Littérature

LE RECIT DE GUERRE : une écriture du tragique et du grotesque

Ethiopiques n°71.

Littérature, philosophie, art et conflits

2ème semestre 2003

L’Afrique, dans sa marche chaotique vers les chemins du développement, est traversée par de nombreux conflits, guerres entre Etats, guerres interethniques et autres. Il est donc légitime de se poser la question du regard de la littérature sur ces conflits, car l’art n’est pas coupé du monde. Si, sociologiquement, ces conflits apparaissent comme le fondement ou l’affirmation des thèses afro-pessimistes, il est bon de s’interroger, de s’intéresser aux rapports des écrivains aux phénomènes des guerres. Comment perçoivent-ils ces conflits, comment les représentent-ils dans leurs œuvres ? Et pourquoi ? En filigrane, se profile la question de la motivation de ces représentations, celle du projet romanesque.

Notre étude se fondera sur deux romans : L’Aîné des orphelins [2] de Tierno Monénembo et Allah n’est pas obligé [3] de Ahmadou Kourouma.

L’Aîné des orphelins retrace l’histoire de Faustin Nsenghimana, enfant de la rue dont les parents (le père hutu et la mère tutsi) ont été massacrés lors des événements d’avril 1994 au Rwanda. Faustin Nsenghimana, du haut de ses quinze ans, dans la prison, attend son exécution pour le meurtre de Musinkoro qui a déshonoré sa sœur en couchant avec elle.

L’œuvre de Kourouma met en scène un enfant, Birahima (dix ou douze ans), dans le feu de la guerre tribalo-civile au Libéria puis en Sierra Leone.

Nous essayerons de montrer que ces romans de guerre sont des œuvres réalistes où le tragique et le rire (paradoxalement) se côtoient et font bon ménage. L’étude s’articulera autour de deux points essentiels :

– le récit de guerre entre le réalisme tragique et le réalisme grotesque,

– un rire franc contre le tragique de la guerre.

  1. LE RECIT DE GUERRE ENTRE LE REALISME TRAGIQUE ET LE REALISME GROTESQUE

Affranchissons-nous de l’ambiguïté d’un terme aussi générique que le réalisme. Le rapport dialectique de l’œuvre d’art à la société est manifeste. La société fournit à l’œuvre ses modèles, ses références, ses personnages, et sa langue et autres … Cette écriture de la socialité est analysée par Claude Duchet comme un double mouvement :

« Elle est d’abord tout ce qui manifeste dans le roman la présence hors du roman d’une société de référence et d’une pratique sociale, ce par quoi le roman s’affirme dépendant d’une réalité socio-historique antérieure et extérieure (…). La socialité est d’autre part ce par quoi le roman s’affirme lui-même comme société et produit en lui-même ses conditions de lisibilité sociale [4] ».

Dans les deux approches, l’œuvre est posée comme une structure imitant une société. Cette définition minimale permet de dire que le réalisme est une tentative d’imitation d’un réel en art.

On constate que les œuvres littéraires négro-africaines font de plus en plus allusion au contexte extralittéraire des conflits. La guerre de Rwanda, par exemple, a donné prétexte à l’Agence Française de Développement pour réunir une dizaine d’écrivains qui sont allés au Rwanda en 1998, sur les lieux de génocide. Cette opération baptisée « Ecrire par devoir de mémoire [5] » est à l’origine de l’Aîné des orphelins. Ainsi, bien avant les diégèses, le discours de l’épigraphe de cette œuvre cache mal son tribut à l’histoire : « Si le génocide rwandais est irréfutable, les situations et les personnages de ce roman sont, eux, fictifs pour la plupart » (p.7), alors que la dédicace de Allah n’est pas obligé assume bien la part de l’influence de l’histoire mouvementée et convulsive de l’Afrique. « Aux enfants de Djibouti : c’est à votre demande que ce livre a été écrit » (p.7). A l’avenant, l’on n’est pas surpris par les nombreux intertextes historiques de ces deux productions. Ainsi leurs toponymies rappellent-elles des pays connus, des espaces connus, des personnages historiques connus.

Dans l’Aîné des orphelins, la mort du Général Habyarimana dont l’avion a été abattu le 6 avril 1994 est rappelée maintes fois (p.14 ; 45 ; 142 …) ; l’espace principal est le Rwanda et les bribes de souvenir des saignées s’inscrivent dans une spatialité réaliste : Muhazi, Rutongo, Kayonza et autres faubourgs de Kigali. Nyamata, Gitarama, Kigembe, et autres villages que les radios ont rendus vivants en rapportant les horreurs qui s’y déroulaient. A cela, l’on pourrait ajouter les dates fatidiques des guerres tribales de 1959 (p.31), de 1964 (p.119), de 1972 (cf. 76 ; 119, 142) pudiquement baptisées les saignées (pp. 31, 76, 119, 142 …) et le début du génocide présent à l’esprit de tous :

« – Maintenant (…) dis-moi où tu étais entre le 7 et le 15. Il n’avait pas besoin de préciser avril. C’est ainsi que tout le monde désigne cette période-là : « le 8, ils nous ont réunis devant la préfecture et le 12, les Intheramwé sont arrivés ». (…) Malheureusement, l’avion du président Habyarimana a été abattu le 6 et non 1er » (p. 45).

Ces dates sont confortées par les références infrapaginales qui tentent aussi d’asseoir l’historicité du récit (pp. 23 ; 37 ; 45).

Cet échantillonnage peut être opéré aussi dans Allah n’est pas obligé où les scènes se déroulent au Libéria et en Sierra Leone. Là, les nombreux intertextes historiques donnent des explications et des informations sur ces conflits sanguinaires. De longs extraits à relent historique donnent le curriculum vitae des leaders politiques, acteurs de la guerre. Par exemple, la vie de Charles Taylor est introduite par une question directe à la page 69 : « Qui était le bandit de grand chemin Taylor ? » suivie de forces détails historiques (pp. 69-71), tandis que les premières pages du chapitre III sont consacrées à l’ULIMO, à Samuel Doe et à une partie de l’histoire du Liberia (pp.103-109). L’histoire de la Sierra Leone est livrée au chapitre V (pp. 171-185) avec les références précises de la médiation internationale (CEDEAO, ECOMOG, Houphouët, Eyadema et autres).

La rigueur démonstrative impose l’analyse des univers créés, inventés comme des univers verbaux, construits pour produire du sens. En effet, c’est bien là que se pose, s’analyse et se saisit la puissance (ou la déficience) de la création littéraire ou romanesque. En d’autres termes, comment les auteurs, les romanciers, à partir de faits connus, avérés, d’espaces connus produisent-ils un univers romanesque ? Dans le cas des récits de guerre du corpus, le réalisme est une norme d’écriture et il se pare de deux tonalités fortes : le tragique et le grotesque.

1.1. Vers un nouveau tragique

Le tragique est un mécanisme de l’écrasement de l’homme. Sidibé Valy affirme que c’est

« Une situation où l’homme prend douloureusement conscience d’un destin ou « la fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature ou sa condition » et à laquelle il ne peut échapper ; parce que l’unique issue est soit la mort biologique soit la mort morale ou l’humiliation [6] ».

Dans le tragique, la mort plane, inéluctable. Le réalisme tragique « gère » une contradiction terminologique qui fait la particularité de ces œuvres. _ En effet, le réalisme célèbre le général, le sociétal alors que la tragédie est, par essence, le genre du sujet, du héros en tant que pôle de décision.

Dans le retour du tragique dans les romans analysés, la notion de héros s’effiloche : le politique et l’historique y occupent le devant de la scène. Et la mort est là, présente, et touchant tout le monde. De fait, la victime est bien la foule, la tribu, le peuple, la nation. La forme tragique de ces romans s’accomplit dans des termes de génocide rwandais, de guerre tribale. La folie est légitimée au nom de l’ethnie, de la tribu. Victimes anonymes mitraillées dans les convois dans Allah n’est pas obligé, paisibles paysans des campagnes tués à coups de machettes ou de grenades devant l’église, sur le terrain de football dans l’Aîné des orphelins. Théoneste, le fou du village, dit bien ce qui relève du non-sens :

« Ça ne veut pas dire grand-chose, hutu et tutsi, c’est comme si tu perdais ton temps à comparer l’eau à l’eau » (L’Aîné des orphelins, p.139).

La lecture onomastique de la toponymie de Allah n’est pas obligé souligne aussi la dynamique tragique.

Les intertextes spatiaux des macro espaces du Libéria, de la Sierra Leone et de leurs capitales Monrovia et Freetown sont riches d’enseignement. Le Libéria est bien un Etat ouest africain, « terre de liberté » choisie pour l’établissement des Nègres d’Amérique au XIXe siècle, première nation négro-africaine indépendante depuis 1847. La Sierra Leone fut baptisée ainsi vers 1460 par le navigateur Pedro de Sintra. Sierra Leone signifie « la côte des lions » en référence à la faune primaire au moment des premières pénétrations des explorateurs. Sa capitale Freetown est la « ville de la liberté, de la libération », tandis que Monrovia doit son nom à James Monroe qui fut à la base de l’établissement de la société américaine de colonisation (fondée en 1816) sur les côtes africaines des esclaves noirs libérés. Monrovia serait la ville de Monroe, celui à qui la ville doit sa naissance.

Ce détour historique affirme qu’a priori ces espaces sont des espaces euphoriques (Libéria, Freetown, Monrovia), alors que Sierra Leone rappelle le mythe de l’Eden. Le discours historique jette une plus-value sémantique sur le discours romanesque et prépare l’avènement du bonheur.

Pourtant, l’on observe une migration émotive parce que, dans les faits, le Libéria, c’est « le bordel » :

« On dit qu’un pays est le bordel (…) quand les bandits de grand chemin se partagent le pays comme au Libéria » (p.171) et la Sierra Leone « c’est le bordel au carré (…) quand, en plus des bandits, des associations et des démocrates s’en mêlent, ça devient plus qu’au simple » (p.171).

La toponymie véhicule une signifiance qu’on a occultée et qui refait surface. La guerre donne l’occasion aux Sierra Léonais de découvrir leur Etre : des bêtes fauves, des lions. Cela était écrit … dans la toponymie. Le fatum rattrape les hommes.

Si le Libéria et Freetown dénotent la liberté par leur nom, la guerre y contrarie toute libre circulation. Tous les micro espaces, bastions ou QG des factions, sont entourés par des « crânes humaines hissés sur des pieux » (pp. 15 ; 64 ; 195), développant ainsi une théorie de l’animalité et de l’inhumanité. Tous ces espaces sont tragiques, dysphoriques à souhait, et anthropophagiques par raison. « C’est la guerre tribale qui veut ça » (pp 61 ; 75 ; 146 ; 148 ; 195 ; 197 ; 218, 223 ; 224). Le morphème « ça » est bien la forme très impersonnelle de la tragédie. La vulgarité de ce mot rappelle que les notions de « totalité » « d’archétypes » de « normes supérieures », bref de valeurs qui balisaient la logique de la mort dans les épopées et les tragédies antiques et classiques, n’existent plus. Cette anomalie souligne la folie générale, le désordre et le chaos des univers contemporains des conflits. Luckas rappelle que

« Ni l’épopée ou la tragédie ne connaissent de crime ou de folie. Pour elles, ce qu’on appelle communément crime, ou bien n’existe d’aucune façon, ou bien n’est que le point symbolique lumineux où se fait jour la relation de l’âme à son destin, c’est-à-dire au véhicule de son aspiration métaphysique [7] ».

L’épopée ou la tragédie ne concevaient l’acte de tuer que comme la réalisation d’un destin. La tragédie nouvelle que constituent les guerres se déploie sans fondement majeur ; toute théodicée en est exclue. C’est bien pour cela que des notions nouvelles de « folies meurtrières », « crime contre l’humanité », « génocideurs, génocidaires » et d’autres entrent dans la prosodie des conflits. La vérité que la guerre n’est jamais propre rattrape et salit les acteurs.

Dans les œuvres, l’image de l’enfant qui est la principale victime mise en scène trahit cette logique du non-sens et de la cruauté. C’est l’image de Lizende (l’enfant tutsi) fils du tailleur Gigari, qui se promène avec son linceul parce que l’arrivée des tueurs est inéluctable. Et comme ces gens « savent tuer mais ne savent pas enterrer. En mourant le linceul à la main, c’est comme si on t’avait enterré. » (L’Aîné des orphelins, p. 151).

Cette accoutumance de l’enfance avec l’idée de mort est grave, car l’on tue l’enfance avant d’éliminer l’enfant. L’image de la clausule de cette œuvre est lourde : le 15 avril, jouant avec un cerf-volant, Nsenghimana est happé par la violence meurtrière des adultes. Enfermé avec ses parents (son père Hutu a refusé de se séparer de sa femme Tutsi) dans l’église du village, le narrateur perd conscience quand les assassins lancent dans la salle close des grenades. Les survivants seront achevés à coups de machettes. Il est retrouvé sept jours plus tard accroché aux seins de sa mère morte qu’il tétait au milieu des cadavres putrescents abandonnés dans l’église. Il avait alors onze ans, trois cadets et ne tétait donc plus.

La logique implacable de la mort, de la violence et de l’horreur, tirée des conflits bien connus de l’Afrique contemporaine, donne la tonalité du réalisme tragique des œuvres romanesques analysées. C’est dire que la perspective du devenir est pessimiste.

1.2. Un style de la profusion

Une autre dynamique liée à la description des conflits est le réalis-me grotesque. Le grotesque convoque l’exagération, la bouffonnerie et l’exubérance langagière. Pour Bakhtine « l’exagération, l’hyperbolisme, la profusion, l’excès sont, de l’avis général, les signes caractéristiques les plus marquants du style grotesque [8] ». Le grotesque littéraire est ce qui choque, surprend, dérange. Il conduit à un courant comme le baroque.

Dans la rigidité de la narration, il est légitimé par l’irrigation du romanesque par les motifs du fantastique ou toute autre sorte de bizarrerie. Par exemple, il est remarquable que dès que Birahima et Yacouba quittent le village (s’engageant à leur insu vers l’univers de la guerre), le fantastique envahit le récit par l’apparition d’animaux maléfiques comme la chouette et le lièvre mort dont il faut conjurer le sort par des incantations et des prières (Allah n’est pas obligé, pp. 45-50). Dans l’Aîné des orphelins aussi, il semble que les hommes sont devenus fous et génocidaires parce que les Blancs ont déplacé « le rocher sacré de la Kagera » (p.19).

Une image identique apparaît dans les deux œuvres : la corruption de la temporalité réaliste par les éléments du paradoxe, de l’absurde, du mythique. Ainsi la dynamique du politique qui nourrit la guerre n’est pas loin d’un mythe de Sisyphe ou de l’éternel recommencement : « Quand le dictateur détenteur du pouvoir devenait trop pourri, trop riche, un militaire par un coup d’Etat le remplaçait. S’il n’était pas assassiné, le remplacé sans demander son reste s’enfuyait comme un voleur avec le pognon. Ce remplaçant devenait à son tour très pourri, trop riche, un autre par un autre coup d’Etat le remplaçait et, s’il n’était pas assassiné, il s’enfuyait avec le likiri (likiri signifie fric) » (p. 174).

D’ailleurs, les tentatives de solutions apportent souvent bien plus de paradoxe. La solution d’Eyadema à la guerre de Sierra Leone est qualifiée de « grand changement dans le changement sans changement » (p 185). Dans L’Aîné des orphelins aussi, le dérèglement de l’univers est présent. Funga, le sorcier, avait bien pris l’habitude de comparer le Rwanda à l’enfer, au pays du Diable : « Le diable est partout où (…) son feu est dans nos montagnes, sa cruauté dans nos cœurs. (…). Pauvre Rwanda ! On dit que c’est le paradis ! C’est peut-être bien l’enfer ! » (p. 15).

Après la guerre, les préparatifs du procès de Nsenghimana donnent l’occasion à l’avocat de ce dernier de dire qu’ils sont bien au seuil d’une nouvelle vie où « il faudrait tout recommencer : l’histoire, la géographie, l’Etat, les mœurs (…) » (p.134).

On note que la guerre est présentée comme un vaste moment de dérèglement où les « manches courtes »s et « les manches longues » désignent les amputations systématiques appliquées aux Sierra Léonais et « les cancrelats » la métaphore animalisante de l’autre Rwandais qu’on veut éliminer, nier.

Ses moments de dérèglement de l’histoire rigide répondent en écho aux mages doubles des narrateurs personnages de Birahima et Nsenghimana. Ces enfants qui racontent l’horreur conjuguent le danger de la guerre avec les images du corps grotesque. Ainsi, de la première rencontre avec les enfants soldats, Birahima avoue qu’il avait envie « de faire pipi, de faire caca, de tout et tout wallahé » (p.31). Il a même le temps de parler de son « bangala (sexe) en l’air » et de remarquer que celui de Yacouba « avait rétréci ». Nsenghimana évoque constamment les rondeurs de Claudine, l’assistante sociale.

L’on peut s’interroger sur la qualification de ces enfants à raconter une guerre dont, de toute évidence, ils ne saisissent la gravité qu’à la hauteur de leur jeune âge. Dans un article sur les enfants soldats et la guerre, Nathalie Carré explique que leur statut de narrateur se justifie comme « une stratégie de la réception », qui « appelle à une participation émotive du lecteur », et par l’image d’Epinal selon laquelle « la vérité sort de la bouche des enfants [9] ». Manifestement, les enjeux et l’acuité de la situation leur échappent. C’est peut-être cette disqualification qui motive leur choix par les auteurs. Leur caractère candide, benêt crée un style parodique. Le style parodique cultive le grotesque, mais bien dans une perspective littéraire. « Même si on acceptait que le ridicule soit le but recherché dans la parodie moderne, ce serait encore le ridicule d’un phénomène littéraire [10] ».

La langue de ces narrateurs assassins, drogués renforce l’univers de la provocation. L’on pourrait s’intéresser aux néologies dans L’Aîné des orphelins et aux jurons dans Allah n’est pas obligé.

Dans la première œuvre, des mots comme « les avènements » (six fois), les « tautrismes » (deux fois), « pédrophiles » (pp. 88 ; 85) « Ouatican, Notions Unies » (p. 132) créent le sentiment d’une véritable déréglementation lexicale. Ce sont des lexèmes obtenus soit par une dérivation impropre, par substitution ou par adjonction de phonèmes. On parle bien de calembour. Ainsi avènements remplace événements ; taumatrismes, traumatismes ; pédrophiles, pédophiles ; Ouatican, Vatican ; Notions, Nations.

Un tel mécanisme de construction souligne une difficulté articulatoire analysable en terme de lapsi et produisant le rire. Mais depuis Freud, on sait que le lapsus est révélateur. Ces propos indiquent une sorte « d’agonie du langage ». Le système des jurons dans Allah n’est pas obligé renforce ce sentiment. Cette œuvre est riche de « gros mots », une richesse se situant dans l’usage répétitif de trois expressions Faforo (55 fois), Gnamokodé (33 fois), Wallahé (59 fois).

Le constat est qu’il existe une révolution langagière, un « dévergondage textuel », une licence verbale dont on peut analyser le fondement en rapport avec le tragique moderne. Ainsi Domenach pose-t-il (dans un contexte plus général) la langue incohérente, transgressive, carnavalesque et grotesque typique de l’art contemporain (cinéma, théâtre) comme« le témoignage ultime de l’aliénation contemporaine [11] ».

Un fait redondant dans les récits étudiés est ce rire caractéristique dont il faut analyser le mécanisme général de production et les motivations.

  1. UN RIRE FRANC CONTRE LE TRAGIQUE DE LA GUERRE

La guerre, et le lot de cruauté qu’elle charrie quand elle est la source d’inspiration, autorise à une représentation de l’enfer. L’art romanesque négro-africain ne tourne pas le dos à cette vérité historique. Toutefois, les écrivains n’oublient pas que l’art doit être un antidote du tragique. Deux démarches complémentaires permettent de rendre compte de cette création dynamique : une narrativisation du ludique et une sorte de dédramatisation ou une bouffonisation du tragique. Elles produisent des nuances de rire qui pourront être analysées plus longuement ailleurs…

2.1. La narrativisation du ludique

La narrativisation du ludique apparaît comme la convocation du jeu et son inscription dans un processus discursif. Par exemple, la lecture attentive de L’Aîné des orphelins permet de mettre à nu un lien fort entre les jeux, les lieux de jeu, les temps de jeu et un discours de l’innocence, de l’insouciance. Par exemple, le club des minimes est la prison où le narrateur personnage attend son exécution. Au milieu d’un tournage sur les lieux du génocide, un Européen lance le score d’une rencontre entre Manchester et Newcastle. (p. 107)). L’on peut rappeler l’image du gendarme Nyumurowo bondissant sur Nsenghimana pour lui arracher son cerf-volant ou les propos de ce passant anonyme qui lance :

« Mais c’est le fils de Théoneste : Voyez-moi ça : il joue au cerf-volant ! Les tueries vont commencer et il joue au cerf-volant. Il n’y a pas à dire, les idiots sont nés pour être heureux ! » (p. 150).

Du branle-bas créé par la panique, le narrateur avait lancé quelques minutes auparavant qu’il allait pouvoir profiter de son cerf-volant. Allah n’est pas obligé produit aussi cette dynamique de rire. Ainsi le motif de l’entrée dans l’enfer de la guerre de Jean Bazon dit Johnny la Foudre est-il que « C’est le gnoussou-gnoussou de la maîtresse qui l’a perdu ; (…) oui c’est le sexe de la maîtresse qui l’a conduit aux enfants-soldats (p. 192) ».

Et Birahima d’expliquer comment les élèves jouaient à regarder l’entrejambe de l’institutrice en baissant la tête sous les bancs. Surpris, Bazon est poursuivi et la pierre qu’il lance pour se défendre tue Touré, son compagnon de classe. Bazon s’enfuit de Man pour se retrouver au Libéria, dans l’univers de la guerre.

On remarque que le jeu côtoie la mort et cette démarche (la narrativisation du ludique) se déroule aux dépens de l’enfant, de l’innocent. A l’image d’un dieu qui se jouerait de l’innocence.

Le premier effet d’une telle situation est le rire, car l’on sait que le narrateur ne meurt pas (son statut de narrateur lui procure cette immunité). Ce faisant, l’on ne peut nier une sorte de bouffonisation du narrateur personnage et des enfants en général. C’est que l’enfance et le rire sont dans une tour imprenable : celle d’une norme positive et donc de la fécondité et de l’ingénuité. Nsenghimana affirme que « les enfants ont un sacré avantage : ils n’ont aucun sens du drame. La vie reste un jeu même en cas de désastre » (p. 95).

Le langage débridé de Birahima renforce ce sentiment du jeu. Pour ce gamin, les mots « faforo » (sexe de mon père), « gnamokodé » (bâtard ou bâtardise) ou « wallahé » (au nom de Dieu) entrent, avant tout, dans une logique de jeu de mots, un besoin de parler. En effet, de plus en plus dans le contexte urbain malinké, les jurons sont des mots de dépit, mais des mots vides, très usuels dans le vocabulaire de la place publique (les gares routières, les marchés et autres). Mais ils sont surtout un vocabulaire usité par la gent masculine. Dans les faits, les jurons ne s’adressent pas à quelqu’un en particulier (le cas dans l’œuvre le prouve assez). Leur charge émotive la plus courante est l’exclamation et leurs effets sont le rire, la complicité, la familiarité, la vulgarité.

Dans notre œuvre, la redondance de ces propos s’impose, inondant le récit de mots creux, de jeux de mots et aussi de mots de jeu qui déclenchent bien souvent le rire par leur incongruité face aux situations dramatiques qui se vivent. Mais le juron a une histoire qui ne manque pas d’appeler une attitude critique. On le sait, en littérature, la répétition est un signe d’aération, d’envoûtement, d’interpellation… De la sorte, les jurons apparaissent comme la marque de la grossièreté, de la trivialité (surtout dans la bouche d’un enfant), mais aussi de la provocation. La grossièreté des jurons fait d’abord rire (ne serait-ce que par leur usage par un enfant qui veut parler comme les adultes) avant qu’on y perçoive un discours de défiance et de défi à l’égard de personnages tabous pour l’enfant : le père, le sacré et le divin.

La dynamique amorcée est bien celle d’un amortissement du poids du tragique dans les œuvres.

2.2. Vers une dédramatisation du tragique

Le rire amortit la lourdeur infaillible du mécanisme tragique. Le rire provoqué par ces enfants qui voient, qui racontent, dédramatise la violence des actions destructrices. Ainsi à la mort de Sarah, Birahima tente de faire une oraison avec l’argument suivant :

« Je le fais quand je le veux, je ne suis pas obligé. Je le fais pour Sarah parce que cela me plaît. J’en ai le temps et c’est marrant » (Allah n’est pas obligé, p. 94).

Ces propos sont « adultes ». Nsenghimana, d’une colline, observant un flot de fuyards face aux tueries, lit et lie tragédie et divertissement (ludique) :

« De si loin, je n’entendais ni le bruit de leurs pas ni le grincement des calebasses et des casseroles que, par instinct de survie, ils avaient réunis en hâte pour les porter sur la partie la moins endolorie de leur corps : sur la tête, aux épaules, sous les aisselles, sur les fesses. Cela me faisait penser aux films du bar de la Fraternité » (p. 20).

La juxtaposition du sérieux et du ludique, comme on l’observe dans nos œuvres, rejoint une dynamique de l’écriture romanesque négro-africaine « des années 80 caractérisée par les facéties, les bouffonneries, les fantaisies, le grotesque, le burlesque et l’ubuesque [12] ». Cette remarque, qui vaut pour les romans politiques, convient bien aussi aux contours des récits de guerre, prolongement et conséquences des politiques meurtrières sous les tropiques. Dans les faits, il faut peut-être lire le traitement de l’enfant dans ces récits de guerre comme le prolongement du thème de la folie dans les romans politiques. La critique admet que

 

« La folie apparaît comme l’autre de la raison ; mais un « autre » dont le rapport avec celle-ci est déterminée par l’impossibilité d’assurer sa propre violence. Un « autre » qui conteste la raison à l’intérieur d’elle-même, en tant que la raison aurait pu constituer une référence au désespoir [13] ».

Symboliquement, l’enfant n’a pas encore sa raison « assise », « rigide » ; il est en phase de socialisation, de sorte que tout lui paraît possible. Tout comme le fou, pour lui la censure (le sur-moi) s’enjambe ainsi aisément. C’est pourquoi il peut dire, avec un détachement extrême, les scènes les plus crues, les plus cruelles et narrer les simples faits avec un excès, un grossissement surprenant. Le personnage de l’enfant est une source de créativité. Sa faiblesse et son innocence touchantes, sa raison « fluctuante » sont ainsi le fondement d’une écriture parodique et ironique.

Le récit de guerre pose les termes de nihilisme dans l’univers négro-africain. Dans un univers où la justification des conflits explose dans un non-sens généralisé, la création littéraire ne peut produire qu’un discours de la bouffonnerie et du comique. C’est bien l’image de Prince Johnson priant, se mortifiant des heures, agenouillé sur des pierres avant d’aller tuer, massacrer, dépecer Samuel Doe. Le sommet de cette boucherie étant le don du cœur du supplicié à un de ces lieutenants pour en faire un rôti. Or l’un des traits de Prince Johnson était, avant tout enrôlement, de faire boire des vomitifs « à faire chier deux chevaux » (p. 140) pour démasquer les mangeurs d’âme (les sorciers) que le chef rebelle exécrait. A croire qu’à l’avance de son forfait, par l’exorcisme forcé de ses combattants, il tente de conjurer sa cruauté à venir, de l’adoucir, de la dédramatiser.

Dans L’Aîné des orphelins, la mort télévisée du père Manolo lors de la visite du pape (p.138) et « le découpage de l’Italienne » devant l’église (p.138) rappellent à la fois l’impuissance de l’Eglise et la convocation du sacré comme témoin et soutien contre les folies meurtrières à venir. Mourir à la télévision (en direct) n’est-ce pas vivre encore un peu (au moins dans l’image) ? La parodie, le comique naissent là, d’une confrontation de la motivation réaliste de la représentation avec une autre de l’ordre de l’esthétique. La création romanesque portant sur les faits de guerre se pénètre profondément de la vérité que « sans sa beauté, cette barbarie resterait incompréhensible [14] ».

L’univers romanesque de la guerre est un univers dysphorique, infernal. Or c’est bien en enfer que l’on a besoin de rire. Un rire franc, universel, provocateur et restructurateur. Les paysans du petit village de Nsenghimana l’ont bien compris, eux qui contre la peur avaient trouvé le moyen de rire de l’image de leurs futurs assassins apprenant à manier la machette devant les caméras. Dans cette atmosphère où ils réapprenaient à rire, Théoneste avait lancé :

« Celui-là (il parlait du bonhomme de la télé qui portait un chapeau de raphia) jamais je ne l’engagerai pour ma récolte de bananes : il tient sa machette par la lame ! » Et tout le monde avait rigolé. » (L’Aîné des orphelins, p. 143).

Dans un univers où au nom de la tribu, de la raison d’Etat, on tue, le cérémonieux du politique incline à rire plutôt qu’à pleurer. Cela est peut-être le meilleur moyen du rabaissement des prétentions humaines.

CONCLUSION

Ainsi la guerre est entrée dans la littérature et a trouvé un terrain fertile dans la production romanesque. Les romans de la guerre sont réalistes et s’ancrent sur le terrain fertile des moments de déchirements des Etats africains en guerre : Libéria, Sierra Leone, Rwanda…, et même de la Cote d’Ivoire où Maurice Bandaman, par anticipation, a traité de la guerre dans La bible et le fusil [15].

La narration oscille entre une expression très marquée du tragique et du grotesque. Mais c’est bien l’image du grotesque qui se démultiplie pour caractériser ce moment de rupture, de mort et de naissance, de croissance et du devenir. Les romanciers récoltent « tout ce venin splendide dans une assiette or. Pour le servir chaud et savoureux aux affamés de la liberté, aux assoiffés de la dignité [16] ».

L’enfant est un personnage central dans cette représentation de l’horreur. Cela est un choix polysémique car c’est un personnage qui parle (la main sur le cœur) et qui agit. Le moment de rupture, de chaos qu’est celui du conflit est livré par un regard qui se veut neutre mais qui est surtout candide et … mièvre. Là, se noue un enjeu esthétique important de ce type romanesque. En effet, ce personnage charrie avec lui l’esthétique des styles parodique et ironique. C’est l’un des justificatifs du rire que ces œuvres provoquent.

Si le roman est né de la narration des faits de guerre, les romanciers négro-africains puisent encore à cette source ensanglantée pour créer « une beauté pleine et salvatrice, où les individus se concilient [17] ». Aussi leurs œuvres portent-elles un souci de témoignage et de dénonciation. L’acte d’écrire devient comme un acte d’existence face au nouveau tragique expurgé de toute noblesse et de toute théodicée, car c’est bien le non-sens de l’action qui explique la tonalité grotesque et le caractère emprunté des personnages. Tanella Boni situe l’enjeu de cette écriture de l’urgence :9

« Écrire pour sauver la part d’humanité en péril dans le monde (…) les écrivains africains n’ont que les mots pour dire et témoigner. Ils n’ont pas d’autres armes. Quelle que soit la langue d’écriture, c’est avec les mots nus, parfois forgés de toutes pièces, souvent utilisés avec détachement mais toujours imprégnés d’un fond de culture autre que l’écrivain avance sous le soleil ou dans l’ombre [18] ». Pour les écrivains, dire la guerre, les conflits de leur continent, c’est dire la vacuité de tous les arguments qui obstruent le chemin du développement. L’urgence de l’écriture n’est donc point une œillère, mais un microscope pour voir et produire par devoir de mémoire, mais aussi pour appeler les premiers vagissements d’un monde qui affleure.

BIBLIOGRAPHIE

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  1. Articles

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HUTCHEON, Linda, « Ironie et parodie : Stratégie et structure », in Poétique n° 36, Seuil, 1978, pp 467-477.

[1] Université d’Abidjan, Cocody

[2] Paris, Seuil, 2000, 157 p.

[3] Paris, Seuil, 2000, 233 p.

[4] DUCHET, Claude, « Une écriture de la socialité », in Poétique n° 16, Seuil, 1973, p. 449.

[5] Voici les œuvres produites à partir de ce projet :

[6] SIDIBE, Valy, Le tragique dans le théâtre de Bernard Binlin Dadié, Abidjan, Editions FLAH SYNANI, 1999, p.1.

[7] LUKACS, George, La théorie du roman, 1920, Editions Denoël, 1968 (pour la traduction française), p. 54.

[8] BAKHTINE, Mikhaïl, L’œuvre de François Rabelais, Paris, Gallimard, 1970, p. 30.

[9] HUTCHEON, Linda, « Ironie et parodie : stratégie et structure », in Poétique n°36, Seuil, 1978, p. 470.

[10] DOMENACH, Jean Marie, Le retour du tragique, Paris, Seuil, 1967, p. 65.

[11] CARRE, Nathalie, « La guerre et les petits dans Sozaboy de Ken Saro-Wiwa et Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma », in Etudes littéraires africaines, revue de l’APELA, 2002, n° 13, p. 17.

[12] NGAL, Georges, Création et rupture en littérature africaine, Paris, L’Harmattan, 1994, p.88.

[13] NKASHAMA, Pius Ngandu, Ecritures et discours littéraires, Paris, l’Harmattan, 1989, p. 145

[14] KUNDERA, Milan, Les testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, 113p.

[15] BANDAMAN, Maurice, La bible et le fusil, Abidjan, CEDA, 1996, 182p.

[16] Propos de Jean Marie Adiaffi cités dans Les grands auteurs africains, Abidjan, SOFAD, 1990, volume 1 p. 15.

[17] DOMENACH, Jean – Marie, Le retour du tragique, op. cit., p.109.

[18] BONI, Tanella, « Les écrivains, ces fauteurs de trouble », in Sentiers n° 5, février 2001, p. 16.