Souleymane Niang ECRIVAIN
Développement et sociétés

RETOUR SUR NEGRITUDE ET MATHEMATIQUE

Ethiopiques numéro 03

Revue socialiste de culture négro-africaine

Juillet 1975

 

« En effet, c’est une entreprise louable de faire un parallèle entre la Négritude et la Mathématique… » [1]. Ainsi s’exprime M. Noureini Tidjani-Serpos, dès le début de son article.

Il est bon, il est sain, qu’une étude suscite des réactions variées et soulève des critiques, mais, pour que ces réactions et critiques soient fécondes, il faut qu’elles s’écartent du domaine passionnel pour rester dans les limites du raisonnable et favoriser alors le nécessaire épanouissement des idées.

Il est vraiment curieux que M. Tidjani-Serpos ait vu dans mon étude un « parallèle » entre la Négritude et la Mathématique et qu’il ait fondé, sur cette notion de « comparaison », presque toute sa critique. Dommage que tant d’efforts laborieux et tant d’énergie soient perdus à cette fin !

Mais peut-être fallait-il cela, à défaut de trouver, dans mon exposé, ce qu’on désirait y trouver.

Aucune confusion n’était pourtant à craindre. Car un « parallèle », au sens que lui donne M. Tidjani-Serpos, est une « comparaison suivie entre deux ou plusieurs sujets » [2] et une comparaison est « le fait d’envisager ensemble deux ou plusieurs objets de pensée pour en chercher les différences et les ressemblances » [3].

Dès lors, où est-il question, dans mon texte, de « différences » ou de « ressemblances » entre la Négritude et la Mathématique ?

Bien entendu, j’envisage les deux systèmes de valeurs que sont la Négritude et la Mathématique, mais c’est dans le but bien précis d’étudier leurs inter-reactions, comme il est permis d’envisager ensemble la Mathématique et la Biologie, la Mathématique et l’Economie, la Mathématique et la Sociologie… pour dégager leurs champs d’interactions. D’ailleurs j’aurais volontiers considéré la Mathématique et l’ « Arabite » si l’apport enrichissant des Arabes à l’avancement de la Mathématique n’était déjà suffisamment souligné par les historiens de la Science, cet apport étant, du reste, dû à l’ensemble des valeurs arabes de civilisation, dont un outil linguistique élaboré.

Envisager deux systèmes de valeurs ne signifie donc pas nécessairement les comparer, et en ce qui concerne « Négritude et Mathématique », aucune ambiguïté n’était permise, même pour une lecture hâtive. Cela d’autant plus que la première phrase du bref résumé qui accompagne ma communication est la suivante : « Après avoir souligné les rôles importants de la logique, de l’intuition, de la pédagogie heuristique et de la langue de support dans la Mathématique contemporaine, on étudie, à partir de la définition senghorienne de la Négritude, les interéactions profondes entre Mathématique et Négritude, compte tenu de la nécessité absolue d’utiliser une langue de support maternelle ou nationale ».

Comme on le voit, il y est essentiellement question de montrer comment les Négro-Africains, munis de leur système de valeurs – dont un outil linguistique maternel ou national à raffiner, – peuvent contribuer plus efficacement à l’avancement de la Mathématique et comment, à son tour, celle-ci peut favoriser, chez le Négro-Africain, le développement des facultés de créativité scientifique. Et, quand je parle de « connexions », il ne s’agit pas de liaisons ou de liens comme éléments de comparaison, il s’agit de liens comme éléments d’interéactions, ainsi que cela a été nettement précisé.

Mais peut-être M. Tidjani-Serpos donne-t-il à « comparaison » un sens très différent de celui qui est indiqué plus haut, car, écrit-il : « Il est de règle, avons-nous dit, dans le domaine scientifique, de ne pas comparer deux objets incomparables, c’est-à-dire deux objets dont le champ d’intervention n’est pas nettement cerclé auparavant par une définition précisé ».

Si cela devait signifier – et cela signifie – que deux objets bien définis sont « incomparables », nécessairement, il est clair que M. Tidjani-Serpos pourrait tout se permettre à condition seulement de ne pas pénétrer dans le champ de la rigueur scientifique.

 

Définition de la Négritude

Mais attribuons ce faux-pas à une maladresse, et, dans ce cas, réajustant la pensée de M. Tidjani-Serpos, il est vrai qu’en science, plus qu’en toute autre branche du savoir, il faut bien cerner les êtres avant de les utiliser avec profit. Et c’est précisément pour cela que j’ai dégagé quelques aspects remarquables de la Mathématique et adopte une définition de la Négritude.

On observera, d’abord, que j’ai donné de la Mathématique la définition suivante : « Une science dont les différentes branches sont les Mathématiques ». Peut-être fallait-il énumérer ses composantes (Algèbre, Géométrique, Topologie…) après les avoir précisées à leur tour, mais où conduirait cette énumération dans l’optique où je me suis placé ? Pour plus d’efficacité, je me suis borné à souligner quelques points saillants de la Mathématique d’aujourd’hui, qui se rapportent soit à l’Enseignement soit à la Recherche. J’ai choisi cette méthode de préférence à une autre parce qu’elle me paraît favoriser une meilleure compréhension du sujet.

  1. Tidjani-Serpos n’a pas voulu considérer cet aspect fondamental de mon exposé. Ce qui est plus grave, c’est que M. Tidjani-Serpos, ignorant délibérément la définition que j’ai donnée dès le début de mon texte, écrit : « De la Mathématique, M. Niang nous donne la définition suivante : « On doit, avant tout la considérer comme une langue vivante scientifique ». Et s’écrie ensuite, satisfait d’un tour de passe-temps enfantin et inutile : « Avant tout, cette expression signifie que ce qui fait la spécificité, la propriété essentielle de la Mathématique, c’est le fait d’être une « langue vivante ». Que d’énergie perdue pour en arriver là ! Pour éviter des erreurs inadmissibles, il suffisait à M. Tidjani-Serpos de ne point se hâter et de lire la phrase précédant immédiatement sa citation : « Elle (la Mathématique) est caractérisée par une parfaite cohérence et une parfaite économie de pensée ». Décidément, cela suffisait à faire comprendre que sa citation soulignait seulement un des éléments saillants, un des éléments remarquables de la Mathématique servant à assurer cette « parfaite cohérence » et cette « économie de pensée ».

Quant à sursauter à propos d’une certaine « tautologie », M. Tidjani-Serpos a sans doute des dons pour cela, puisqu’il est le seul à fabriquer des tautologies et à les distribuer aux autres. Car si tautologie il y a, c’est bien, compte tenu du contexte, dans sa version et non dans la mienne.

Comme on le voit, M. Tidjani-Serpos a des idées bien arrêtées. Il ne propose rien et il veut détruire en avançant des informations gratuites et en se retranchant derrière un écran de fumée. Au fond, ce qui l’irrite et l’énerve tant, c’est la définition senghorienne que j’ai adoptée. Comment, dit-il, comment osez-vous choisir cette définition parmi tant d’autres ? Et pour marquer son indignation et souligner ce scandale monstrueux, il ajoute : vous sombrez dans le « dogmatisme » en ne justifiant pas les « raisons » de votre « choix » et en donnant « une définition arbitraire, puisque non démontrée ».

Assurément, M. Tidiani-Serpos ne manque pas de souffle. Ce qui est scandaleux, M. Tidjani-Serpos, c’est de croire qu’une définition doit être démontrée. Démontrer une définition, cela n’a aucun sens. On pose une définition et, si nécessaire, on la justifie. Ce qui doit être recherché dans la définition d’un être, c’est, outre la cohésion et la clarté, la commodité et l’efficacité : commodité pour enrichir et préciser le langage, efficacité pour servir d’outil approprié à la consolidation d’une architecture ou à l’élaboration d’une œuvre nouvelle. Et ce sont ces préoccupations qui m’ont amené à adopter la définition senghorienne de la Négritude, en prenant bien soin de préciser, pour des raisons évidentes, indiquées dans mon texte, « qu’il ne saurait être question d’une définition mathématique ». Je me suis d’ailleurs largement expliqué là-dessuset il me paraît superflu de revenir sur les arguments que j’ai avancés. Toutefois, je voudrais faire quelques remarques élémentaires.

Désignons par E « l’ensemble des valeurs nègres de civilisation ». Cet ensemble existe et il n’est pas vide puisqu’il contient au moins un élément propre, qui est la valeur artistique sculpturale négro-africaine, incontestable comme valeur de civilisation. Quels sont les autres éléments de E ? Formellement, ils sont définis comme « valeurs nègres de civilisations », et il faudrait pouvoir les reconnaître tous sans ambiguïté ou les énumérer totalement pour assurer à E un statut mathématique. Mais ce n’est pas un statut mathématique que l’on cherche ici à conférer à E ; on est en sciences humaines et ce statut serait stérilisant. Il suffit de dénombrer dans E quelques éléments remarquables ou dominants et de les structurer de manière à favoriser l’épanouissement de valeurs universelles. Parmi ces éléments dominants, quelques-uns peuvent, naturellement, se retrouver- et se retrouvent quelquefois- dans d’autres ensembles tel que l’ensemble des valeurs arabo-berbères de civilisation. Cela signifie, alors, que toutes les valeurs de E ne sont pas propres, spécifiques ; cela veut dire que les deux ensembles indiques ont des éléments communs, et c’est encore naturel et heureux puisqu’il s’agit de valeurs humaines.

En Négro-Africain que je suis, j’ai reconnu quelques éléments de E, sans doute non tous spécifiques, mais tous dominants et j’en ai amplement donné les raisons.

Il se trouve que ces valeurs ont été dégagées par L. S. Senghor et il se trouve, de surcroît, que E a été défini et baptisé « Négritude » par Senghor, bien qu’il n’ait pas inventé le mot. Qu’y puis-je, sinon me servir de cette définition qui me paraît répondre à mes préoccupations ?

 

Questions sur l’objectivité

Mais, à défaut d’une définition non senghorienne, M. Tidjani-Serpos serait apparemment plus satisfait si j’avais adopté une autre définition senghorienne, car, dit-il, « une recherche objective n’aurait-elle pas permis à l’auteur d’expliquer pourquoi, tout en demeurant dans la problématique senghorienne, il a fait le choix de cette définition de 1966 plutôt que celle, par exemple, de 1948 ou de 1960 ». On croit rêver ! Etrange question en effet que de se demander, dans un processus cognitif, pourquoi on a recours, pour progresser, aux dernières acquisitions de la connaissance. La définition senghorienne de 1966 est le dernier outil connu et raffiné de l’auteur ; cet outil m’apparaissant le plus apte à participer à l’éclosion d’un humanisme moderne, je le choisis comme un des éléments de ma théorie en rapport avec cet humanisme.

Le reste importe peu, à cause, précisément, d’un souci « d’objectivité scientifique » et d’un refus catégorique de tout « dogmatisme ».

Et puisque M. Tidjani-Serpos parle d’objectivité, faut-il lui dire aussi que c’est faire preuve de grande légèreté et d’un manque total d’objectivité que de s’user à travestir un texte pour essayer d’y trouver, coûte que coûte, ce qui ne s’y trouve pas.

S’agissant, par exemple, de l’ensemble E, j’ai dit, en relation avec ce qui a été explicité ci-dessus, et M. Tidjani-Serpos l’a cité : « Il serait difficile de préciser les propriétés de non appartenance à cet ensemble ». Et M. Tidjani-Serpos de jubiler et de s’écrier, triomphant : « Si nous suivons bien M. Niang, la Négritude serait donc une notion trop vague pour qu’on puisse en préciser les propriétés ».

Il est clair que M. Tidjani-Serpos ne me suit pas du tout ; autrement il n’aurait pas eu l’audace de brandir ce « donc » et de conclure comme il l’a fait.

Dire qu’il est difficile de préciser quelque chose ne signifie pas du tout dire qu’il est impossible de préciser cette chose. C’est élémentaire ! Avec de telles lacunes, il valait mieux être d’une extrême prudence et ne pas s’aventurer dans le domaine de la logique.

Je ne me répéterai pas au sujet de l’ensemble E ; je rappellerai seulement que j’ai utilisé des éléments bien déterminés de cet ensemble.

Quant à retracer l’histoire de la Négritude comme le voudrait M. Tidjani-Serpos, ce n’était point-là mon propos. D’autres, plus armés que moi, s’en étaient chargés.

Je me serais volontiers arrêté sur ces considérations si M. Tidjani-Serpos n’avait pas été plus téméraire pour pousser plus avant une pseudo-analyse qui ne débouche que sur des naïvetés.

Parlant de langage, j’ai dit qu’il y a deux sortes de langages : un langage scientifique et un langage lyrique. Ayant rigoureusement défini ce que j’entendais par langage scientifique, en dégageant les propriétés caractéristiques de ses éléments (phrases), j’ai pris soin – encore que cela allait de soi -de définir les éléments du langage lyrique par une propriété de non appartenance au langage scientifique. Ainsi donc est lyrique toute phrase qui n’appartient pas au langage scientifique.

Dès lors il est évident, encore une fois, que les exemples de phrases que j’ai cités dans mon texte sont lyriques puisque ces phrases ne jouissent d’aucune des propriétés d’appartenance au langage scientifique.

Ici, le caractère d’évidence est ultra-élémentaire et c’est regrettable d’écrire : « Mais l’évidence ne peut jouer que si, entre M. Niang et ses lecteurs, il préexistait à la lecture une complicité au niveau du sens des mots ; l’évidence n’est évidence que si M. Niang et ses lecteurs sont sur la même longueur d’ondes ».

Décidément, M. Tidjani-Serpos n’aura pas fini d’étonner. Point n’est besoin de « complicité ». Un peu d’attention aurait suffi pour comprendre, dans le cadre de ma théorie, que toute phrase, qu’elle soit extraite d’une prose ou d’un poème, est lyrique dès lors qu’elle n’obéit pas aux critères indiqués. Les exemples que j’ai choisis pour illustrer ma définition ne mettent nullement en cause leurs auteurs ; ce sont de simples éléments pédagogiques qui auraient pu être remplacés par d’autres sans nuire, en aucune façon, à la théorie.

Mais M. Tidjani-Serpos est un homme passionné et il a des idées bien arrêtées. L’objectivité dont il se réclame en souffre cruellement.

Enfin, dire que la langue lyrique est ayant tout suggestive, ce n’est pas définir la langue lyrique ; c’est attirer l’attention sur les grandes possibilités qu’a cette langue d’éveiller des images, de faire rêver, de faire naître des idées et des sentiments divers, et cela en vertu, non seulement du pouvoir de l’homme de sentir, de rêver ou d’imaginer, mais aussi de son pouvoir de faire sentir, de faire rêver, de faire imaginer, c’est-à-dire en vertu de son pouvoir suggestif. Si M. Tidjani-Serpos avait voulu réfléchir un peu, il aurait évité des confusions fâcheuses et des interprétations fantaisistes. Et il aurait aussi compris la nécessité de maîtriser une langue, cette maîtrise exigeant une parfaite connaissance des règles et des structures, une parfaite connaissance du « fonctionnement de la phrase et des transformations ».

  1. Tidjani-Serpos est aussi un inquiet. Et « s’inquiéter » du fait, naturel, que la langue lyrique sert de support à la science, c’est être voué à une perpétuelle inquiétude, car il est clair que le langage scientifique est construit à partir du langage lyrique.

S’agissant de l’intuition, j’ai pris soin, dans un souci d’objectivité et de clarté, de rappeler, dans mon exposé, les querelles de deux écoles de mathématiciens à ce sujet. J’ai aussi pris soin de donner le point de vue de quelques grands penseurs, parmi lesquels des mathématiciens et non des moindres. Et j’ai encore pris soin de préciser, pour éviter toute interprétation fantaisiste, que « l’intuition n’est pas séparable de la raison », que « l’intuition est bien une partie intégrale de la pensée vivante ». De même que la pensée doit être purifiée, de même que la raison doit être éduquée pour être efficace, de même l’intuition, elle aussi, a besoin « d’être purifiée et éduquée » pour jouer pleinement son rôle.

Qu’y va-t-il de confus et d’ambigu dans tout cela ?

 

Le mystère de l’intuition

Evidemment, il y a un mystère de l’intuition, mais ce mystère est simplement lié à celui de la pensée ; il est strictement lié au mystère de la création de l’être doué de raison. Ce qui est remarquable, M. Tidjani-Serpos, c’est que l’homme n’a pas attendu de savoir pourquoi il existe pour agir ; il reconnaît son pouvoir, c’est-à-dire son intelligence, et il s’en sert pour agir sur le monde et, chemin faisant, il façonne des outils appropriés de connaissances susceptibles de l’éclairer sur sa propre existence et sur celle de l’Univers.

L’intuition, partie intégrale de la pensée, est un élément de ce pouvoir. Et 1’intuition résulte toujours d’un contact, plus ou moins prolongé, de 1’être avec le réel. En Mathématique, ce réel est toujours le concret. On part du monde physique sensible, de résultats acquis ou d’un système élaboré, mais ces résultats et ce système ne sont plus « abstraits » du fait de leur existence. Et si l’on remonte à leur genèse, on finit par s’apercevoir qu’ils sont issus du monde physique sensible, la science mathématique étant construite à partir de ce monde.

Si l’intuition naît du contact de l’être avec le réel, il est clair que ce contact avec le réel ne suffit pas pour l’engendrer. Pour que l’intuition se déclenche, il est nécessaire, en outre, qu’il y ait adhérence et que s’établissent entre les deux éléments des liens étroits et « fascinants » pour amorcer un dialogue intérieur. Et c’est ici qu’intervient l’émotion, c’est ici qu’intervient la « puissance émotive que le réel peut avoir sur le chercheur ». Cette puissance émotive est fonction de bien des facteurs. En Mathématique, ces facteurs se répartissent en deux catégories principales : il y a ceux qui sont intrinsèques, c’est-à-dire liés à la nature de l’être, et ceux qui dépendent des informations que l’on a de l’objet et de la complexité de cet objet. Dans ma théorie, j’ai supposé que les êtres avaient les mêmes informations que l’objet, ce qui veut dire que j’ai considéré uniquement les facteurs intrinsèques. Ces facteurs intrinsèques font que, généralement, « devant le même concret, un Indien, un Anglais et un Bantou n’auront pas la même émotion », comme vous l’avez noté, mais ce qui est fondamentalement erroné, ce sont les conclusions que vous en déduisez, ainsi qu’on le verra plus loin.

Revenant sur l’intuition, il y a lieu de souligner que, si elle apparaît sous forme « d’illumination » soudaine, son temps d’apparition – lorsque cette apparition a lieu – est plus ou moins long. Ce temps dépend de la durée du dialogue intérieur et de l’intensité de ce dialogue, c’est-à-dire de la puissance émotionnelle ressentie.

Cela étant, quel est le processus de création ou plutôt de la découverte en Mathématique ?

Le mathématicien, s’il s’intéresse souvent à ce processus, publie rarement des témoignages.

Sur ce processus, je me suis largement expliqué, me fondant aussi sur des documents laissés par des mathématiciens connus. Mais, en pédagogie, la répétition est recommandée lorsque le sujet présente des difficultés pour certains. Je me répéterai donc.

Tout d’abord, en Mathématique, on ne bâtit pas dans le « vide ». On crée toujours à partir du concret, à partir du réel. On part du monde physique sensible ou de ce qui lui est issu plus ou moins directement, pour plus « abstrait » qu’il apparaisse.

En contact avec ce réel, un dialogue intérieur s’amorce ou non. Lorsqu’il s’amorce, plus ou moins intense suivant la puissance réactionnelle émotive du chercheur, des suggestions naissent de cet échange et des idées encore trop vagues commencent à germer. Et le dialogue se poursuit, avec des phases d’interruption parfois. Et puis, tout d’un coup, dans une sorte de fulguration, on sent la solution. C’est l’intuition qui vient ainsi de se manifester.

La durée du phénomène décrit est très variable. Elle peut être très longue ou quasi-nulle.

Le mécanisme ainsi démontré montre, à l’évidence, que l’intuition n’est pas séparable de la raison et qu’elle est impulsée par l’émotion.

Une fois la solution sentie, il reste à la démontrer, ce qui n’est pas toujours aisé. Il faut recourir à des constructions qui mettent en jeu les connaissances acquises et les outils logiques de la Mathématique, instruments universels indépendants de l’individu et qui permettent de s’assurer de la rigueur du raisonnement, c’est-à-dire de sa validité. Les cheminements peuvent être variés et les raisonnements divers suivant les réactions individuelles, mais la solution est prouvée dès que la cohérence de ces raisonnements est assurée par la logique. Et c’est admirable qu’il en soit ainsi, puisque cela donne à la logique une dimension universelle et fait de la Mathématique « un des fondements de l’humanisme moderne ».

Il va de soi qu’il arrive que les démonstrations révèlent que la solution sentie est fausse. Alors, compte tenu des informations acquises et de la puissance de réadaptation du chercheur, on se retrouve vers le réel pour réorienter le dialogue intérieur. Il se produit souvent, ainsi, un processus de va-et-vient ou de retouches successives, surtout pour une œuvre de longue haleine.

 

Le schéma de création

Me résumant, le schéma de création proposé se ramène brièvement au suivant : on part du concret et on reste en contact avec ce concret pour un dialogue intérieur plus ou moins long et dont la fin est marquée par une étincelle faisant sentir la solution. On éclaire alors cette solution par sonnement plus élaboré, mettant les outils efficaces dont dispose la logique mathématique. C’est la preuve.

C’est seulement cette dernière phrase de raisonnement logique qui est présentée au public. Les autres étapes préliminaires sont rarement l’objet de communications.

Dépassant les querelles d’écoles et examinant les témoignages que je connais, relatifs aux processus de la découverte, j’ai presque toujours reconnu les grandes lignes du schéma que j’avais décrit et que je viens de rappeler.

Il y a quelques mois, feuilletant un bulletin d’une association célèbre de professeurs de mathématiques, j’ai fixé mon attention sur un texte où l’auteur cherchait à décrire, à la lumière de sa propre expérience, le processus de la découverte. Sous le titre « Une petite aventure mathématique », le professeur G. Glaeser, après avoir exposé ce qui lui était arrivé, écrit :

« Cependant, dans tous les cas de recherche de longue haleine dont j’ai connaissance, le scénario semble être le même. Une très longue maturation inconsciente (dont l’auteur perd généralement la mémoire), une période de « bricolage » intensif, suivie d’une illumination soudaine ! Après quoi une vérification méticuleuse s’impose ».

Cette « très longue maturation » et cette période de « bricolage intensif » correspondent, pour moi, à cette période de dialogue intérieur plus ou moins intense et au cours de laquelle s’opèrent des échanges et germent des idées grâce à l’intuition qui se manifeste tout d’un coup par « cette illumination soudaine ».

Ensuite, c’est « une vérification méticuleuse », c’est une démonstration cohérente qu’on présente au public.

Et puis, comment oser écrire, tranquillement : « Quand la recherche scientifique aboutit à ? π R 2 comme définition du cercle, le mathématicien nous prévient qu’aucun cercle concret ne peut se superposer à cette définition ? π R 2 permet de rendre compte de tous les cercles concrets, aucun cercle concret ne peut être présenté comme la matérialisation de ? π R 2. Or, devant le même concret, un Indien, un Anglais et un Bantou n’auront pas la même « émotion ». Cette émotion, fait culturel, qui met en branle l’intuition, étant différente suivant les aires culturelles, nous devrions avoir, grâce à l’intuition éclairant la logique, autant de définitions du cercle qu’il y a d’aires culturelles. Ce qui n’est pas le cas ».

Outre que la « recherche scientifique » n’a jamais abouti à la définition d’un « cercle » comme l’expression de la mesure de l’aire du domaine qu’il délimite, il est manifeste, d’après les considérations ci-dessus, que la solution d’un problème peut être sentie différemment suivant les réactions individuelles et que les résultats, comme les définitions, peuvent, eux aussi, être formulés de façons différentes, mais, ce qui est essentiel, c’est que, s’agissant d’un langage scientifique, toutes ces formulations, pour divers que soient les raisonnements et les méthodes d’investigations, doivent être rigoureusement équivalentes. Et cet aspect, qui a été nettement souligné, ne pouvait guère prêter à confusion pour un lecteur averti.

Dois-je encore faire remarquer que je n’ai pas parlé « d’intuition éclairant la logique » ? J’ai écrit que « le chemin qui relie les étapes hypothèses- solutions est éclairé par la logique, mais la source de lumière est l’intuition », c’est-à-dire que le foyer « d’illumination » soudaine qui permet de sentir les solutions est l’intuition. Ce qui n’est pas du tout équivalent !

En vérité, M. Tidjani-Serpos attendait de moi autre chose. Il écrit : « M. Niang nous apprend qu’on peut être bon mathématicien et entretenir pourtant des rapports idéalistes avec sa propre pratique scientifique » et ajoute, plus loin, s’adressant aux mathématiciens africains : « Ils doivent se convaincre qu’à chaque pas, l’idéologie dominante de leur société les guette pour mieux les asservir ».

Et voilà ! Je suis « asservi » par l’idéologie dominante de ma société !

Toute la littérature de M. Tidjani-Serpos aurait pu se réduire à cette courte affirmation.

Je n’engagerai pas ici un dialogue sur les idéologies et cela principalement parce que ma réflexion n’était liée à aucune idéologie, au sens où l’entend M. Tidjani-Serpos. Ma communication a été faite lors d’un « Colloque sur la Négritude », colloque organisé bien entendu par un parti de mon pays, mais il s’agissait d’un vaste échange d’idées auquel étaient conviés à participer librement beaucoup d’hommes de culture, d’opinions et d’appartenances politiques diverses.

Admirable leçon de liberté culturelle que celle qui a été donnée ces jours-là !

Mais peut-être n’ai-je pas les mêmes notions de liberté que M. Tidjani-Serpos.

Ma liberté, à moi, est inaliénable. Elle me permet de faire mienne, après jugement, la définition senghorienne de la Négritude et de réfléchir sur deux éléments importants de l’humanisme moderne, la Mathématique et la Négritude et de réfléchir sur deux éléments importants de l’humanisme moderne, la Mathématique et la Négritude.

 

[1] Noureini Tidjani-Serpos : « A propos de Négritude et Mathématique » Présence Africaine – 82.

[2] Petit Robert.

[3] Petit Robert.