Développement et sociétés

POURQUOI L’ENSEIGNEMENT MOYEN PRATIQUE ?

Ethiopiques numéro 03

Revue socialiste de culture négro-africaine

Juillet 1975

 

Chaque année, au Sénégal, 30 à 35.000 jeunes quittent l’école primaire, après avoir reçu un « enseignement fondamental » qui n’a pas pour vocation d’être immédiatement traduisible en savoir-faire : c’est la majorité des enfants scolarises qui quittent la filière scolaire classique sans une formation qui leur permette de trouver une insertion économique sur la base d’une qualification reconnue. Cette situation, maints pays africains la connaissent : elle constitue un des problèmes les plus épineux qui se posent aux Gouvernements en matière d’éducation mais aussi en matière d’emploi. Comment rentabiliser l’effort investi sur les enfants qui ont fréquenté l’école primaire ? Comment enrayer le mouvement d’exode qui, chaque année, augmente le nombre des jeunes ruraux qui vont chercher dans les centres urbains un emploi illusoire et une autre façon de vivre ? Comment former les jeunes pour qu’ils s’insèrent dans les circuits de la production et participent ainsi à l’effort de construction nationale ?

C’est à ces questions que le Sénégal a décidé de chercher une réponse qui s’inscrive dans la droite ligne des choix politiques, économiques et culturels nationaux.

L’Enseignement Moyen Pratique est un choix national : il constitue le troisième volet de la réforme des enseignements qui prévoit que, chaque année, un certain nombre d’enfants arrivant en fin de scolarité primaire, seront orientés vers les filières classiques, l’Enseignement Moyen Général et l’Enseignement Moyen Technique, alors que 80% environ des scolarisés devront être accueillis par l’Enseignement Moyen Pratique. Deux objectifs essentiels ont été fixés à ce nouveau système qui doit constituer une alternative aux problèmes d’éducation :

– Maintenir et rentabiliser l’acquis scolaire des anciens scolarisés ; et il est non seulement nécessaire d’éviter l’érosion des connaissances, mais aussi et surtout de les rendre opératoires dans le cadre des activités de formation et de transformation du milieu ;

– Permettre l’insertion des jeunes dans les circuits de la production : la formulation simple de ce deuxième objectif ne doit pas cacher son caractère essentiel car l’analyse attendue de la plupart des expériences de formation post-scolaire fait apparaître que les difficultés majeures naissent au moment où les jeunes formes doivent s’inscrire dans le processus économique.

Ces objectifs ont été assortis d’exigences qualitatives qui découlent de la nature même du système que l’on veut mettre en place. La formulation doit être intégrée au milieu et donc s’appuyer sur les savoirs traditionnel et moderne afin d’allier à l’authenticité de la tradition l’efficacité de la modernité et de répondre à la double option nationale d’enracinement et d’ouverture. Pour parvenir à être un système éducatif qui prépare de futurs producteurs dans une perspective à moyen et long terme, l’Enseignement Moyen Pratique, comme les changements qu’il sous-entend et qu’il veut impulser, doit être pris en charge et maîtrisé dans sa conception, ses principes et ses méthodes par ceux à qui il s’adresse afin d’être adaptable en permanence. Enfin, l’Enseignement Moyen Pratique doit rester un système éducatif relativement peu coûteux afin de ne pas accroître démesurément les énormes efforts budgétaires déjà consentis dans le domaine de l’éducation.

Voilà brièvement résumer le « cahier de charges » de l’Enseignement Moyen Pratique : son programme ambitieux sans nul doute, à la mesure cependant du problème que le Sénégal a à résoudre.

L’EMP, volet d’une stratégie de changement

L’Enseignement Moyen Pratique est destiné en priorité, nous l’avons dit, aux jeunes qui ne poursuivent pas leurs études au-delà du cycle primaire : la tentation était grande de ce fait de poursuivre l’effort scolaire de façon similaire. Cependant, l’importance du nombre de jeunes concernés par le système Enseignement Moyen Pratique, l’urgence et la gravité du problème à résoudre ont amené les responsables à développer une analyse qui soit réaliste et préserve d’illusions dangereuses à moyen terme. Cette analyse a fait apparaître un certain nombre de phénomènes dont doit tenir compte toute éducation qui s’inscrit dans l’option d’une éducation de masse.

Un processus éducatif n’est jamais neutre : il est le moyen que se donne un groupe pour se reproduire et, par-là, perpétuer les choix économiques, politiques et idéologiques qu’il a faits. Qu’est-ce à dire ? Les options nationales en matière de « type de société » et de modèle de développement définissent le cadre de référence dans lequel s’organisent tous les autres systèmes et partant le système éducation. Quel type d’homme veut-on former ?

Pour quel développement ? En fonction de quels choix politiques et idéologiques ? Voilà les questions auxquelles il faut répondre si l’on veut éviter une dichotomie entre les résultats d’un système éducation et les objectifs poursuivis.

De ce fait, l’approche exclusivement pédagogique, en orientant tous ses efforts vers la formation (contenu, programmes, méthodes, etc.…), n’a pas semblé apte à consulter une réponse aux problèmes de la formation de jeunes en vue de l’insertion. En effet, aborder le problème dans la seule optique pédagogique conduit à sectorialiser la réalité sociale en faisant de l’éducation un secteur extérieur quasi a-historique et a-temporel, échappant aux dynamismes qui animent la société, ignorant les déterminations économiques, politiques et culturelles qui pèsent sur elle. Le problème pédagogique posé par la formation des jeunes destinés à l’Enseignement Moyen Pratique ne peut être traité en dehors des choix politiques généraux qui dictent, valident et ordonnent toutes les activités de la Nation et ceci, d’autant plus qu’il ne s’agit pas de « former » seulement mais de permettre, faciliter, voire créer les conditions de l’insertion des jeunes.

La réussite d’un système éducatif tient à sa qualité intrinsèque tout autant qu’à sa crédibilité : en effet, la valeur d’une éducation n’est confirmée que si ses usagers en font l’expérience concrète. Les jeunes que doit accueillir l’Enseignement Moyen Pratique ont onze ans environ au moment de leur orientation ; si, comme cela est prévu, le cycle de formation dure cinq ans, c’est donc des jeunes formés de seize, dix-sept ans qui se trouveront sur le marché de l’emploi. Ces jeunes, quel que soit la qualité de la formation qu’ils auront reçue, pourront-ils créer les conditions de leur insertion économique et culturelle ? Cela semble peu probable quand on sait que dans le milieu rural les jeunes ne détiennent ni les moyens de production, ni le pouvoir nécessaire pour imposer des transformations. C’est pourtant, en dernière instance, en sa capacité à déboucher sur une insertion économique et culturelle que sera jugé l’Enseignement Moyen Pratique, non seulement par les autorités gouvernementales mais aussi par ceux qui doivent en être les premiers bénéficiaires, les communautés de base et les jeunes eux-mêmes.

Le changement, condition de l’insertion des jeunes

Ces deux constatations ont amené les responsables de l’Enseignement Moyen Pratique à faire de l’objectif de l’insertion un sujet de préoccupation spécifique. Il est apparu nécessaire de dégager la relation dialectique qu’entretiennent formation et débouchés dans le contexte socio-économique rural du Sénégal : le nombre d’emplois requis pour réaliser une insertion des jeunes ne peut être trouvé ni par le Gouvernement, ni par les jeunes eux-mêmes, nous l’avons vu. Ce n’est qu’avec la contribution des détenteurs des moyens de production, les adultes et les anciens en l’occurrence, que peuvent être réalisées les profondes transformations dont l’économie rurale a besoin pour fournir des emplois à ces jeunes. Par ailleurs, les jeunes posent le problème de leur maintien dans le terroir en termes de chantage à l’innovation, ce qui implique également une transformation radicale de l’économie rurale.

De ce fait, il apparaît que l’insertion des jeunes ne pourra être effective et définitive que si les jeunes trouvent à s’employer de façon rentable dans un groupe social où ils ont une place. Le système éducatif ne peut donc pas se concevoir comme l’élément moteur des changements nécessaires mais comme la conséquence, l’expression d’un nouveau modèle social, global, cohérent et pris en charge par les intéressés, modèle que le nouveau système éducatif devra contribuer à mettre en œuvre, à reproduire. Une question demeure alors posée : pour quelle production faut-il former des jeunes de 11 ans ? Est-ce en fonction de la situation actuelle de l’économie rurale ? Son statut de vulnérabilité et de dépendance a provoqué en grande partie le problème qu’il s’agit de résoudre. Par ailleurs, les mutations rapides auxquelles est soumis le milieu rural l’amènent à des réponses conjoncturelles parfois rapidement remises en cause et qui nuisent à l’élaboration d’un projet cohérent à long terme sans lequel il ne peut être de système éducatif intègre et durable.

La mise en place d’un système éducation tel que l’Enseignement Moyen Pratique implique une stratégique de développement global qui secrète le contenu, les méthodes, les orientations de l’éducation. Dans quel sens va se développer cette stratégie ? Quels changements va-t-il falloir promouvoir ? L’Etat sénégalais se veut socialiste et démocrate ; il s’est prononcé pour un « socialisme participationnaire », un développement contractuel base sur la participation responsable des communautés. Par ailleurs, « la reconquête de l’indépendance économique, du moins de son autonomie dans l’interdépendance de toutes les nations », est l’objectif prioritaire que poursuit le Gouvernement ; il passe par le développement d’une stratégie de résistance à la dépendance extérieure et partant de l’engagement de toutes les forces vives de la Nation dans le procès de développement. Les changements à entreprendre doivent satisfaire deux exigences essentielles : permettre la création d’activités nouvelles pour les jeunes et favoriser une meilleure utilisation des ressources dont dispose le milieu rural. Pour tenir compte de ces exigences fondamentales, le milieu rural doit s’orienter vers une économie recentrée, diversifiée et complexifiée ; les activités doivent tendre vers le maintien du maximum d’énergie sur place et une conservation des ressources. Ces principes généraux ne peuvent être mis en œuvre que par une série de mesures dont voici les principales :

– la recherche et la création de cycles économiques complets et maîtrisés dans lesquels s’imbriquent la production, la conservation et le stockage de la production, sa consommation et sa commercialisation ;

– le développement d’une agriculture et d’un élevage qui aient des effets entraînants sur les autres secteurs de la vie économique parce que générateurs d’activités complémentaires de type artisanal ;

– la valorisation de toutes les potentialités écologiques et humaines car toute économie qui se simplifie accroît sa vulnérabilité ;

– la recherche du maintien et de l’accroissement des potentialités écologiques afin de réaliser l’équilibre indispensable entre la conservation du capital écologique et son exploitation ;

– la recherche de technologies intermédiaires adaptées qui satisfassent aux exigences d’une main-d’œuvre abondante, réduisent la dépendance technologique vis-à-vis de l’extérieur et soient génératrices d’emplois nouveaux dans le secteur artisanal notamment.

La définition et la mise en œuvre d’un modèle socio-économique qui permette la résistance à la dépendance extérieure et l’insertion des jeunes dans le processus de production est la condition première d’une stratégie globale de changement parce qu’elle est seule à même de créer la base matérielle indispensable au groupe social concerne. Cependant, l’acte économique n’est jamais isolé ; il s’inscrit dans un modèle socio-culturel qui le valide et dans lequel il acquiert un sens. De fait, l’insertion des jeunes, si elle implique un nouveau modèle socio-économique, implique aussi la définition d’un nouveau modèle socio-culturel. Les jeunes, en effet, sont autant repoussés des villages par l’absence d’activités lucratives que par les dysfonctionnements de l’organisation politique et sociale traditionnelle et son inadaptation à la situation actuelle. Trouver une place aux jeunes dans les structures de décision villageoises ne peut être que le résultat de l’instauration d’un dialogue entre des générations qui sont, pour l’instant, condamnées à des soliloques stérilisants. La restauration de la communication entre les différents groupes sociaux et la confrontation des micro-projets culturels qu’ils ont élaborés sont le point de passage oblige d’une solution : il ne s’agit pas d’ignorer les contradictions qui existent et encore moins de les nier ; il s’agit de permettre la mise en œuvre d’un processus d’échanges qui, en rompant la dynamique d’éclatement des fondements de la culture, permette la construction progressive d’une nouvelle culture faite d’enracinement et d’ouverture.

Principes directeurs de Faction Enseignement Moyen Pratique

L’analyse globale précédente induit un certain nombre de principes auxquels doit obéir l’action menée dans le cadre de l’Enseignement Moyen Pratique.

a) Le système éducatif qu’est l’Enseignement Moyen Pratique ne peut créer à lui seul les changements nécessaires pour donner une base réelle et durable à l’insertion des jeunes formés : il est nécessaire que le groupe social concerné définisse, en relation contractuelle avec les agents de l’Etat, un projet d’avenir (économique, politique et culturel) que le système éducatif devra contribuer à mettre en œuvre, à alimenter. La réflexion du groupe social sur le nouveau système éducatif s’articule de ce fait essentiellement sur les questions suivantes : pourquoi former les jeunes ? Quelles sont les contraintes de l’insertion économique et culturelle des jeunes ruraux ? Quels changements faut-il impulser pour que cette insertion devienne possible ? Et seulement en deuxième lieu, quelle éducation peut favoriser cette insertion des jeunes ? Comment ajuster l’action éducative aux exigences de développement du groupe social ? Seuls les intéressés (adultes, anciens, jeunes adultes), dans le cadre des options nationales, sont à même de donner un sens précis, une orientation et un contenu à un projet social, si l’on veut qu’il soit maîtrisé par eux, c’est-à-dire qu’ils s’y reconnaissent et dans lequel ils auront une place. Cela ne signifie pas que chaque communauté de base doit définir des micro-projets de façon anarchique ; cela signifie au contraire que chaque communauté de base doit « traduire », en termes spécifiques, originaux, les choix socialistes généraux du pays afin que la participation des populations à la construction du socialisme soit la plus globale, la plus totale possible.

b) L’engagement des populations dans la définition du nouveau projet social et partant dans la définition du système éducatif, ne peut être acquis d’emblée : il suppose un travail préalable avec les adultes de la communauté concernée par l’action. Cette phase de « conscientisation » qui se déroule avant l’ouverture de tout foyer de formation permet aux adultes de la zone concertée de découvrir leur nécessaire implication dans la définition du nouveau système éducatif et la relation dialectique qui existe entre une éducation et le modèle social qu’elle reproduit. Nous pouvons schématiser les idée-force de cette phase de la façon suivante :

– identification, par le groupe social, des phénomènes internes et externes qui bloquent son propre développement. Cette étape du travail, appelée auto-analyse ou analyse par le groupe de sa propre réalité, permet aux populations de se ressaisir, de prendre conscience des potentialités créatrices dont elles disposent, en même temps qu’elle transforme l’attitude du groupe vis-à-vis de sa réalité. Au groupe devenu « spectateur » de sa propre réalité succède une nouvelle attitude du groupe qui, ne voyant plus sa situation de dépendance comme une fatalité mais comme le résultat d’un processus historique donne, acquiert la volonté de redevenir « acteur », c’est-à-dire d’agir sur sa réalité pour la transformer dans le sens qu’il a défini ;

– le processus de transformation de sa réalité par le groupe n’est pas cependant le produit d’une réflexion ; il doit se traduire dans une action effective ; il implique la praxis. Aussi, la dernière étape de la phase préalable s’articule-t-elle autour de la définition des séquences de changement qui s’appuient sur « l’ici » et « le maintenant » du groupe et constituent les premiers éléments de son projet social global. C’est sur ces séquences de changement qui sont immédiatement mises en œuvre par les paysans que démarre la formation des jeunes. Les thèmes de formation traités avec les enfants sont de ce fait la traduction pédagogique des premières transformations décidées et mise en œuvre par les villageois.

c) La formation des jeunes émerge progressivement de la phase préalable. Elle est l’expression pédagogique de la volonté du groupe de changer dans le sens d’un re-centrage économique, politique et culturel. Elle doit, de ce fait, respecter un certain nombre de contraintes :

– le foyer de formation doit accueillir, en priorité, les anciens scolaires, mais il ne peut ignorer les jeunes analphabètes de la même classe d’âge qui constituent, en milieu rural, la très grande majorité. En effet, les efforts considérables qui sont demandes au groupe social ne sont perçus par celui-ci comme rentables que si l’investissement éducatif concerne tous ses jeunes ;

– la formation se doit de revaloriser le savoir traditionnel aux yeux des jeunes afin de permettre la restauration de l’autorité des éducateurs naturels, non dans le sens d’un retour à l’autorité traditionnelle dans la création de nouveaux comportements éducatifs. Ceci implique l’existence d’un encadrement villageois qui agisse dans les villages mais aussi au foyer, aux côtés de l’encadrement étatique. Cet encadrement est constitué d’une part par des formateurs paysans, spécialistes traditionnels dans les secteurs touchés par la formation et d’autre part par de jeunes adultes qui accompagnent les enfants au foyer, les aident à se former, à appliquer leurs connaissances, à les diffuser dans les villages ;

– la formation se doit d’être de qualité ; elle doit permettre l’acquisition de savoir-faire techniques directement utilisables afin être crédibles à l’intérieur et à l’extérieur du groupe et doter les enfants d’outils qui rendent possible la maîtrise des techniques acquises (initiation logique, initiation économique, lecture, calcul pour les anciens scolarises ; alphabétisation, éléments mathématiques de base pour les analphabètes, etc.…). Cependant, l’EMP étant aussi une « éducation au changement », il s’avère indispensable de faire acquérir aux jeunes des aptitudes à créer, imaginer, critiquer, qui leur permettent de s’adapter au changement mais aussi de le créer, de le provoquer. Dans ce sens, il ne peut être question de limiter la formation à la transmission d’un savoir technique « achève » mais au contraire de développer l’esprit de recherche, d’expérimentateur scientifique des jeunes à partir des solutions techniques qui leur sont enseignées

d) La participation des adultes à la formation de leurs jeunes ne cesse pas à l’ouverture du foyer : elle continue, s’organise et se structure au fur et à mesure que se développent conjointement les transformations villageoises et le processus éducatif. La relation entre le foyer et les villages dont sont originaires les jeunes doivent être activée, permanente et créatrice : les décisions de transformations et leur mise en œuvre dans les villages constituent l’aliment de la formation des jeunes qui, en retour, fournit des réponses aux problèmes posés par le développement des changements entrepris par les villages. Pour ce faire, le foyer fonctionne selon le principe de l’alternance : un même jeune passe trois jours toutes les deux semaines au foyer et travaille le reste du temps dans son village avec le suivi des formateurs et des encadreurs paysans et celui des cadres EMP et des techniciens de la zone. Ce double mouvement des villages vers le foyer et du foyer vers les villages [1] est le garant du maintien de l’adéquation entre les objectifs de développement du terroir et la structure éducative. Il doit, de ce fait, être l’objet d’une attention spécifique. A cet effet, si la formation des jeunes de 11 à 16 ans est la préoccupation essentielle de l’EMP, celui-ci se doit, cependant, de répondre, de façon spécifique, aux demandes de formation de l’ensemble du groupe, notamment par l’initiation économique et technique des adultes qui, seule, peut donner aux paysans les moyens de promouvoir leur développement et de le maîtriser.

e) Une telle approche éducative implique une pédagogie appropriée ; il s’agit là d’une exigence qualitative déterminante au sens ou une relation pédagogique verticale, qui ferait du cadre EMP le détenteur exclusif du savoir et de l’autorité, contredirait les intentions proclamées qui visent à faire des paysans les artisans de leur propre devenir. Elle perpétuerait dans la structure éducative une dichotomie entre « ceux qui conçoivent » (les éducateurs) et « ceux qui exécutent, consomment » qui ne pourrait que retarder voire empêcher la promotion du groupe social au statut de « producteur » de son propre développement. De ce fait, l’EMP a opté pour une pédagogie qui fait des individus auxquels elle s’adresse les agents actifs de leur propre formation : la pédagogie de l’EMP peut se définir comme celle de l’apprentissage de l’autonomie technique, économique, politique et culturelle par les individus et le groupe. Elle postule une relation pédagogique « horizontale » dans laquelle l’éducateur et le « s’éduquant » sont perçus tous deux comme détenant un savoir différent, certes, mais effectif : l’acte éducatif, s’il implique bien sur la transmission des connaissances doit cependant la dépasser pour se transformer en une recherche active et commune dans laquelle l’éducateur et le s’éduquant participent à part entière, non sur la base d’un égalitarisme illusoire et démagogique, mais sur la base d’une contribution différente qui reflète le savoir dont ils sont respectivement détenteur.

Ces principes pédagogiques s’expriment dans des pratiques différentes jeunes en formation au foyer ou aux adultes dans les réunions de village. Ils demeurent, cependant, à la base de toute la pratique éducative de l’EMP.

f) La mise en œuvre d’une stratégie globale de changement par le groupe social concerne si elle est la condition impérative de l’insertion ultérieure des jeunes et partant de la rentabilité de leur éducation ne peut reposer sur la seule structure EMP.

L’EMP peut et doit contribuer à poser avec les paysans le problème du changement en termes globaux car l’approche éducative (en concernant les jeunes de 11 ans) introduit la dimension du moyen et du long terme et limite la tentation des villageois d’avoir recours à des solutions ponctuelles et conjoncturelles. Cependant, la définition des actions de transformation, leur mise en œuvre concernent des secteurs multiples et varies, impliquent des rapports techniques que seules les structures d’appui au milieu rural peuvent apporter. Qu’est-ce à dire ? L’EMP ne peut pas et ne doit pas s’ériger en structure de développement global ; son action essentiellement éducative doit être étroitement articulée avec les actions que mènent les structures administratives (communautés rurales) et techniques (centres d’expansion ruraux polyvalents) de la zone. Par ailleurs, l’EMP peut se faire le relais de la recherche et de l’expérimentation menés par des organismes spécialisés (Délégation Générale à la Recherche Scientifique etc.…), afin de contribuer à diminuer la distance entre les chercheurs d’une part et les destinataires de cette recherche, les paysans, d’autre part.

Résultats actuels de l’Enseignement Moyen Pratique

L’Enseignement Moyen Pratique rural, tel que je viens de le définir, existe à échelle réduite, certes : il ne s’agit pas d’un projet théorique difficilement traduisible en actes ; la recherche pratique s’est développée en étroite relation avec la recherche théorique, alimentant cette dernière et recevant d’elle les éléments nécessaires à sa progression. Les outils méthodologiques ont été forgés dans l’action en même temps que le cadre de référence théorique qui leur sert de support. Concrètement, un premier foyer de formation a été ouvert en décembre 1973 à l’issue de la démarche de conscientisation ; il fonctionne depuis cette date avec une promotion de 120 jeunes de 11 à 16 ans (anciens scolarisés et analphabètes, filles et garçons) ; une deuxième promotion est en cours de recrutement par les adultes. Les jeunes originaires de 12 villages représentant une population de 6.000 habitants sont encadrés au foyer par 20 jeunes adultes choisis par les villages ; ils reçoivent une formation technique adaptée à leur niveau, de la part des formateurs- paysans délégués par les villageois, des agents techniques des Centres d’Expansion Rurale, avec l’appui permanent de trois cadres EMP qui assurent une fonction de médiation pédagogique entre les techniciens et les enfants et sont chargés de la formation générale. Les villages concernés par le foyer ont entrepris une série de transformations dans le domaine agricole (amélioration de cultures existantes, introduction expérimentale de nouvelles cultures d’hivernage et de contre saison), dans le secteur du petit élevage (réalisation d’un poulailler, etc.…), dans le secteur hydraulique (réalisation de bassins de recueil et de stockage des eaux de pluie notamment), etc… Un cadre EMP assure l’appui à l’organisation villageoise et inter-villageoise tant pour les modalités structurelles de mise en œuvre des transformations que pour l’articulation permanente du foyer sur les actions villageoises. Concernant le domaine de la recherche de technologies appropriées, une cellule s’est constituée qui a pour tâche de collecter les informations techniques utiles au développement de la zone et de servir de correspondant direct aux organismes de recherche.

Un deuxième foyer, dans une zone voisine, va ouvrir ses portes, après une démarche préalable de conscientisation qui a permis de tester les outils méthodologiques forgés dans la première zone.

S’il est beaucoup trop tôt pour tirer des conclusions sur les résultats de cette formule éducative dont les effets ne seront mesurables qu’à moyen terme, des indicateurs tels que le nombre de jeunes fréquentant la formation, leur assiduité, la qualité et l’importance de la participation villageoise, la réalisation effective des transformations dans les villages, semble cependant ouvrir des perspectives encourageantes.

Mais, à mes yeux, les résultats les plus précieux de la phase expérimentale ne sont pas ces effets concrets, mais bien la systématisation dont ils ont été l’objet afin de servir à une extension progressive de l’EMP à l’ensemble du territoire. Les deux zones expérimentales ont, en effet, permis :

– d’élaborer une méthodologie d’approche du milieu rural tant pour la définition et la mise en place de structures d’accueil pour les jeunes formes que pour la définition du système éducatif ;

– d’établir une méthodologie de la formation des jeunes : progressions dans les thèmes techniques, organisation pédagogique, articulation de la formation générale sur la formation technique et pratique, etc…

– de définir et d’expérimenter les modalités structurelles et opérationnelles de collaboration avec les services administratifs et techniques au niveau local comme au niveau national ;

– de définir et de mettre en œuvre un système de formation de cadres qui allie étroitement la formation pratique et théorique et maintienne une dimension de recherche permanente dans la pratique professionnelle des agents chargés d’étendre l’EMP à tout le territoire national ;

– de démontrer, par la pratique, qu’une telle alternative éducationnelle n’est pas un mythe ; qu’elle est possible, même si elle remet en cause certaines approches éducatives du milieu rural.

Peut-être ces résultats sembler ont-ils faibles à certains ! La modestie des réalisations a cependant été dictée par l’impérative nécessité de n’étendre le système qu’au fur et à mesure que des cadres compétents auront été formé. Le problème quantitatif est immense, nous le savons, mais nous savons aussi combien il serait dangereux et grave d’étendre le système de façon non maîtrisée car la multiplication hâtive de foyers de formation, si elle se faisait au détriment de la qualité, notamment sans tenir compte des contraintes de l’insertion des jeunes formes, risquerait fort de n’aboutir qu’à différer le problème de quelques années. Le gouvernement sénégalais en est conscient : il a donné 10 ans aux responsables pour étendre l’EMP à l’ensemble du territoire. Dix ans – c’est peu pour mettre en place un système éducatif qui soit un outil efficace pour la construction du socialisme sénégalais ; c’est peut-être suffisant pour que s’affirment les effets positifs des diverses actions qui ont marqué le début de la deuxième décennie de l’indépendance (la Réforme Administrative et l’Enseignement Moyen Pratique notamment) et qui traduisent la volonté de conférer aux masses le pouvoir de bâtir leur propre devenir dans un dialogue libérateur avec l’Etat.

[1] Les paysans disent « le foyer est comme le tronc d’un arbre dont les racines plongent dans les villages et dont les branches et les fruits reviennent aux villages ».

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