Edouard Maunick
Poésie

DEATH VALLEY

Ethiopiques numéro 20

Revue socialiste

de culture négro-africaine

Octobre 1979

Zabriskie soleil que le vent déshabille

pour des noces d’incendie

que nos chairs attendaient

depuis une île notre impatience

tu n’as rien dit de notre danse

je n’ai rien dit de notre guerre

nous avons tourné la tête

ouvert nos mains dans la chaleur

et le monde était entre nous

toi lointaine moi au bord de toi

dans la nudité en flammes

d’un lieu que l’errance nous a rendu…

 

assis au bord du sel mort

dans l’événement figé d’une mer

suicidée entre la pierre et la craie

à genoux au pied d’une neige

que le vent pourrit à tes yeux

tu dis que c’est au bord du sel mort

la vallée de la vie

iconoclaste du voyage

le désert en toi ouvre la terre

vers des contrées d’insolence

où s’apprivoise l’été de ton sang

c’est ainsi que tu californies la mort…

 

un rien solaire dans la nuit nevada

un rien douceur sous la plaie

pour ne pas mouiller ce blanc silence

je mets entre l’océan et la mer

assez d’enfance pour nous confondre

un rien danseur dans la pierre

un rien crieur dans l’oiseau

jamais aperçu en ce pays de ciel

immense jusqu’au néant sommeil

tu dresses en ton corps un jet d’eau

aux gestes jamais pareils oublieux

d’un rien de voyage entre mort et vie…

 

soudain une passion en état d’exister

à la place des bateaux en contrebande

ceux qui venaient fous jusqu’au soleil

embarquer de quoi forcer ma mémoire

à l’heure dite de la titubée solitude

tout l’arrière-vécu en cascade en volcan

qui n’a jamais éprouvé la tombée du jour

mal ou malheur mais foreuse pour sûr

ainsi nous sommes liés à nous-mêmes

l’île est partout où nous sommes partis

toi furtive dans les couleurs du bagage

moi devant cette saline en plein désert…

 

soliloque dévasté à gagner la raison

mer pour terre donc désert pour désert

terreur une image proclame une autre

tu ranimes cyclones plantant la peur

rafales en rafale fouilleuse de terre

je suis avec toi parmi la pluie fouetteuse

tes seins nus m’abandonnent le pouvoir

soliloque décuplé à perdre la folie

je pardonne à tous à moi-même d’abord

d’être en retard sur la houle immobile

elle est là et nous sommes légitimes

pour avoir compris que la chair est nomade…

 

ici le regard ne caresse que dévers

il cherche il rôde il scrute il tangue

l’horizon s’est tué avec la marée morte

mon regard ici ne reconnaît que ton corps

il fouille il darde il boit il brûle

tu es debout noyée dans tes contours

tes versants zabriskie carrefour d’embellie

un végétal lève dans ta paume calcaire

et j’apprends ce que je ne saurai oublier

l’aisselle sauvage d’une femme désendormie

le pourquoi d’un exil odorant et chair

parafe des lèvres au pôle exact du ventre…

 

ah laissez-moi l’amour en ce désert

où je déclame en mémoire du mémorable

il ne me reste rien d’autre que paroles

pour rassembler quelques arbres sorciers

et dérisoire mon chant des terres en croix

je ne porterai que cette voix porteuse

de tant d’absence et de tant de masques

ce sont nos solitudes à jamais insulées

un peu de nevada sous le técoma-tempête

un peu de là-bas au cœur de ce rituel

sans lequel nous ne sommes que noms perdus

que le vent rassasse à des villes fantômes…

 

arrachez-moi la mort vague anté-désert

il ne sert à rien de menacer la blessure

la peine s’aligne escouade sans tambour

ne sachant tirer que d’insensés soleils

celui d’ici te proclame au présent seul

vague après vague hanche après cadence

et j’écoute mon frère du chant profond

il dit que nous allons du côté du désert

du côté ivre de la cendre torrentielle

du côté fou de la pluie pétrifiée

je dis du côté de la mer enfin dominée

tu me fais signe que le monde est beau…

 

pour mémoire et pour tout oublier

pour briser en mille éclats ce sang

pour démasquer le dernier portrait

il nous aura fallu Death Valley

pour sarcler l’immense et le néant

pour trahir ce qui reste de mort

pour tressaillir comme au bord d’aimer

tout à coup la grande voie nevada

pour le vent d’ouest baptiseur d’étoiles

pour le silence entre nous fécond

pour attenter à notre terreur

a surgi le désert archipel…

 

îles larguées au grand désarroi de la mer

elles naufragent à l’envers des eaux assassinées

elles naufragent guéries des salves du sel mort

nous sommes ce domaine aggravé par le dit

d’un sommeil à contre nuit d’une quête sauvage

comme est sauvage le sang équinoxant la chair

archipel arc-en-ciel nevada quai de lune

rubans de brisants pris dans le rêts de nos reins

l’océan s’est noyé où nous sommes vivants

océan calciné où racine lumière

océan sédentaire où caravane le cri

Zabriskie blanc soleil que nos corps volcanisent.