Critique d’art

RETOUR ET RESTITUTION DES BIENS CULTURELS A LEUR PAYS D’ORIGINE : DIFFICULTES ET ENJEUX

Ethiopiques n° 76

Centième anniversaire de L. S. Senghor.

Cent ans de littérature, de pensée africaine et de réflexion sur les arts africains

1er semestre 2006

L’ampleur et la diversité des initiatives et des actions déjà entreprises ou en cours sont indéniables (cf. les textes précédents) ; mais elles traduisent, au-delà des difficultés et des réticences inévitables, des obstacles divers et des lenteurs, une prise de conscience, au niveau des institutions internationales (ONU, UNESCO, CI, ICOM, etc.), des enjeux en cause, dont la reconquête et ou la consolidation des identités culturelles nationales des pays et des peuples anciennement dominés, la communication inter-culturelle entre les peuples et l’avènement d’un nouvel ordre culturel international, autant d’objectifs essentiels concurrant au maintien et à la préservation de la paix et de la sécurité internationale.

  1. LES DIFFICULTES

Déjà la Convention de 1970 et le programme d’action culturelle qu’elle comporte et que l’UNESCO ambitionne d’imposer à ses Etats membres des pays en développement sont souvent au-dessus de leurs moyens et constituent ainsi des germes de difficultés ; car la crise économique, qui sévit dans ces pays depuis la fin des années 70 (cf. plans d’ajustement divers), a provoqué une rareté des moyens qui ne permet pas à ces pays de réaliser par exemple des inventaires des patrimoines nationaux et les institutions culturelles, inexistantes ou peu nombreuses, sont dotées de peu de moyens et de personnels.

1.1. Les difficultés inhérentes à la Convention de 1970

Dans le répertoire des moyens à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs visés, la Convention distingue deux niveaux : national et international.

  1. 1. 1. Au plan national

L’article 2, alinéa 2, engage les Etats ayant ratifié cette Convention à combattre par tous les moyens les pratiques illicites d’importation, d’exportation et de transfert de propriété illicites de biens culturels, notamment en supprimant leurs causes, en arrêtant leur cours et en aidant à effectuer les réparations qui s’imposent. Beaucoup d’Etats des pays en développement d’Afrique, d’Amérique et d’Asie sont dans l’impossibilité quasi-certaine de remplir cet engagement, ne disposant généralement ni des moyens ni des ressources humaines et techniques pour le faire (cf. ci-dessus).

Peu de pays en voie de développement ont pu établir et tenir à jour des inventaires de leurs patrimoines culturels nationaux, car les urgences sont ailleurs et la culture n’est pas encore perçue comme pouvant générer des industries et des ressources ; d’où la place qui lui est accordée dans les plans nationaux de développement et dans les budgets des Etats.

Le contrôle des fouilles archéologiques et la protection de certaines zones réservées sont rendus difficiles par les mêmes raisons précédentes.

Une action éducative en vue du respect du patrimoine culturel de tous les Etats et une publicité appropriée à tout cas de disparition de bien culturel sont difficiles à réaliser dans des pays où plus de 50 % de la population est analphabète, où la presse et les moyens de communication sont peu nombreux ou parfois inexistants et où « l’opinion nationale », à peine naissante dans les centres urbains, est bousculée par des impératifs autrement plus pressants.

Des certificats ou licences d’exportation (article 6) peuvent bien être institués ; mais lorsqu’il y a peu de contrôle aux frontières parce que les agents des douanes sont peu imprégnés de ces questions, alors les exportations, illicites et licites, ne peuvent être que massives et régulières.

Il n’est pas non plus aisé pour les pays en voie de développement de souscrire à l’engagement stipulé par l’article 7, la plupart de leurs musées ne disposant pratiquement pas de dotations budgétaires destinées à acquérir des biens culturels. Ils peuvent certes interdire dans les textes toute importation frauduleuse de biens volés dans des institutions d’autres Etats, mais disposent-ils des moyens d’application de cette interdiction, de saisie et de restitution desdits biens ?

De même, les articles 8 et 10 ne soulèvent aucune difficulté au plan formel, celui des textes législatifs et réglementaires ; mais, au plan pratique, celui de l’application (sanctions pénales et administratives à infliger, tenue des registres par les antiquaires), il n’est pas évident que les Etats des pays en développement puissent s’y conformer strictement.

L’alinéa 2 de l’article 10 (action éducative en vue de créer et de développer le sentiment de la valeur des biens culturels et du danger que représentent le vol, les fouilles clandestines et les exportations illicites) concerne, dans les pays en développement, plus directement une élite (intelligentsia urbaine) et implique l’existence d’une opinion nationale dans ces pays, toutes choses qui sont encore largement minoritaires.

L’article 13 et ses aliénas (lutte contre les transferts illicites, collaboration en vue de la restitution, légitimité de l’action revendicative du propriétaire), ne soulèvent, dans le principe et formellement, aucune difficulté ; le plus difficile n’étant pas l’engagement formel mais le respect et l’application de l’engagement.

1.1.2. Au plan international

Les Etats des pays en développement sont généralement prompts à ratifier les conventions et les recommandations internationales, mais ces engagements sont rarement suivis d’effets concrets. C’est pourquoi, dans le principe, les engagements contenus dans les articles 9 et 13 ne suscitent pas de difficultés : l’acceptation du respect et de l’application des dispositions de la présente Convention, et de la coopération internationale. Par contre, il n’est pas prouvé que tous ces Etats présentent des rapports périodiques à la Conférence générale de l’UNESCO sur les dispositions législatives et réglementaires, les mesures d’application de la Convention adoptées et l’expérience acquise dans ce domaine (article 16).

Si les différents Etats, dans les pays développés comme dans ceux en développement, manifestent des réticences à appliquer la Convention, si certains d’entre eux connaissent des difficultés structurelles, financières et humaines pour appliquer les dispositions de la Convention, il n’en va pas de même pour l’UNESCO qui a pu assumer, dans toutes les phases de ce long processus, ses fonctions de structure technique de conception, de coordination, de concertation et d’impulsion (article 17).

1.2. Difficultés techniques relevées par l’ICOM

Dans une « étude réalisée par l’ICOM, relative aux principes, conditions et moyens de la restitution ou du retour des biens culturels en vue de la reconstitution des patrimoines dispersés » [2], plusieurs séries de difficultés sont examinées. Elles se situent tant du côté des pays demandeurs que des pays détenteurs de biens revendiqués. Mais, dans les rares cas où ces difficultés semblent devoir être aplanies, les experts muséologues des pays développés imposent à nouveau des conditions au-dessus des capacités des pays dépossédés et qu’ils ne peuvent pas satisfaire.

  1. 2. 1. Les difficultés des pays en voie de développement

Dans ces pays, les difficultés, loin d’être exclusivement techniques, sont davantage liées aux moyens limités dont disposent ces pays. Dans ces pays, en effet, l’ICOM mentionne principalement :

– le manque de ressources humaines, techniques et financières ;

– le manque d’infrastructures ;

– le manque de volonté politique de certains Etats ;

– la méconnaissance du problème.

La conjonction de ces insuffisances est de nature à hypothéquer, ou du moins à retarder la restitution et le retour. Ce qui a été développé précédemment et la réalité sur le terrain africain notamment corroborent les analyses de l’étude de l’ICOM.

  1. 2. 2. Les difficultés des pays développés

L’étude de l’ICOM, préparée par un Comité ad hoc, considère d’abord que les objets et documents retournés doivent être des témoins indispensables à la compréhension par chaque peuple de ses racines et de sa culture et ayant une valeur socioculturelle essentielle. Ce que les experts de l’ICOM privilégient ici, c’est la notion de cohérence du patrimoine reconstitué.

Cependant, qu’est-ce qui peut et doit décider de cette indispensabilité et de cette essentialité ? Les experts de l’ICOM et des pays développés ou le pays dépossédé et ses experts ? Ou les deux réunis ? Peuvent-ils en ce cas, s’entendre sur des critères d’indispensabilité et d’essentialité ?

Les experts de l’ICOM ont également déterminé le champ des restitutions et des retours : objets et documents ethnologiques, objets des arts plastiques et décoratifs, archives et documents, objets paléontologiques et archéologiques, spécimens de zoologie, de botanique et de minéralogie. Au regard de la liste des biens culturels élaborée par la Convention de 1970, il se révèle que tous les biens litigieux ne seront pas nécessairement retournés ou restitués.

Tout en insistant sur la primauté de l’objet, l’ICOM met en garde contre l’obsession du chef-d’œuvre, notion qu’il considère comme une « appréciation incertaine et transitoire, esthétique, plus marchande que culturelle ». Il semble cependant plus évident que le peuple propriétaire d’un bien culturel est mieux placé pour apprécier et déterminer la valeur culturelle ou esthétique d’un bien de son patrimoine culturel.

Dans son étude citée en référence, l’ICOM relève également que la notion de pays d’origine est de nos jours ambiguë : le pays d’origine peut en effet être soit le pays où l’œuvre a été réalisée, soit le pays de la nationalité de l’auteur, soit le pays du dernier détenteur de l’œuvre avant la privation de bien. En outre, d’autres facteurs perturbent la notion de pays d’origine : le cours de l’histoire, la modification des frontières et la succession des Etats. Sans doute, au vu de ces arguments, la notion de pays d’origine paraît bien ambiguë. Mais en réalité, est-il aussi difficile de déterminer la propriété d’un bien culturel ?

Une statuette en bois baule ne peut être confondue, par un spécialiste, à une statuette en bois sénoufo, autre ethnie de la Côte d’Ivoire. Concrètement, cela signifie que les ethnies et les communautés nationales ne peuvent pas ne pas identifier des biens, parties de leurs patrimoines culturels.

En reprenant l’argument de la primauté de l’objet, le Comité d’experts de l’ICOM reconnaît que « la réussite de la politique de restitution ou de retour implique que soient réunies dans les pays d’origine et d’accueil des objets et des biens les conditions de conservation, de diffusion et de transmission ». Cela signifie qu’il faut absolument assurer

– la bonne conservation et la sécurité de l’objet (contre le vol, l’incendie, etc.) dans des structures appropriées, qui, si elles n’existent pas, devraient être créées et être dotées de personnels spécialisés et compétents ;

– l’utilisation de l’objet à des fins essentiellement culturelles et sa mise à la disposition du plus large public ;

– la totale protection juridique (l’objet faisant partie du patrimoine inaliénable et imprescriptible d’une nation), ce qui en assure la transmission aux générations futures.

Et le comité conclut ainsi cet argument :

« En aucun cas une restitution ou un retour ne devrait entraîner pour l’objet rendu des conditions de conservation inférieures aux normes internationales. Ce principe fondamental ne saurait toutefois justifier un refus de restitution, mais il rendra nécessaire dans de nombreux cas la formation d’un personnel spécialisé et la mise sur pied de structures d’accueil, le cas échéant, avec l’aide internationale » (p. 64).

Or, seuls quelques rares pays sollicitant la restitution ou le retour d’objets disposent d’institutions appropriées susceptibles d’accueillir dans des conditions satisfaisantes les objets restitués. Cela signifie que la majorité des pays en voie de développement, notamment les pays africains, sont incapables de se doter de telles structures.

Tous ces prérequis et conditions paraissent davantage constituer des obstacles et semblent plutôt refléter des réticences, autant de choses qui compliquent encore plus l’entreprise de restitution.

1. Statuette provenant de la Galerie d’Ethnographie du Musée de Livingtone (Zambie) , volée le 28 juin 1989

2. Tête (Ori-Ide) en bronze, volée à la Natioanl Museum Gallery, Ile-Ife (Nigeria).

1.3. Les difficultés juridiques

Les difficultés légales et psychologiques se situent principalement du côté des pays développés détenant toujours des biens appartenant aux pays en voie de développement d’Afrique, d’Amérique et d’Asie.

Selon l’étude réalisée par l’ICOM, « la situation constitutionnelle et législative constituait à l’heure actuelle (1976) dans de nombreux pays l’obstacle le plus puissant à une action dans ce domaine ».

Cette « situation constitutionnelle et législative » est celle de la plupart des pays développés, principaux détenteurs de biens culturels ayant appartenu aux pays qu’ils avaient colonisés et revendiqués aujourd’hui par ceux-ci.

Dans ces pays développés, en effet, la clause d’inaliénabilité interdit toute restitution et toute aliénation d’un bien culturel, considéré comme propriété de l’Etat et conservé par un musée ou une institution publique.

C’est au nom de cette clause d’inaliénabilité que le Royaume-Uni a refusé de restituer à la Grèce un ensemble de sculptures, de bas-reliefs et de pièces en marbre provenant de l’Acropole d’Athènes, les « Marbres d’Elgin » qui se trouvent actuellement au British Museum de Londres. Le Royaume-Uni invoque un point de droit national, « à savoir le respect de la législation ayant trait à l’incapacité des Trustees du British Museum de disposer des sculptures et de les retourner à leur pays d’origine » [3]. C’est cette clause d’inaliénabilité que mentionnait le Comité d’experts de l’ICOM, lorsqu’il affirmait que « l’objet revendiqué est très souvent propriété de l’Etat ou d’une collectivité publique et de ce fait soumis à des règles extrêmement strictes en matière d’aliénation » [4]. Il est certain que tant que cette clause restera en vigueur dans ces pays développés, il sera difficile, voire impossible, de retourner ou de restituer un bien culturel à son pays d’origine.

Pour contourner la difficulté, le Comité d’experts envisage la possibilité de recourir à une procédure en vue du transfert du titre de propriété par le vote d’une loi par le Parlement national autorisant un tel transfert. Ainsi, dans des pays comme le Royaume-Uni, la France et l’Italie, seule une telle procédure permet le transfert du titre de propriété. Mais le Comité ne dissimule pas les implications et les difficultés (politiques notamment) du recours à une telle procédure qui, en outre, peut être longue, sans garantie d’un aboutissement heureux.

Ces difficultés sont accrues lorsqu’il s’agit de biens détenus par des musées, propriétés de collectivités locales qui jouissent, en la matière, d’une large autonomie à l’égard de l’Etat.

Au regard de ces nombreuses difficultés, le Comité suggère que le transfert de propriété reste une exception et propose d’autres voies : les dépôts à long terme renouvelables, déjà couramment utilisés ; les échanges pour compléter un ensemble ou pour terminer une série, par exemple.

Ces modalités techniques sont beaucoup plus souples et plus aisées à mettre en œuvre au niveau des établissements muséographiques et aboutissent à de meilleurs résultats que les procédures juridiques. Car, dans la plupart des pays développés concernés par le retour et la restitution, « le droit de propriété est garanti et protégé par des textes normatifs d’un haut niveau quand ce n’est pas au degré constitutionnel ou à celui des déclarations de droits » ; aussi, est-il inconcevable, affirme le Comité, qu’aux Etats-Unis, l’Etat fédéral puisse statuer sur la restitution, par un musée privé ou appartenant à une collectivité locale, d’un objet à son pays d’origine ; de même, en France et au Royaume-Uni, il n’est pas pensable que l’Etat puisse recourir à la procédure d’expropriation publique pour le compte d’un pays étranger.

Ainsi, pour que la procédure d’expropriation et de transfert puisse aboutir, il faudrait de complets bouleversements dans les systèmes juridiques des pays concernés ; ce que l’opinion publique de ces pays n’accepterait pas.

Enfin, des biens revendiqués, actuellement propriétés de musées publics ou privés, peuvent avoir été des dons et des legs de personnes privées, assortis de conditions d’affectation précises sous peine de résiliation de la donation et de son retour aux héritiers, comme par exemple : obligation d’exposition dans une salle déterminée du musée, interdiction absolue de toute sortie hors du musée, etc. Dans ces cas, l’Etat semble disqualifié pour statuer sur le sort de ces biens.

La question fondamentale demeure donc entière : la Convention de 1970 et l’importance des enjeux permettront-elles une évolution des mentalités et des opinions publiques nationales susceptibles de favoriser la révision des systèmes juridiques des pays détenteurs et la modification du droit de propriété privée, principe essentiel de l’organisation constitutionnelle, de la vie politique et économique de ces pays ?

1.4. Les obstacles psychologiques

Les obstacles psychologiques concernent particulièrement les propriétaires, les antiquaires et les muséologues des pays détenteurs de biens revendiqués. Pour tous ceux-là, l’acte de revendication et l’acte de restitution sont tous les deux culpabilisants, car ils postulent l’illégitimité de la propriété et de la détention du bien. Il en résulte une position inconfortable d’accusés. Aussi, est-il compréhensible que certains aient inféré que la Convention de 1970 et la Résolution 42/7 étaient dirigées contre l’Occident, principal détenteur de biens culturels appartenant à d’autres peuples.

Certes, beaucoup de pays et de propriétaires privés de bonne foi ont acquis des biens à une époque, conformément aux normes légales et légitimes ; ils peuvent, à bon droit, refuser la position d’accusés et invoquer le principe de non rétroactivité.

Les conservateurs et autres muséologues, attachés sentimentalement à certains objets, peuvent exprimer le souci de ne pas voir affaiblies leur préservation et leur conservation par leur retour à leur pays d’origine ; et par voie de conséquence être réticents. Cet argument, selon le Comité de l’ICOM, constitue un des obstacles psychologiques majeurs à la restitution. Aussi, considère-t-il que l’assurance de retrouver dans le pays d’origine des conditions de conservation satisfaisantes et

« Des règles précises en matière d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité des objets de musée, serait de nature à développer dans les pays détenteurs un état d’esprit favorable aux principes de la restitution et du retour. Or il est indéniable que des précédents fâcheux ont fait parfois douter de la rigueur de ces principes » (p. 64).

Il est pourtant évident que l’inégal développement économique et social, particulièrement entre les pays sous-développés d’Afrique et les pays industrialisés de l’Occident, crée nécessairement des conditions fort différentes de préservation et de conservation, de même que les systèmes juridiques et politiques sont tout naturellement différents. Plus précisément, les pays africains ne pourront pas, même s’ils le désirent, créer les conditions exigées par les pays détenteurs.

Toutes ces conditions et difficultés ne peuvent-elles pas faire croire que la restitution et le retour ne se réaliseront jamais ou difficilement ?

La question du retour ou de la restitution est un combat de longue durée et, dans tout combat, le rapport de forces est toujours déterminant. Mais ce combat est celui de la justice et du droit ; c’est pourquoi il n’y a pas de doute qu’il aboutira à long terme. Et c’est également pourquoi le Comité d’experts de l’ICOM conclut ainsi son étude : « L’ensemble des difficultés psychologiques exposées ci-dessus sont donc surmontables ; il va de soi et conformément aux résolutions de l’UNESCO que la mise en œuvre des solutions envisagées ne saurait constituer un préalable à des négociations en vue de la restitution ou du retour d’un bien à son pays d’origine » (p. 65).

1.5. Les difficultés pratiques

A supposer que toutes les difficultés répertoriées précédemment puissent être résolues et les conditions requises satisfaites, il resterait encore des difficultés pratiques susceptibles de compromettre l’entreprise de restitution et de retour, ou du moins de la rendre difficile.

 

 

Il est incontestable qu’il existe des quantités impressionnantes de biens culturels étrangers dans les musées et institutions publics et privés d’Occident, chez les antiquaires et les collectionneurs privés. Ces biens sont soit exposés dans des salles accessibles au public, soit conservés dans les réserves, soit dans les magasins des antiquaires, soit enfin dans les salons et les maisons des particuliers privés. Dans presque tous ces cas, il est pratiquement impossible de faire le compte de ces biens. Il est alors quasiment impossible de procéder à des inventaires exhaustifs ; les collections privées sont secrètes et inaccessibles.

Pour toutes ces raisons, l’ICOM n’a pu exécuter les deux premières phases de l’inventaire des objets culturels africains détenus à l’étranger (1981) pour le compte de l’UNESCO, qu’en utilisant comme matériel de référence des catalogues de musées, des catalogues de ventes aux enchères en Europe-même et des livres d’art (cf. Document UNESCO : CC – 87/CONF.207/3 du 2 février 1987, p. 5). Le recours à de tels procédés et moyens rendra nécessairement fastidieux et durable l’établissement de tels inventaires, d’autant qu’il n’est pas acquis, malgré les appels de l’ICOM et du Comité intergouvernemental pour la promotion du retour et de la restitution adressés à tous les conservateurs et responsables de musées en Occident, que les portes de ces musées et institutions s’ouvrent sans difficultés ni réticences aux experts des pays en voie de développement. Il n’est pas non plus prouvé que tous ces pays en voie de développement disposent d’experts suffisamment qualifiés pour effectuer de tels études, enquêtes et travaux. Or, tant que ces comptes ne seront pas faits, ni ces études, enquêtes et travaux effectués, il ne sera ni possible ni réaliste d’asseoir un programme opératoire ou une politique efficace de restitution et de retour, ou d’entamer des négociations ; car ces comptes, ces enquêtes, ces études et ces travaux sont d’abord prioritairement destinés à identifier les objets à restituer et à retourner ; il s’agit en fait de préalables incontournables.

L’ICOM et ses experts affirment reconnaître, avec la communauté des nations, « le droit des peuples à récupérer des biens culturels, parties intégrantes de leur identité culturelle, comme élément de JUS COGENS ». Mais, en soulevant des difficultés et des obstacles techniques, législatifs et psychologiques, en posant des conditions impossibles à satisfaire, ne restreignent-ils pas ce droit ?

Parmi les difficultés et conditions examinées précédemment, celles des pays en voie de développement dépossédés et requérants semblent plus aisées à surmonter et à satisfaire : un peu plus de progrès dans le développement économique et social, s’accompagnant de progrès politiques et culturels (démocratie, libertés, droits de l’homme, éducation, etc.), assurera l’éveil et le développement d’une opinion nationale prenant conscience de la valeur des biens culturels, de la nécessité de leur respect et de leur préservation. Dans ces pays, la restitution et le retour se poseront nécessairement, à plus ou moins brève échéance, en termes d’impératifs et d’exigences nationales. L’exemple du conflit belgo-zaïrois, surgi en novembre 1988 et ayant failli compromettre les rapports entre ces deux pays, est de ce point de vue assez édifiant [5]. Plus s’élève et s’améliore le niveau de conscience et de culture des peuples et des Nations, davantage ils ont conscience de leurs droits et exigent leur respect et leur satisfaction.

Par contre, dans les pays développés détenteurs de biens revendiqués, les difficultés et les conditions sont beaucoup moins surmontables, tant elles sont nombreuses (techniques, juridiques, psychologiques, pratiques, etc.) et ont des implications variées. De plus, la sensibilisation de l’opinion publique nationale, et non pas seulement de celle de la communauté scientifique (muséologues, experts et techniciens de musées, etc.) en vue de l’acceptation de la justesse du principe du retour et de la restitution, reste encore à faire, prendra sans doute beaucoup de temps et requerra d’importants moyens.

  1. LES ENJEUX

Si seulement 58 Etats membres de l’UNESCO sur 158 ont ratifié, en 20 ans, la Convention de 1970, si tous les pays détenteurs d’objets revendicables (les 12 pays de la CEE, les Etats-Unis, l’Australie et Israël) se sont abstenus lors du vote de la Résolution 42/7 en 1987 ; si les difficultés et les conditions de la restitution et du retour sont nombreuses et variées, difficilement surmontables et réalisables ; et si, enfin, peu de progrès ont été réalisés pendant 20 ans dans la restitution et le retour, c’est fondamentalement parce que les intérêts et les enjeux sont d’une importance capitale tant pour les pays dépossédés et les pays détenteurs que pour la communauté internationale et le système des Nations-Unies.

2.1. Les enjeux pour les pays dépossédés

Dans le principe, la question de la restitution et du retour est une question de justice, de droit et d’équité, au nom même du droit de propriété privée si chère à l’Occident et qui veut que le propriétaire d’un bien soit, au premier chef, celui qui l’a créé.

Dans la pratique ce principe signifie que

– restituer un bien culturel au peuple qui l’a créé est un acte d’équité rétablissant un préjudice perpétré au cours de l’histoire. Or, au cours d’une histoire d’au moins cinq siècles, les peuples d’Afrique, d’Amérique et d’Asie ont vu leurs terroirs vidés, exploités et dominés culturellement certes, mais également politiquement et économiquement. Mais ce principe signifie aussi ici qu’il ne sera plus donné aux seuls peuples riches (ceux de l’Occident), de profiter, d’exploiter et de jouir des valeurs culturelles au détriment des pays pauvres, notamment lorsque ces valeurs sont des propriétés de ces pays pauvres et ont été créées par leurs peuples ;

– ces biens sont des valeurs culturelles dont la restitution enrichit les patrimoines culturels des nations dépossédées antérieurement ;

– la mise à la disposition du public, la contemplation et la jouissance de ces biens enrichissent la vie esthétique et culturelle des peuples et des individus ;

– ces biens permettent aux peuples de retrouver une partie de leur passé et de leur histoire, de connaître ce qu’ont été leurs ancêtres, créateurs de ces œuvres ; donc ces biens contribuent à l’éveil et au développement de l’identité historique et de l’identité culturelle nationale.

– ces biens sont des valeurs économiques (donc désormais marchandes) et leur reconstitution en ensembles cohérents peut permettre la création de structures (musées, galeries, etc.) et d’industries culturelles susceptibles de profiter à tout le peuple, par une exploitation rationnelle. Aujourd’hui, l’exploitation commerciale, culturelle et scientifique (expositions, visites de musées, publication d’ouvrages et de catalogues, autres activités culturelles) que les musées ethnographiques de l’Occident font des objets d’art africain par exemple, révèle à elle seule toute l’importancede cet enjeu économique pour l’Afrique. Du point de vue scientifique, tous les ouvragesettravaux réalisés surles arts et les civilisationsd’Afriqueont été effectués par les ethnologues et chercheurs européens et nord-américains pendant toute la période coloniale et jusque vers les années 1970 et, encore aujourd’hui, la majeure partie des ouvrages et travaux sur les Arts africains nous vient d’Europe et d’Amérique du Nord. Il s’agit là d’un moyen non seulement de maintenir la dépendance scientifique de l’Afrique mais également d’inculquer des idéologies étrangères (véhiculées par ces ouvrages et travaux) aux élèves et étudiants, avec, en plus, les risques d’erreur et de falsification dus à la méconnaissance et aux conditions d’investigation scientifique.

2.2. Les enjeux pour les pays détenteurs

Pour les pays d’Occident détenteurs de biens culturels étrangers

– accepter de restituer ou de retourner ces biens à leurs pays d’origine, c’est rendre justice, c’est-à-dire se conformer à des principes et idéaux essentiels, inscrits et proclamés dans les constitutions et les lois fondamentales ;

– accepter de restituer ou de retourner, c’est contribuer à la préservation de la paix et de la sécurité internationales, le refus de restitution pouvant générer des conflits, ou tout au moins, être à l’origine de discorde entre peuples et Etats ;

– accepter de restituer, c’est accepter de s’appauvrir et donc de réduire la vie culturelle natiohariens. ]] ;

– accepter de restituer, c’est consentir et contribuer à la disparition de certaines institutions (musées ethnographiques en particulier) et industries culturelles (ouvrages d’art, catalogues, cartes postales, vidéo-cassettes, conférences publiques ou enregistrées, expositions publiques avec entrées payantes, expositions-ventes, magasins d’antiquaires, etc.) ou alors leur reconversion, non toujours aisée, en raison du poids des habitudes et de la trop grande spécialisation scientifique et technique ;

– accepter de restituer, c’est se résoudre à créer des problèmes psychologiques et sociaux aux milliers de travailleurs (ethnologues et chercheurs, techniciens et ouvriers, secrétaires et administrateurs, etc.) au service des musées ethnographiques, des centres et instituts de recherche, des activités et industries culturelles générées par et autour de ces musées. Au plan psychologique, nul n’ignore l’attachement de ces travailleurs à ces biens ; ils finissent souvent par les aimer et ils leur ont consacré parfois plus de 30 ans de leur existence. Des carrières entières leur ont été sacrifiées ; au plan social et à celui de l’emploi, les effets moindres ne sont pas le chômage probable et la reconversion difficile et sans doute douloureuse de beaucoup de travailleurs.

2.3. Les enjeux pour la communauté internationale et le système des Nations-Unies

Sous l’égide de l’UNESCO et grâce à son action, à la collaboration des Etats parties à la Convention de 1970, à l’ICOM et à Interpol, des biens volés ont été retrouvés et restitués à leur pays d’origine. La coopération internationale dans ce domaine est désormais effective, entrée dans les faits. Des restitutions de biens ont été opérées ; des reconstitutions de patrimoines dispersés ont été réalisées ; des négociations sont en cours ; des inventaires nationaux de biens ont été faits ; des textes réglementaires et législatifs ont été adoptés ; les opinions nationales et internationale sont mieux sensibilisées. La communauté scientifique au sein et autour (structures techniques) de l’UNESCO est mobilisée et semble acquise à la cause. La perception de ce qui est en cause, dans différents milieux et à différents niveaux, n’est sans doute pas étrangère à tous ces acquis : la Justice, la Paix et la Sécurité internationales.

L’UNESCO est chargée, par son Acte constitutif, de veiller et de contribuer à la conservation et à la protection du patrimoine universel d’œuvres d’art, de livres et de monuments (article 1, c.). D’où son ambition de constituer un Patrimoine Mondial culturel et Naturel. Cette première tâche répond à sa vocation universaliste par l’instauration d’une coopération internationale féconde entre tous les peuples, dans les domaines qui sont les siens, par la diffusion et la circulation des idées, des connaissances et des valeurs par le mot et par l’image (article 1, a).

L’UNESCO vise également à assurer l’indépendance, l’intégrité et la féconde diversité des cultures et des systèmes d’éducation de ses Etats membres. Par cette seconde tâche, l’UNESCO assume sa seconde vocation : la préservation des diversités culturelles nationales en protégeant et en promouvant les patrimoines culturels nationaux, et dont un des moyens actuels est l’entreprise de restitution et de retour.

Ces deux tâches combinées ont pour buts d’atteindre, dans les domaines de l’éducation, de la science et de la culture, la paix et la sécurité internationales, la justice et la prospérité communes de l’humanité, buts en vue desquels l’Organisation des Nations-Unies et son système ont été créés.

La question de la restitution et du retour, bien perçues, participe donc à la réalisation de ces objectifs, étant entendu qu’il ne s’agit pas de faire la guerre aux pays détenteurs. Car, dans cette gigantesque entreprise dans laquelle se sont d’abord prioritairement et massivement impliqués et mobilisés les experts des pays développés (à travers l’ICOM et ses comités nationaux, le Comité intergouvernemental), tous les pays gagneraient dans une large et franche coopération internationale.

C’est pourquoi, partie intégrante du programme d’action de l’UNESCO, la question du retour et de la restitution a déjà largement contribué, et continuera de le faire, à l’instauration d’une communication interculturelle riche et diversifiée entre les peuples et les Nations. Et par ses acquis indéniables et irréversibles, elle a permis à l’UNESCO de poser de nouveaux jalons du Nouvel Ordre Culturel International plus juste, nouvel ordre que celle-ci ambitionne de réaliser depuis plusieurs décennies.

CONCLUSION

La restitution et le retour ne signifient ni n’impliquent que les musées et institutions de l’Occident doivent être vidés de leurs contenus (cf. l’Appel de 1978, documents ICOM et CI, etc.).

Pour vendre l’image de marque des pays touristiques, dont la plupart sont les pays en développement, et inciter les touristes de l’Occident (les plus nombreux de la planète) à visiter ces pays, les agences de tourisme diffusent des spots publicitaires vantant les mérites et les charmes des paysages, des sites et des monuments, des civilisations et des arts de ces pays touristiques ; ce qui implique que ceux-ci soient préservés sur les terroirs où ils ont été créés. Mais, en même temps, pour que les pays d’Occident puissent développer des actions éducatives en direction de leurs jeunesses en vue d’éveiller le sentiment de la différence et le respect des valeurs culturelles en général, de celles des autres peuples et des autres pays en particulier, il est essentiel que des témoins culturels puissent être à l’occasion présentés. Les échanges et les dépôts, les dons et les prêts entre musées et institutions de tous les pays du monde sont dans cette perspective irremplaçables. Mais également, à un niveau plus élevé, lors des visites officielles de chefs d’Etat dans des pays amis, il arrive souvent que des œuvres d’art leur soient offertes.

Par ces flux de touristes et ces contacts entre groupes restreints et individus, par ces échanges et ces dépôts, ces dons et ces prêts, ces visites et ces missions, se trouvent réalisés lentement mais progressivement, aux échelons inférieurs comme aux niveaux les plus élevés, les prémices, les conditions et les moyens efficaces d’une coopération fructueuse et solide, non pas seulement entre Etats, mais surtout entre peuples et individus.

Le système des Nations-Unies dans son ensemble est vieux d’un demi-siècle environ. Mais déjà son développement (création de nouvelles organisations, quantité des actions et des projets initiés et réalisés), sa couverture planétaire et son implication dans tous les enjeux contemporains, traduisent bien l’impossibilité de penser aujourd’hui l’organisation du monde, son évolution et son développement économique et social, ainsi que la résolution de ses crises et des fléaux qui le menacent, sans référence ni prise en compte ni recours à ce système.

L’UNESCO, pièce maîtresse de ce système et chargée par lui de promouvoir la coopération internationale dans les domaines de l’éducation, de la science et de la culture, participe activement, résolument et efficacement à la réalisation de ses objectifs.

La question de la restitution et du retour est à la fois un maillon et un moyen de cette coopération internationale ; car elle ne peut aboutir sans l’acceptation et la collaboration effectives des experts et techniciens des pays développés détenteurs.

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[1] IFAN, Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Ce texte est la dernière partie d’une série d’études parues dans les numéros 74 et 75.

[2] Etude publiée par la revue de l’ICOM, Museum, volume XXXI, n° 1, 1979, p. 62-66.

[3] Cf. Document UNESCO, CC – 87/CONF.207/3 du 2 février 1982, p. 2.

[4] Museum, ibidem, p. 65.

[5] En janvier 1989, le Président du Zaïre était sur le point de demander la réouverture du contentieux colonial belgo-zaïrois.

-APPROCHE DES ARTS AFRICAINS