Sur l’anthologie

DES PHARES QUI ONT ECLAIRE LA MARCHE DE L’HOMME NOIR VERS LA LIBERTE

Ethiopiques n°61

revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

2e semestre 1998

1948-1998

Cinquantenaire

de la l’Anthologie

de la nouvelle poésie nègre et malgache

de langue française

de Léopold Sédar Senghor

Moustapha TAMBAOOU : Pouvez-vous nous parler du contexte et des enjeux de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Senghor ?

Fernando LAMBERT : L’entreprise de Senghor que constitue son Anthologie, trouve son véritable sens lorsqu’on la restitue dans le contexte de son élaboration et de sa production. Elle est publiée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, en 1948. En Europe, particulièrement à Paris, cette période en a été une de grande ébullition dans tous les domaines : culturel, politique, social, etc. D’autre part, de grands intellectuels français : Jean-Paul Sartre, Emmanuel Mounier, André Gide et d’autres, appuient la démarche d’affirmation et de libération des Noirs de l’Afrique et de la diaspora. Senghor est député à l’Assemblée nationale française depuis 1945.

On ne peut dire par ailleurs que les anthologies étaient alors à la mode. Mais il faut tout de même souligner que deux grandes anthologies sont publiées à un an d’intervalle sur la poésie de langue française hors de France : celle de Léon Gontran Damas, Poètes d’expression française, 1900-1945, au Seuil, en 1947, dans la collection « Pierres Vives » que dirige Damas lui-même, et celle de Senghor, aux Presses universitaires de France, dans la collection « Pays d’Outre-Mer », en 1948.

Damas et Senghor poursuivent un même objectif : faire connaître la voix de jeunes poètes qui s’expriment en français hors de la métropole, dans les colonies. Senghor reconnaît dans l’anthologie de Damas le souci d’établir « un panorama à peu près complet des poètes ultramarins d’expression française » (1969, p. 2). Le projet de Senghor répond, pour sa part, en partie du moins, aux désirs du directeur de la collection, Charles-André Julien, qui souhaitait que chaque territoire y soit représenté ; mais plus encore, Senghor fonde son choix des poètes qu’il fait entrer dans son Anthologie, selon les dires mêmes du Professeur Julien, sur « son culte de la beauté et sa foi en l’éminente dignité de la négritude » (1969, p. VII). En effet, pour Senghor, il s’agit de présenter des voix de La nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, à la fois donc, l’Afrique, la diaspora noire et Madagascar.

En plus de ce contexte général, l’Anthologie de Senghor s’insère dans un grand projet du Professeur Charles-André Julien, directeur de la Collection « Pays d’Outre-Mer », qui devait marquer le centenaire de la Révolution de 1848. C’est en effet le 27 avril 1848 que l’esclavage est aboli et qu’un autre décret institue « l’instruction gratuite et obligatoire dans les Colonies » (1969, p. 1). Ce que le poète sénégalais entend mettre en évidence, c’est donc que des Noirs ont tiré profit de cette instruction et que la poésie à laquelle ils s’essaient, depuis les années 1930 surtout, est une contribution d’abord à « l’humanisme français […] qui se fait véritablement universel parce que fécondé par les sucs de toutes les races de la terre » (1969, p. 1).

Ces mots de Senghor, pourtant écrits en 1948, contiennent en condensé sa vision qui repose sur sa conviction que les Noirs ont beaucoup à apporter au monde et qui porte déjà en germe son aspiration à la « civilisation de l’universel » et à cette grande communauté de la Francophonie. La fidélité de Senghor à lui-même et sa constance à réaliser sa vision sont tout à fait remarquables. On constate que son Anthologie se situe précisément dans cette perspective hautement senghorienne.

Moustapha TAMBADOU : Les anthologistes sont un peu les orpailleurs de la littérature. Bien entendu. les choix sont subjectifs, mais l’ambition est toujours de rechercher et de donner en partage les plus beaux joyaux.

Fernando LAMBERT : Cela est particulièrement vrai pour l’Anthologie de Senghor. Le poète avoue qu’il a été « partial » dans ses choix. Il s’en est remis principalement à son bon goût, sans se préoccuper d’être exhaustif. Mais les poèmes retenus confirment que Senghor possède un goût sûr et qu’il a su lire dans ces poèmes ce qui était porteur d’avenir pour la poésie négro-africaine. Il ne faut pas oublier que ce choix remonte en 1948, que plusieurs poèmes avaient été publiés isolément dans des revues et qu’ils n’avaient pas encore le support d’un recueil. Les poètes africains du continent ou de la diaspora qui-avaient publié un recueil et qui avaient connu un début de reconnaissance, n’étaient pas nombreux à l’époque. Et encore, quelle était l’importance de leur public-lecteur ?

Senghor n’en a donc que plus de mérite. Il a su choisir des poèmes qui, pour l’ensemble, ont bien traversé l’épreuve du temps. Le fait de les avoir rassemblés dans une anthologie leur a permis un surplus d’existence, car d’une part, nombre des revues de l’époque sont difficilement ou pas accessibles de nos jours et d’autre part, quelques-uns de ces poètes ont peu publié ou n’ont pas connu une large audience.

L’Anthologie de Senghor demeure ainsi une référence toujours utile.

Moustapha TAMBADOU : À une époque où la revendication de leur dignité par les écrivains noirs, où leur désir de donner une résonance à leur combat pour la justice était assez fort, l’Anthologie de Senghor reflète-t-elle le meilleur de l’engagement ou le meilleur de la littérature nègre ?

Fernando LAMBERT : Charles-André Julien qui considère l’Anthologie comme un « témoignage » (1969, p. VIII) et inspirée par « sa foi en l’éminente dignité de la négritude » (1969, p. VII), a tout à fait raison. L’Anthologie sert les deux principaux objectifs de la Négritude : affirmation de l’homme noir et réclamation du respect de ses droits. En 1948, à peine quelques romans avaient été publiés, ceux de Paul Hazoumé, d’Ousmane Socé Diop, de Claude Mac Kay, de Jacques Roumain. Il faut attendre les années 1950 pour qu’apparaisse le roman dit de la contestation, avec Mongo Beti, Ousmane Sembène, etc. Par contre, dès 1937 avec Pigments de Damas et 1939, avec Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, la poésie s’engage pour la cause des Noirs. L’Anthologie de Senghor représente bien la poésie de cette période. Elle ne dissocie pas la beauté de la parole poétique et son souci de dire l’homme noir. Il est significatif que Senghor sente toutefois le besoin, dans le seul cas de David Diop, de souligner la « conscience raciale aiguë » du jeune poète et la prédominance pour celui-ci du thème sur « le style, la chaleur émotionnelle qui donne vie aux mots, qui transforme la parole en verbe » (1969, p. 173). La poésie de Damas est pourtant tout aussi directe et percutante que celle de David Diop. La fortune littéraire de Coups de pilon confirmera que Senghor ne pouvait ignorer le jeune poète sénégalais.

On peut affirmer sans hésitation aucune que l’Anthologie présente vraiment un tableau de ce qu’il y avait de meilleur en 1948, en poésie négro-africaine de langue française. Tous les poètes qui figurent dans cette oeuvre sont des phares qui ont éclairé la marche de l’homme noir vers la conquête de sa liberté.

Moustapha TAMBADOU : Qu’est-ce qui a eu finalement le plus d’impact, la négritude revendiquée et sublimée par les poètes ou la célèbre préface de Jean-Paul Sartre Orphée noir qui constitue une réflexion sur l’irruption du regard noir (« Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus ») ?

Fernando LAMBERT : Il est certain que la préface du maître à penser qu’était déjà Sartre, surtout après la publication de L’Être et le Néant (1943), constituait une caution de poids pour l’Anthologie. Dans un premier temps donc, Orphée noir a été associé à l’Anthologie. Cette préface était, comme le dit Charles-André Julien, « l’introduction la plus efficace à l’Anthologie » (1969, p. VIII). Les voix que l’Anthologie faisait entendre, étaient précisément ces bouches noires dont on venait d’ôter le bâillon : « Qu’est-ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner vos louanges ? » (1969, p. IX). Un tel incipit ne pouvait que conduire à la lecture des poèmes rassemblés par Senghor qui trouvaient ainsi un écho retentissant.

Par la suite, la préface de Sartre a connu une nouvelle existence en quelque sorte avec sa reprise dans Situations III de Sartre, chez Gallimard en 1949 et une existence quasi autonome, avec sa publication en fascicule séparé et surtout après sa traduction en anglais par S. W. Allen, Black Orpheus, chez Présence africaine, sans date. Elle a suscité de vives discussions, en particulier dans les forums américains.

Mais tout le temps où elle n’a été accessible que dans le cadre de l’Anthologie de Senghor, elle a joué avec force son rôle d’introduction à ces voix négro-africaines et elle a contribué à une solide promotion de la Négritude. Les sorts de la préface et de l’Anthologie ont donc été intimement liés pendant quelque temps. Moustapha TAMBADOU : Avec l’Anthologie nous avons eu une entrée de la littérature nègre de langue française sur la scène internationale. Cette entrée s’est faite par la poésie, moyen d’expression par excellence des révoltes contre l’oppression et des aspirations à la liberté. Aujourd’hui, bien sûr, le contexte a changé. Mais les « luttes ethniques », les conquêtes démocratiques, l’immigration et le mépris racial, voilà des thèmes possibles d’une « littérature engagée » comme l’était le thème de la situation coloniale. Or on constate un déclin de la poésie au profit du récit ?

Fernando LAMBERT : On connaît la déclaration de Césaire : « La Négritude appartient à l’histoire ». Le poète martiniquais fait clairement référence à la Négritude militante. On sait que la vision de Senghor est bien différente puisque pour lui, la Négritude est aussi un humanisme. Cette double perspective rattachée à la Négritude explique une grande partie de l’histoire de la poésie africaine.

Pour les poètes francophones du continent africain, l’affirmation de l’homme africain, de son passé et de sa culture ne s’arrête pas avec l’Indépendance. Après 1960, les voix sont fort différentes et leur poésie pratique des pistes variées et nombreuses : poésie personnelle, poésie de l’identité, poésie critique des nouvelles situations, poésie de la rencontre entre tous les hommes, etc. Que l’on pense à Bernard Dadié, François Sengat-Kuo, Tchicaya U Tam’si, Pacere Titinga, Engelbert Mveng, Eno Belinga, Maxime Ndebeka et combien d’autres.

Votre question comporte essentiellement deux volets : d’abord, l’engagement en poésie et aussi, la situation actuelle de la poésie africaine.

On peut dire que toute poésie engage le poète qui s’engage pour l’homme. Mais une telle affirmation est bien générale, même si elle comporte certainement un fond de vérité. L’engagement dont il s’agit dans votre énoncé, est l’engagement pour une cause. La poésie peut dans des circonstances où la dignité de l’homme est enjeu, devenir une « arme » de dénonciation, de réclamation, mais Césaire nous a appris qu’il s’agit toujours d’Armes miraculeuses (Gallimard, 1970) et Maxime Ndebeka, de Soleils neufs (CLÉ, 1969). Les mots peuvent être des armes dangereuses, des armes de combats et ils doivent apporter un éclairage neuf sur les êtres et sur le réel. Senghor ne disait pas autre chose dans sa présentation du jeune poète David Diop dans son Anthologie. Ce qui fait la poésie, ce n’est pas le « thème », la cause servie, mais la « belle parole qui plaît à l’oreille et au coeur », ainsi que les Peuls définissent la poésie. Cela n’empêche pas certains poètes africains de se faire l’écho des douleurs et des aspirations de leur peuple. Ne citons que Le ventre de Tchicaya U Tam’si (Présence africaine, 1964, réédité en 1978), recueil nourri de la douleur et du deuil provoqués par la mort de Patrice Lumumba. Il y en a bien d’autres.

Le second volet de votre interrogation porte sur la situation actuelle de la poésie et sur le fait qu’elle aurait été plus ou moins détrônée par le récit. Il est vrai que la littérature africaine de langue française a connu des moments où l’un ou l’autre genre littéraire dominait. On sait que les premiers textes africains de langue française ont été les contes, puis il y a eu quelques romans. À partir des années 30, la poésie a régné presque sans partage. Ensuite, le roman a marqué un temps fort, des années 50 aux années 80. Des romanciers ont particulièrement attiré l’attention. Nommons Yambo Ouologuem. Ahmadou Kourouma, parmi les plus innovateurs. Mais si l’on considère l’histoire littéraire africaine de langue française sur plus d’un demi-siècle, bientôt soixante-dix ans, on observe que la poésie est toujours présente. La production poétique de Senghor s’étend des années 30 jusqu’à 1990, puisque de nouveaux poèmes ont été ajoutés dans la dernière édition, Oeuvre poétique (Le Seuil-Points. 1990). Que l’on pense à cette merveilleuse élégie, « Élégie pour Philippe-Maguilen Senghor », à ses « Poèmes perdus », ses poèmes de jeunesse.

Il est aussi vrai que la perception générale est bien que la poésie a connu un déclin, alors qu’il serait plus juste de dire qu’elle n’a pas toujours occupé le premier rang. En effet, outre les oeuvres maîtresses de Senghor, d’autres recueils de poésie continuent à venir enrichir régulièrement la production poétique africaine, presqu’autant que la production romanesque. Plusieurs poètes sont toujours actifs de nos jours, aussi bien, hommes : Bernard Zadi Zaourou, Émile Ologoudou, Fernando D’Almeida, Amadou Elimane Kane, Paul Dakeyo, Amadou Lamine Sali, Jean-Baptiste Tati-Loutard, Kama Kamanda, etc ; que femmes : Amélia Néné, Cécile-Ivelyse Diamoneka, Marte-Léontine Tsibinda, Véronique Tadjo, Tanella Boni, Fatou Ndiaye Sow, etc. Il ne faut pas oublier non plus tous ces poèmes publiés dans des revues et ces recueils publiés à compte d’auteur, dans des maisons d’éditions locales que découvrent ceux qui ont l’occasion de parcourir les différents pays de l’Afrique francophone. La vie de la poésie africaine ne s’est jamais interrompue et elle compte encore des oeuvres de qualité.

La poésie africaine de langue française semble moins bien connue que le roman africain qui lui-même demeure très mal connu. Nous touchons là au grand problème de la circulation et de la diffusion des littératures francophones en France d’abord, mais aussi dans l’espace francophone. Les diverses opérations tentées par les institutions de la Francophonie n’ont pas encore réussi à porter leurs fruits.

Ancien doyen de la Faculté des Lettres de l’Université Laval (Québec)