Sur l’anthologie

SENGHOR, LA POESIE ET LA LIBERTE

Ethiopiques n°61

revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

2e semestre 1998

1948-1998

Cinquantenaire

de la l’Anthologie

de la nouvelle poésie nègre et malgache

de langue française

de Léopold Sédar Senghor

En 1948, pour commémorer le centenaire de l’abolition de l’esclavage, le Professeur Charles-André Julien, alors Directeur de la collection « Pays d’Outre Mer » des « Presses universitaires de France », demandait à Léopold Sédar Senghor une anthologie de la poésie nègre d’expression française.

L’ouvrage fut réalisé et publié avec la célèbre préface de Jean-Paul Sartre, Orphée noir. Il prit rapidement, comme le souligna son commanditaire, dans son Avant-propos à l’édition de 1977, « valeur de témoignage » contre « un racisme qui, aujourd’hui encore, se nourrit d’ignorance et de haine ».

« Aujourd’hui encore ». Charles-André Julien, a écrit ces lignes près de vingt ans après la parution de la première édition. Mais son propos, pénétré d’inquiétude et de déception, n’a pas beaucoup perdu de son actualité au moment où, en cette fin d’année 1998, s’estompent peu à peu, les bruits de la célébration du cent cinquantenaire de l’Abolition.

Il nous a donc paru utile de remettre en lumière cette œuvre essentielle d’autant que l’Anthologie est l’un des meilleurs révélateurs, à la fois, de la pensée politique de Senghor et de la conception qu’il se fait de la poésie.

Dans l’Avant-Propos, déjà cité, Charles-André Julien rappelait que la fin du régime colonial n’avait pas empêché la persistance du racisme, ajoutant :

« La nouvelle expérience de la liberté marquée d’exaltations, d’abattements et de rancoeurs, trouve naturellement son expression dans la poésie ». Cela était encore plus vrai en 1948. Et le fait que les cris de révolte, les hymnes poignants à la liberté, les chants d’amour et de fraternité rassemblés par Senghor eussent été exprimés en français, revêtait en soi une grande importance.

En effet, il ne faut pas oublier que le décret abolissant l’esclavage fut pris le même jour que celui instituant l’instruction gratuite dans les colonies. Cent ans après ces événements, L’Anthologie se présentait donc comme le fruit ayant germé dans l’humus d’une émancipation conquise de haute lutte, et souvent sur fond de tragédies et de désespoirs.

En orpailleur de la littérature – que sont les grands anthologistes – Senghor sut retenir les meilleures pépites. L’Anthologie marqua ainsi l’avènement véritable de la poésie, sinon de la littérature négro-africaine d’expression française. Sans doute plusieurs revues et cercles littéraires s’occupaient-ils déjà de la diffusion de cette poésie mais, comme le rappelle Fernando Lambert (voir entretien) « les poètes africains et de la diaspora qui avaient publié un recueil et qui avaient connu un début de reconnaissance n’étaient pas nombreux ».

Cette poésie émergente est fécondée par les sucs de toutes les races de la terre venues pour reprendre l’expression d’André Brincourt, habiter et partager le français. Elle est ipso-facto le lieu, tout à la fois, d’une différence assumée et d’une appartenance revendiquée.

« Ces étudiants nègres [qu’étaient la plupart des poètes] d’entre les années 1925 à 1935 (…) savaient que l’Europe, depuis trois siècles avaient enseigné à leurs pères leur néant – aux esclaves, aux « sujets » comme aux citoyens de 1948. Ils n’avaient rien pensé, rien bâti.. rien peint, rien chanté » écrit Senghor dans Liberté 1.

Or être nié culturellement c’est, en réalité, être mis au ban de l’humanité. Bien sûr, pour faire entendre leurs voix les Noirs se voyaient proposer la lutte politique avec, entre autres moyens, l’arme du socialisme « scientifique » censé « abolir, les frontières de classes et de races ». Mais appréhendant, comme le dit Senghor, que « dans le monde socialiste » de la Raison, ils ne seraient, dans le cas le plus favorable, que des consommateurs de civilisation blanche », ils ont préféré la révolution par la Poésie. Parce que seule la poésie leur permettait de s’assumer et de s’affirmer. De retourner avec fierté à leurs sources pour se présenter les mains pleines au « rendez-vous du donner et du recevoir » cher à Aimé Césaire.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors que s’amplifiait la résistance contre l’oppression coloniale, la langue devenait ainsi, doublement, le lieu du recouvrement de la dignité, sublimée par un humanisme du partage et de la tolérance. On retrouve ici la dialectique senghorienne de l’enracinement et de l’ouverture et même, en gestation, son projet de bâtir la francophonie des peuples.

Et -pourquoi pas ?- les prémisses de la lutte qu’il mènera plus tard contre la balkanisation de l’Afrique. En tout cas l’unité des poètes, dans la profération des refus et des espérances qui leur étaient communs, pouvait offrir un exemple de solidarité aux colonies africaines et, au delà, à la diaspora africaine.

Oui, c’est tout cela que l’on trouve dans l’Anthologie, oeuvre que rythme la quête passionnée de soi et le refus de l’aliénation culturelle gonflée, comme dit Senghor à propos de Césaire, « d’un amour tyrannique pour tous les hommes (ces) frères »

Finalement l’Anthologie est une œuvre-balise pour notre cheminement aisé dans l’univers poétique et idéologique de Senghor. Elle est aussi une œuvre à poursuivre par les nouvelles générations de poètes attentifs aux cris et aux espérances profondes de notre temps.

En commémorant le cinquantenaire de sa publication, Ethiopiques veut inviter ses lecteurs à la revisiter.

C’est ce qu’a compris René Depestre qui, en saluant avec enthousiasme notre initiative m’a confié : « L’Anthologie servit de pirogue solide pour la descente des rapides de la décolonisation », Et d’ajouter : « Elle n’a pas pris une ride dans un monde où la bête raciste se ressaisit dans son poil fauve »,

BIBLIOGRAPHIE :

Léopold Sédar SENGHOR : Anthologie de la Nouvelle Poésie Nègre et Malgache de Langue Française, Paris, PUF, 1948 (4è éd. 1977, 227 p] Léopold Sédar Senghor : Liberté 1 : Négritude et Humanisme, Paris, le Seuil, 1964, 445 p André Brincourt : Langue Française, Terre d’Accueil, Paris, Editions du Rocher,1997, 252 p