Tiers-Monde, une rigueur accrue de gestion et quelques sacrifices de la part des pays nantis.

A cet égard, vous avouerais-je certaines appréhensions devant les résultats bien ambigus de la récente conférence monétaire de Kingston ? En effet, l’on ne saurait affirmer que les décisions arrêtées traduisent une réelle intention de rigueur dans la conduite des affaires monétaires du monde. L’un des commentaires les plus autorisés de la conférence que j’aie pu lire dit à peu près ceci : « Comment faire passer pour une réforme du système monétaire international ce qui n’est, en réalité, que l’abandon de tout système ? ».

Or, chacun le sait, les pays les plus pauvres sont les premières victimes du « laisser-aller monétaire » et des désordres qui en résultent dans le domaine des prix et des revenus. Ces pays ne disposent que d’une gamme réduite de productions exportables et, en raison du coût croissant des biens qu’ils importent, ils sont les principales victimes de la détérioration des termes de l’échange. En outre, les changements de parité affectent leurs réserves de change, qui sont essentiellement composées de devises. Quant aux « facilités de crédit », elles reportent les charges de l’endettement ; elles n’en allègent pas le poids. Il faut donc le répéter, nous avons besoin de ressources stables et de moyens réels d’investissement, non de monnaie fondante ni de capitaux errants.

Je n’ai pas l’intention, bien sûr, d’analyser en détail des différents points inscrits à l’ordre du jour des travaux de la Conférence Nord-Sud. Encore moins de préjuger ses conclusions.

Il faut, d’abord, souhaiter qu’une réelle volonté politique soit mise au service de cet immense effort de stabilisation des relations internationales. Ses résultats n’auront en effet, de véritable portée que s’ils traduisent une nouvelle conception de la politique économique : s’ils en posent les prémisses. De cette nouvelle conception, je dirai simplement qu’elle doit tenir compte des besoins et des possibilités comme des potentialités des pays pauvres. Il convient, ici, de distinguer le moyen et le long terme.

A moyen terme, l’un des premiers mérites de la Conférence Nord-Sud sera d’éloigner la tentation du « repliement sur soi », qui, dans les périodes de crise, s’affirme avec vigueur. Mais la croissance durable des échanges internationaux requiert la mise en œuvre de véritables contrats, garantissant aux uns, la sécurité de leurs approvisionnements, aux autres, l’augmentation de leur pouvoir d’achat.

A cet égard, l’on entend dire que les demandes du Tiers-Monde tendant à l’indexation de leurs recettes d’exportation sont un moyen de relance permanente des mouvements inflationnistes.

L’observation n’est pas inexacte, mais il est contradictoire de refuser l’indexation des cours des matières premières si, dans le même temps, l’on ne se donne pas, comme on l’a vu à Kingston, des moyens efficaces de combattre l’inflation. Ce sont les pauvres, je veux dire leurs chances de progrès, qui s’en trouvent compromises.

Il n’est pas excessif de prétendre que ce problème des recettes d’exportation sera l’un des tests de la volonté des pays industriels de promouvoir, avec nous, un « nouvel ordre économique mondial ». D’abord, parce qu’il s’agit d’un droit fondamental à la rémunération de notre travail : du prix de notre effort. Mais aussi que l’aide financière, apportée au Tiers-Monde par les pays riches, ne peut plus être considérée aujourd’hui comme un substitut à l’organisation de nos marchés d’exportation. En dépit de l’effort méritoire de plusieurs pays, le volume des concours apportés n’a jamais atteint le montant que les pays riches s’étaient eux-mêmes fixé : le fameux 1 % du Produit national brut, devenu depuis : 0,7 %.

 

Une nouvelle division internationale du travail

 

Notre expérience nous conduit à penser que l’aide, bien que nécessaire, ne peut jouer qu’un rôle marginal dans notre développement. L’objectif est de modifier la tendance, depuis longtemps défavorable au Tiers-Monde, des termes de nos échanges afin que celui-ci puisse tirer parti de ses ressources connues et potentielles. Il est aussi de réaliser la diversification des productions et l’industrialisation des économies de ce même Tiers-Monde.

Cela signifie qu’à plus long terme, il s’agit de parvenir à de nouveaux partages d’activités entre les pays développés et les pays en développement. Il serait vain de dissimuler les difficultés d’une telle évolution, que je crois cependant rationnelle et conforme aux intérêts bien compris de chacun.

L’on réduit, trop souvent, ce vaste problème à celui des transferts d’activités d’un pays à un autre : à la fermeture, dans un pays développé, de telle unité de production, qui serait transférée dans le Sud. Ce sont, là, des cas-limites. Ils peuvent, certes, se produire ; mais l’essentiel réside dans la recherche de ce que nous pourrions appeler une « nouvelle géographie industrielle », qui favoriserait de nouvelles implantations en fonction des différences dans les coûts de production, dans les disponibilités de matières premières ou dans l’éventail des débouchés.

Un tel résultat suppose, il est vrai – et ce n’est pas le moindre obstacle -, une orientation nouvelle des structures de production des pays développés, dans un sens plus propice, notamment, à une répartition différente des activités industrielles. Les effets économiques et sociaux d’une tel1e reconversion seraient amortis sur une longue période.

En une époque où les nations industrielles s’interrogent sur les limites d’un certain type de croissance, gaspilleuse et contraignante, qui ne voit les multiples avantages d’une décentralisation industrielle plus rationnelle, c’est-à-dire plus efficace ? Il serait aisé de montrer aux théoriciens de la « croissance zéro » qu’une meilleure répartition des activités industrielles à travers la planète atténuerait, entre autres, les risques de pollution, favoriserait, en tout cas, une meilleure utilisation des capacités d’absorption et d’élimination de la Nature. Au demeurant, ce « redéploiement » industriel est en cours. Il se réalise, sous nos yeux, suivant des modalités très diverses, de la sous-traitance à la création de filiales ou d’entreprises associées.

Je suis, pour ma part, convaincu que l’extraordinaire capacité d’innovation technique et sociale du monde moderne permet, ou mieux, appelle la mise en œuvre consciente et par conséquent efficace de nos complémentarités.

Cependant, il faut prouver le mouvement marchant. La Communauté économique européenne et 46 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique l’ont compris en signant, en 1974, le Traité de Lomé. Chacun s’accorde à y voir un instrument déjà exemplaire, bien que perfectible, de rénovation des relations entre pays inégalement développés. C’est aussi un premier pas dans la direction du « nouvel ordre économique ».

Qu’il s’agisse des rapports commerciaux, fondés sur un système de préférence et de stabilisation des recettes d’exportation, qu’il s’agisse de coopération industrielle, technique et financière, la convention de Lomé se présente comme un moyen global d’échanges dans une coopération amicale parce que complémentaire. Il est également remarquable que les options idéologiques, souvent très différentes, des pays A.C.P., n’ont pas fait obstacle à leur adhésion.

Je crois en l’avenir des unions régionales et inter-régionales, que fortifient d’anciens ; les solidarités historiques et géographiques et que justifient de multiples affinités. C’est dans cet esprit que je continue, par ailleurs, de plaider pour une coopération euro-arabo-africaine.

C’est en perfectionnant les unions existantes, et non en les détruisant, que l’on parviendra, par étapes, à la définition, puis à la mise en œuvre de cette stratégie globale du développement, combien nécessaire à notre temps et qui demeure la pierre angulaire du « nouvel ordre économique international ».

Je voudrais, pour terminer, livrer ma conviction sur la raison profonde des difficultés du monde contemporain à s’ouvrir à un véritable dialogue avec lui-même.

Au-de1à du conflit des intérêts, ce sont, en réalité, des divergences d’idées, et, plus souvent encore, des préjugés qui opposent les esprits. C’est le problème des cultures, de leurs rencontres, de leurs conflits et de leur symbiose, nécessaire, qui est ainsi posé. On trouve que quelques milliers de dollars de revenu, aujourd’hui, pour un homme du Nord, ce n’est pas suffisant, mais que quelques centaines de dollars, pour un homme du Sud, c’est suffisant. Cette vision hégémoniste du monde s’attarde encore à refuser à l’Autre le droit à la différence dans sa manière de penser, de sentir, d’agir : de vivre.

S’est-on véritablement guéri de l’idée du « bon sauvage qui n’a pas de grand besoin » ? Je vous avoue qu’il m’arrive encore, devant certaines positions, de me poser la question. Ce sont, au contraire, les échanges culturels, basés sur les différences, qui permettent aux hommes de se connaître, de se reconnaître et de s’admettre : de trouver un langage commun pour une vie commune où l’on s’enrichira réciproquement.

Pour le Tiers-Monde, en tout cas pour l’Afrique, le débat ouvert autour du « nouvel ordre économique mondial » est une quête encore tâtonnante, mais non désespérée, en faveur de « l’éminente dignité de l’Homme ». Et, d’abord, du Pauvre.

 

[1] Ce texte est celui de la conférence prononcée par Léopold Sédar Senghor le 15 mars 1976 devant le « Cercle de l’O.N.U. » à Paris.