Sur l’anthologie

L’ANTHOLOGIE DE LA NOUVELLE POESIE NEGRE ET MALGACHE ET L’ECOLE, D’HIER A AUJOURD’HUI

Revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

2e semestre 1998

1948-1998

Cinquantenaire

de la l’Anthologie

de la nouvelle poésie nègre et malgache

de langue française

de Léopold Sédar Senghor

1948-1998 : La Fondation Léopold Sédar SENGHOR et le monde culturel fêtent les cinquante ans de l’Anthologie de la Nouvelle Poésie Nègre et malgache [2]. Que cet anniversaire coïncide avec celui des cent cinquante ans de l’abolition de l’esclavage, ne doit pas étonner. Léopold Sédar SENGHOR lui-même présentait en ces termes son projet : « L’Anthologie que nous offrons aujourd’hui au public fait partie d’une série d’ouvrage publiés à l’occasion du centenaire de la Révolution de 1848, dans la collection que dirige le Professeur Ch-André Julien ».

La présente célébration devrait concerner au plus haut point l’Institution scolaire, milieu où la poésie est le plus présente dans le vécu des professeurs, élèves et étudiants. Et l’on peut, à juste raison, se demander ce que représente aujourd’hui, pour les générations d’élèves et d’étudiants nés après la deuxième décennie des indépendances africaines, une œuvre dont la parution, autant que la non moins célèbre préface, Orphée Noir, de Jean-Paul Sartre firent l’effet d’une bombe au lendemain de la seconde guerre mondiale. Lilyan Kesteloot, un des premiers critiques à s’intéresser à la Négritude juge ainsi l’événement : « Ce fut un peu en France comme l’acte de naissance officiel de la littérature négro-africaine » [3] Aujourd’hui plus qu’hier, méritent d’être posées les questions suivantes : Pourquoi et pour qui cette Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache ? Quels sont les principes qui ont guidé L.S. Senghor dans les choix des auteurs et des textes ? Que vaut, pour le jeune lectorat de ce siècle finissant le message de ces poètes nègres.

I – RECEPTION ET IMPACT DE L’ANPNM

Le mouvement naissant de la Négritude a, dans les années trente, choisi la poésie, genre littéraire par excellence, celui où domine la fonction poétique, pour véhiculer son message.

Pourquoi la poésie ?

Georges Pompidou, condisciple de Léopold Sédar Senghor tient, dans la préface de son Anthologie de la poésie française ce propos :

« Qu’est-ce donc que la poésie ? Bien savant qui le dira ». (P.9) S’il est vrai qu’une telle question est plutôt embarrassante, il n’en demeure pas moins qu’elle est incontournable pour tout auteur d’anthologie poétique, au moment où il décide d’offrir au lecteur un recueil de textes dont l’un des principes d’unité est justement cette appartenance commune au genre poétique.

Lorsque les PUF éditent l’ANPNM, Blaise Cendrars avait publié en 1920 un recueil de textes, pour la plupart en prose, intitulé : Anthologie nègre. Certes, la littérature négro-africaine, qui va devenir un pan important de la production en langue française, n’en était plus à ses balbutiements : Le Batouala de René Maran avait déjà fait retentir son cri nègre en 1921, arrachant le prix Goncourt et attirant l’attention des milieux intellectuels européens, français en particulier, sur les méfaits de la situation coloniale. Dès 1937, paraissaient Pigments, de Léon-Gontran Damas, préfacé par Robert Desnos. En 1939 de Cahier d’un retour au pays natal est découvert par André Breton, qui projette Aimé Césaire sur les rampes de l’actualité littéraire. Senghor lui-même publiera Chants d’Ombre en 1945. L’expérience de la guerre avait précipité la prise de conscience des peuples dominés, surtout celle de leurs ressortissants étudiants exilés en Europe, au moment même où de nombreux intellectuels occidentaux commençaient à lever un coin du voile sur la prétendue « mission civilisatrice » [4] de la colonisation, au vu des nombreux témoignages sur certaines exactions de l’Administration des colonies. C’était d’ailleurs à ces intellectuels français que s’adressait René Maran dans les deux préfaces de Batouala.

La communauté noire qui, depuis la fin de la première guerre mondiale, participe à la vie littéraire française, grâce à la production de ces jeunes étudiants africains et antillais reçoit le soutien d’écrivains français, comme les surréalistes, avec leur chef de file Breton, ou encore, André Gide.

On comprend dès lors que Jean-Paul Sartre n’ait pas hésité, en dépit « des exigences d’une publication rapide » (P.VIII, ANPNM) à témoigner en écrivant cette préface, Orphée Noir.

A lire ce célèbre texte, on devine la réponse aux questions préliminaires ci-dessus évoquées : pour qui est écrite cette ANPNM, et à qui s’adressent les poètes dont les textes la composent ?

Le lecteur que le préfacier interpelle, en particulier pour son propre compte, est européen :

« Qu’est- ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner vos louanges ? Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu’à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se relèveraient, lire l’adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus ».

Mais, Jean-Paul Sartre prend le soin de préciser par la suite : « Un poète noir ; sans même se soucier de nous, chuchote à la femme qu’il aime :

« Femme nue, femme noire

Vêtue de ta couleur qui est vie…

Femme nue, femme obscure,

Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir ».

Il ne faudrait donc pas confondre le destinataire des textes des poètes négro-africains avec ceux qu’interpelle avec véhémence Jean Paul Sartre.

L’avalanche de questions oratoires qu’il assène, dans sa mise en garde au lecteur blanc, avertit ce dernier de ce que cette poésie nègre a de nouveau, c’est-à-dire de révolutionnaire, donc de dérangeant pour la bonne conscience occidentale.

Elle procédait en effet à une totale subversion de la hiérarchie des valeurs du monde blanc, à commencer par le système des couleurs. Et ces nouveaux poètes faisaient de leurs confrères occidentaux les témoins de cette rupture. Ces écrivains, annonçait le célèbre préfacier, jetaient sur le monde un regard qui dévoilait d’autres nudités et d’autres vérités, et qui obligerait à n’en pas douter l’homme blanc à se remettre en question. Sartre prenait à témoin le grand public autant que les hommes de culture, les bourgeois héritiers des « conquérants » coloniaux aux fortunes bâties sur l’exploitation du « minerai noir » [5], mais aussi, le prolétariat des usines modernes, victime quotidienne du capitalisme.

Blancs des villes, civilisés du monde moderne occidental, « européens de droit divin » (PX), à tous, Sartre faisait partager la responsabilité de cette immense négation de la condition d’homme chez le nègre. Des siècles d’histoire autant que la race faisaient des Blancs les complices, sinon les témoins d’une longue et terrible injustice,

En revanche, ceux pour et au nom de qui chantaient ces « Orphée noir », c’étaient les peuples colonisés, tous victimes d’une longue exploitation. L’Anthologie de Léopold Sédar Senghor se donnait donc à lire comme « texte fondateur », sorte de guide idéologique, précurseur de ce que seront, pour l’ensemble des hommes noirs de culture, les deux rencontres de Paris(1956), de Rome (1959), et le Festival mondial des arts nègres de Dakar (1966).

Un problème demeurait toutefois : le pourcentage infime de noirs capables de lire et de comprendre ces textes, du fait de l’analphabétisme largement répandu dans les colonies, Sartre [6] accorde à cette préoccupation une attention qui mérite d’être soulignée, en écho à l’angoisse exprimée par le poète Etienne Laleau [7].

En attendant l’accès du plus grand nombre à l’écriture, il faudra le passage par les centres culturels, la diffusion de ces poèmes par les jeunes troupes théâtrales d’élèves qui, pendant les vacances scolaires, animaient la vie culturelle en Afrique. Il faudra, pour que les auteurs de l’ANPNM deviennent des classiques, que des milliers d’élèves les découvrent, les conservent vivants dans leur mémoire, les déclamant sur les ondes des jeunes radios africaines, à l’instar de « La prière d’un petit enfant nègre » de Guy Tirolien, tout en étudiant leur apport à la littérature universelle.

Toutefois, ces poèmes n’auront droit de cité dans les programmes et manuels scolaires africains qu’à l’orée des années 70, décennie de l’africanisation des contenus de l’enseignement, notamment des programmes de français. [8]

En fait, ces années correspondent aussi à l’exercice du pouvoir politique par les ténors de la Négritude que sont Césaire et Senghor ; le premier, comme maire de Fort de France, et le second, premier président de la République du Sénégal. La volonté politique renforcera les choix culturels.

Par ailleurs, la présence de quelques fortes personnalités [9] hommes et femmes de lettres de la diaspora, notamment des Caraïbes dans beaucoup de pays africains nouvellement indépendants, aura été aussi l’un des facteurs favorables à la diffusion de la nouvelle littérature, plus particulièrement, la poésie nègre.

L’ANPNM avait permis de porter à la connaissance du monde entier cette volonté commune des peuples dominés, spécifiquement les noirs, exprimée par leurs poètes, d’instaurer de nouveaux rapports, fondés sur une vision plus juste de leur culture et du monde. Etre vu autrement, se regarder sans se dévaloriser, assumer son être au monde, voilà ce que désirait chanter le poète noir, dans un monde qui renoncerait au racisme et à toute autre forme de négation de l’autre.

La nouvelle poésie nègre avait cette fonction. Elle était à la fois ACTION et [10] CREATION. L’Anthologie de Léopold Sédar Senghor, publiée par l’une des plus grandes maisons d’édition françaises, fera sortir de l’ombre cette nouvelle littérature d’expression française, contribuant ainsi à dévoiler les traits spécifiques de cette poésie nègre et à donner une certaine notoriété mondiale aux treize auteurs choisis. [11]

Elle a le mérite d’avoir largement contribué à la reconnaissance et au développement de la littérature négro-africaine. Qu’en révèle t-elle ?

II.APPORT DE L’ANPNM A LA RECONNAISSANCE DES CARACTERISTIQUES DE LA POESIE NOIRE

En dehors de l’appartenance de ces treize auteurs à la race noire, il y a l’unité thématique globale de cette poésie nègre.

Pour tous ces jeunes poètes, il s’agissait, par réaction, d’abord et avant tout de magnifier, de valoriser la race noire. La civilisation et l’homme noirs devaient être réhabilités, grâce à l’évocation fastueuse de leurs princes, de leurs institutions, ou encore, de la beauté de la femme noire, etc.

Nombreux sont les textes qui, par leur titre et leur contenu [12], rappellent les pages noires de l’odieuse exploitation (traite, déportation colonisation [13], travail forcé, utilisation comme chair à canon des tirailleurs sénégalais) qu’a subie le Noir, à cause de la couleur de sa peau.

La littérature se devait de soutenir le combat politique pour la reconquête de la dignité de l’homme noir. Par ses « armes miraculeuses », Orphée noir devait aider ses frères à retrouver leur place dans le concert des nations.

Désormais, les chants, danses, arts et littératures nègres avaient leur place aux côtés des cultures dominantes.

Si toute anthologie est le fruit d’un choix, Senghor n’eût pas démenti son ami G. Pompidou, pour qui il s’agissait de :

« Choisir, dans un domaine déterminé, tout ce qui paraît digne et capable de provoquer chez le lecteur le choc de la beauté ».

On aurait envie d’ajouter : de la vérité.

L’historien Ch. -André Julien ne s’y trompe pas, lorsqu’il porte cette appréciation :

« Ce recueil, Léopold Sédar Senghor le constitua non seulement avec goût mais avec amour. Philologue érudit, il y a conservé une âme de poète toute neuve. Aucun préjugé d’école n’a influé sur son choix et ce choix est excellent, qui n’a été inspiré que par son culte de la beauté et par sa foi dans la négritude ». (Avant-propos, P.VII)

Outre ces critères : beauté, foi en la négritude, il y a le sens de la vérité. Car le propos du poète sénégalais était bel et bien de révéler cette vérité jusque-là oblitérée : lorsque les noirs font de la poésie, ils la font différemment, avec leurs tripes, leur sang, ils disent leur « être-dans-le-monde ».

Si Senghor n’a pas tenu compte du seul caractère engagé de ces textes, si son guide constant est « le culte de la beauté et sa totale adhésion à la négritude », il n’en demeure pas moins que cette nouvelle poésie nègre est une poésie de la race, parce que c’est dans sa race que le nègre est opprimé. Cette valorisation de la race et de la culture noires a pour corollaire le rejet de toute forme d’assimilation, comme le montrent de nombreux poèmes de Léon Gontran Damas (Solde, Hoquet), d’Etienne Laleau ou de David Diop.

Ainsi s’explique le caractère laudateur et narcissique de ce regard que le nègre pose sur lui-même, sur sa peau, ses souffrances, son histoire.

Le ton était donné. En totale harmonie avec les intentions du préfacier et celles des auteurs qui figurent dans cette anthologie.

L’unité des poèmes de l’ANPNM a de ce fait une double source : la première est la conscience d’un même destin et d’une culture commune ; la seconde, la marque du génie nègre dans l’aspect formel des textes, inspirés par une littérature orale encore vivante, qui confère à ces poèmes un rythme en rupture totale avec la langue des blancs.

Reprenons à Sartre ces mots pour le dire :

« C’est le français qui fournira au chantre noir la plus large audience parmi les noirs, au moins dans les limites de la colonisation française. C’est dans cette langue à chair de poule, pâle et froide comme nos cieux et dont Mallarmé disait qu’elle est la langue neutre par excellence, puisque le génie d’ici exige une atténuation de toute couleur trop vive et des bariolages, c’est dans cette langue pour eux à demi morte que Damas, Diop, Laleau, Rabéarivelo vont verser le feu de leurs ciels et de leurs cœurs ». (Orphée Noir, P.XVIII)

L’unité de ces poèmes est renforcée par le traitement infligé à la langue, à l’instar des surréalistes :

« Destructions, autodafé du langage, symbole magique, ambivalence des concepts, toute la poésie moderne est là, sous son aspect négatif ». (Orphée Noir, P. XXIII)

D’où le rejet d’une poésie rimée et régulière, et le recours au verset, aux images analogiques.

Le constat est net : le ciment entre les textes de l’ANPNM, en dépit de la diversité des origines géographiques et de l’histoire personnelle de leurs auteurs, est constitué par les fondements de l’unité culturelle du monde noir que l’esclavage et la colonisation n’ont pas réussi à effacer. C’est donc d’une voix unique que chante Orphée Noir. Mais une voix fusant, démultipliée, de la diaspora, qui s’élève de plusieurs continents, qui dit les multiples facettes de l’exploitation d’une Afrique pillée et meurtrie, et qui clame sa liberté, dans un vers au moule brisé par le rythme nègre ou un verset aux profonds trémolos :

« Ils sont venus ce soir où le

Tam

Tam

Roulait de

Rythme en

Rythme

La frénésie

Des yeux

La frénésie des mains la frénésie

Des pieds de statues (etc) (Damas, P. 7) »

Et Sartre de parler de distorsions, de viol, de courts-circuits de la langue française : de Cayenne à Haïti, il fallait un manifeste de l’âme noire et des actions en faveur de l’unité culturelle du monde noir, dans la diversité des situations (insularité, métissage et langues nationales.)

Aujourd’hui, la situation politique de l’Afrique a évolué. L’accès de nombreux « petits enfants nègres » à l’école occidentale, s’il ne résout pas les problèmes d’emploi et de développement du continent, n’est plus un fait d’exception. Et les jeunes africains, tout en assumant leur négritude et leur africanité, n’ont peut-être plus cette vision de la race et de la condition de l’homme noir que partageaient la plupart des intellectuels de la diaspora.

III- CE QUI A CHAN AUJOURD’HUI

Si à la fin de ce XXème siècle la problématique de la discrimination raciale semble dépassée, beaucoup d’artistes, d’hommes et de femmes de lettres revendiquent avec force ce « black label » qui distinguent leurs productions de celles des autres aires culturelles à l’ère de la mondialisation. Aujourd’hui plus que jamais, l’artiste a besoin de s’enraciner dans une culture spécifique, qui confère à son œuvre son cachet d’authenticité.

Sartre voyait dans la négritude un moment dialectique de la libération de l’homme noir : une étape historique qui serait dépassée, une fois la reconnaissance, telle Euridyce, arrachée. La question de l’engagement de tous les écrivains noirs sous une même bannière ne se pose plus dans les mêmes termes que dans les années cinquante : s’il n’y a plus de colonisateur sur le continent africain, il y a d’autres formes de luttes. Et d’autres chants jaillissent de la lyre d’Orphée noir pour de nouvelles causes, liées à la situation quotidienne des peuples (guerres, famines, défense des droits de l’homme et des peuples, etc.) auxquels sa condition d’homme le lie.

Pour les écrivains noirs, comme pour A. Camus, « Le rôle de l’écrivain (…) ne se sépare pas de devoirs difficile. Par définition il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d’hommes ne l’enlèveront pas à la solitude, même et surtout s’il consent à prendre leur pas. Mais le silence d’un prisonnier inconnu abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art ». [14]

Le vent de la mondialisation emporte la jeunesse africaine vers d’autres formes de communion artistique, sans distinction de couleur ni de nationalité. C’est pourquoi l’Ecole a besoin de la leçon des poètes de l’Anthologie de la Nouvelle Poésie Nègre et Malgache. Contre la menace de la pensée unique, les Négro-Afiicains ont un repère solide. Ce que l’Homme noir apporte, c’est l’originalité et l’authenticité d’une culture qui, toujours plus vivante, est ce levain dont un monde unifié aura le plus besoin. Ne serait-ce que parce que ces poètes noirs nous ont appris à ne pas oublier que la poésie a une place dans nos cœurs et nos foyers, leurs textes sont nécessaire à l’adulte que l’Ecole ambitionne de former.

En guise de conclusion à ces réflexions sur ce que peut apporter aujourd’hui l’Anthologie de la Nouvelle Poésie Nègre et Malgache à la jeunesse actuelle, il suffirait de rappeler aux générations de lecteurs de toute anthologie poétique la définition de la poésie par G. Pompidou :

« Si donc je devais m’approcher davantage d’une définition de la poésie, je la chercherais plutôt dans ses effets. Lorsqu’un poème, ou simplement un vers provoque chez le lecteur une sorte de choc, le tire hors de lui-même, le jetant dans le rêve, ou au contraire le contraint à descendre en lui plus profondément jusqu’à le confronter avec l’être et le destin, à ces signes se reconnaît la réussite poétique ». [15]

Car il importe que les nouvelles générations, en tous temps et en tous lieux, aient une haute idée de la Fonction du poète. La voie de l’engagement est plus ardue pour l’artiste ; Albert Camus se plaisait à le répéter. Il s’agit de marcher sur une corde raide. Aujourd’hui, l’ennemi est moins visible : il est en nous. Il a souvent pour noms aliénation, acculturation, complexe d’infériorité.

Et la jeunesse actuelle, plus que celle d’hier, a besoin de repères et de porte flambeau.

Quant aux écrivains, critiques et enseignants, l’exemple de l’Anthologie de la Nouvelle Poésie Nègre et Malgache demeure pour eux riche d’enseignements. Tant pour ce qui est de la fonction et du bon usage d’une préface que pour la qualité des textes littéraires. La pratique de la littérature, spécifiquement celle de la poésie est déterminante dans la construction du profil de l’élève. Car c’est la culture générale, mais surtout la culture littéraire qui font la différence dans un monde fasciné par la technologie. C’est grâce à elles que se sentent proches les humains.

Et Baudelaire avait raison de dire : on peut se passer de tout, mais de poésie, jamais.

Ce souci constant du beau et du vrai, cette générosité, ce sens du don de soi du poète à son peuple sont les traits des poèmes de l’ANPNM qui les affranchissent de l’obstacle du temps et les inscrivent dans le patrimoine de l’humanité.

Tels des pélicans, nos poètes nègres ont donné leur chair et de leur sang pour que naissent d’autres Orphée Noir.

[1] Assistante à l’Ecole Nonnale Supérieure de Dakar (Sénégal). Présidente de la Commission Nationale de Français

[2] – C’est par le sigle : ANPNM que sera désigné, dans le corps de cet article, L’Anthologie de la Nouvelle Poésie Nègre et Malgache de Léopold Sédar Senghor.

[3] – In Mémento de la Littérature Africaine et Antillaise, p.18. Les classiques africains. CAEC-KHOUDIA 1995

[4] – « Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’Innocents. Rabindranath Tagore, le poète hindou, un jour, à Tokio, a dit ce que tu étais ! » (Préface de Batouala, p, 11)

[5] – C’est le titre d’un recueil de poèmes de René Depestre, qui paraîtra ultérieurement.

[6] « Or ce qui risque de freiner dangereusement l’effort des noirs pour rejeter notre tutelle, c’est que les annonciateurs de la négritude sont contraints de rédiger en français leur évangile », (Orphée Noir, P.XVIII)

[7] « .. ..sentez-vous cette souffrance

Et ce désespoir à nul autre égal

D’apprivoiser avec des mots de France

Ce coeur qui m’est venu du Sénégal »,

[8] – Cette africanisation sera confiée à des experts mandatés par la Conférence des Ministres de l’Education Nationale des Etats africains et Malgache d’expression française, réunis à Madagascar en 1972.

[9] – Roger Dorsinville, Jean François Brière, Lucien et Jacqueline Lemoine au Sénégal, Maryse Condé en Guinée, pour ne citer que ceux-là, contribueront d’une manière qualitative au développement et à la réception de la littérature nègre,

 

[10] – . La négritude est dépeinte dans ces beaux vers comme un acte beaucoup plus que comme une disposition.. (Orphée Noir, p.XXX)

[11] – Jacques Roumain, Etienne Léro. Gilbert Gratiant, Aimé Césaire, Paul Niger, Guy Tirolien, Léon Damas, Birago Diop, Léopold Sédar Senghor, Jacques Rabemanajara, Flavien Ranaïvo, Jean-Joseph Rabéarivelo et David Diop.

[12] – Black label de Damas, A l’Afrique, d’Aimé Césaire, Prière d’un petit enfant nègre et L’âme du noir pays, de Guy Tyrolien : Bois d’Ebène, de Jacques Roumain, Me voici, Harlem, et Black soul, de Jean-François Brierre : Souffre, pauvre nègre, de David Diop : Femme noire et A l’appel de la reine de Saba, de L. S. Senghor.

[13] – A titre d’illustration, on se rapportera à ce poème de Damas, La complainte du nègre (ANPNM. PP. 10-11), qui ramasse en quelques images et vers denses les formes et les effets de cette surexploitation du nègre au cours des siècles.

[14] – In Discours de Suède, Bibliothèque de la Pléiade. p.1072.

[15] – In Anthologie de la Poésie française, p.9, Librairie Hachette, 1961.