Théophile Obenga
Culture et civilisations

NOUVEAUX ACQUIS DE L’HISTORIOGRAPHIE AFRICAINE

Ethiopiques numéro 27

revue socialiste de culture négro-africaine

juillet 1981

 

L’historiographie est la description raisonnée des divers moments du savoir historique, conquis de façon progressive, étape par étape, grâce au labeur des générations, au fil du temps. Chaque moment participe ainsi au développement des connaissances, soit au niveau de la méthodologie, soit à celui de l’épistémologie, de l’interprétation sérieuse des faits du passé humain, – ce qui est l’objet même de l’histoire.

Avec la rédaction d’une Histoire générale de l’Afrique sous les auspices de l’UNESCO, l’historiographie africaine moderne connaît de rapides progrès. C’est que l’UNESCO travaille de manière ouverte. Elle a constitué un Comité scientifique international pour l’élaboration de cette histoire globale du continent africain. L’esprit de l’entreprise recommande impérativement de considérer l’Afrique de l’intérieur ; d’être attentif aux idées et aux civilisations, aux longs temps des sociétés ; de faire connaître les valeurs de la tradition orale, les multiples formes de l’art nègre, etc.

Ces principes de travail ont permis au Comité scientifique international de proposer à l’UNESCO l’organisation de colloques, de rencontres entre spécialistes, pour débattre de certains problèmes historiques africains, particulièrement complexes.

L’intéressant pour l’historiographie africaine, c’est que l’UNESCO publie les communications et les débats de ces colloques et rencontres, constituant ainsi une documentation historique de grande valeur avec la collection intitulée Histoire générale de l’Afrique. Etudes et documents.

Il est difficile désormais de ne pas faire cas de ces études et documents, étant donné leur importance sur le plan de la critique historique.

Le premier volume de cette collection historiographique couvre deux symposiums, l’un sur le peuplement de l’Egypte antique, l’autre sur le déchiffrement de la langue méroïtique : Le peuple de l’Egypte ancienne et le déchiffrement de l’écriture méroïtique. Actes du colloque tenu au Caire, du 28 janvier au 3 février 1974, Paris, Unesco, 1978, 137 pages.

Des questions ardues concernant l’appartenance anthropologique (la race) des anciens Egyptiens, la parenté linguistique génétique de la langue pharaonique, du copte et des langues négro-africaines modernes, le déchiffrement de la langue méroïtique (le méroïtique se lit mais ne se laisse pas comprendre jusqu’ici), les liens culturels entre la vieille Egypte et le reste de l’Afrique noire, furent largement et techniquement discutées au cours de ce colloque du Caire par des égyptologues de toutes spécialités, venus de plusieurs coins du monde.

Au lieu de continuer de « bavarder » comme si le colloque du Caire n’avait pas eu lieu, nous avons mis sur pied trois équipes, à l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville, pour travailler dans le sens des recommandations du Caire.

C’est ainsi que le Professeur Dominique Ngoie-Ngalla a débuté une importante enquête sur les vestiges paléo-africains dans l’iconographie égyptienne et leur signification historique : babouin, peau de léopard (« panthère »), habillement, insignes du pouvoir souverain, etc.

Il existe comme une base commune de la royauté africaine. Nous la saisissons presque à l’état pur au royaume antique de Kouch, en Nubie, -le pays au sud de l’Egypte des Pharaons.

Au royaume de Kouch, donc, la succession au trône était matrilinéaire. C’est-à-dire qu’en règle générale, les rois ne transmettaient pas le trône à leurs propres fils mais plutôt aux fils de leurs sœurs. Dans le récit de son couronnement, le roi kouchite Espelta (593-568 avant notre ère) fait mention de ses ancêtres maternels sur sept générations (Stèle Caire JE 48866). Le roi de Kouch était élu. Dieu suprême de tout le pays, Amon de Napata parlait par la voix d’un oracle pour autoriser l’investiture du candidat convenable. Le pouvoir souverain était assumé avec l’aide des dieux tribaux, nationaux. Après son ascension au trône à Méroé, le roi entreprenait habituellement un « voyage du couronnement ». Il devait d’abord se rendre à Napata et de là à Kawa et Tebo. Dans chaque localité, sur sa route, il devait se présenter lui-même aux dieux. Il recevait d’eux les attributs et symboles de la souveraineté et du pouvoir. Par ailleurs, le roi de Kouch était le détenteur effectif de la fonction considérable de premier serviteur de dieu. Il était par conséquent le plus haut placé de la gent sacerdotale et, théoriquement, le seul prêtre et associé des dieux. Amon était le « dieu des rois de Kouch » (Stèle Caire JE 48866). Le roi (« qore ») venait à la tête de l’Etat. Son insigne officiel était un bonnet qui tenait bien la tête. Deux serpents sacrés étaient attachés à ce bonnet qu’encerclait un diadème avec des bouts pendants.

On retrouve tous ces éléments de la royauté kouchite au royaume de Loango par exemple : succession matrilinéaire, élection par un Conseil de Notables (fumu) , autorisation des dieux nationaux (bakisi si), voyage du couronnement, serpent sacré, caractère divin du personnage royal, bonnet, sceptre, anneaux, bracelets, etc.

Une enquête a par conséquent été organisée sur la royauté négro-africaine, en partant de la Vallée du Nil égypto-nubienne, en questionnant de façon rigoureuse l’héritage pharaonique et kouchitique, en étudiant de manière précise les textes eux-mêmes. Il y a comme une base commune fondamentale de la royauté africaine qu’il faut bien examiner, dégager, historiquement.

La troisième enquête, toujours en conformité avec les recommandations du colloque international du Caire, porte sur la linguistique comparée « pour établir toutes les corrélations possibles entre les langues africaines et l’égyptien ancien » (Colloque du Caire). C’est un travail très technique, mais décisif pour affirmer la communauté sociale et historique entre l’Egypte pharaonique et le reste de l’Afrique noire : « Sur la question de l’unité ethnique, c’est avant tout la langue qu’il faut interroger ; son témoignage prime tous les autres ». (Ferdinand de Saussure).

Cette troisième enquête, conduite par nous-même, est suffisamment avancée. Elle montre, de façon méthodique, que toutes les langues négro-africaines modernes et l’égyptien ancien forment une seule famille linguistique : le Négro-égyptien. Ce qui amène à conclure à un ethnisme primitif, dont toutes les nations nègres, depuis l’Egypte pharaonique, sont, par filiation sociale, les héritières plus ou moins directes.

Le second volume de la collection « Histoire générale de l’Afrique. Etudes et documents » porte sur La traite négrière du XVe au XIXe siècle. Documents de travail et compte rendu de la réunion d’experts organisée par l’Unesco à Port-au-Prince, Haïti, 31 janvier-4 février 1978, Paris, Unesco, 1979, 341 pages.

 

Il y est fait état des aspects idéologiques et politiques de la traite négrière, des répercussions qu’ont eues non seulement la traite négrière atlantique (Europe occidentale – Afrique – Indes occidentales), mais aussi la traite sur le continent africain lui-même la traite entre l’Afrique et le Moyen-Orient et la traite dans l’Océan Indien.

Ce qui est neuf du point de vue historiographique, c’est « l’état de la question », c’est-à-dire les informations, précieuses, relatives aux recherches actuellement effectuées sur la traite négrière : au Nigéria (J.F. Ade Ajayi et J.E. Inikori), au Portugal (Antonuio Carreira), aux Etats-Unis (Philip D. Curtin), à Saint-Domingue (Jean Fouchard, Hugo Tolentino Dipp et Ruben Silie), au Brésil (Waldeloir Rego), en Guyane (W. Rodney, tragiquement disparu depuis), etc.

Des spécialistes africains, connus, avaient présenté des documents de travail à cette réunion scientifique de Port-au-Prince : le Professeur E. Inikori sur la traite négrière et les économies atlantiques de 1451 à 1870 ; le Professeur Mbaye Guèye sur la traite négrière à l’intérieur du continent africain ; le Professeur Ibrahima Baba Kaké sur la traite négrière et les mouvements de populations entre l’Afrique noire, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient ; le Professeur Bethwell A. Ogot sur les mouvements de populations entre l’Afrique de l’Est, la corne de l’Afrique et les pays voisins.

Désormais, il est difficile d’étudier l’impact de la traite négrière – toutes les traites – sur les structures politiques et sociales, sur la vie culturelle et sur le développement économique en Afrique sans consulter cet ouvrage édité par l’UNESCO qui abonde de faits nouveaux et de références bibliographiques précieuses. Des suggestions concernant de nouvelles directions de recherche sont également présentées.

Le troisième volume de la série « Histoire générale de l’Afrique. Etudes et documents » est intitulé Relations historiques à travers l’Océan Indien. Compte rendu et documents de travail de la réunion d’experts sur « Les contacts historiques entre l’Afrique de l’Est d’une part et l’Asie du Sud-Est d’autre part, par les voies de l’océan Indien », Maurice, 15-19 juillet 1974, Paris, Unesco, 1980, 203 pages.

Tous les aspects des relations qui se sont nouées depuis des temps très reculés entre les pays situés de part et d’autre de l’océan Indien – « ce plus grand continuum culturel du monde au cours des quinze premiers siècles de notre ère » -, furent discutés, en profondeur, à la réunion de Port-Louis à l’Ile Maurice.

Le peuplement et le développement des îles de l’océan Indien proches du continent africain, et notamment le peuplement de Madagascar, sont le résultat de longs processus historiques.

Cette profonde histoire que porte l’océan Indien a donc été examinée pour la première fois entre spécialistes, pour le progrès des connaissances historiques en Afrique.

Parmi les participants à la réunion de Port-Louis on relève les historiens africains suivants : Ph. Mutibwa de l’Université de Makerere (Kampala, Ouganda), L.D. Ngcongco de Gaborone (Botswana), B.A. Ogot de l’Université de Naïrobi (Kenya), Rantoandro de l’Institut d’Archéologie et de Civilisation de Tananarive.

Bien passionnante est l’étude des cultures et des civilisations de l’Océan Indien et des pays bordiers : les relations maritimes entre pays riverains, le commerce du bois, la diffusion des plantes (riz, canne à sucre, café, thé, coton, plantes à fumer), les déplacements anciens de populations, la culture créole, l’esclavage et la traite, la langue swahili, les danses insulaires, l’architecture (édifices sacrés, architecture militaire, aménagements portuaires, tombeaux et rites d’inhumation, peinture), tout y passe, à travers le temps, selon le rythme des moussons.

Ainsi, la vie humaine de l’océan Indien mériterait d’être étudiée, constamment, et approfondie en tous ses aspects dans un Institut qui coordonnerait les enquêtes, organiserait les rencontres de chercheurs, diffuserait les résultats scientifiques.

C’est aussi en s’organisant correctement, de façon dynamique, que la science avance.

Le quatrième volume de la collection : « Histoire générale de l’Afrique. Etudes et documents » porte ce titre : L’Historiographie de l’Afrique australe. Documents de travail et compte rendu de la réunion d’experts tenue à Gaborone, Botswana, du 7 au 11 mars 1977, Paris, Unesco, 1980, 114 pages.

Tour à tour évoqués par les professeurs L.D. Ngcongco, David Chanaiwa, Balam Nyeko, Elleck K. Mashingaidze, N. M. Bhebe, tous historiens africains, les problèmes de l’histoire de l’Afrique australe (Afrique du Sud, Botswana, Lesotho, Swaziland, Namibie, Zimbabwe, Zambie Malawi) : migrations bantoues, âge du fer, agriculture, révolution zulu, colonialisme, grand Trek, racisme, nationalisme, interventions étrangères, etc., n’ont été jusqu’ici traités que par des « africanistes », selon des traditions historiques plutôt paralysantes.

Il conviendrait donc de rectifier les torts de l’historiographie pseudo-scientifique des colonialistes, de réviser le « bantouïsme » des missionnaires, pour étendre les enquêtes sur toutes les dimensions de la vie des peuples : dimensions culturelles, diplomatiques, juridiques, littéraires religieuses, politiques, économiques, artistiques, linguistiques, etc.

L’Afrique australe a besoin d’« une historiographie qui soit intégrée, fondée sur les faits, analytique et scientifique aussi bien qu’humaniste et Pertinente ». (David Chanaiwa).

Un sujet non moins important : celui de l’enseignement de l’histoire de l’Afrique et en particulier de l’Afrique australe, de l’école primaire à l’université. Pour cela, il faut d’abord publier les travaux achevés des chercheurs africains, équiper les Instituts et laboratoires de recherche, soutenir activement, concrètement des programmes de recherche (archéologie, traditions orales, sciences sociales, travaux de linguistique comparée, etc.). L’élaboration de manuels scolaires suppose en effet un travail réel de documentation scientifique.

Ainsi, en peu d’années, de 1974 à 1977, l’UNESCO a profondément renouvelé l’historiographie africaine, de façon admirable, en faisant d’abord appel aux spécialistes africains eux-mêmes, dans le cadre international qui demeure pourtant le sien.

D’autres problèmes de l’histoire africaine seront éclaircis de la même manière : Deuxième guerre mondiale et l’effort africain, étude des ethnonymes et des toponymes, identification d’anciennes voies de communications terrestres, etc.

Si jamais les étudiants et les professeurs d’histoire des Universités et Instituts africains travaillent dans le sens des recommandations, fort pertinentes, des réunions organisées par l’UNESCO relatives à la rédaction d’une Histoire générale du continent africain, alors de nouveaux chemins, de nouvelles perspectives apparaîtront, pour la connaissance toujours approfondie du champ historique africain.

L’impulsion que l’UNESCO donne ainsi aux études historiques en Afrique devrait ouvrir les yeux aux jeunes chercheurs africains, définitivement.