Jean Brière
Poésie

SUR UN AIR D’ORGUE ROSAIRE D’ARABESQUE POUR LE SANCTUAIRE DE GOREE

Ethiopiques numéro 20

Revue socialiste

de culture négro-africaine

Octobre 1979

 

I

Le petit, grain de mil ou de sénevé

humide de la sueur d’Adam,

flocon de sève, comme à Cana,

fructifie et se multiplie au crépuscule,

aux parois, d’un vitrail-aquarium.

Dans un mirage de miracle,

le temps contracté de la semai Ile et de la récolte…

Qu’importe qu’ils s’étirent en thyrses

dignes de Dyonisos :

Tant de passé sommeille en un seul grain de mil et de sénevé.

 

II

Un seul éclat endormi d’aurore

éblouit déjà, silex éclaté, l’embryon nébuleux.

Une menotte minuscule,

comme oubliée dans une strate de la durée

connaît obscurément ses dimensions d’empan

et sa vocation d’éternelle semeuse.

Elle ignore la faim mais a soif de donner.

Elle démystifie la mort et se veut renaissance

Elle ranime en sa saison nocturne

la petite flamme éternelle de l’abside.

 

III

Un pétale de lumière,

brûlant, insomnieux,

tressautante sous l’alizé,

dans l’église provinciale, couleur de latérite.

Sur la croix du transept,

des pas de revenants drapés de vent, chaussés de sable…

Un clapotis lointain est ressac et sanglot.

O respirer à pleins poumons

le grand souffle marin à pulsations de tocsin…

Comme une épave, Gorée prend le large, à marée haute.

 

IV

A l’entrée du temple désert,

j’entends des pas d’enfant

sur les dalles d’une autre église désaffectée

parmi les étraves de naufrage du grand âge,

– effacé le millésime mais pas le bruit de la mer –

dans une autre ne à calvaires qu’obsèdent les corsaires,

une Gorée américaine à cales négrières

dans l’épouvante et la ténèbre ancrée.

Sa main dans la main de ma mère, agenouillé,

sans saut d’octave, l’enfant répète après elle : AVE MARI STELLA

 

V

L’appel du muezzin est mémoire de Conques. Des voix anciennes métissées de houle emplissent la nef. Dans la Caraïbe, des cultivateurs de la mer, titubant dans l’anordie s’éclairant de torches, écoutent, impuissants, des craquements sinistres de barques et des appels amers qu’étête la tempête : cadavres parmi les herpes, rames brisées, c’est tout ce qui restera demain sur la plage dévastée. La mère et l’enfant continuent de prier MARI STELLA.

 

VI

Où étiez-vous quand ils partaient,

fleur sidérale plus rutilante que la lampe éternelle ?

Ils vous nommaient d’un autre accent dans leurs langages.

Peut-être vous ont-ils implorée,

Etoile de la mer.

Un fin mouchoir de nuage

a-t-il voilé votre regard des hauts sommets stellaires,

quand on les arrachait sans amulette ni scapulaire ?

Leurs gestes enchaînés se rouillaient dans les fers.

Leurs pas roulaient sur des boulets désamorcés.

 

VII

Et voici la mère et l’enfant

dans la Maison morte de la mort, face à la mer.

Leurs yeux semblent vouloir identifier,

comme un foetus se souviendrait de l’amnios,

des crispations de mains sur les murs écaillés.

Face au rectangle de soleil, porte d’exil,

ils t’ont cherchée dans le grand jour, MARI STELLA.

Et de toute leur âme acculturée de ferveur catholique,

l’angoisse leur barrant la gorge, ils ont chanté

ton nom de diamant, de platine et d’or : MARI STELLA.

 

VIII

Immémoriale, une houle sourd de mes maquis intimes.

Ni prière, ni imprécations, ni complaintes.

Car quand saigne Harlem, s’empourpre mon mouchoir.

Me revoici dans ton sanctuaire, Gorée.

Le nécrologue est raturé, Les horloges délirent.

Nu, je suis revenu,

sans tabou, totem, ni pierre de foudre,

non en mutant perdu qui a mal au nombril

mais en témoin d’un temps que je n’ai pas vécu,

le cœur lourd, bouturé des flagelles originelles.

 

IX

Langes aériens du commencement des commencements,

nombre inaudible et constante sidérale,

présence occulte au seuil du vide et de l’absence,

origine impondérable et subtile du verbe,

invisible décor du tragique des temps,

ce silence qu’il faut débusquer, ensiler.

En faire une gerbe effervescente, à vêpres, pour Gorée,

un poème sans mots, sans rimes ni césure,

qu’effeuilleront les alizés

sur la route liquide, dans le sillage des négriers.

 

X

Le Virgile des Géorgiques, les cheveux dans l’orage,

prophétisait aux pieds de Zeus et de Junon

« SIC VOS NON VOBIS »

« C’est ainsi, oiseaux que bâtissez des nids

qui ne sont pas pour vous ;

ainsi, brebis, que portez toison

qui n’est pas pour vous ;

ainsi, abeilles que recueillez un miel qui n’est pas pour vous ;

ainsi, bœufs, que tracez un sillon

qui ne produira pas pour vous ».

 

Dakar, octobre 1978