Sur l’anthologie

L’APRES GUERRE, LANTHOLOGIE DE SENGHOR ET LA PREFACE DE SARTRE

Ethiopiques n°61

revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

2e semestre 1998

1948-1998

Cinquantenaire

de la l’Anthologie

de la nouvelle poésie nègre et malgache

de langue française

de Léopold Sédar Senghor

La libération de l’Europe, par l’intervention des Américains d’un côté et des Soviétiques de l’autre, devait modifier sensiblement le climat et les rapports de l’Europe avec ses colonies.

En effet la victoire provisoire du fascisme hitlérien et ses corollaires : théorie du racisme aryen, extermination de 6 millions de Juifs dans les chambres à gaz, persécutions contre les communistes et les maçons, collaboration active du régime de Vichy, de l’Italie de Mussolini, de l’Espagne de Franco, tout cela avait ébranlé les certitudes confortables des vieilles nations.

Le haut degré de leur civilisation qu’elles exportaient en Asie et en Afrique, n’avait donc pas su les protéger de ces égarements terrifiants de la « Race supérieure », auxquels il faut ajouter les bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagazaki, et les règlements de compte sordides à la libération.

L’Europe prenait conscience de ses facultés de barbarie comme on se découvre une maladie honteuse.

Les réactions furent assez lentes dans les milieux intellectuels. En 1950 l’Unesco va lancer une campagne mondiale contre le racisme en se fondant sur des études d’ethnologues, Claude Levi-Strauss : Race et histoire (1952) et Michel Leiris : Race et civilisation (1951) cependant que Gallimard rééditait la relation de son voyage de 1936 avec Griaule L’Afrique fantôme.

« Le racisme sous toutes ses formes est désormais banni » affirme aujourd’hui Alain Ruscio dans Le credo de l’homme blanc (1996, éd. Complexe, Bruxelles), mais il fallu attendre 1972 pour que la notion même de race soit contestée scientifiquement par le professeur Jacques Ruffié dans sa leçon inaugurale au Collège de France. Cette idée est du reste encore loin d’être généralisée.

Le monde scientifique s’était donc prononcé sans ambiguïté. Mais le racisme quotidien n’en fut pas pour autant éliminé. A ce propos A. Ruscio évoque même « le divorce accablant de la connaissance et de la mythologie ». Le racisme se mit même à croître après la guerre, avec les mouvements de revendication et de révolte dans les colonies, la guerre d’Indochine (Vietnam), la répression de Madagascar (1948) dont on retrouve les échos chez Rabemananjara et Césaire, celles de Dimbokro et Grand Bassam (1950) évoquées par David Diop, en attendant le Cameroun et l’Algérie.

L’Empire colonial se mit donc à craquer de toute part.

Il faut ajouter que ce mouvement fut fortement encouragé par les Etats-Unis qui étaient hostiles à la colonisation de l’Afrique et de l’Asie, chasses gardées de l’Europe, et donc inaccessibles à leur besoin d’expansion économique.

D’autre part, l’Amérique était favorable à l’émancipation des Noirs depuis la guerre de Sécession (1861 – 1865) et la Déclaration des droits de l’homme qui la suivit ; celle-ci fut complétée et portée à un niveau mondial par l’Assemblée des Nations Unies le 10 décembre 1948. Comme l’Amérique s’était battue contre l’Angleterre pour être aux Américains (doctrine de Monroë 1823), l’Afrique devait être aux Africains.

Enfin la participation en force des soldats noirs américains au débarquement de Normandie, et leurs fréquentes unions avec des Françaises, des Allemandes, des Belges qui s’ensuivirent, déstabilisèrent les maximes coloniales qui condamnaient ce type de mariage.

L’ascension de l’Union Soviétique, autre libérateur de l’Europe, renforçait de son côté le communisme international qui fut l’un des grands instigateurs des Indépendances.

Colonisée depuis 1850, la Chine va s’affranchir progressivement à partir de 1911 avec le Kuo Min Tang communiste ; Mao Tse Toung ; en 1945 se fera aider des Soviétiques pour chasser Chang Kai Chek pourtant allié des Américains, et qui se réfugia à Formose. La Chine communiste se libère ainsi pour 50 ans de l’impérialisme occidental.

Au Vietnam le communiste Ho Chi Minh ménera la lutte contre la France d’abord puis les Etats Unis (qui entretemps sont devenus très anti-communistes) ; cela va durer de 1946 à 1954 avec les Français. Puis les Américains prirent la relève jusqu’en 1975.

Il faut se rappeler que très vite après la conférence de Yalta (1945) où Churchill, Roosevelt et Staline se partagèrent les zones d’hégémonie de la planète Terre, la coexistence pacifique des grandes puissances fut remplacée par la guerre froide. Ainsi l’Afrique et l’Asie et même l’Amérique du Sud (Cuba, Vénézuela, Argentine, Nicaragua) devinrent l’enjeu et le terrain des luttes d’influence entre l’Est et l’Ouest. Ce qui se fit aux dépens des puissances coloniales d’Europe.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer les pressions internes des mouvements syndicaux et du Parti communiste français.

En effet c’est la CGT et le PC qui soutiennent les leaders du RDA au Mali, en Côte d’Ivoire, en Guinée, et aussi l’UPC au Cameroun. Le maquis camerounais pourtant tardif (1955) sera armé de pistolets calibre 665 d’origine tchèque.

De même le PC sera très présent au Congrès de Bandoeng (1955) qui fit condamner officiellement le colonialisme par 29 pays afro-asiatiques. Mais dès 1946 les députés PC avaient voté pour la loi Houphouët sur l’abolition du travail forcé.

Et c’est en 1949 que Aimé Césaire, soutenu par le P.C. français, obtint à l’Assemblée Nationale que les colonies des Antilles fussent transformées en départements français. C’était une victoire, même si plus tard on reprocha à Césaire d’avoir contribué à une politique d’assimilation au lieu d’exiger une indépendance (qu’il n’aurait certes jamais obtenue). C’est aussi en tant que communiste que Césaire écrit en 1950 son virulent Discours sur le colonialisme.

Cependant si le P.C. français ne transigeait pas sur les principes, à partir des années 50-60, il va surtout se polariser contre l’impérialisme américain ; et si sa position vis-à-vis des colonies françaises d’Asie resta ferme, elle fut beaucoup plus souple, voire tiède, envers les colonies africaines [1].

C’est que le processus de décolonisation avait été amorcé par le gouvernement français lui-même, dès la Conférence de Brazzaville, le 8 février 1944 ; le Général de Gaulle en effet y avait annoncé des réformes si profondes dans l’organisation de « l’Union française » qu’elles aboutirent en 1956 à la Loi-Cadre qui accordait l’autonomie interne aux « Territoires d’outre-Mer », et devait conduire aux Indépendances 5 ans plus tard.

Donc théoriquement le principe était acquis, même si dans les faits l’Indépendance fut arrachée dans le sang dans certains pays comme l’Algérie et le Cameroun.

Comme on le constate, l’horizon de l’après-guerre voyait se lever bien des blocages dans les colonies ; de nouvelles occurrences s’offraient à l’expression des colonisés ; ils avaient pris la parole de force, ou on la leur accordait. C’est dans ce contexte que s’épanouira le Mouvement de la Négritude, avec la parution de l’Anthologie de Senghor, la fondation de la revue Présence africaine, celle de la FEANF, et l’arrivée à Paris des jeunes députés de l’Union Française.

Cependant qu’à la Martinique Césaire avait pris la relève des idées néo-nègres, en France occupée ses compagnons étaient condamnés au silence. Pourtant, dès la libération de Senghor en 1941, le groupe se reforme autour de lui et d’Alioune Diop. Il s’augmentera d’Ousmane Socé, Louis T. Achille, Paul Niger, Guy Tirolien, Lionel Attuly, du Malgache Jacques Rabemananjara, des Dahoméens Apithy et Behanzin. Pendant quatre ans, les confrontations sur les problèmes du monde noir continuent : « Cela marqua notre personnalité et nous créa une conscience commune », reconnaît Paul Niger. [2]

Hélas, sans la possibilité de s’exprimer par la voie d’un journal, ni de publier leurs idées, les intellectuels noirs de Paris vont vivre en vase clos et accentuer la teinte romantique de leur négritude. Ils rêvent du continent noir comme d’un paradis lointain. Tandis qu’à Saint-Louis du Sénégal un groupe d’Instituteurs : Mamadou Dia, Fara Sow, Abdoulaye Sadji et Joseph Mbaye, ne jurent que par Marcus Garvey et Booker Washington [3].

A la libération, Paul Niger et Guy Tirolien, partis aux Colonies, découvrent au Soudan « l’Afrique des hommes couchés attendant comme une grâce le réveil de la botte, l’Afrique des boubous flottant comme des drapeaux de capitulation de la dysenterie, de la peste, de la fièvre jaune et des chiques (pour ne pas dire de la chicote) » [4].

Aussi, est-ce avec amertume qu’ils songent à leurs discussions parisiennes : « Nous avons vécu sur une nigritie irréelle, faite des théories des ethnologues, sociologues et autres savants qui étudient l’homme en vitrine. Ils ont piqué le Nigritien au formol et ils prétendent que c’est le type de l’homme heureux ».

Paul Niger insistait aussi sur un point essentiel : tout le passé de l’Afrique, si glorieux soit-il, ne pouvait résoudre ses problèmes actuels. L’Afrique ne vivait plus au temps des Askias et des clans bien organisés, mais dans une société asservie par la colonisation.

Le monde environnant aussi avait changé. Comme nous l’avons vu, les nouvelles donnes politiques laissaient entrevoir une future libération du Continent Noir. Mais il ne s’agirait plus, pour une Afrique libérée, de retourner à son organisation primitive, elle devrait jouer un rôle constructif dans le monde moderne. Paul Niger – qui fut administrateur aux Colonies – savait que la technique est l’instrument de la puissance européenne, que son expression soit la poudre à canon, l’électricité ou la machine ; et que là résidait au contraire la faiblesse des pays sous-développés, qui les rendit colonisables. Aussi conseillait-il de s’engager au plus vite dans la voie d’une transformation concrète, qui seule rendrait les pays africains aptes à dialoguer avec le reste du monde.

Chez plusieurs écrivains noirs la négritude déboucha sur l’action. Senghor est élu député du Sénégal avec Lamine Guèye et, dès 1947, a des contacts avec N’kwamé Nkrumah. Rabemananjara rentre à Madagascar et, également élu par son peuple, participe activement à la rébellion de l’île. Césaire est élu député de la Martinique dès 1946 et en 1948 Léon Damas député de Guyane. Apithy deviendra député du Dahomey et Louis Béhanzin, de Guinée.

Alioune Diop également fut un certain temps sénateur du Sénégal, mais il était mieux doué pour une activité plus purement intellectuelle. Aussi quoique cette idée le fit considérer par certains comme un rêveur, entreprit -il de fonder la revue Présence Africaine, et, son mandat achevé, il s’y consacra entièrement.

Presque en même temps Senghor publiait son Anthologie, 1948 était l’année de l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Ce n’est donc pas un hasard si cette année-là parurent des textes choisis de Victor Schoelcher le célèbre abolitionniste franc-maçon, sous le titre de Esclavage et colonisation aux éditions P.U.F. (dans la collection Colonies et empires, dirigée par Charles André Juliens [5], conseiller de l’Union Française). Dans la même collection, parut l’Anthologie de Senghor.

Cette Anthologie de la No »uvelle Poésie nègre et malgache fit date dans l’histoire de la littérature nègre, et son influence, se multipliant avec celle de Présence africaine, assura au Mouvement de la Négritude un rayonnement international.

En effet Senghor avait sélectionné les poèmes les plus violents des Noirs d’Afrique et des Antilles ; il en fit un véritable manifeste contre l’oppression politique autant que culturelle de l’Occident.

Cette anthologie était un cri.

Elle était aussi l’acte de naissance officiel d’une littérature négro-africaine de langue française, radicalement différente de la littérature française. Inassimilable. Acte de naissance qui était d’abord un acte de divorce d’avec l’Europe.

C’est ce que Sartre a très bien saisi dans sa préface Orphée Noir où il s’adresse aux Européens, non sans ironie : « Qu’est-ce donc que vous espériez quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu’à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se relèveraient, lire l’adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes noirs, debout qui nous regardent, et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus.

Jadis Européens de droit divin, nous sentions déjà notre dignité s’effriter sous les regards américains ou soviétiques ; déjà l’Europe n’était plus qu’un accident géographique, la presqu’île que l’Asie pousse jusqu’à l’Atlantique.

Au moins espérions-nous retrouver un peu de notre grandeur dans les yeux domestiques des Africains. Mais il n’y a plus d’yeux domestiques : il y a des regards libres qui jugent notre terre ».

Résumons : « L’être-dans-le-monde du noir » défini par Sartre comportait l’élèment constant du « génie nègre », de son identité culturelle, ainsi qu’une psychologie caractéristique due à cette civilisation originale ; et s’y ajoutaient les cicatrices de la « Passion » de la race due à l’esclavage et qui resteront sans doute imprimées longtemps dans la mémoire collective.

Il englobait aussi – et ceci serait propre aux noirs du XXe siècle « l’affirmation hautaine de la race », la révolte contre le racisme et l’impérialisme de l’Occident, et la revendication d’une libération totale.

Mais le nègre une fois libéré, cette agressivité ne disparaîtra-t-elle pas ? Elle laisserait place alors à un nouveau rapport des noirs avec le monde. D’ores et déjà Sartre remarquait que « la négritude est passée de l’existence immédiate à l’état réfléchi » [6]. Cette conscience de soi était une conquête définitive.

Dans la négritude future, le noir s’exprimerait librement et dans ses formes propres. Formes qui, marquées par la vie moderne, différeraient cependant des formes européennes, dans la mesure où elles s’enracineraient à nouveau dans les cultures africaines et dans leur histoire, cette « Geste Noire » (selon la belle expression de Sartre). Dans cette « ère royale de la négritude » [7] on reconnaîtrait les productions de l’art africain, tout comme nous on perçoit à travers les romans américains ou slaves, des identités culturelles spécifiques.

C’est dans ce sens qu’il faudra comprendre les efforts de l’équipe d’Alioune Diop et, par extension, ceux des deux Congrès des écrivains et artistes noirs, (1956 et 1959) qui prendront claire conscience de l’irréductibilité de la négritude :

« Incapables de nous assimiler à l’Anglais, au Français, au Belge, au Portugais, – de laisser éliminer au profit d’une vocation hypertrophiée de l’Occident certaines dimensions originales de notre génie – nous nous efforcerons de forger à ce génie des ressources d’expressions adaptées à sa vocation dans le XXè siècle » [8].

Mais il nous faut maintenant dissiper l’équivoque qui pesa sur la négritude depuis la fameuse étude de Sartre. Il écrivait en effet aussi « La Négritude apparaît comme le temps faible d’une progression dialectique : l’affirmation théorique et pratique de la suprématie du blanc est la thèse ; la position de la négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les noirs qui en usent le savent fort bien ; ils savent qu’il vise à préparer la synthèse ou réalisation de l’humain dans une société sans races. Ainsi la Négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière » [9]

Frantz Fanon expliqua fort bien quel effet lui fit ce texte :

« Quand je lus cette page, je sentis qu’on me volait ma dernière chance. Je déclarai à mes amis : « La génération des jeunes poètes noirs vient de recevoir un coup qui ne pardonne pas ». On avait fait appel à un ami des peuples de couleur, et cet ami n’avait rien trouvé de mieux que de montrer la relativité de leur action,.. J,P. Sartre, dans cette étude, a détruit l’enthousiasme noir » [10].

Fanon était victime d’un raisonnement trop subtil. Et plusieurs l’ont été avec lui. Une autre réaction, et plus brutale, vint d’Afrique en la personne de Gabriel d’Arboussier, jeune député qui représentait le Congo à l’Assemblée Nationale. Dès 1949, il écrivait dans Nouvelle Critique un article virulent intitulé « Une dangereuse mystification : la théorie de la Négritude ».

D’Arboussier fait la distinction entre la négritude des poètes de l’Anthologie, vécue « en des oeuvres fort belles qui expriment la révolte d’hommes noirs contre toutes les injustices de leur condition sociale », et la « théorie de la Négritude perdue et retrouvée » qu’élabore Sartre. Celle-ci en tant que racisme anti-raciste constituerait « la base théorique et le moyen suprême du mouvement de libération des peuples de couleur. C’est là un sophisme des plus dangereux et des plus malhonnêtes » [11]

Pour d’Arboussier, la négritude, comme le panégrisme, ou le panarabisme ou le sionisme, est « un moment de la prise de conscience de l’oppression par des peuples asservis » mais « si les peuples colonisés avaient le malheur de s’arrêter là, l’impérialisme ne s’effraierait guère de leur révolte ». Bref, les « violences verbales » des poètes noirs sont aux yeux de d’Arboussier totalement insuffisantes et ne peuvent en aucun cas faire l’économie de l’action politique dans chaque territoire colonisé. Les réactions ultérieures de Ch. Anta DIOP, Pathé DIAGNE, Adotévi etc. ont développé cette problématique avec d’autres arguments.

Bref d’Arboussier renvoie Sartre à son existentialisme et insinue qu’il n’a abordé les problèmes si complexes des peuples coloniaux que par la métaphysique ! Pauvre Sartre ! Il avait trouvé en d’Arboussier quelqu’un de plus à gauche que lui, et un politique plutôt qu’un philosophe.

Sartre en effet parlait en philosophe et employait le terme de « négativité » dans son sens propre, celui que lui donne Hegel et qui n’a rien de péjoratif. Pour Hegel, l’Esprit aussi est négativité, et la Liberté, et la Conscience : soit tout ce qui s’oppose à l’immédiat. Sartre fait explicitement appel à la dialectique hégélienne, processus dans lequel un premier moment, la thèse, suscite nécessairement son contraire, l’antithèse ; la lutte qui s’ensuit faisant apparaître un troisième terme, la « synthèse » qui conservera les perfections des deux premiers termes et fera disparaître leurs imperfections. Ce moment supérieur, Hegel l’appelle « Aufhebung », du verbe « aufheben » qui signifie à la fois dépasser, supprimer et conserver ! Le « moment négatif » du processus n’est donc pas une opposition stérile qui se contenterait de nier la thèse sans rien lui apporter de positif et serait destiné à disparaître purement et simplement après la lutte, il apporte au contraire des qualités nouvelles, non contenues dans le premier terme, et qu’il imposera, puisqu’elles seront conservées dans la synthèse. Nier la négation, pour Hegel, ne signifie pas la rejeter, comme au tribunal on déboute un plaignant, mais terminer la querelle en reconnaissant les droits respectifs des parties, et en les réconciliant. [12]

Dans Orphée noir cependant, destiné au grand public, le mot de « négativité » ne pouvait qu’être mal compris ! Terme technique de la philosophie moderne, il ne figure même pas au Larousse de l’époque. Pour un esprit non prévenu, l’erreur était inévitable d’assimiler ce vocable à négatif, négateur, négation, etc., c’est-à-dire l’« action de nier » une affirmation positive.

Sartre lui-même entretient involontairement l’équivoque. Après avoir nommé la thèse une « affirmation de la suprématie du blanc », il ne désigne l’antithèse de la négritude que par des termes négatifs : « temps faible », qui « n’a pas de suffisance par lui-même » et qui est « pour se détruire »….. Bien sûr, tout cela est vrai quand on a présent l’esprit ce que signifie la synthèse hégélienne et que le moment de la négativité est aussi un apport positif qui subsistera ! Mais Sartre, avec une certaine sentimentalité, accentue l’impression de fugacité, presque de futilité de la négritude : « Un pas de plus et la Négritude va disparaître tout à fait : ce qui était le bouillonnement ancestral et mystérieux du sang noir, le nègre lui-même en fait un accident géographique, le produit inconsistant du déterminisme universel » [13].

Cependant Sartre, poursuivant son schéma dialectique, va plus loin encore. Au moment de la synthèse, estime t-il, il n’y aurait plus ni nègres ni blancs, rien que des hommes semblables, enrichis l’un par l’autre. Pouvons-nous le suivre jusque là ? Le nègre, dit Sartre, « veut l’abolition des privilèges ethniques d’où qu’ils viennent ; il affirme sa solidarité avec les opprimés de toute couleur. Du coup, la notion subjective, existentielle, ethnique de négritude « passe », comme dit Hegel, dans celle – objective, positive, exacte – de prolétariat » [14]

Il ajoute aussitôt que « la notion de race ne se recoupe pas avec celle de classe : celle-là est concrète et particulière, celle-ci universelle et abstraite ». Il n’empêche que, tout comme le prolétaire « veut l’avènement d’une société sans classes », le noir « vise à préparer la réalisation de l’humain dans une société sans races ».

Sartre nous paraît trop porté à assimiler lutte des races et lutte des classes, nègre et prolétaires [15]. Si le prolétaire combat pour l’abolition de l’idée même de classe, le nègre luttait pour la reconnaissance de sa race. Il ne vise pas, en fait, une société sans races, mais bien sans « privilèges ethniques », c’est-à-dire sans racisme.

A supposer vraie cette vue (optimiste) de l’histoire, que tous les hommes se retrouvent un jour si étroitement unis qu’il n’y ait plus entre eux de préséance et que tous aient des droits et des devoirs égaux, cela signifiera-t-il la disparition de toute différence culturelle ? Bien que communiste lui aussi et théoriquement égal en droits, le Chinois est-il pareil au Cubain ? Une planète sans « racisme » aura-t-elle nécessairement une culture unique ? Le climat, la géographie, l’environnement végétal et animal, l’histoire, l’hérédité, et tant d’autres facteurs, influencent non seulement les caractères physiques, mais psychiques des individus. Et ces éléments psychiques déterminent à leur tour des sensibilités créatrices de cultures diverses. Même à l’époque de la mondialisation.

Dans sa préface généreuse Sartre donnait finalement une idée assez fausse de la négritude. Il la présentait comme un mythe, comme Eurydice qu’Orphée cherche aux Enfers, mais qui lui échappe en définitive.

Or pour l’Africain, la négritude ou ce qu’on désignera plus tard sous le nom d’identité culturelle, n’avait rien d’un mythe. C’était une réalité dans laquelle il trempait tous les jours. Elle avait un contenu objectivité aux langues, coutumes, religions, cuisines, systèmes de pensée et modes de vie de l’Amérique noire ou des Antilles.

Nous avons vu plus haut les réactions virulentes de politiciens nationalistes comme d’Arboussier qui accusèrent Sartre de « sophisme démagogique ». Mais le débat était lancé, et les spéculations allèrent bon train.

Si Sartre a donc, par Orphée Noir, rendu un service inappréciable à la littérature négro-africaine, on peut regretter cependant qu’il ait créé autour du concept de négritude un malentendu qui n’existait pas avant qu’il n’en parle.

Après sa brillante analyse – qui est elle-même un des morceaux de littérature les plus beaux que Sartre ait jamais écrits – tout le monde s’est mis à disserter sur la négritude. mais à travers les définitions que Sartre en avait proposées ; on a davantage réfléchi et discuté sur ce que Sartre écrivait de la négritude que sur ce qu’en disaient les Nègres eux-mêmes, les Césaire, Senghor, A. Diop, etc., qui en avaient surtout parlé comme d’une expérience !

Cette préface de Sartre n’a pas peu contribué à rendre célèbres et l’Anthologie et la Négritude. En effet le témoignage enthousiaste d’un des plus éminents intellectuels de France en faveur de cette littérature nouvelle, la consacrait comme telle, son contenu autant que sa forme, lui assurait sa diffusion et lui donnait droit de cité dans cette Europe même, contre laquelle les écrivains noirs se définissaient.

Ainsi fut lancée avec éclat l’Anthologie de Senghor qui présentait seize poètes : Léon Damas, Gilbert Gratiant, Etienne Léro, Aimé Césaire, Guy Tirolien, Paul Niger, Léon Laleau, Jacques Roumain, Jean-François Brière, René Belance, Birago Diop, David Diop, J. Rabearivélo, J. Rabemananjara, F. Ranaïvo.

Certes on peut discuter longtemps pour savoir si les Malgaches sont ou ne sont pas des Africains, et même des Nègres. Tous les ethnologues sont d’accord pour constater qu’une partie importante de la population de la Grande-île – les Hove qui sont aussi les princes traditionnels – est originaire d’Indonésie et que, en particulier, la langue et la culture malgache sont au 2/3 asiatiques.

Bien sûr, l’autre partie des habitants est composée de Noirs africains. Et un métissage a dû se produire, encore que les aristocrates tenaient à conserver, avec la pureté de leur sang, l’intégrité de leur caste.

Ceci dit, le fait que Senghor ait intégré dans le mouvement de la Négritude trois poètes malgaches, est tout de même significatif. En effet Rabémananjara a intimement collaboré à ce Mouvement. Présence Africaine a toujours pu et peut encore toujours compter sur des Malgaches. Historiquement donc, et en fonction de certains intérêts communs, il y a eu une participation malgache au mouvement néo-nègre et cette participation n’a fait que s’accroître, s’élargissant même aux poètes des îles voisines : Maurice et La Réunion.

Mais jetons un coup d’oeil sur cette Pléiade de poètes : A tout seigneur tout honneur, Damas, Gratiant, Léro, Césaire, Senghor, Roumain, Laleau, Brière, y sont représentés largement avec leurs meilleurs poèmes dont certains, comme « Femme noire », « Chaka », « Hoquet », « Ce coeur qui m’est venu du Sénégal », « Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale » sont devenus les chants profonds (cante grande) de toute une génération. Mais s’y révélaient aussi des poètes plus jeunes : les Antillais Paul Niger Je n’aime pas cette Afrique-là, et Guy Tirolien Prière d’un petit enfant nègre ; les Africains Birago Diop avec Souffles et Kassak, et David Diop avec plusieurs de ses Coups de pilon ; quant aux trois malgaches l’un, Rabearivélo, était célèbre dans son pays, et les deux autres le devinrent grâce à l’Anthologie.

Rappelons que dès 1947 Damas avait déjà fait paraître au Seuil une sélection de Poètes d’expression française 1900-1945. Elle réunissait Antillais, Africains et Asiatiques dont le seul point commun était d’être colonisés. Trop « large », cette anthologie de Damas fut littéralement éclipsée, à tort, par celle qui manifestait la négritude.

Entre 50 et 60, dans le sillon creusé par l’Anthologie de Senghor, s’engagèrent une série de jeunes poètes qui surent désormais d’où soufflait le vent. Des thèmes étaient lancés, un ton était donné, il fallait tremper sa plume dans l’encre de la négritude. Beaucoup avaient du talent, mais le souffle plus court que leurs aînés ; René Depestre écrivit cependant deux recueils enthousiastes sinon très achevés Minerai Noir et Traduit du grand large. Il se révélera plus tard bien meilleur prosateur.

De même E. Epanya, Sengat Kuoh, B. Dadié [16], Ray Autra, Paulin Joachim firent des poèmes révolutionnaires, pleins de vigueur mais sans lendemain. C’était de la poésie de combat très proche de celle de David Diop ; cependant que Georges Desportes accordait sa lyre à celle de Césaire et que Lamine Diakhaté accordait sa kora à celle de Senghor… Lors du 1er Congrès des Écrivains Noirs en 1956, la négritude était à son apogée.

Mais à cette époque déjà se profilait le handicap majeur qui pèsera sur la poésie tant antillaise qu’africaine durant les trente années qui suivront : l’influence de Césaire et Senghor fut si intense, si fascinante, que la majorité de leurs cadets demeurèrent dans le sillage de leurs trop prestigieux aînés. Ainsi Antillais et Africains agitèrent un peu comme des étendards, l’esclavage, l’oppression coloniale, le racisme, le paradis perdu des temps ancestraux, et ces thèmes devinrent petit à petit stéréotypés à force d’être repris.

En réalité, cette thématique de la négritude va dominer la poésie africaine francophone beaucoup plus que le roman ou le théâtre, où, dès les années 68, s’introduisit la palette des excès politiques et des misères sociales des nouveaux Etats d’Amérique.

Il demeure que l’Anthologie de Senghor brille toujours comme une étoile au ciel désormais très contrastée de la littérature négro-africaine.

 

 

[1] – Il n’y eut guère que certains écrivains communistes comme André Stil et Henri Alleg qui réagirent à la guerre d’Alégérie au point de d’en faire, l’un, le sujet de 3 romans (en 1957, 1960, 1962), l’autre, le témoignage accablant intitulé : La Question, 1958. Alors qu’un « non-aligné » comme Maurice Clavel écrivait Le jardin de Djamila, que le militaire Georges Buis publiait La Grotte, que Sartre et Jeanson aidaient concrètement le FLN, et qu un anarchiste asocial comme Jean Genêt écrivait Les paravents (1961) dont la violence fit scandale dans les milieux parisiens (voir A. Rusclo. opus cité, p.337),

Rappelons l’attitude beaucoup moins équivoque de Lucie Cousturier et son mari, En 1920 ces communistes ne cragnaient pas d’affirmer leur solidarité avec les tirailleurs sénégalais à l’Issue de la guerre 14, dans leurs 2 récits Mes inconnus chez moi et Mes inconnus chez eux.

[2] – Entretien avec Paul Niger, en mars 1959, (Paul Niger est le pseudonyme d’Albert Béville) Niger mourut dans un accident d’avion en 1961

[3] Mamadou Dia -Mémoires d’un militant du tiers-monde, Publisud – 1985

[4] NIGER Paul, « Je n’aime pas l’Afrique », 1944, in Anthologie de L.S, Senghor, op.cit., p. 94 Idem. Les puissants, roman sur cette période.

[5] – lui aussi franc-maçon

[6] -Sartre, J. P., op. cit., p. XV

[7] Joachim Poo « L’heure nègre », dans la revue, Présence Africaine, n°XVI oct. – novo., 1949.

[8] Diop A. – Discours d’ouverture du deuxième congrès. Dans le numéro spécial de Présence Africaine, fév. – mai 1959, nos 24-25.

[9] – Sartre J. P. – O.Co., p.XLI.

[10] – Fanon frantz. – Peau noire, masque blancs, Paris, Seuil, 1952, pp. 135-136

[11] – In article cité. Nous remercions Amady Aly Dleng de nous avoir communiqué cet important article. que personne ne nous avait signalé lorsque nous écrivions notre thèse en 1958.

[12] – On appelle ordinairement « thèse-antithèse-synthèse » les trois moments de la dlaliectique hégélienne : en réalité Hegel les nommait « affirmation – négation – négation de la négation ». Cette « discussion » fut l’apport précieux du professeur Marc Lagneau (V.C.L.).

[13] – Sartre J. P.. o. c.. p. XLI

[14] – Sartre J. P.. o. c.. p. XLI

[15] – La même tendance nous est apparue de nouveau clairement dans notre entretien avec J.P. Sartre en avril 1960.

[16] Bernard Dadié devint en revanche un excellent prosateur et son oeuvre théâtrale rivalise avec ses récits de voyage

-SENGHOR, LA POESIE ET LA LIBERTE

-L’ANTHOLOGIE DE LA NOUVELLE POESIE NEGRE ET MALGACHE ET L’ECOLE, D’HIER A AUJOURD’HUI

-L’ANTHOLOGIE DE LA NOUVELLE POESIE NEGRE ET MALGACHE (1948) DE LEOPOLD SEDAR SENGHOR ET LA JEUNSSE AFRIACINE DE L’EPOQUE

-Et VINT L’ANTHROPOLGIE, MAIS D’ABORD…

-L’ANTHROPOLOGIE DE 1948 : UN COUP DE TONNERRE QUI NE FINIT PAS

-SENGHOR ET UN POETE L’ANTHROPOLOGIE:LE POEME LIMINAIRE D’HOSTIES NOIRES ET SON DÉDICATAIRE

-DES PHARES QUI ONT ECLAIRE LA MARCHE DE L’HOMME NOIR VERS LA LIBERTE

-SUR « ORPHEE NOIR » DE JEAN-PAUL SARTRE

-ORPHEE NOIR SATRE AVANT LA COULEUR