Développement et sociétés

SOCIOLOGIE DU FOOTBALL : IDOLÂTRIE ET POUVOIR

Ethiopiques numéro 32

revue socialiste

de culture négro-africaine

nouvelle série

1er trimestre 1983

Préambule

La « scène » internationale entrevue comme un champ de spectacles variés qui mettent l’homme en vedette, déroule simultanément des visions d’une non-rationnalité étonnante. Pensez-donc : au même moment où quatre guerres secouaient la planète (Tchad, Khorramchahr, Malvines, Liban), une grande fête, unique en son genre, s’inaugurait en Espagne (le Mundial 82), inscrivant des champs de confrontation autrement plus pacifiques et plus mobilisateurs, mais parfois avec les mêmes antagonistes autrement plus meurtriers sur l’autre terrain de la « vraie » guerre. Paradoxe de ce théâtre qu’est la vie humaine, comme le décrivait déjà Shakespeare, faite à la fois d’absurdités et de générosités sublimes !

Il n’est pas banal de s’interroger sur la sociologie de ce phénomène qu’est le football, étant entendu que cette petite réflexion ne s’embarrasse ici ni d’érudition technique ni d’apports historiques réservés à des spécialistes plus compétents. Il s’agit en revanche du regard d’un amateur sur un sport d’équipe, un sport des plus populaires, et du regard d’un « guetteur » de la Sémiologie du quotidien.

Symbolique du ballon rond

Le football est sans conteste le sport le plus populaire, au sens qu’il mobilise des foules entières mais également au sens qu’il a été adopté dans tous les pays du monde avec une égale ferveur.

Mais, peut-être que de manière symbolique, au niveau de la conscience collective, les espaces et les accessoires du jeu sportif portent-ils une signification profonde ?

Et d’abord le quadrillage de l’aire de jeu, compartimentée elle même en des sous-espaces significatifs (le goal, la surface de réparation, la surface de jeu libre, le centre, le corner, etc.). Ce quadrillage mettant en place deux « camps » antagoniques fonctionne sur le modèle par excellence de l’AGON, selon la classification de R. CAILLOIS [1], où l’enjeu met aux prises non seulement deux équipes mais, à chaque moment du jeu et sur un ballon « rond » et élastique, c’est-à-dire essentiellement « immaîtrisable », deux compétiteurs acharnés. En plus, comme dans toute épreuve, l’enjeu est assorti d’un certain nombre d’interdits : le ballon se pousse avec les pieds et non avec les mains ; la surface de réparation par exemple est un espace fatidique dans ce sens que sur cet espace l’adversaire est nanti d’une immunité plus accru sous peine de « pénalty » pour le défenseur pris en faute. Le goal lui-même – la « cage » comme on le nomme dans le jargon des sportifs n’est-il pas le lieu sacré par excellence, protégé par un gardien qui détient, à lui seul, ce pouvoir ­ et cette permissivité – exceptionnel et exclusif de capter le ballon avec ses mains ? Et de toute façon, dès que la « cage » est atteinte, c’est le « but », la fin de la quête, et le jeu doit être remis au centre pour le recommencement des épreuves.

Quant au ballon rond qui est l’objet de la quête, un chroniqueur se demandait récemment si cet objet ne maintenait pas une vision ancestrale en rapport soit avec le reliquat de la proie primitive, soit la figuration de la tête décapitée du chef de dan, soit encore la représentation du Soleil [2]. On pourrait s’interroger aussi sur la valeur du chiffre 11, symbolique apparemment comme tous les chiffres impairs d’abord parce que simplement du point de vue agonistique, la compétition réclame par principe un dédou­blement oppositionnel (11 x 2 = 22), ensuite parce que dans l’organisation de la défense intérieure d’un camp, la stratégie table en particulier sur les additifs impairs ne fût-ce que pour esquiver le « corps à corps » par deux : ce n’est pas par hasard si la dernière tactique en vigueur joue le 4 – 3 – 3 … On pourrait s’interroger enfin sur la valeur du « shoot », principe qui prescrit de pousser le ballon avec le pied, dans un geste à la fois de poursuite d’« évacuation » et de chasse – n’est­ce pas pour cela que le football est pratiqué surtout par les hommes ?

En définitive, la popularité du football qui ainsi s’enthousiasme sur cette conception ancestrale de chasse prédatrice, tient au fait que c’est un sport qui s’adresse indifféremment à tous, qu’on peut se l’assimiler : le jouer soi-même facilement, partout et à tout moment.

Les dieux du stade

Jeu d’équipe et de partage ­ jeu de « passes » -, le football devient un spectacle, et même finalement une sorte de célébration.

Spectacle par l’aspect cérémonial de la manifestation : présentation des équipes, coup d’envoi protocolaire pour les grands matches, hymnes nationaux, échange de fanions, etc. Spectacle également par l’apparat que constitue les uniformes des équipes aux couleurs chatoyantes et symboliques (« Rouge et Or » des Bili­ma de Kinshasa, « Vert et Noir » des Dauphins ou Vita Club, ou les « Verts » stéphanois en France, etc.). Spectacle enfin par le jeu lui-même, le « dribble », la feinte ou la simple acrobatie étant à l’instar des figures chorégraphiques, les variantes de la « passe », et donc la poésie de la fantaisie et de l’improvisation.

Du reste, le football est aussi une sorte de célébration, de « messe » avec son panthéon de « dieux » (Kakoko du Zaïre, « dieu » du ballon) et ses monarques (le « roi » Pelé, le « Seineur » Gento), mais aussi les délires collectifs qu’il engendre. Enfin avec ses « prêtres » et ses rites. Wembley, le grand stade londonien de 100.000 places, est mondialement connu comme le « temple » du football. Chez les joueurs les pratiques magico-religieuses ne sont pas rares : tous les Brésiliens, par exemple, se signent avant le match ou après un but réussi ; le célèbre buteur argentin Carlos Bianchi embrasse le ballon avant chaque coup d’envoi. La « radio-trottoir », nous le savons, a récemment diffusé l’information selon laquelle un mois avant l’actuel duel Cameroun – Pérou (au Mundial’ 82), les féticheurs des deux équipes avaient déjà… « pré­joué » (dans des conditions « occultes ») le match nul entaché par ailleurs de nombreuses irrégularités de part et d’autre…

Mais il restera que le rite du football se polarise autour des idôles. En effet, l’idôle, au regard de la psychologie sociale, n’est-elle pas à la fois la sublimation des insuffisances individuelles et la ritualisation de l’onirisme collectif, reportées sur une métaphore ? L’illusion de la familiarité par exemple – qui est une forme d’identification au héros – se signale par les surnoms dont on affuble tel ou tel joueur admiré (« Géomètre », « Docteur », « Le Fou », « Good Year », « Serpent du Rail », etc.).

Finalement, le football, dépassant les cadres institutionnalisés, est parvenu à créer sa propre fête.

La fête du football

Le football est une véritable fête populaire, par le degré éminent de participation et de l’apparat cérémonial.

Par ses débordements aussi conscients ou subconscients ­ ne fût-ce que à cause des symboles à connotations de type sexuel accolées à tout déferlement festif : ce but que le ballon doit « pénétrer », ce score « vierge » qu’il faut « déflorer », cette « cage » que le gardien s’efforce de garder « inviolée » [3], ou cette équipe continuellement défaite assimilée à une partenaire à jamais soumise… ; ne fût-ce qu’à cause des conséquences imprévisibles des défaites : représailles et casse chez tel arbitre ou tel sélectionneur, voire émeutes comme ces événements du 4 Janvier 1959 à Kinshasa qui sont la conjonction de 2 faits et de 2 foules en délire : explosion des revendications nationalistes certes mais déchaînement des supporters d’une équipe influente de la capitale battue ce jour-là…

Nulle part autant que dans le football, les supporters constituent un « clan » de prosélytes aussi assermentés.

« Fans » organisés en associations permanentes de « soutien » ou spectateurs d’une épreuve, les supporters sont donc les embrayeurs de la fête sportive, comme le témoigne Jean-Claude JOST dans une interview :

« Une manifestation sportive peut se concevoir avec des gradins peu remplis, une fête sportive non.

Le rassemblement des supporters des deux clubs, les retrouvailles des uns et des autres dans la tribune : c’est finalement de là que naît la grande fête du foot, celle qui se déroule pendant et après le match.

Comme au Brésil, après la Coupe du monde où les supporters ont organisé spontanément une sortie de Carnaval dans les rues de Rio… » [4].

Football et pouvoir

En réalité, et dans le monde capitaliste plus que jamais, les supporters du football comme phénomène social vont au-delà du soutien des « fanatiques », qu’il soit matériel ou moral tant il est vrai que le commerce et la politique ont pu y découvrir leur part de gain. Il est évident que la professionnalisation du football encourage les surenchères commerciales les plus faramineuses : les simples transferts qui se chiffrent à des millions de sous, les tractations parfois sordides qui les précédent, autant que la vénalité des opérations publicitaires à grande échelle dévitalisent le football de sa substance festive et en fait de plus en plus un objet de marchandage et de consommation.

Par ailleurs, les pouvoirs politiques y trouvent leur compte. D’abord parce que l’ordre de la cité doit régenter ou récupérer les déferlements de toute fête ­ la loi de la fête n’est-elle pas d’être « hors-la-loi » pour ainsi dire ? – L’ordre de la cité, autant que Rome avec ses « circenses », doit appâter la dynamique collective, en la contrôlant ou en l’anesthésiant. Ensuite l’ordre politique et le pouvoir commercial qui ont souvent partie liée, savent que leur « image de marque » ­qui, curieusement, est un terme de commerce et de politique ! – passe par le thermomètre du sport.

Sport de mobilisation populaire, devenu vitrine du pouvoir, le football cautionne toutes les illusions de puissance…

Conclusion

La fête du football doit servir de repère maintenant que l’exigence de la fête devient une angoisse de renouvellement de la spontanéité intérieure et de la communion. Un jour André MALRAUX a eu ce mot malheureux :

« Je regrette qu’il y ait, de moins en moins de monde dans les musées et de plus en plus dans les stades ».

René MAHEUX l’ancien Directeur Général de l’UNESCO lui répondit que les deux activités n’étaient pas incompatibles, et que dans une société idéale, les gens iraient à la fois dans les musées et dans les stades [5].

De toutes les façons, une vérité reste : qu’à l’occasion du Mundial indifférentes aux grandes crises qui les menacent, des centaines de millions d’hommes et de femmes de tous âges au même moment dans toutes les parties de la planète soient tendues vers le même plaisir est un signe : signe de cette civilisation planétaire de demain déjà advenue grâce au miracle de la technologie, mais surtout signe que, dans cette civilisation du loisir, l’« homo ludens » laissera peu de place aux alchimistes des guerres et des fléaux sociaux, et donc aux instances totalitaires à qui profitent les crimes.

Le football est une de ces occasions et un de ces lieux privilégiés de l’avènement festif. Mais en attendant, comme tout lieu qui consacre l’anomie et le plaisir collectif, c’est-à-dire également la purgation collective, il est porteur d’ambiguïtés démobilisatrices…

[1] R. Caillois, Les jeux et les hommes (le Masque et le Vertige), NRF, Paris, 1958.

[2] Cf. Revue fit, citée par Vincent Caron dans Jeune Afrique, n° 1.120 du 23 juin 1982, p. 42.

[3] V. Caron, op. cit.

[4] Jean-Claude Jost « Ballon rond et supporters », dans : Autrement, Paris n° 7 novembre 1976, p. 50.

[5] J. C. Jost, op. cit. ; lire également Roland Barthes,« Le monde où l’on catche » dans : Mythologies, Seuil, Paris, 1957, pp. 13-24.