Littérature

QUAND LA LITTERATURE ROMPT LE CONSENSUS : conflits raciaux et sociaux à Madagascar

Ethiopiques n°71.

Littérature, philosophie, art et conflits

2ème semestre 2003

Madagascar s’est construit au rythme des arrivées successives de divers peuples, qui se sont partagé les terres de l’île, pas toujours pacifiquement. Guerres, razzias et mises en esclavage ont été pratiquées par tous, selon les périodes. Au XIXe siècle, la région centrale, l’Imerina, a conquis les royaumes périphériques avec l’aide technique d’aventuriers européens. Cette dernière domination marque toujours en filigrane les relations entre les régions. A celles-ci s’ajoute la pratique de l’esclavage, officiellement abolie par les Français en 1896, mais qui est restée ancrée dans la société si profondément qu’une frange non négligeable de la population d’origine africaine reste marginalisée par ces stigmates discrètement entretenus.

Or, la philosophie unanimement admise est celle de l’harmonie, d’une unité nationale, patriotique, qui met en avant l’image d’un peuple monolithique et solidaire. Les proverbes et la littérature traditionnelle orale, comme la morale, le discours importé républicain égalitariste et l’éthique chrétienne mettent en exergue ces valeurs et imposent en quelque sorte au nom d’une approbation officielle de tous un silence sur ces questions et leurs conséquences concrètes dans la vie des populations concernées.

La littérature contemporaine francophone, marquée par l’individualisme et l’audace de ses auteurs, aborde de bien des manières ces douloureuses questions, semblant transgresser ces lois tacites. Bien qu’aucun ouvrage ne présente ce sujet explicitement, les derniers romans leur accordent une large place. Nous nous intéresserons en particulier à Nour, 1947 de Jean-Luc Raharimanana (2001) et Lalana de Michèle Rakotoson (2002), tous deux parus en France. Nous nous attacherons à analyser comment les conflits sociaux sont abordés dans ces textes, et comment leur mention risque de modifier leur réception.

Nour, 1947 est le soliloque d’un homme qui veille en 1947 le corps de la femme qu’il a brièvement aimée au cours du soulèvement contre les Français et qui a été abattue par les soldats. Lalana présente l’ultime voyage de deux amis, le premier emmenant le second mourant du sida voir la mer et lui donner ainsi la délivrance qu’il n’a pas connue dans la capitale où sa vie ne semble avoir été qu’un échec.

L’évocation de la répression coloniale longtemps inavouée en France, celle du sida dans les pays pauvres, paraissent des sujets en prise directe avec les préoccupations occidentales du lectorat francophone.

Or, une lecture plus précise de ces textes attire notre attention sur le thème incessamment repris de l’esclavage et des guerres intérieures à Madagascar.

La femme Nour engagée avec les nationalistes comme le jeune Rivo atteint du sida sont des descendants d’esclaves. La mention de leur physique le rappelle sans équivoque, « le petit crépu destiné à garder les terres » (Lalana, p.181), car les cheveux sont « comme une obsession, la tare héréditaire à refuser » (idem, p.74). « Aussi loin que remontait sa mémoire, Nour était toujours esclave, « Mainty » disaient les hommes de ce pays, noir, un être sans importance, sans terre de son vivant, sans tombeau où reposer après sa mort. Dans l’au-delà même, l’esclave n’a pas de monde où se traîner ! Im n’est rien ! « Mainty » (Nour, p. 878).

Pour parler des familles sans terres qui constituent son milieu d’origine, Rivo reprend le terme « eux, les descendants d’esclaves » (Lalana, p.182) et emploie le terme malgache pour donner l’état d’esprit des autres catégories sociales : « Il ne manquerait plus qu’un Andevo ait des terres » (p.182).

Sa lucidité donne au texte toute sa tension et son pouvoir de revendication :

« Je vais crever esclave, crever andevo et tu me parles d’ancêtres, mais nous sommes sans ancêtres sans histoire [2] » (p. 164).

Les deux amis de Lalana traversent un village près des rizières dont le texte propose en même temps une description et son interprétation :

« Ce doit être celui des esclaves, des valala mpiandry fasana, des criquets qui gardent le tombeau, ces serviteurs que les grandes familles se lèguent de génération en génération, qui cultivent les terres, celles des autres, puisque eux n’y ont pas droit, ni droit à la tombe d’ailleurs. C’est sûrement le village des andevos, les amisons sont plus petites, plus pauvres » (Lalana, p. 172).

Dominant les esclaves libérés, sont dénoncés « le peuple des hommes dits libres, le peuple des hommes dits nobles ! « (Nour, p.94), et les « descendants d’aristocrates des Hauts-Plateaux », qui emploient encore en 1995 le terme de « fils d’esclaves » (Lalana, p. 40).

Comme pour apporter un démenti à ces assertions sur l’absence de passé et de mémoire, les deux textes ressentent la nécessité d’expliquer les origines de ce statut, et ainsi surgit dans le présent du récit de multiples retours en arrière.

Le début de Nour, 1947, rappelle une des arrivées et fixe le statut des races tel qu’il est encore dans le pays :

« Des esclaves. Des Noirs. Des Malais [3] ou des Indiens. Ils ne savaient vers quelle destinée leurs maîtres les déportaient. » (p. 34).

Michèle Rakotoson reprend exactement le thème de l’arrivée des Malais, mais en dissociant leurs premiers esclaves de ceux qu’ils firent ensuite, en faisant dire à son personnage :

« Je me suis toujours demandé pourquoi mes ancêtres ont été jetés à la mer. Il m’est resté une très grande colère contre les Malais et ceux qui s’en réclament. […] Sais-tu qu’en malais, le terme olona, qui pour nous veut dire homme, signifie esclave ? Nos ancêtres furent donc des esclaves dont ils ne voulaient pas, qu’ils ont envoyé à la mort [4] ». (Lalana, p. 162 et 164)

Raharimanana évoque l’esclavage interne quand les ethnies se faisaient la guerre :

« Ceux-des-savanes ont razzié à l’intérieur des terres et emmené esclaves et bétail. Ceux-des-cimes ont tant étendu leurs pouvoirs qu’ils ont imposé dîmes et travaux forcés […]. Nous leur [aux étrangers] avons vendu comme esclaves frères et compagnons, avons vidé collines et villages de leurs habitants, réduit nos parents en bétail, forgé des chaînes, acheminé femmes et enfants à travers fleuves et forêts » (Nour, p. 26-27).

Ces esclaves partaient enchaînés en cortège jusqu’à la côte puis étaient embarqués à destination de la Réunion. Cette vision hante les personnages de Lalana, qui parcourent la même route :

« Ils vont à la mer, ils partent vers les Mascareignes, c’est un cortège d’esclaves, Naivo, un cortège qui part vers la Réunion » (Lalana, p.130).

 

Le père de Nour évoque de manière très allusive le décret brutal d’abolition par les colonisateurs en 1896 :

« Je te raconte, lui avait dit son père, comment les Blancs m’avaient délivré là-bas, dans la ville-des-Milles [5]. Je te raconte comment la reine y avait perdu son pouvoir [6] » (Nour, p. 87).

Le texte dénonce ainsi de manière très voilée la responsabilité de la reine dans le statut des esclaves avant la colonisation. Il s’agit ici d’une audace par rapport au discours nationaliste qui valorise toujours beaucoup le temps de la royauté avant la colonisation, présentée ici aussi comme l’esclavage, mais en remplacement du précédent :

« Obéir aux notables de village, de canton, de district ou de préfecture ; obéir à ceux qui se proclamaient nobles ou descendants des rois […]. Nous ne serons plus les seuls esclaves sur cette île … Tous, nous le sommes des coloniaux ! » (Nour, p. 93-94).

Le rôle constructif des esclaves dans le royaume est rappelé dans chaque texte :

« Une partie de mes ancêtres sont d’Ambohijoky […] Ils furent décrits comme s’ils étaient des esclaves, alors que le royaume merina fut construit grâce à eux, ils fournirent les guerriers des rois » (Lalana, p. 74).

Dans un emboîtement de plusieurs niveaux, le père, ancien esclave témoigne :

« Si ce palais [7] trône aujourd’hui sur les collines royales, c’est parce que leur grand-père et les parents de leur grand-père se sont courbés vers la terre et n’ont respiré que l’odeur des pierres pulvérisées » (Nour, p. 88).

Et devant le palais en cendre, Rivo se rappelle aussi le rôle de ses ancêtres :

« Tout le pays a participé à sa construction, à cette mémoire, et les miens, eux, ont payé de leur sang la construction du Rova [8] » (Lalana, p. 40).

L’intérêt de ces textes n’est pas tant de faire mention de ces catégories, qui sont connues de près par tous les Malgaches, que d’introduire de manière indirecte un discours de ceux qui n’ont jamais la parole. Rivo chantonne de manière ironique et dans la nuit :

« Nous, les cheveux crépus, nous sommes vaincus et les portes du ciel se sont refermées, mais nous, les Noirs, nous sommes aussi durs que nos cheveux, nous résistons à tout, comme nos cheveux, et nous ne voulons pas expier pour des fautes qui ne sont pas les nôtres. Là où les cheveux lisses [9] tombent, les nôtres restent présents, drus, crépus et tenaces. Cheveux crépus, cheveux drus, résistants, violents » (Lalana, p. 75).

Il raconte à son ami ses déboires dans la recherche d’un travail :

« Il arrive toujours avec ses costumes élimés, ses chaussures cirées, sa gueule crépue pleine de bonne volonté et ses diplômes nationaux. Eliminé dès le passage devant la standardiste. […] Il faut avoir le teint clair et les cheveux lisses [10], mec » (idem, p. 182).

Il nous semble que les textes abordent donc ces questions sur deux niveaux : la dénonciation de la situation présente renvoie directement à une évocation d’un passé jugé envers les autres étant comprise comme une occasion de réhabilitation et d’honneur dans la société. Les rois et leurs descendants sont débiteurs de ceux qui les ont servis et dont les descendants sont aujourd’hui méprisés.

Le texte de Raharimanana réhabilite cette histoire, qui est donnée par les personnages comme inexistante dans Lalana. Le passé de tous doit être dit, transmis, transcrit :

« Je te raconte cette histoire, moi, Tsimosa, ton père, lui avait-il dit, pour que tu la transmettes à tes enfants, pour qu’ils n’oublient pas » (Nour, p. 88).

Ainsi, le rôle de chacun sera mis en lumière et l’existence de chacun reconnue.

Le potentiel de subversion d’un tel discours est tel dans la société malgache contemporaine qu’il est plus acceptable de critiquer les Français missionnaires, ou colons ou soldats en premier lieu, et de maintenir les informations sur l’esclavage entre Malgaches au rang des évocations parallèles ou allusives. La réhabilitation de la mémoire, sous des aspects de respect des traditions tout à fait admis, est une remise en cause violente du présent et des silences qui y règnent. La littérature tente ici de prendre le relais des récentes recherches universitaires sur l’esclavage, qui ne reçoivent guère d’écho dans la société [11].

Ces textes ouvrent des brèches et introduisent, dans des narrations mettant en scène des problématiques répandues, des évocations de faits passés et de crises sociales présentes qui sont profondément dérangeantes pour le lectorat malgache.

Se pose alors la question de la réception de tels textes. En Occident, il nous paraît normal que ce potentiel de subversion passe totalement inaperçu, l’histoire n’étant connue qu’à travers la perception qu’en ont donnée les colonisateurs. Les critiques français n’ont en effet retenu de Nour que le contexte colonial et les réflexions sur la colonisation induites par la présence des missionnaires et des soldats [12]. Lalana peut aussi passer uniquement pour un roman sur le sida, sujet moderne et c’est en effet comme cela qu’il fut présenté dans la presse malgache [13]. Car à Madagascar, ces questions sont tellement sensibles, même taboues, qu’il ne faut pas douter que leur présence ne provoque silence et gêne. Le fait que ces textes aient été écrits et publiés à l’extérieur du pays renforce la méfiance avec laquelle ils sont lus, et la réticence à se laisser remettre en cause par les questions qui y sont soulevées.

La littérature réveille donc la mémoire des antagonismes, non pour ranimer de nouveaux conflits ni entretenir les rancoeurs héritées des générations précédentes, mais pour tenter d’analyser la source des conflits larvés qui existent avec toujours autant de virulence, tout en étant ignorés dans le discours. Le texte de Raharimanana va plus loin que la révolte quand il appelle à réaliser la profonde unité issue de ces aveux :

« Inventant des origines célestes, créant des mythes nouveaux, nous avons effacé notre passé, occulté notre véritable histoire. […] Saurons-nous un jour que nous ne formions qu’une seule nation ? […] Nous n’avons pas pensé un instant qu’il fallait nous retrouver et nous reconnaître de nouveau » (Nour, p. 26-27).

Ces fictions sont donc nourries des situations sociales actuelles, et tentent d’entretenir un questionnement sur les modalités de la reconstruction d’une identité nationale solide et solidaire pour tous.

BIBLIOGRAPHIE

DUBOIS, Robert, L’identité malgache, Paris, Karthala, 2002.

PROFITA, Pietro, Malgaches et malgachitude, Fianarantsoa, 2000.

RABEMANANJARA, Raymond-William, Le monde malgache, sociabilité et culte des ancêtres, Paris, L’Harmattan, 2001.

Raharimanana, Jean-Luc Nour, 1947, Paris, Le Serpent à Plumes, 2001, réédition en 2003, d’où nous avons tiré nos paginations.

RAISON-JOURDE, Françoise et RANDRIAMARO, Solofo, La nation malgache au défi de l’ethnicité, Paris, Karthala, 2002.

RAKOTO, Ignace, L’esclavage à Madagascar, aspects historiques et résurgences contemporaines, Antananarivo, 1997.

– La route des esclaves, Système servile et traite dans l’Est malgache, Paris, L’Harmattan, 2001.

RAKOTOSON, Michèle, Lalana, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 2002.

VERIN, Pierre, Madagascar, Paris, Karthala, 1990.

[1] Docteur es lettres, Madagascar.

[2] Dans la tradition malgache, mourir, c’est rejoindre ses ancêtres. Ne pas en avoir est donc doublement tragique.

[3] Les Merina, habitants des Hautes-Terres actuellement fixés dans le centre de l’île, accostèrent sur la côte est à une date non déterminée en provenance de l’Asie du Sud-Est. Voir Pierre VERIN, Madagascar, Paris, Karthala, 1990.

[4] Ceci n’est pas du tout dans le sens des travaux des linguistes. Voir Pierre VERIN, op.cit., en particulier le chapitre 2, « Les ancêtres venus d’au-delà des mers ».

[5] Traduction littérale de « Antananarivo », Tananarive. Il s’agirait des mille guerriers du roi.

[6] Ranavalona III (1851-1917), destituée en 1896 par les Français.

[7] Il s’agit du palais (Rova) qui domine Tananarive, appelé aussi Manjakamiadana où habitaient la reine et sa cour.

[8] Il est fait allusion ici au grand incendie qui ravagea le palais de la reine de Tananarive, appelé Rova, le 6 novembre 1995.

[9] Par opposition aux cheveux crépus des esclaves, les hommes libres et les nobles sont repérables à leurs cheveux lisses, source de fierté et de classement social encore aujourd’hui.

[10] Comme les nobles et les hommes libres, descendants des Malais, qui dominent la société.

[11] Cf. bibliographie.

[12] Le catalogue des éditions du Serpent à plumes qualifie le roman « d’ample réflexion sur les origines de la colonisation par l’Europe des quatre coins du monde et sur sa fin dans le chaos de la deuxième guerre mondiale », février 2003.

[13] « Lalana, nouveau roman percutant sur le sida », dans Tribune du 27 janvier 2003. « Lalana » de Michèle Rakotoson : voyage au-delà de la douleur », dans L’Express du 15 novembre 2002, où Henriette Sarraseca écrit qu’il s’agit « d’un roman qui fait le portrait d’un Madagascar désolé, défend les victimes du sida ou des homosexuels

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