SILENCE DES SEMAPHORES, LA DANSE DU DERVICHE-TOURNEUR , L’ AUTRE SINDABAD, LARME DE NEFERTITI
Ethiopiques numéro 14
revue socialiste
de culture négro-africaine
avril 1978
« ETHIOPIQUES » publie aujourd’hui 4 poèmes extraits d’un recueil important intitulé « Silence des Sémaphores ». Sous le pseudonyme de Chems Nadir figure un écrivain tunisien bien connu.
Le premier poème sert d’introduction au recueil. Les trois suivants sont issus de chacune des trois grandes parties de l’œuvre : « Psalmodie du Miroir », « L’empreinte sur le sable », « Planisphère intime ».
Silence des sémaphores
En guise d’introduction-dédicace
Par une nuit de chants grégoriens,
– Nazareth resplendissait alors, dans son écrin de neige
Et les rois mages contemplaient
La lente ascension du Bouraq,
Cheval Ailé dans le clignotement des étoiles-
Je connus l’expulsion et la brûlure des ciseaux sur le cordon ombilical [1].
Et des vêtements étaient apprêtés
Pour emmailloter mon corps immature
Et un fleuve profond de souvenirs
Baignait, déjà, les rives embuées de mon esprit.
Les vêtements étaient beaux
Mais étroits à l’encolure.
Le fleuve profond
Mais assoupi aux amonts escarpés.
Le Miroir psalmodiant la gloire passée
Et réfléchissait, double masque impitoyable,
Le présent blême.
Et je fus sommé d’apposer,
Sous le sirocco déchaîné,
Mon Empreinte sur le sable.
C’est alors que, dans la déroute de ma nuit,
M’éclairèrent tes yeux mauves.
Et nous dérivâmes à l’unisson
Sur la crête des vagues…
Ecoute
Le craquement des germinations sous le givre.
Vois
De nouveau, s’allumer les Yeux des sémaphores.
Que ma voix de vent te raconte la geste éphémère…
La danse du derviche-tourneur
Danse la mémoire,
Nie la pesanteur,
Derviche filède.
La terre, cette nuit, accorde sa gravitation à ton rythme Et les vagues écumantes des océans frangent ta jupe déployée. Le ciel cligne des yeux : étoiles Pareilles à celle qui perla, rouge A la paume du Supplicié.
Au-dessous du masque, il y a encore un masque
Ainsi, par sept fois, le Visage se dérobe
Longue est la quête
Quand la rose minérale se replie, frileuse sur ses cristaux
Dans l’immensité de la nuit et des sables.
Quand l’espace frémit du battement
De la multitude d’ailes impalpables.
Quand l’Un se fracasse
Dans les mille brisures du Multiple.
Quand le Signe clair s’embue
Dans la laiteur poisseuse des aubes indécises.
Quand l’Egareur montre, de son doigt de marbre,
Les pistes du Néant,
Aux caravanes sourdement ébranlées
Dans le piaffement des montures
Et la vaine rumeur des souffles oppressés.
Al Hallaj, Saint Maître
Je danse ton nom.
Je chante tes yeux clos sur le Secret.
Mon corps dessine l’arabesque intelligible de ton Désir
Et je réconcilie le monde
En invoquant ton Esprit.
Sur les éclats coupants de l’incompréhension,
Tu marches
Et, alentour, te flagellent les ronces
Et, te guident la soif inextinguible de Lui
Et le vivant désir de l’étreinte
Etranger à toi-même, inattentif à la surdité des autres,
Tu marches
Al Hallaj, Saint Maître
Je danse ton nom.
Je chante tes yeux clos sur le Secret.
Mon corps dessine l’arabesque intelligible de ton Désir
Je réconcilie le monde
En invoquant ton Esprit.
Le chemin se dérobe aux pas
De celui que tenaille l’inquiétude.
Les sables mouvants attirent
Celui que courtise le Doute.
Et la halte est courbe de tendresse,
Plage de douceur, tentation qui vrille…
Mais tu marches.
Et au bout de l’ascension maintenue,
Voici que t’apparaissent les Sept voiles initiatiques
Ta hâte les déchire
Alors t’apparaît, non Sa face attendue, mais
un Miroir
Resplendissant de mille reflets
Longuement, tu t’y mires et tu comprends le Secret
Le Miroir t’oppose son évidence
Le Bleu, l’Infini, l’Ineffable
Je, Il, Nous,
Parcourent ta lande et composent,
Matière et couleurs mêlées,
Ta consubstantielle Vérité.
En toi, Il palpite
En toi, Il resplendit
En toi, Il fonde l’Etre
Il est en toi et tu es en Lui.
Alors la joie et le tremblement
Et le doux vertige sans limite…
Les visages coïncident
Dans l’incandescence redoublée.
Et le Signe, blanche caravelle, lève ses amarres
Pour flotter, de tous ses mâts, dans l’azur accordé
Que hantent les colombes.
Il pleut une matière liquide et irisée.
Tu bois l’extase à la coupe de la révélation.
Et redoublent la crainte et la jubilation
Quand, autour de toi, s’élève des vallées profondes,
Le Chant du monde…
Danse la mémoire,
Nie la pesanteur,
Derviche fidèle.
La terre, cette nuit, accorde sa gravitation à ton rythme
Et les vagues écumantes des océans frangent la jupe déployée.
Le ciel cligne des yeux : étoiles
Pareilles à celle qui perla, rouge
A la paume du Supplicié.
L’autre Sindabad
Clameur de l’exil au rivage des Syrtes !
Le temps est venu déserter ce jardin du mirage.
Sur trop de mensonges, je m’étais assoupi
De trop d’ossuaires, je m’étais amusé.
Sur les grèves de rocailles et d’amiante, prémices d’absence, aux abîmes accueillantes
L’oiseau des îles a terni son somptueux plumage
Et la jungle malhabile a banni la résurgence des fleurs.
Alors, j’ai déployé mes voiles
Aux vents des départs.
Laboure, ô proue, le champ fertile
Où rêvent les méduses.
Jaillissent l’embrun et la tornade sous-marine
et les spasmes de l’éclair.
A grandes eaux salées
Lavez mes yeux d’un songe trop vivave
O trombes des profondeurs.
Il advint que je rencontre, par les nuits phosphorescentes
Des troupeaux chevelus d’hippocampes en dérive
Des rêves de corail aux œillades amènes
Et des torpilles blafardes en forme d’anagrammes.
C’est alors qu’arrimé à fond de câle
J’adresse cette supplique dérisoire à l’Aleph :
« Première lettre de l’alphabet arabe
Matrice chaude, frisson silencieux du matin
« Premier cri de ma race
Aleph, mon expression et mon tourment
Quand donc entraîneras-tu ta suite à composer les mots
clairs qui sauront apprivoiser demain ? Quand donc finira
la défaite et la casuistique, le mensonge et la rhétorique ?
Aleph, aleph, aleph, à moi
J’atteins le fond concret
des ténèbres ».
Visage buriné de vieil homme face à la mer. Dans les yeux fertiles du navigateur, voici que se déroule, avec application, l’écho des périples Précédé de sa légende, précédant son mythe. Sindabad était parti, par un matin incertain, du cœur sablonneux du Hedjaz. Il passa par Taïef et Wadi-l-Qura. Et ce furent ensuite Damas omeyyade, Jérusalem, Alep, Antioche et ses palais sous la lune, la limoneuse Mésopotamie, Babylone en son énigmatique cosmogonie, Koufa repliée, Baghdad tentaculaire et Bassora, grand emporium ouvert sur les mers d’Asie. Et encore, le rivage des Syrtes et les fleurs de l’oubli dans l’île des Lotophages. Les routes maritimes s’offrent, cabossées d’incertitude et de tourbillons ivres, hérissées de banquises ostentatoires.
Au tableau de bord de l’esquif :
Radiances trop vives du passé.
Césure des abysses.
Morsure du présent.
Hier, c’était le jardin et les fifres de splendeur.
Hier, c’était le règne du jour et le surgissement du signe licite.
Je vogue en toi, hier
O mon peuple d’hier, architecte d’empires
Grand fédérateur des mers, arpenteur infatigable des voies bruissantes d’histoire
En toi, je vogue.
Et voici que m’étreint une semblable douceur du soir
Descendant sur l’Euphrate et le Guadelquevir
Voici que bruit à mes oreilles le vol lourd des abeilles chargées
[de semence
Dans, les jardins de Grenade et de Samarkande.
Hier, accomplissement des rêves
Voici que, même ceux qui dorment, collaborent à la marche du monde
Juteux hier,
claquant au vent comme une cinglante bannière, méridien de tous
les tropismes.
Navrant hier,
du cauchemar présent, du désir inassouvi, du songe las.
Hier amer.
Grande fatigue de l’essoufflement, après l’ivresse des départs. Voici
qu’à présent, dans les arrières boutiques des marabouts, on tisonne la
cendre des feux mal éteints de ce qui fut, fulguration blanche sous
l’acquiescement des palmes, l’élan de foi. Voici que la tribu tirée de
son rêve, s’éparpille dans les champs de discorde et que les remparts
des villes retentissent de violentes et sourdes imprécations…
Oliviers prophétiques de l’aube répudiée
J’amerris en d’étranges rivages
Archipel de désolation.
Sur fond de ciel maussade
Se dressent les Sept Portes du Couchant
Sept Portes de bronze cloutées d’airain.
Et, derrière chacune d’elles,
Ichtyosaures sereins,
Les Sept Dormants d’Ephèse.
Silence des sémaphores, dans la négation de l’espace et du temps
Vertiges de la chute sans fin.
O arcanes du néant.
Au cadran de l’astrolabe, le présent chavire…
C’était une belle flotille
avant que d’être décimée
Ici, une frégate nommée liberté
coule dans un hoquètement furieux
Là, une caravelle nommée
astrologie
ou médecine
ou unité indivise
ou algèbre
ou philosophie
s’anéantit dans les miasmes aqueux
Ici et là,
Le vert glauque et froid des eaux profondes
M’étreint
Me noie
Quand donc finirai-je de sombrer ?
Il est temps de rêver…
Sur le mât de misaine
J’amène le noir étendard de ma déraison
Et je surgis de l’onde
Et je marche sur les eaux
A ta recherche. Imam Caché
Prophète Masqué
Je marche.
Nous blanchirons les terres rougies de Canaan
Nous t’ensemencerons,ventre stérile de Selma
Et nous inventerons un temps sans mémoire
pour rompre le pain sous les tentes de Kédar
pour faire pousser la vigne au flanc de l’Hermon et de l’Atlas.
pour inscrire la renaissance aux parois translucides de notre durée
Et nous inventerons un lieu sans enclos
pour rassembler les frères reconnus
pour rendre à la cité la liberté du dire et du penser pour bannir le temps des loups.
Nous TENTERONS
Car, déjà
Sur le mât de misaine
Flotte le noir étendard de ma déraison
larme de Nefertiti
La barque des morts te ramène
Comme elle t’avait emporté.
A travers les papyrus emmêlés
T’escorte, de ses louanges, le clapotis des rames :
« Que vive, dans les siècles des siècles, ton souvenir
Tu fus le Juste et le Miséricordieux
Tu fus le Pur et le Vivant
Tu fus l’Amour et la Compassion
A l’image du Dieu Unique qui te fut révélé
Buisson Ardent
Dans le vide implacable de l’Azur…
Akhénaton. Akhénaton. Akhénaton.
Que ton nom, à jamais, perce
Les ténèbres du Souterrain
D’où des Morts ne remonte que le Livre ».
Et les nénuphars se souviennent…
Le soleil se lève sur Al Amarna
Et la maisonnée s’ébroue de son sommeil
Ah ! Le claquement sonore des baisers échangés
Quand enveloppe la cité fraternelle
L’ample respiration du matin
Et que ton premier regard, Néfertiti,
Dispense perles de rosée et pétales de tendresse
Pour l’Amant ressurgi des limbes de la nuit.
Puis se forme la procession de joie
Aux sons des fifres et des cymbales.
Se mêlent les clameurs d’allégresse
Et se tendent les mains jointes
Vers le Dieu de Lumière
Aton, dispensateur de Vie
Message flamboyant de Vérité.
Et les branches de lauriers
Offrande lyrique
S’embrasent quand les caressent
Les mille doigts incandescents
Du Disque adoré
Ah ! L’extase mystique sous le frisson des palmes…
A travers les papyrus emmêlés
T’escorte, de ses louanges, le clapotis des rames
« Akhénaton. Akhénaton. Akhénaton… »
Et les nénuphars se souviennent…
Là-bas, dans la métropole inique,
Thèbes au cœur de pierre
Aux divinités bariolées,
Complotent les momies vindicatives
Au fond des termitières
Leurs bouches édentées clapotent
L’anathème fétide
Contre le Blasphémateur, traître à sa classe et à son rang
Contre le Pharaon dénaturé.
Comment pardonner l’amour et la jeunesse
Comment oublier l’offense de la vérité et de la beauté
Comment admettre la justice et la générosité
Quand emmaillotent le corps visqueux
Les bandelettes jaunies
Et qu’emprisonne l’esprit égaré
La rouille des barreaux ?
Et s’aiguisent les couteaux de l’imposture
Quand, sur les dalles de marbre, rôdent les nocturnes carnassiers…
A travers les papyrus emmêlés
T’escorte, de ses louanges, le clapotis des rames
« Akhénaton. Akhénaton. Akhénaton »…
Et les nénuphars se souviennent…
Sur Al Amarna, s’étend l’ombre du Rapace
Et tombent les ténèbres en plein midi.
Les ailes déployées d’Horus le Maléfique
Eclipsent la vivante clarté
L’empreinte du Faux s’incruste
Dans la ville assaillie
Et le froid gagne tes membres ankylosés
Les rives accueillantes sont proches pourtant
Quand se lève le vent contraire.
Se serrent alors les papyrus craintifs
Devant la proue impuissante
Et, sur le banc de sable inopportun,
S’immobilise la barque échouée
Alors, par dessus bord, Néfertiti laisse tomber
Une larme
Goutte cristalline et amère dont se trouble l’onde claire
Le reflet de l’esquif et de son équipage
Tremble et vacille
Puis se dissout dans la surface des eaux.
L’Oeil se referme
Et l’absence recouvre l’étendue fluide.
Les nénuphars rassemblés protègent
Gardiens amnésiques
Jusqu’au souvenir du Songe naufragé.
[1] L’auteur est né un 24 décembre, peu après minuit…