Philosophie

PHILOSOPHIE ET LANGUES NEGRO-AFRICAINES

Ethiopiques n° 76

Centième anniversaire de L. S. Senghor.

Cent ans de littérature, de pensée africaine et de réflexion sur les arts africains

1er semestre 2006

On considère à tort la philosophie comme la chasse gardée de ceux qui sont allés à l’école coloniale. Ce qui est au fondement de cette méprise, c’est que, jusque là, les meilleures philosophes, ce sont ceux qui maîtrisent une ou plusieurs langues de grande communication. Pour pasticher Edgard Pisani, on dira qu’en Afrique, être philosophe, c’est « d’abord parler anglais ou français » [2]. Dans les systèmes éducatifs africains, l’évaluation de la culture philosophique est, en grande partie, une évaluation de la maîtrise des langues des anciens colonisateurs.

Mais, le fait d’enfermer la philosophie dans des « ghettos linguistiques », furent-elles des langues de grande communication dans lesquelles est consigné le patrimoine scientifique de l’humanité, ne constitue-t-il pas un obstacle à l’épanouissement de la pensée philosophique en Afrique ? Si on considère avec Schleiermacher que « tout homme est d’un côté soumis à la puissance de la langue qu’il parle », que « lui-même et toute sa pensée en sont un produit », qu’il « ne peut rien penser en dehors d’elle de façon déterminée » que « la configuration de ses concepts, le mode et la limite de leur liaison lui sont prescrits par la langue dans laquelle il est né et a été élevé », enfin, que « l’entendement et l’imagination sont liés par elle » [3], à côté des langues déjà existantes, la philosophie ne gagnerait-elle pas à s’intéresser aux langues négro-africaines ? Si hier il était possible d’invoquer le manque de systèmes d’écritures le moment n’est-il pas venu de procéder à une traduction de certains classiques de la philosophie [4] dans les langues négro-africaines, maintenant que des systèmes d’écriture existent ? N’est-ce pas l’une des voies les plus sûres d’un renouvellement de la pensée philosophique en Afrique ?

L’hypothèse générale de cette réflexion est que toutes les langues sont des instruments de philosophie dans la mesure où toutes traduisent et expriment ce que les hommes qui les parlent vivent et pensent. Ainsi n’y aurait-il pas de langue qui, au départ, serait plus apte qu’une autre à être le support de la philosophie. L’hypothèse spécifique est que la traduction des textes fondamentaux de la philosophie dans les langues négro-africaines constitue une nécessité parce qu’il s’agit, d’une part, d’un raccourci dans l’appropriation du savoir philosophique classique et, d’autre part, d’un moyen pour permettre aux peuples africains, ceux qui ne maîtrisent pas les langues étrangères, d’accéder, eux aussi, aux connaissances philosophiques d’ailleurs.

Pour démontrer ces hypothèses, la démarche heuristique se fera en trois étapes. Dans la première partie, il s’agira de démontrer que toute véritable philosophie prend son ancrage dans la langue du philosophe ; d’où la nécessité de la traduction des classiques de la philosophie en langues négro-africaines. Dans la deuxième partie, il sera question de faire la preuve de ce que le projet de traduction des textes fondamentaux de la philosophie en langues négro-africaines est parfaitement réalisable aujourd’hui. Enfin dans la troisième et dernière partie, il s’agira d’évaluer ce qu’une telle entreprise peut apporter au renouvellement de la pensée philosophique en Afrique aujourd’hui.

  1. L’EFFICACITÉ DE TOUTE PHILOSOPHIE DÉPEND DE SON ANCRAGE DANS LA LANGUE DU PHILOSOPHE

Quel serait le destin de la philosophie si l’accès ne se faisait que par le biais des hiéroglyphes [5], du Grec, de l’Allemand, de l’Anglais ou du Français ? Il ne fait aucun doute que le corpus platonicum, les textes de Kant, de Hegel, de Jean-Jacques Rousseau, etc. auraient été inaccessibles à ceux qui ne pratiquent pas les langues dans lesquelles ces auteurs ont originellement écrit leurs textes. Savoir lire le grec pour accéder à la mine que constitue le corpus platonicum, pratiquer l’allemand pour participer aux festins kantien et hégélien, comprendre le français pour accéder au trésor que constitue la pensée de Rousseau… quelle perte cela aurait été pour l’humanité !

On ne se rend toujours pas compte de l’importance de l’acte que posaient les Arabes lorsqu’ils entreprirent de traduire les textes classiques grecs dans leurs langues, puis en latin [6]. Il est même possible que cette initiative ait pu paraître comme un acte de perversion ou d’altération, de la pensée philosophique en d’autres temps. Mais aujourd’hui, certaines de nos belles œuvres ne sont-elles pas latines ? N’est-ce pas la même chose lorsque l’on a entrepris d’écrire ou de traduire les textes latins en français moderne ?

Descartes lui-même dut faire face à la raillerie de certains de ses contemporains lorsqu’il entreprit d’écrire le Discours de la méthode dans le nouveau français. Bien que ce texte fût l’un des premiers discours philosophiques les plus brillants [7], si on s’en tient à la déclaration de Philonenko, il dut même s’excuser « en déclarant de manière presqu’officielle qu’il l’avait écrit en langue française » afin de « le rendre accessible « aux femmes et aux enfants » » [8], c’est-à-dire, pour s’excuser, il dut admettre malgré lui, comme Galilée devant le Saint-Office, que son ouvrage n’avait pas une grande prétention scientifique [9]. Mais le fait qu’il ait bravé les railleries du public dit éclairé, pour écrire en français, cette forme altérée du latin classique, considérée comme la langue du bas peuple, n’est-il pas au fondement de la richesse de la philosophie française ? Qui peut douter du rôle décisif joué et que joue encore le Discours de la méthode dans l’animation de la vie philosophique mondiale ? Comme le _ reconnaît André Verges dans son avant-propos des Méditations métaphysiques, n’est-il pas juste de dire que « le Discours de la méthode reste dans le grand public, l’ouvrage le plus illustre de Descartes » [10] ?

Tous ces constats nous obligent à retenir que la philosophie, qu’elle soit née en Egypte ou en Grèce, pour se l’approprier, il faut écrire et/ou avoir accès aux grands classiques dans sa propre langue ; la langue étant le garant de la base populaire de toute philosophie et ce, autant au stade de sa création qu’à celui de sa consommation.

Il est difficile de philosopher efficacement dans une langue autre que celle dans laquelle l’on a appris à penser et à communiquer originellement. S’il est vrai que l’on philosophe habituellement, en Afrique, dans des langues étrangères, c’est dans ses propres langues que l’Afrique pourra philosopher plus efficacement. La langue est un « support à la pensée » [11]. Les philosophes africains, s’ils veulent faire de la philosophie, s’ils veulent que leurs pensées puissent prendre en compte leurs propres réalités, n’ont pas d’autres choix que de procéder à la traduction des grands auteurs dans les langues négro-africaines. Ils doivent imiter en cela les philosophes arabes qui ont compris très tôt que le développement de leur philosophie passait inexorablement par l’appropriation des œuvres classiques dans leur propre langue [12]. C’est pourquoi on peut dire qu’Amady Aly Dieng a raison de formuler le vœu de voir se « multiplier les travaux linguistiques et philosophiques dans une perspective non eurocentrique » [13].

Seul l’accès aux textes fondamentaux de la philosophie permettra à la philosophie africaine de se « retrouver dans ses racines et au monde de prendre conscience de la contribution qui a été et continue d’être la sienne » [14]. Mais, il convient de reconnaître que même si le développement d’une pensée véritablement philosophique est conditionné par l’utilisation des langues nationales [15], ce projet ne peut être réalisé efficacement que s’il s’intègre dans un projet global de tous les ordres d’enseignement. C’est pourquoi, si nous partageons le point de vue de René Dumont pour dire qu’aucun diplôme de lettres ne devrait être délivré dans les universités africaines « à qui ne peut comprendre et pratiquer au moins une langue africaine, l’une de celles qui dominent dans son pays » [16], nous soutenons surtout avec Amady Aly Dieng que, « l’utilisation des langues dans l’enseignement et dans la vie quotidienne des masses est une réforme qu’il faut imposer aux gouvernants de nos pays » [17].

Ainsi l’accès des classiques dans les langues africaines contribuera-t-il à l’appropriation de la philosophie au sens général du terme et permettra-il d’y confronter la pensée africaine traditionnelle pour un enrichissement mutuel. Cela évitera de continuer à philosopher en autarcie. Car, à bien considérer les choses, on a l’impression que la discussion sur la philosophie africaine, jusque là, contribue plus à l’autarcie de celle-ci qu’à son ouverture. Les choses fonctionnent comme si la philosophie, pour emprunter une expression à Mahamadé Savadogo, se réduisait à « ses conditions historiques de manifestation » [18].

Assurément, comme Savadogo, on peut affirmer que « la philosophie ne se réduit pas à ses conditions historiques de manifestation » [19]. Mais, il convient de reconnaître aussi que l’accès aux textes classiques dans les langues négro-africaines permettra de mettre la philosophie africaine au même niveau que toutes les autres philosophies. La traduction des classiques en langues négro-africaines n’est pas contraire au rôle qu’assigne Savadogo à la philosophie à savoir : « la ferme résolution de soumettre ce qui est, tout ce qui est, à la règle de la pensée » [20], et ce, dans les langues négro-africaines.

Mais une question que l’on pourrait se poser à ce stade de notre réflexion pourrait être celle-ci : les langues négro-africaines sont-elles aptes à recevoir les grands classiques de la philosophie ? Nos hypothèses de départ nous obligent à répondre par l’affirmative à cette question. Le développement suivant tentera de le démontrer.

  1. DE LA POSSIBILITE DE LA TRADUCTION DES TEXTES CLASSIQUES DE LA PHILOSOPHIE EN LANGUES NEGRO-AFRICAINES

De nombreuses préoccupations légitimes sont souvent évoquées pour montrer le caractère peu réaliste du projet d’une traduction des textes fondamentaux de la philosophie en langues négro-africaines. Entre autres, il y a, d’une part, le manque d’« écritures propres aux dialectes d’Afrique noire » [21] et d’autre part, « l’incroyable multiplicité des dialectes africains » [22]. Pour démontrer la légitimité d’un tel projet, une discussion de ces deux préoccupations s’impose.

A propos du manque de la culture de l’écriture, il ne fait aucun doute que la culture négro-africaine est essentiellement une culture de l’oralité. Toutefois, on ne peut douter que depuis un moment, des efforts sont faits dans le domaine de l’appropriation de l’écriture. Des textes existent déjà en littérature écrite en langues négro-africaines. On peut citer, entre autres, l’œuvre Chaka de Thomas Mofolo, l’un des plus grands romanciers noirs sud-africains, qui écrivait en Souto [23]. Bernard Salvaing, pense même que « contrairement à certaines idées courantes, l’Afrique est loin d’être le continent de la seule oralité ». Il estime qu’« à côté de textes de tradition orale, il existe dans une partie non négligeable de l’Afrique une tradition d’écriture », « textes manuscrits le plus souvent en arabe, mais aussi rédigés en langue locale, essentiellement en peul, haoussa, swahili » [24] et ce, depuis plusieurs siècles. Il reprendra ce que Alain Ricard avait déjà démontré dans Littératures d’Afrique Noire en 1997.

Et si l’on ne se laisse pas convaincre par ces premiers arguments, l’on devrait reconnaître que, dans le prolongement de l’œuvre des « missions protestantes et de la Bible Society, qui en 1950 avait édité l’Ancien Testament en cent langues africaines différentes » [25], les instituts de linguistiques ont vu le jour dans certaines universités africaines et ont développé des systèmes d’écriture qui rendent parfaitement traductibles toutes les œuvres littéraires classiques dans les langues négro-africaines. L’exemple le plus éloquent en la matière est l’Institut de Linguistique Appliquée (ILA) de l’Université de Cocody-Abidjan qui a réissi à adopter un système d’écriture dont la portée pratique n’est plus à démontrer. C’est ce système qui est utilisé dans la confection des syllabaires destinés à l’initiation dans les quatre grandes langues ivoiriennes [26] et dans les traductions de la Bible ou du Nouveau

Testament en baoulé et en senoufo [27].

On voit donc que l’argument du manque de système d’écriture ne peut plus prospérer dans la mesure où ce qui a été dit démontre le contraire. Mais qu’en est-il de l’argument de « l’incroyable multiplicité des langues » négro-africaines ?

On ne peut nier la pertinence de cet argument. Car, si l’on s’appuie sur les propres statistiques de Claude Wauthier et elles données par l’UNESCO Presse du 18 avril 1997, il apparaît que « les Africains parlent aujourd’hui entre 1.250 et 2.100 langues et dialectes, suivant la méthodologie utilisée pour les distinguer » [28] que, par exemple, le « Cameroun et ses 8 millions d’habitants disposent de 185 langues, soit une moyenne de 50.000 utilisateurs par langue » [29] que « près de 410 langues sont parlées au Nigeria, 206 dans la République Démocratique du Congo, et 97 en Ethiopie » [30], qu’il existe plus de « soixante ethnies » [31] en Côte d’Ivoire. Il paraît donc clair « dans ces conditions que toute œuvre écrite dans une langue africaine ne peut avoir qu’une audience réduite » [32]. Et comme la recherche du profit est une donne non négligeable en matière de traduction et d’édition, il paraît aussi clair que les traducteurs et éditeurs ne se bousculeront pas pour la réalisation de tels projets.

Toutefois, si cet argument semble s’imposer par sa pertinence, il convient d’apporter une nuance. Il faut reconnaître que même dans cette « incroyable multiplicité des langues négro-africaines », il y a des espaces linguistiques assez viables pour recevoir les traductions des textes fondamentaux de la philosophie. L’Afrique n’est pas constituée que de minuscules entités ethniques. Des groupes linguistiques importants existent qui sont susceptibles d’accueillir des traductions et l’édition des textes philosophiques classiques sans que la dimension de la rentabilité ne soit négligée. Entre autres exemples, on peut citer la langue haoussa, la langue peul, « des langues commerciales comme le swahili, parlé dans toute l’Afrique orientale anglaise » [33] et la langue bambara (avec ses multiples parlers) compris dans tous les pays de l’Afrique de l’Ouest à majorité mandingue.

Il y a aussi un autre aspect des langues africaines qu’il convient de relever. Nombreuses sont celles qui, de l’extérieur, sont considérées comme closes, c’est-à-dire, fermées sur elles-mêmes. Mais dans la réalité, de nombreuses langues sont en fait des parlers d’une même langue. Ces parlers appartiennent à des complexes à l’intérieur desquels la communication est bien possible ; les différences de réalisation sont mineures. Une traduction des classiques de la philosophie dans l’un des parlers, notamment celui qui fédère le plus d’éléments communs aux autres, est bien réalisable et économiquement envisageable. Des initiatives existent déjà à ce niveau, surtout au niveau religieux. L’exemple de la langue sénoufo mérite à cet égard d’être évoqué.

Cette langue couvre un espace géographique qui s’étend sur « trois Etats : le Mali, la Côte d’Ivoire et la Haute Volta » [34] aujourd’hui Burkina Faso. Chacun de ces pays a un ou des parlers spécifiques du sénoufo. Anita Glaze y a dénombré près de trente parlers [35]. Cependant, comme le reconnaît l’historien ivoirien Jean-Noël Loucou, « si chaque sous-groupe a son propre nom, tous se reconnaissent cependant senambelé, c’est-à-dire ceux qui parlent le syénar » [36]. Pour ce qui concerne les quelques vingt parlers du syénar qu’on trouve sur le territoire ivoirien, l’Alliance Biblique de Côte d’Ivoire a proposé la traduction du Nouveau Testament dans l’une, le tyebara de la région de Korhogo, région qui compte à elle seule près de dix parlers. L’expérience semble avoir été une réussite, puisque l’on constate que des personnes pratiquant d’autres parlers du complexe des senambelé arrivent à lire et à comprendre cette portion de la Bible dans le tyebara.

On voit là encore, comme dans le cas du premier argument, que celui-là non plus ne peut prospérer. On ne peut inférer de la multiplicité des langues négro-africaines pour déduire de l’impossibilité de la traduction et de l’édition des classiques philosophiques ; au prétexte que de tels projets ne sont pas viables économiquement. Et même à supposer que l’argument des micro espaces linguistiques soit retenu ; de même qu’il existe des minorités linguistiques en Occident qui ne renoncent pas à la traduction des textes fondamentaux de la philosophie sous prétexte que de tels projets ne sont pas économiquement rentables, de même celles qui sont en Afrique sont fondées à réclamer l’accès aux classiques.

Mais après avoir montré, d’une part, la nécessité de la traduction et, d’autre part, la possibilité de sa réalisation en ce qui concerne les langues négro-africaines, une question demeure : quel peut bien être l’impact de la traduction des textes fondamentaux de la philosophie en langues négro-africaines sur le renouvellement de la pensée philosophique en Afrique aujourd’hui ? C’est à cette question que tentera de répondre le dernier développement de cette réflexion.

  1. L’ACCÈS AUX TEXTES CLASSIQUES DE LA PHILOSOPHIE EN LANGUES NÉGRO-AFRICAINES COMME PROMESSE D’UN RENOUVEAU DE LA PENSÉE PHILOSOPHIQUE EN AFRIQUE

Il faut, comme Hountondji, se dire : « Peut-être est-il temps aujourd’hui de s’aviser que le plus important n’est pas d’étudier les cultures africaines, mais de les vivre ; non de se les donner en spectacle ou de les disséquer scientifiquement, en observateur scrupuleux, mais de les transformer » [37].

On peut légitimement penser que tout ce qui s’est passé jusque-là en matière de philosophie, depuis la Philosophie bantoue de Tempels jusqu’aux objections décisives de ceux que Amady Aly Dieng appelle, relativement à son temps, « la jeune génération de philosophes africains » [38], n’a été qu’une mise en spectacle, une dissection scientifique, un travail d’observation sans un véritable impact sur les peuples Africains. Les philosophes africains, d’une part, ont passé leur temps à légitimer leurs pratiques philosophiques, et tout comme Soyinka s’adressait aux écrivains de la négritude, proclamant leur « tigritude », d’autre part à dénoncer la démarche des premiers. Mais si le tigre ne doit pas se contenter de proclamer sa « tigritude », la simple dénonciation ne fait pas non plus avancer les choses.

« Si tu as perdu ton chemin, il ne faut pas courir en avant, mais revenir jusqu’au point que tu reconnais » [39] prévient le professeur Joseph Ki-Zerbo. Il nous semble que la philosophie africaine, en négligeant la traduction des œuvres classiques de la philosophie, a perdu son chemin. Mais, la sagesse ne recommande-t-elle pas de revenir sur ses pas ? La sagesse ne recommande-t-elle pas de s’inspirer de l’expérience des autres régions du monde qui ont pu construire des œuvres philosophiques incontestables en s’appuyant sur les traductions, dans leurs propres langues, des textes fondamentaux de la philosophie ? Qui oserait contester la légitimité de la philosophie latine, allemande, française ou arabe face à la philosophie grecque.

Si l’ethnophilosophie et sa critique n’ont pas réussi à hisser la philosophie africaine au niveau des philosophies des autres parties du monde, la philosophie continentale par exemple, c’est parce que la philosophie africaine a négligé de s’approprier les textes fondamentaux de la philosophie dans les langues négro-africaines. On comprend donc que c’est dans l’appropriation des classiques, à travers la traduction, que se trouvent les chances d’un renouvellement de la pensée philosophique en Afrique. Car, comme nous l’avons vu plus haut, les Grecs, les Arabes, les Latins n’ont pu être ce qu’ils sont aujourd’hui que parce qu’ils se sont appropriés le patrimoine philosophique de l’humanité par la traduction des textes fondamentaux de celle-ci dans leurs langues. Même les Romains conquérants n’ont point trouvé honteux de demeurer les élèves des Grecs en s’imprégnant de la civilisation hellénique à travers les traductions. La fusion des mythes grecs et romains et l’assimilation progressive des dieux romains aux dieux grecs en sont les meilleures expressions [40].

Cette appropriation a deux avantages majeurs. D’abord cela permettrait aux Africains de philosopher authentiquement. Beaucoup d’élèves africains vivent encore la philosophie comme une réalité qui leur est extérieure. Ils ne savent pas que la philosophie s’adresse à eux dans leur vécu quotidien et existentiel. Dans la mesure où traduire, c’est introduire un peu de soi, la traduction des œuvres permettra aux Africains de se redécouvrir à travers la philosophie des autres.

Ensuite, dans la mesure où, si on s’en tient aux statistiques données par UNESCO presse du 18 avril 1997, « 80 à 90% des populations africaines communiquent exclusivement par le biais des langues locales » [41]. La traduction des classiques de la philosophie en langues négro-africaines rendrait l’apprentissage de la philosophie plus efficient à l’école. Ce serait l’occasion pour les philosophes africains de lire et d’interpréter les œuvres classiques dans le contexte africain. Cela permettrait, pour pasticher Paul Gibroy, de pousser « les volets clos du particularisme noir » [42].

En plus du cadre de référence africaine, la traduction des textes fondamentaux de la philosophie contribuera à fixer durablement les langues négro-africaines. Car, comme le reconnaît Stephen Smith, « l’ethnicité est une « langue » dont la syntaxe se réinvente chaque jour à l’usage » [43]. Autrement dit, les langues ont tendance à se multiplier à l’infini tant qu’il n’y a pas un support écrit. C’est ce phénomène qui explique sans doute la multiplicité des langues négro-africaines. Avec la traduction des grands classiques, on assistera au phénomène contraire. On assistera à la pérennisation des langues autour d’une seule. L’exemple du Sango, une invention, selon Stephen Smith, « des baptistes américains qui dans les années vingt, ont synthétisé le sabir le long du fleuve Oubangui » [44] en est le meilleur exemple.

 

CONCLUSION

Si la philosophie africaine malgré tout le débat qu’elle a suscité n’est pas parvenue à un résultat incontestable, si elle suscite encore des polémiques, c’est parce qu’elle a oublié que sa tâche principale et primordiale devait être la traduction des textes fondamentaux de la philosophie dans les langues négro-africaines. Toutefois, il convient de reconnaître que les ethnophilosophies et leurs critiques bénéficiaient d’une circonstance atténuante : des études sérieuses sur les systèmes d’écriture des langues négro-africaines n’étaient pas toujours disponibles. Cette circonstance atténuante ne peut plus être évoquée aujourd’hui. Des systèmes d’écriture existent et sont disponibles à présent dans presque toutes les langues négro-africaines. Si les philosophes africains veulent donc être efficaces dans la compréhension des auteurs d’une part et dans l’accessibilité de leur discipline aux autres africains, d’autre part, surtout à ceux qui ne maîtrisent pas les langues de grande communication, ils ne peuvent plus se permettre de faire l’économie de la traduction des classiques de la philosophie dans les langues négro-africaines.

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[1] Université de Bouaké, Côte-d’Ivoire.

[2] PISANI, E., Pour l’Afrique, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 30.

[3] LAKS, A. et NESCHKE, A., La naissance du paradigme herméneutique. Schleiermacher, Humboldt, Boeckh, Droysen, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1990, p. 35.

[4] Par classiques de la philosophie, nous entendons, non seulement les œuvres philosophiques qui appartiennent à l’antiquité gréco-romaine, mais aussi l’ensemble de celles qui font autorité en matière de philosophie aujourd’hui.

[5] Il est établi depuis les travaux de Cheihk Anta Diop que c’est l’Egypte négroïde qui, d’une part, a « initié les jeunes peuples méditerranéens (Grecs et Romains, entre autres) aux lumières de la civilisation » et, d’autre part, est restée « pendant toute l’Antiquité la terre classique où les peuples méditerranéens vénèrent en pèlerinage pour s’abreuver aux sources des connaissances scientifiques, religieuses, morales, sociales, etc. les plus anciennes que les hommes aient acquises ». DIOP, C. A., Nations nègres et culture. De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui, tome 1, troisième édition, Paris, Présence Africaine, 1979, p. 49.

[6] CORBIN, H., Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1986, p. 38-41.

 

[7] PHILONENKO, A., Relire Descartes, Paris, Editions Jacques Grancher, 1994, p. 98.

[8] PHILONENKO, op. cit., p. 101.

[9] DESCARTES savait que son ouvrage aurait une portée scientifique. Car, le texte était destiné à être la préface aux œuvres scientifiques que sont la Dioptrique, les Météores et la Géométrie.

[10] DESCARTES, R., Méditations métaphysiques, Avant propos, Paris, Fernand Nathan, 1983, p. 5.

[11] DIAGNE, P., « Problèmes de langue et de langage », in Mélange (Réflexions d’hommes de culture), Paris, Présence Africaine, 1947-1967, p. 323.

[12] CORBIN, op. cit., p. 38 qs.

[13] DIENG, A. A., Contribution à l’étude des problèmes philosophiques en Afrique noire, Paris, Nubia, 1983, p. 131.

[14] PISANI, op. cit., p. 191.

[15] DIENG, A. A., op. cit., p.132.

[16] DUMONT, R., Démocratie pour l’Afrique, Paris, Seuil, 1991, p. 262.

[17] DIENG, A. A., op. cit., p. 132-133.

[18] SAVADOGO, M., Philosophie et Histoire, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 13.

[19] SAVADOGO, M., Philosophie et Histoire, op. cit., , p. 13.

[20] Ibid.

[21] Si on en croit Claude WAUTHIER, « les deux seules tentatives africaines d’inventer une écriture propres à des dialectes d’Afrique noire sont celle de la tribu vaï au Libéria qui semble remonter au début du XIXe siècle, et celle plus récente du sultan des Bamoun, Njoya, amorcée au temps de la colonisation allemande au Cameroun. Mais selon lui, ces tentatives sont restées sans portée pratique. WAUTHIER, C., L’Afrique des Africains. Inventaire de la négritude, Paris, Seuil, 1977, p. 24.

[22] WAUTHIER, op. cit. , p. 25

[23] WAUTHIER, op. cit. , p. 25.

[24] SALVAING, B., « Un parcours sur les chemins multiples des littératures africaines », in Esprit, n° 317, août – septembre 2005, p.64-65.

[25] WAUTHIER, op. cit. , p. 26.

 

[26] Dans le cadre de la promotion des langues en Côte d’Ivoire, l’Institut de Linguistique Appliquée de l’Université d’Abidjan (ILA) a établi un programme de promotion de quatre langues représentant les principales familles de langues en Côte d’Ivoire. Ces langues sont : le bété pour la famille Kru, le baoulé pour la famille Kwa, le senoufo pour la famille Gur et le dioula pour la famille Mandé. MILLS, R., Dictionnaire Sénoufo – Français, Cologne, Rüdiger Köppe Verlag, 2003, préface, p. XI.

[27] Le Nouveau Testament et les Psaumes en langue Ceebaara, Abidjan, Alliance Biblique de Côte d’Ivoire, 1995, p. III.

[28] UNESCO presse, 18 avril 1997.

[29] Ibid.

[30] Idem.

[31] PISANI, op. cit., p. 183.

[32] WAUTHIER, op. cit. , p. 25.

[33] WAUTHIER, op. cit. , p. 25.

[34] KI-ZERBO, J., Histoire de l’Afrique noire. D’hier à demain, Paris, Hatier, 1972, p. 672.

[35] GLAZE, A. J., Art and Death in a Senufo village, Bloomington, Indiana University Press, 1981, p. 1.

[36] Selon Jean-Noël Loucou, ce vocable senambele est un emprunt au dialecte malinké : syénar fo, textuellement parler le syénar. C’est à partir de la traduction de ce vocable en malinké que le colonisateur français a imposé le nom Sénoufo qui désigne tous ceux qui parlent le Syénar. LOUCOU, J. N., « Formation des peuples », in Histoire de la Côte d’Ivoire, Abidjan, C.E.D.A., p. 26.

[37] HOUTONDJI, P. J., Sur la philosophie africaine, Yaoundé, CLE, 1980, p. 237.

[38] DIENG, A. A., op. cit., p. 91

[39] KI-ZERBO, J., Eduquer ou périr, Paris, UNICEF / L’Harmattan, 1990, p. 92.

[40] STAPLETON, M. et SERVAN-SCHREIBER, E., Le grand livre de la mythologie grecque et romaine, Paris, Deux Coqs d’Or, 1978, p. 11.

[41] UNESCO / presse, 18 avril 1997.

[42] SMITH, S., Négrologie. Pourquoi l’Afrique se meurt, Paris, Calmann-lévy, 2003, p. 228.

[43] SMITH, S., op. cit., p. 151.

[44] SMITH, S., op. cit., p. 151-152.