Culture et civilisations

LA POLITIQUE D’AUGUSTE

Ethiopiques numéro 03

Revue socialiste de culture négro-africaine

Juillet 1975

 

L’Afrique noire n’a pas été aussi étrangère qu’on le croit à la civilisation gréco-romaine. Tous les chercheurs noirs qui ont étudié le problème -qu’il s’agisse de Frank Snowden Jr, d’Engelbert Mveng ou de Théophile Obenga- reconnaissent que nombreux étaient les Noirs qui vivaient dans les pays méditerranéens. A Rome comme à Athènes, ils étaient proportionnellement plus nombreux qu’aujourd’hui à Paris, et il n’y avait aucun préjugé contre eux. Le Ménalque de la IIé Bucolique de Virgile semble bien être un Noir, et il y en a qui le préférait :

Alba ligustra cadunt, vaccinia nigra leguntur [1].

Si j’ai choisi de parler de la « Politique culturelle d’Auguste », c’est pour les raisons que voilà. Naturellement mes expériences complémentaires d’écrivain et d’homme politique m’y auront encouragé. Au Sénégal, en effet, nous avons mis « l’Homme » au début et à la fin du plan de développement économique et social. L’homme, c’est-à-dire l’Education et la Formation, d’un mot, la « Culture ».

Pour nous en tenir au latin, il s’est agi, pour nous, de faire une « relecture négro-africaine » de la littérature latine et des documents – annales, monuments, œuvres d’art – qui l’accompagnent. C’est ce que font, actuellement, nos professeurs du Département de Langues anciennes. Et leurs étudiants, dont le bulletin porte le titre, significatif, de « l’Agora ». C’est encore le meilleur moyen de comprendre les textes latins et grecs. En effet, par ses structures et sa culture, c’est-à-dire l’esprit de sa civilisation, la société africaine, même la noire, est très proche de la société gréco-latine, qui met l’accent sur les dieux et la parole, la parente et la clientèle. Et ce n’est pas hasard si les ethnoarchéologiques ont classe, dans le même « ethnotype », tous les Méditerranéens, tous les Africains et tous les Latino-Américains.

Avant de parler de la politique culturelle d’Auguste, je voudrais essayer de « définir l’homme » qui marqua son temps d’une empreinte si forte qu’on l’a appelé « Le Siècle d’Auguste ». Dans la bibliographie que j’ai consultée, je n’ai pas trouvé, rien qu’en français, moins de trois livres solides, écrits par les professeurs Grimal, Etienne et André, qui portent le titre de « Le Siècle d’Auguste ». Il est vrai qu’à sa mort, une motion présentée au Sénat avait proposé que « toute la période comprise entre le jour de sa naissance et sa mort fut appelée « Siècle d’Auguste ».

Commençant par le commencement, je voudrais, d’abord, rappeler la carte d’identité d’Octave – très précisément, de Caïus Octavius Thirinius. Il est donc né le 23 septembre 63 avant Jésus-Christ. Son père, le sénateur Octavius, appartenait à une famille patricienne de Vélitres et siégeait au Sénat depuis Tarquin le Superbe. Petit-neveu du dictateur Jules César, il est adopté par celui-ci en 45, ce qui le fait passer de la « gens Octauia » dans la « gens Iulia ». Pour quoi il s’appela, dès lors, selon Dion Cassius, Iulius Caesar Octauianus.

C’était un premier atout, comme il le serait, aujourd’hui, en Afrique encore que la plupart de nos régimes soient proclamés « républicains ».

Ce n’était pas le seul atout. Bien que de santé fragile, Octave, qui était de taille moyenne, avait le corps bien proportionné si l’on en croit Suétone, et un beau visage, qui frappait par la vivacité des yeux dans un masque de sérénité. Si, tout au long de sa vie, il surmonta ses handicaps physiques, c’est qu’il avait su se former, très tôt, un esprit de méthode et d’organisation mis au service d’une volonté inflexible. La plupart de ses biographes y ont vu des « ambitions », et elles ont parlé de « calculs », d’ « ambiguïtés ». Ce n’est pas faux, mais je préfère parler d’« ambivalences ». Les hommes politiques ne sont pas si simples qu’on le croit généralement. Ils sont comme les héros du théâtre classique : ni anges, ni démons. Comme le disait le Mahatma Gandhi, « la sincérité n’exclut pas l’habileté ».

Un Napoléon

Mais approfondissons le portrait du jeune homme avant d’arriver à l’homme politique. Certes, le jeune Octave d’avant 44 n’était pas, comme Mécène, un lettré, pas même un fort en thème. Cependant, il a dû être un meilleur élève que ne le suggère Suétone. Bien sûr, il était assez faible en grec. Plus tard, loin de se lancer dans l’improvisation, il prendra toujours soin d’écrire ses discours. Aussi peu amateur de poètes élégiaques que de statues ou de tableaux, il préférera les bosquets et les curiosités exotiques, comme un officier colonial. Il reste qu’il fut un étudiant « studieux », sinon brillant, au dire même de l’historien et que, toute sa vie, il préféra la maison modeste avec mobilier rustique et la nourriture frugale, presque paysanne, aux riches villas revêtues de marbres et de mosaïques, où, mollement étendu, on recommence le repas après s’être fait vomir. Ce n’est pas, au demeurant, que l’hôte fut triste, qui gardait toute sa tête. Dans les banquets qu’il offrait, il faisait venir des artistes bien que Suétone, toujours mauvaise langue, y signale « des histrions ou même de vulgaires pantomimes du cirque et, plus fréquemment, des bouffons ».

Donc Octave n’allait pas devenir un écrivain : ni un de Gaulle, ni un Churchill, pas même un Jules César, mais plutôt un Napoléon. Ce n’était pas si mal. Avant celui-ci, il nous a donné l’exemple d’un génie latin où le politique équilibre le guerrier, et il ne fut pas fermé aux arts ni aux lettres, pas même à l’urbanisme, nous le verrons. Mais Octave était, d’abord, un patricien, et de plus haute noblesse que ne le serait Napoléon. Arrêtons là la comparaison, car l’histoire ne se répète pas si elle aime à faire des rappels.

Mais revenons en arrière : au jeune homme qui, en Grèce, étudiait l’art de la guerre en même temps que celui de l’éloquence. A l’annonce de l’assassinat de son père adoptif, il quitte Apollonie pour l’Italie, où l’appellent son honneur et le testament de César. Là, il manœuvre avec l’habileté d’un vieux stratège. Il entre dans le parti de César sans se couper des Républicains, que représente la majorité du Sénat. Mais, la violence appelant la violence, le problème se déplace bientôt du Sénat aux champs de bataille : aux légions des provinces. Le consulat se trouvant bientôt vacant par une sorte de providence qui, en son temps, frappa les esprits, Antoine, Octave et Lépide s’entendirent pour refaire l’unité du parti césarien et conclure le second Triumvirat.

C’était, là, le germe de la nouvelle révolution, qui allait permettre à Octave de succéder à César et de fonder un nouveau pouvoir : le « Principat ». L’on sait l’histoire du second Triumvirat et comment, Lépide progressivement éliminé, la rivalité d’Octave et d’Antoine se transforma en conflit entre l’Occident et l’Orient, qui trouva son dénouement à Actium, au profit de l’Occident. La voie était alors ouverte à l’établissement par étapes du Principat, sinon à la restauration de la République. Arrêtons-nous donc un moment sur la notion de Principat pour dire sa genèse, mais surtout son sens.

« Je n’ai jamais eu plus de pouvoir qu’un autre magistral, mais je l’ai emporté sur tous en autorité », nous a dit Auguste dans ses « Res gestae ». Si cette phrase a été si souvent citée, c’est qu’en effet, elle éclaire le problème. Elle signifie que, depuis l’année 43, où Octave reçut l’« imperium » militaire, jusqu’à l’année 12, ou Auguste devint « Pontifex maximus », notre homme n’a revêtu que des magistratures régulières. Son originalité, son génie est d’en avoir réuni, sur sa personne et à titre personnel, toute une série, dont les deux pôles étaient l’ « imperium » et la « tribunicia potestas », comme l’a montré Robert Etienne.

« Imperium », c’est un reste, républicain, de l’ancienne monarchie. C’est le « pouvoir suprême » confié à certains magistrats : une délégation de souveraineté ; mais c’est plus que cela. Accordé sous des auspices favorables, l’« imperium » fait pénétrer une force magique dans le corps et la personne du nouveau magistral. Quant à la « tribunicia potestas », à la « puissance tribunicienne », c’est le pouvoir dont était revêtu le Tribun, représentant du Peuple. Pouvoir qui le mettait au-dessus de ses collègues en le rendant « sacro-saint » et, partant, inviolable. Ici aussi transparaît, sous la formule, le caractère religieux de la fonction. Ce triple caractère monarchique, populaire et religieux du « Princeps » n’a pas échappé à l’intuition des poètes. Je pense à la IX° Bucolique de Virgile :

Daphni, quid antiques signorum suspicis ortus ?

Mais je préfère vous rappeler les paroles par lesquelles Anchise, au livre VI de l’Enéide, annonce à Enée la venue future d’Auguste, qui ressuscitera l’âge d’or :

…Hic Caesar et omnis Iuli

Progenies magnum caeli uentura sub

axem.

Hic uir, hic est, tibi quem promitti

saepius audis,

Augustus Caesar, Diui genus, aurea

condet

Saecula qui rursus Latio regnata per

arua

Saturno quondam, super et Garamantas

et Indos

Proferet imperium… [2].

On trouve l’essentiel dans ces vers : l’origine et, partant, la puissance divine d’Auguste, ses victoires militaires, les résultats, avec l’âge d’or, de sa politique économique et sociale.

Sous le Triumvirat

Les lecteurs d’aujourd’hui dans les pays développés ont peine à adhérer à de pareils textes, qu’ils ne sentent pas. Il me faut donc, avant d’aborder la politique culturelle d’Auguste, qui n’est qu’un aspect de sa politique économique et sociale, rappeler la situation du monde demain pendant le second Triumvirat et comment, après la victoire d’Actium, Octave prépara le redressement dans les domaines politique, économique et social, qui allait permettre, non certes, le retour de l’âge d’or, mais le développement d’une prospérité certaine sinon la jouissance du bonheur.

Le Triumvirat a duré 12 ans. Douze ans de guerres civiles, d’épurations, de proscriptions, de confiscations, qui, en bouleversant fortunes et familles, en favorisant usure et spéculation, en vidant les campagnes, ont ruiné l’économie, libérant ainsi tous les instincts, les bons et les mauvais. C’est dans ce contexte qu’Octave eut à mener son action, ses actions, pour préparer sa victoire, mais aussi, comme phénomènes complémentaires, sa « restauration » et sa « révolution ».

Dans le domaine politique, les avis sont partagés. Il y a, d’abord, les faits : plus de 2.000 mises à mort. Cependant la « justitia » mais, plus souvent, la « clementia » sont fréquemment citées parmi les quatre vertus cardinales d’Octave-Auguste. Après les massacres du Triumvirat à ses débuts, il aurait freiné l’ardeur de ses deux collègues. C’est d’autant plus vraisemblable que la majorité des poètes ont chanté sa « bonté » par-delà sa clémence, comme Horace dans la Ve Ode du livre IV :

Lucem redde tuae, dux bone, patriae ! [3]

Bien sûr, la vertu de clémence n’avait pas été d’abord donnée à Octave : elle n’était pas dans son tempérament. Mais, doué d’un sens politique aigu, celui-ci avait vite compris que, dans la compétition que favorisait le Triumvirat tout en la couvrant, il devait diviser le parti adverse pour en rallier les meilleurs éléments. Ce qu’il fit.

Parce qu’elle accroît l’insécurité des biens comme des personnes, désorganise les transports, provoque la pénurie et, partant, l’inflation, la guerre civile ne peut qu’engendrer la misère économique. Ce fut d’autant plus le cas sous le Triumvirat qu’il fallait, pour distribuer des terres aux vétérans, exproprier, non seulement les sénateurs et chevaliers du parti républicain, mais encore de nombreux petits propriétaires dans la situation de Virgile, de Properce et de Tibulle. D’où la haine de la soldatesque, souvent exprimée par les poètes :

…Quid militibus promissa Triquetra Praedia Caesar an est Itala tellure daturus ? [4].

Encore qu’indirectement, Horace, dans la Satire VI du livre II, marque sa réprobation. Ce qui est une première preuve de l’indépendance des poètes. La situation économique était d’autant plus dramatique que l’Occident fut, dès 40 et jusqu’à Actium, coupé de cet Orient d’où venaient butin, denrées et revenus.

En lisant les écrivains et les documents qui illustrent le siècle, on constate aisément les résultats de la situation générale : une misère des mœurs plus profonde que la misère économique. Et cette misère morale est moins la ruine de la religion que sa dislocation. En effet, l’urbanisation, accélérée par l’exode rural, et le bouleversement des fortunes avaient fait tomber les barrières sociales et affranchi les femmes. Les intellectuels, eux, avant même la fin de la République, avaient commence de s’émanciper. Et ils continuaient d’affûter leur liberté à la meule de l’esprit grec, selon la tradition des « neôteroi ». En même temps que la littérature alexandrine, l’épicurisme faisait des adeptes. Ainsi s’élaborait, parmi les hautes classes et l’intelligentsia, à côté d’une religion officielle vidée de sa sève et dégénérant en rites, un esprit de libre examen ou, plus exactement peut-être, un déisme rationaliste à la grecque.

Cependant le peuple et, significativement, les poètes revenaient au mysticisme de la religion primitive et, par là, se rattachaient, avec l’Afrique, à l’animisme pré-indoeuropéen. C’est sur cette veine populaire que s’appuya Octave-Auguste, tout en essayant de la corriger et de la dépasser. C’est, là, sa première action.

Sa politique religieuse

En effet, ce qui caractérise la politique culturelle d’Octave-Auguste et, d’abord, sa politique religieuse, c’est qu’elle fut, selon le professeur Robert Schilling, une réaction, très précisément une restauration, puis une révolution, mais, en définitive, une symbiose. Si, en essayant de définir cette politique culturelle, je commence par la religion, c’est que celle-ci, qui prend aujourd’hui la forme de l’idéologie, comme l’a noté le philosophe italien Remo Cantoni, est, en même temps, le fondement et le but de toute politique culturelle digne de ce nom, c’est-à-dire intégrale.

Octave a commencé par assumer, en la matière, les traditions de la « gens lulia » comme de la « gens Octauia ». C’est ainsi qu’il réactive les cultes de Venus et de Mars, mais associés et dans des sens nouveaux. « Venus Genetrix » sera mobilisée au service de la nation romaine tandis que Mars, père de Romulus et Remus, assumera, sous l’image de « Mars Ultor », le rôle de vengeur de Jules César. La dédicace du temple de « Venus Genetrix » en 44 et l’érection d’un temple à « Mars Ultor » en 2 avant Jésus-Christ en sont les meilleurs témoignages.

C’est en restant dans la même ligne, qu’Octave-Auguste tente de freiner l’expansion des cultes orientaux. Il faut entendre par là, non seulement ceux venus d’Asie, mais aussi d’Afrique. J’ai noté que nombre de leurs servants, dont ceux d’Isis, étaient des Noirs, comme nous en avons des preuves dans des peintures d’Herculanum. Agrippa finira même, en 33, sous prétexte de magie, par en chasser un grand nombre. Ce n’était pas racisme, mais défense des « mores majorum ».

A cette œuvre de restauration religieuse s’associeront des historiens, dont Tite-Live, et les meilleurs poètes : Tibulle, Properce, mais d’abord Virgile. Et Horace, dont voici la première strophe de la VIe Ode romaine :

Delicta maiorum inmeritus lues,

Romane, donec templa refeceris

Aedisque labentis deorum et

Foeda nigro simulacra fumo [5].

Cependant Octave-Auguste n’ira pas jusqu’au bout. Il arriva un moment où, après avoir hésité entre deux radicalismes, il se mit à élaborer un compromis dynamique. Le culte d’Apollon est, en la matière, le meilleur exemple de symbiose.

Après 31, Octave dédie à Apollon un temple au Palatin, où il fait transférer les Livres Sibyllins. D’autre part, Auguste, en 17, fait célébrer les Jeux séculaires selon un vieux rite, mais en leur donnant un double aspect nocturne et diurne, ancien et moderne. C’est ainsi que dans ces deux cas et d’autres, Octave-Auguste, à travers le culte d’Apollon, travaille à l’élaboration d’une religion – et, par-delà, d’une civilisation – de symbiose, ou, sous l’image du Dieu, se mêlent la jeunesse et la maturité, le soleil et l’ombre, la vie et la mort, la poésie et le prophétisme, mais aussi l’Occident et l’Orient, l’Italie et la Grèce, Cumes et Delphes.

Rien n’exprime mieux cette symbiose que le IVe Bucolique de Virgile, où les uns ont cru entendre la voix des prophètes hébreux, les autres celle des oracles sibyllins tandis qu’un troisième groupe y cherchait, plus simplement, l’annonce de la naissance d’un enfant romain :

Sicelides Musae, paulo maiora canamus [6].

J’ai signalé, plus haut, la difficulté, pour les lecteurs contemporains des pays développés, pour les Euraméricains, à sentir de pareils textes, qui abondent chez les grands poètes du temps. Je dis sentir, car c’est le mot propre :

Ille deum uitam accipiet diuisque uidebit

Permixtos heroas et ipse uidebitur illis

Pacatumque reget patriis uirtutibus orbem [7].

Que signifient ces vers et d’autres qui ne m’étonnaient pas lorsqu’en culotte courte, je commençai de les traduire sans trop grande difficulté et dans l’enchantement ? Je crois que, pour bien les saisir et en mesurer le sens, il faut, comme le tente la jeune Ecole de Dakar, plonger jusqu’au vieux paganisme agraire des Romains, jusqu’à la couche pré-indoeuropéenne, en faisant référence à l’Afrique. Je vous renvoie au livre magistral de Dominique Zahan, professeur à la Sorbonne, intitulé « Religion, Spiritualité et Pensée africaine » (Payot), très précisément au dernier chapitre, qui porte le titre de « Mystique et Spiritualité ». Concluant sur le « korè », dernière société d’initiation, il écrit : « Connaissance de Dieu, déification de l’homme, trop plein de la plénitude, ennoblissement de l’homme, voilà tout ce qu’est le « korè »… Sa valeur éminente résulte du fait qu’il rend l’être humain égal à Dieu, qu’il déifie ceux qu’il « tue », c’est-à-dire qu’il les rend « immortels », comme le ferait une sorte de sacrement consistant à octroyer aux mortels l’éternité de Dieu ». Dans le même chapitre, notre auteur rapprochera du « tarentulisme » italien un phénomène mystique négro-africain, déjà bien étudié par le centre psychiatrique de Fann : celui du professeur Collomb, qui n’est qu’une section de l’Ecole de Dakar.

Si j’ai tant insisté sur la politique religieuse d’Octave-Auguste, c’est qu’encore une fois, elle est à la base de sa politique culturelle. Je passerai plus rapidement sur son œuvre de « régénération morale ». Ici encore, les historiens et les poètes ont été parmi les militants les plus convaincus, les plus sincères et, en définitive, les plus efficaces. Je ne parle pas seulement de l’Horace des « Satires », des « Epodes », mais encore des « poètes élégiaques » et des « Odes Romaines », du Virgile des « Bucoliques » et des « Géorgiques – de Properce, de Tibulle, voire d’Ovide – qui, encore qu’encorcelés par la ville, rêvent à la campagne gardienne des vertus ancestrales : piétas, fides, uirtus, labor, parsimonia, consilium, sapientia. Les vertus ancestrales face aux vices de la décadence, parmi lesquels on aime à citer la leuitas et la luxuria orientales ; mais, pour les Romains de la tradition, l’Orient commence en Grèce.

Si les poètes ont si amoureusement chanté la campagne avec, sinon un talent, du moins une sincérité et un charme supérieurs à ceux des Grecs, très précisément des Alexandrins, c’est qu’elle était effectivement la source et la gardienne des vertus romaines. Il est significatif que les élégiaques eux-mêmes n’y aient pas manqué. Encore aujourd’hui, quand, aux heures de fatigue, je soupire après mon village natal de Joal, ce sont des vers latins qui me montent à la mémoire, à côté de ceux des poétesses sérères de mon village natal :

Hic tamen hanc mecum poteras requiescere noctem

Fronde super uiridi ; sunt nobis mitia poma,

Castaneae molles et pressi copia lactis ;

Et iam summa procul uillarum culmina fumant

Maioresque cadunt altis de montibus umbrae [8].

Vous avez reconnu Virgile.

 

Culture et urbanisme

J’en arrive à la politique culturelle proprement dite d’Octave-Auguste, au sens où nous l’entendons aujourd’hui. A tort sans doute, car celle-ci n’est, encore une fois, qu’un aspect d’une « politikè » qui vise au développement intégral de l’homme.

Comme l’a fait Jean-Marie André, on ne saurait trop souligner la part importante que prirent, dans cette action, Agrippa et Mécène. Nous dirons aujourd’hui que celui-ci fut son ministre de la Culture et celui-là son ministre des Travaux publics, de l’Urbanisme et des Beaux-Arts. Mais les rôles respectifs de l’un et de l’autre dépassaient ces fonctions.

Il reste qu’Octave-Auguste ne se contenta pas, dans ces domaines, d’« expédier les affaires courantes » en signant tous les papiers qu’on lui présentait. Il connaissait personnellement des artistes, et surtout des écrivains. A l’occasion, il correspondait avec eux. C’est ainsi qu’il proposa un poste de « secrétaire » à Horace, qu’il lui commanda le « Chant séculaire », c’est ainsi qu’il réclama la première version de l’ « Enéide » à Virgile.

Mais revenons aux deux hommes qui jouèrent, auprès d’Auguste, un rôle prépondérant, et d’abord à M. Vipsanius Agrippa. Après la guerre civile, qui avait accéléré le phénomène de concentration urbaine, la population de Rome se montait à près d’un million d’habitants. Même aujourd’hui, un tel chiffre pose des problèmes, et graves. Il fallait donc déconcentrer en créant de nouveaux quartiers, aérer en perçant de nouvelles voies, de nouvelles rues. Après la victoire d’Actium, il fallait répondre à l’appétit de confort, à la soif de bonheur, et, pour cela, aménager les promenades et les jardins que nous a décrits Pierre Grimal, bâtir des temples, des théâtres, des cirques.

Octave avait hérité de César un ambitieux plan d’urbanisme. Le mérite d’Agrippa, homme du peuple, homme de raison et d’équilibre, fut de ramener le programme à des proportions plus réalistes. Edile en 33, Agrippa développa son action dans deux directions : d’une part, vers la captation et la distribution de l’eau grâce à la construction d’aqueducs, d’autre part, vers l’embellissement de la ville, dont Octave-Auguste avait l’ambition de faire une ville de loisirs. L’on sait que celui-ci fit refaire le théâtre de Pompée et bâtir le théâtre de Marcellus. Agrippa était d’autant mieux préparé à sa tâche qu’ingénieur, et géologue à l’occasion, il avait à sa disposition deux ouvrages essentiels : « Traite des Aqueducs » par Frontin et « De l’Architecture » par Vitruve.

Nous parlerons, bientôt, du théâtre en même temps que de la littérature. Quant à l’art augustéen – architecture, sculpture, peinture – si typique de l’art romain, je soulignerai d’abord que la « pax augusta » a permis, à la grande joie des collectionneurs, un remarquable épanouissement, non seulement de l’architecture, mais encore de la sculpture et de la peinture. Le second trait de l’art augustéen est qu’il était intégré dans l’architecture, elle-même intégrée dans le paysage ou le site.

On a vite fait de faire la fine bouche devant cet art, comme devant l’art manuélin, auquel on donne facilement l’épithète de « colonial », parce qu’il emprunte des formes étrangères vidées de leur esprit. Mais l’accumulation même de ces formes témoigne d’un esprit. Et pourtant, si, cet art a ses limites, il n’est pas sans un certain charme, pour peu qu’on veuille s’abandonner et sympathiser, c’est-à-dire « sentir avec ».

Ses limites sont qu’il a beaucoup emprunté à la Grèce : non pas à la Grèce classique, car l’art classique décourage toute imitation, mais à la Grèce alexandrine, alanguie par les influences orientales, mais surtout par sa propre perfection. C’est à cette Grèce-là que l’art augustéen a emprunté ses colonnes et frontons, ses tigelles et tigettes, ses volutes et rinceaux, ses guirlandes de fleurs, de feuilles et de fruits, ses statues d’hommes, de dieux et de bêtes sauvages, ses paysages d’arbres et de bosquets, de rochers et de cavernes. Le génie de l’art augustéen est d’avoir romanise les sujets en alternant les thèmes historiques et les thèmes légendaires, les héros nationaux et les divinités mythologiques. Cependant, ici aussi, comme nous l’avons déjà vu, comme nous allons le voir avec les poètes, parmi les œuvres de la « pax augusta », perce souvent, brisant la croûte des conventions, la vieille imagination anté-indoeuropéenne et anti-réaliste, cette imagination que vitupéraient Vitruve et Horace lui-meme. Elle perce pour créer des « tableaux fantastiques », comme on continue d’en créer, aujourd’hui encore, en Afrique et en Asie.

Cilnius Maecenas, sans lui être opposé, était très différent d’Agrippa. D’origine étrusque et de rang équestre, très peu politicien, refusant de briguer nombre de charges officielles, il était loin de l’image qu’on se fait, aujourd’hui, d’un mécène : celle d’un homme riche, bien sûr, mais aussi d’un amateur qui voit les choses en surface. Au lieu de ce portrait poussiéreux, l’histoire nous montre une sorte de ministre de l’Intérieur perspicace, doublé d’un diplomate habile. De bonne famille donc, élégant et cultivé, ce dandy était plus qu’un amateur de lettres et d’art : un essayiste et un poète qui, au départ, rêvait d’égaler les plus grands. Rien d’étonnant qu’il se mit, peu à peu, à protéger ses confrères.

Le « Cercle de Mécène » était, en réalité, un cercle informel d’écrivains autour de la table d’un riche camarade de plume, par ailleurs éminence grise du régime. On se réunissait pour discuter, lire les œuvres des uns ou des autres, ou simplement parler de tout et de rien. Naturellement, c’est Mécène qui régalait la « parasita mensa ». C’était, entre de joyeux compagnons, le règne de la « libertas ». Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la censure n’était pas pesante, pas tatillonne. Tacite et Suétone, qui ne sont pas portés à l’indulgence, sont d’accord là-dessus. Auguste, sauf à la fin de son règne, souffrait donc les critiques de l’opposition. A la fin de son règne, où, vieilli et devenu plus irritable, privé au demeurant des conseils de Mécène disparu, il eut la faiblesse d’exiler l’auteur de « l’Art d’Aimer ».

Mais les meilleurs témoignages nous sont fournis par la « gens irritabilis uatum ». Malgré les préférences affichées d’Octave-Auguste pour une littérature nationale et moralisante, par exemple pour une époque et un théâtre « romains », les écrivains font la sourde oreille. Le théâtre, à l’ère de la fête et des jeux, même s’il tente de revenir à la veine de l’humour et du comique italiotes, cède, plus que jamais, au goût populaire de la « puerilis delectado ». Quant à l’épopée, malgré Varron et Tite-Live, malgré le courant archéologique qui se développe et le renouveau du goût pour les origines romaines, les poètes se dérobent l’un après l’autre. Si Virgile finit par entreprendre l’« Enéide », après l’essai des « Géorgiques », Properce et Horace présentent leurs excuses, avançant l’étroitesse et la modestie de leur inspiration. Ecoutons celui-ci qui interroge sa Muse dans les « Odes romaines » :

Non hoc iocosae conueniet lyrae ;

Quo, Musa, tendis ? desine peruicax referre sermones deorum et

Magna modis tenuare paruis. [9]

Voilà une deuxième preuve de l’indépendance des écrivains romains.

Ici non plus, je ne puis m’empêcher de songer à la situation actuelle des écrivains et artistes des pays en développement, surtout de l’Afrique. Il n’est pas rare, en effet, d’y voir un écrivain à la tête de l’Etat, à la tête d’un ministère ou d’un grand service public. Et c’est la même « fraternité » avec ses confrères – c’est le mot africain – que celle qui unissait les membres du Cercle de Mécène. Car ils sont, en Afrique, aussi insouciants, aussi peu économes et d’un parler aussi franc que l’étaient les camarades de Mécène. D’autant que cette situation est dans la tradition africaine, comme de chanter les dieux, les héros, les rois, les chefs et, à travers eux, l’ethnie ou la nation :

« Eleyaye bissimlaye » ! de nouveau je chante le Noble. Que m’accompagnent ndedeus, tamas et sabars.

Ainsi commençait un griot de mes amis.

Nous avons entendu, tout à l’heure, Virgile et Horace chanter, après les dieux. Octave divinise : chanter « Augustus ». Je n’y reviendrai pas sinon pour dire qu’ils étaient sincères, comme nos griots d’Afrique, qui comprennent mal qu’un Etat, qui se veut « socialiste » et « démocratique », lutte contre le culte de la personnalité. Je voudrais plutôt terminer en soulignant deux thèmes de la poésie augustéenne qui me semblent plus originaux qu’on ne le croit généralement.

Une preuve supplémentaire de la liberté des poètes, c’est qu’ils ont dépassé la « leuitas » de la poésie, je ne dis pas grecque – car la Grèce reste, pour moi, un des trois ou quatre modèles exemplaires de la civilisation humaine -, mais alexandrine. Enracinés dans la sensualité méditerranéenne, les poètes augustéens ont dépassé l’érotisme oriental pour pénétrer dans la mystique de l’amour. C’est son « unique amour » qui permet à Properce de franchir « même le fatal rivage » : la Mort. De nouveau, je vous renvoie à l’ouvrage précité de Dominique Zahan. C’est à travers la sensualité la plus charnelle qu’en Afrique noire, on accède à la spiritualité, car la chair elle-même est ambivalente.

Divinisation de l’amour donc, mais surtout divinisation de la poésie. Les deux sont liés. C’est parce que son « ingenium » a un pouvoir créateur, plus exactement son poème, que le poète-amant entre dans la « militia Veneris » et triomphe de la mort. C’est ainsi qu’il divinise non seulement le « Princeps », mais encore la Femme. Et les élégiaques, surtout Ovide, ne sont pas en reste, ici, sur Horace ni sur Virgile. Horace nous le dit bien dans son « Epître à Auguste », où il affirme le pouvoir créateur de la poésie :

Poscit opem chorus et praesentia numina sentit

……………………………………………..

Carmine di superi placantur, carmine Manes. [10]

Pourquoi ce pouvoir ? L’Afrique répond : parce que la parole chantée ou rythmée a des vertus fécondantes. Selon le mythe « dogon », que nous rapporte Geneviève Calame-Griaule dans « Ethnologie et Langage » (Gallimard), la parole humaine est composée de cinq éléments, dont l’huile, qui est l’élément fécondant par excellence. Et c’est dans le poème, à cause de l’huile, de la mélodie et du rythme, que la parole est le plus fécondante, qu’elle libère, au maximum, son pouvoir créateur.

Pour conclure, cette allocution n’est pas une communication. Je n’ai pas distribué les vers que j’ai lus entre tous les poètes cités, comme j’aurais dû le faire dans une communication. J’ai préfère relire d’un oeil neuf, d’un oeil négro-africain, les poètes, et surtout les poèmes, que j’aimais lire au temps de ma jeunesse sorbonnarde. Aujourd’hui, en effet, la vérité ne peut naître que de la confrontation entre le sujet et l’objet. La vérité et, partant, l’imagination créatrice.

Dans cette relecture, les professeurs et chercheurs qui, depuis lors, ont renouvelé les études latines m’auront été d’un grand secours. Qu’ils me permettent de les en remercier. Cependant, je ne voudrais pas oublier ceux qui m’ont initié à la beauté de la poésie latine : non seulement mes professeurs du « Cours secondaire » de Dakar, devenu « Lycée Van Vollenhoven », mais encore les missionnaires qui ont ouvert mon esprit à la « Civilisation de l’Universel », en me faisant décliner « rosa, la rose ». Je ne dirai jamais assez ce que je dois à ces fils de paysans bretons et alsaciens. Il m’ont appris, solidement enraciné dans les réalités de ma terre sénégalaise, à voir, par-delà les mots, par-delà les faits, leur signification, qui a toujours un sens humain. N’est-ce pas Térence, un romain d’origine africaine, à qui « rien d’humain » n’était étranger ?

 

[1] « On laisse les blancs troènes se flétrir, on cueille les vaciets noirs » (Traduction de la Société d’Edition « Les Belles Lettres »).

[2] « Voici César et toute la postérité d’Iule qui doit venir à la lumière sous l’immense voûte des cieux. Le voici, c’est lui, cet homme qui, tu le sais, t’a été si souvent promis, César Auguste, fils d’un dieu : il fera renaître l’âge d’or dans les champs du Latium où jadis régna Saturne, il reculera les limites de son empire plus loin que le pays des Garamantes et des Indiens »… (Les Belles Lettres).

[3] « Rends la lumière à ta patrie, ô bon chef ! » (Les Belles Lettres).

[4] « Eh bien ? ces propriétés que César a promises aux soldats, va-t-il les leur donner sur la terre de Sicile ou sur celle d’Italie ? » (Les Belles Lettres)

[5] « Tu expieras, innocent, les fautes de tes âmes, Romain, tant que tu n’auras pas relevé les temples, les demeures croulantes des dieux, et leurs images que souille une noire fumée ». (Les Belles Lettres).

[6] « Muses de Sicile, élevons un peu le sujet de nos chants ». (Les Belles Lettres).

[7] « Cet enfant aura part à la vie des dieux ; il verra les héros mêlés aux divinités, on le verra lui-même parmi elles, et il gouvernera le monde pacifié par les vertus de son père ». (Les Belles Lettres).

[8] « Ici, du moins, tu aurais pu te reposer avec moi, cette nuit, sur des feuilles vertes ; nous avons des fruits mûrs, des châtaignes moelleuses et du fromage frais en abondance. Déjà, là-bas, les faîtes des métairies fument, et les ombres, tombant du haut des monts, s’allongent ». (Les Belles Lettres).

[9] « Mais ces accents ne sauraient convenir à une lyre badine. Où t’en vas-tu, ma Muse ? Cesse de rapporter intrépidement les entretiens des dieux et de réduire de grandes choses à la petitesse de tes rythmes ». (Les Belles Lettres).

[10] « Le chœur invoque l’aide des dieux et sait leur présence secourable… Par la poésie on apaise les dieux d’en haut, on apaise les divinités infernales ». (Les Belles Lettres).