Littérature

PETROLEUM DE BESSORA : EXPERIENCE DU PORTRAIT PEINT ET STRATEGIES ENONCIATIVES

Ethiopiques n° 78.

Littérature et art au miroir du tout-monde/Philosophie, éthique et politique

1er semestre 2007

Pour comprendre les notions de portrait [2] et de stratégies énonciatives dans Pétroleum [3], il me paraît essentiel de donner des précisions quant à l’auteur de ce livre. Bessora, de son vrai nom Sandrine B. Nan Nguema, est née au Gabon d’un ancien DG d’Elf-Gabon à la retraite et d’une mère suissesse. Elle a grandi en France, où elle vit actuellement. Se rendant vite compte que l’écriture était son centre d’intérêt [4], elle publie 53cm (1999), Les taches d’encre (2000), Deux bébés et l’addition (2002), Courant d’air aux galeries (2003).

Le choix de ce roman dans l’étude de ce thème s’est imposé de lui-même. Car le roman non seulement inscrit dans son discours les marques d’une histoire réelle, mais y intègre aussi des figures discursives qui peuvent être identifiables. Outre le fait que dans ce texte Bessora intègre et joue sur un discours polyphonique par divers procédés que nous examinerons, c’est l’histoire d’Elf et du Gabon elle-même qui invite les lecteurs à réfléchir sur les différentes « couches énonciatives ». Pétroleum est aussi le premier roman en littérature gabonaise à dire les choses de manière virulente, même si Chantal Magalie Mbazoo-Kassa a posé déjà quelques jalons. L’enjeu de ce travail est d’examiner les formes du portrait et son rôle dans l’énonciation, et aussi de placer l’analyse de l’énonciation-narration au centre du dispositif énonciatif en termes d’identité discursive et de stratégie de positionnement.

  1. GLISSEMENTS ET MANIFESTATION POLYPHONIQUES.

La particularité de la narration de Pétroleum repose d’abord sur la pluralité des sources énonciatives. Différentes assertions qui constituent le texte peuvent varier au cours de la narration. Même si l’incipit « (…) ils peuvent éponger leurs fronts suants et se réjouir » (p.7) et le desinit « ils auraient dû se trouver (…) » (p.333) découvre et ferme respectivement le texte par la forme impersonnelle, les marques de l’énonciation sont nombreuses et variées. Ainsi le « ils », parfois « il » identifié par (L0) comme la source du discours de départ, laisse progressivement la parole ou l’instance énonciative à un « elle », p.13 » (L2) et au « je » p.15 (L3) qui interviennent, pour les deux derniers, le plus souvent dans une situation de dialogue. Et le récit alternera sur la base de ces trois instances énonciatives, avec des rôles bien distincts, ponctué dans quelques séquences narratives par un « vous » dépourvu de sa figure et du rôle que lui attribue Michel Butor dans La modification. C’est le « vous » symbolisant surtout le vouvoiement, donc la marque de respect affichée par Flavie Minko au moment de s’enquérir de la santé de Médée : « Vous n’avez pas l’air bien. Vous avez le mal de mer ? (…) [5] ». Dans le jeu d’échanges qui se produit entre les différents auteurs du discours, le « il » valide une mise en situation de l’espace qui montre le positionnement stratégique de l’Océan Libérator puisqu’il est « placé à trois kilomètres des côtes », ainsi qu’une mise en situation du temps par l’indication temporelle « aujourd’hui » qui, d’un côté, marque le début de l’exploitation de pétrole, et de l’autre met fin aux longues recherches des ouvriers manifestées plus haut par l’acte de s’essuyer le front.

Le récit est donc pris par un narrateur extérieur de troisième personne, le fameux narrateur omniscient qui commente et juge tous les événements qui se déroulent sur la plate-forme. Chez Bessora, c’est la voix narrative à la troisième personne qui traduit le mieux le comportement des personnages, celui de Girardet qui veut fêter la découverte d’un gisement avec Médée : « Il débouche en crachant un peu de ses bronches » [6] . Cette marque de l’absence est utilisée par ailleurs pour distribuer la parole « il propose de s’en charger » [7], et mettre en avant ces personnages et leurs histoires propres, comme celle d’Alidor qui « avait à peine deux ans que des missionnaires l’internaient déjà pour en faire un catéchumène » [8]. La relation historique du « il » évolue parallèlement avec celle du sujet de l’histoire : Alidor Minko, père de Flavie. Cette dernière se confondant parfois au « je » du récit est celle qui se voit partir très jeune en France où elle sera « élevée par sa tante à Paris ». C’est le « je » sujet qui introduit une confusion énonciative entre le personnage, sujet du discours, et l’auteur sujet de l’histoire. Et le passage brusque du « je » au « elle », pronom personnel pouvant se transformer en producteur de discours (p.40), est ce qui participe de la polyphonie énonciative et narrative. L’écriture atteint l’acmé de ce glissement discursif au moment où le narrateur arrive à semer la confusion entre le « elle » et le « il » de valeur modale et impersonnel : « Elle fond en larmes : il y a des jours où la conjugaison du verbe agir à l’imparfait est intolérable. Surtout à la troisième personne du singulier. Au masculin, en plus » [9]. C’est de cet interdiscours, c’est-à-dire cette « polyphonie généralisée » [10], qu’émanent aussi bien le croisement des discours que l’hétérogénéité fondamentale qui habite le narrateur au moment de traduire l’émotion de Médée face aux accusations que Colonna porte sur Etienne Girardet, disparu depuis l’explosion sur le pont. Et ce croisement des discours est de temps à autre validé par la présence d’ethnotextes comme les contes et mythes des origines qui sont insérés dans le texte (p.161), ou encore les lettres des personnages reproduites dans leur intégralité (p.46). Une technique qui a forcément une incidence sur la lecture, et favorise le rapprochement des faits entre ces analepses extradiégétiques et la suite logique du récit et des événements.

Le positionnement narratif de Pétroleum relèverait ainsi d’une « sémiotique du mélange » au sens où l’entend Elisabeth Delrue [11]. Cette « distanciation », selon Tynianov [12], permet à la fois de traduire l’effet d’objectivation et de subjectivation, et de mettre en évidence le lien et la configuration discursive complexe qu’elle déploie : humour, ironie, dérision, etc. Le caractère polyphonique des sources d’énonciation qui s’enchevêtrent dans le roman de Bessora répondrait à une stratégie de fuite utilisée par celle qui pourrait être identifiée comme auteur-narratrice, pour déconnecter le discours narratif par rapport à son discours personnel et donner l’impression que le roman est écrit par plusieurs locuteurs qui se distinguent de sa figure aux niveaux où s’inscrit la subjectivité, afin de piéger le lecteur qui peut remplir le rôle assigné par les sollicitations textuelles.

Il demeure que cet auteur abstrait [13] est projection littéraire. Sans y être représenté directement, il produit un monde romanesque qu’il transmet à son destinataire. Cet auteur abstrait est à l’origine de la création du narrateur qui est à son tour à l’origine de la création du récit. Ce jeu de brouillage énonciatif valide le côté polyphonique du discours déjà évoqué plus haut et orchestre la confusion dans l’interprétation des figures [14] du discours. Car le « elle » qui est censé objectiver le discours se fond dans le « elle » de l’auteur qui révèle l’intentionnalité de l’auteur à travers des précisions qui pourraient être liées à la vie de celui-ci, comme sa date de naissance (p.115).

  1. PORTRAIT DE L’ECRITURE, L’ECRITURE DU PORTRAIT

La figure de l’auteur est partout présente dans le texte. La présence des segments narratifs : « Votre fille est née au Gabon (…) mais elle a grandi en France », p.138 ; « je suis né ici, à la clinique Elf » et bien d’autres, permettent au « sujet-écrivant de s’historiciser et de participer de manière dynamique à des temps excédant sa naissance » [15]. D’emblée, on relève des informations liées au temps et à l’espace pour faire entendre ce passé historique, ramené le plus souvent dans le présent et dans la narration par le « je » ou des discours rapportés, et qui, ayant pris soin de laisser toujours des traces de son existence précaire, s’énonce dans l’ici-et-maintenant du lecteur. Et « la voix excommuniée [16] » valide longuement cette voix historique déjà disparue pour la rendre présente dans l’écriture. Le narrateur ne se contente pas de relater la vie du personnage, il place le « je » dans un système de citations implicites où sont rapportées ses propres paroles, mais aussi celles de l’entourage privé ou professionnel du personnage. Mais ce portrait n’est pas seulement une narration, il représente une figure ou un personnage suffisamment construit et cohérent pour trouver sa place au sein de la structure médiatisée : le Gabon.

L’écriture prend alors une forme d’autobiographie, qui naît d’une soif de revendication, parce que Bessora multiplie les subtilités concernant son implication dans le texte ou le « je » de l’énonciation même si il n’atteint pas le stade suprême du « nom propre » revendiqué par Philippe Lejeune [17]. Il reste tout de même que le rapport des faits entre le sujet social et le sujet littéraire est volontairement renversé dans le récit pour désappointer le lecteur, comme c’est le cas quand l’auteur-narratrice veut décliner la figure de son père géniteur, Etienne Crottaz-Girardet de nationalité suisse (p.98), alors que dans la réalité c’est la mère qui tient cette identité. Au-delà du refus affiché de porter littérairement ses marques biographiques, l’analyse de ce texte édifie clairement le lecteur sur la figure de Flavie Minko qui, comme Bessora, est la fille d’un cadre d’Elf ayant passé sa vie en France (p.50). Cette interférence est corrélée d’une exactitude des faits que nécessiterait une enquête de terrain spécifique au travail de sociologue. Bessora se dévoile à travers la voix énonciative de Flavie Minko au point que la distinction entre les deux instances narratives auteur-personnage reste plus que confuse. Flavie porte en elle les stigmates d’une histoire similaire à celle de l’auteur, Cette écriture du « marronnage [18] » développée par Bessora, non seulement exprime une affirmation de soi à travers son identité métissée, mais aussi est déclinée par les révélations de la mère à son amant Etienne : « Oh ! tiens-toi bien : Flavie Minko est ta fille… » [19] (p.213), mettant ainsi fin à son adultère mal assumé et à sa situation de femme indigne, mais aussi récusant les axiologies établies par le système politique existant et soutenu par la figure du colon Elf. C’est le refus et le rejet de l’histoire politique et culturelle du Gabon, orchestrée par Elf, s’inscrivant dans cette complémentarité complice que l’auteur transcrit avec rigueur et tact. Ici, le portrait de l’auteur épouse celui des personnages et du récit au point que l’écriture devient le point de chute des expériences manquées et jusque-là non révélées de la Gabono-suissesse. Cette perspective du mélange a été entendue par J.-B. Madebe lorsqu’il associe l’expérience individuelle de l’histoire à la figure du sujet énonciateur, parce que le langage n’est pas détaché de l’expérience.

2.1. Style indirect libre, humour et ironie énonciative

Le texte de Bessora apparaît comme une ironie par l’entreprise critique que constitue le récit. Cette ironie que l’auteur attribue à ses personnages est déjà aussi celle du narrateur qui veille à subvertir certains faits de la société. Plongés dans une ère du soupçon, les personnages se questionnent par exemple sur la nécessité de faire venir un expert dans le domaine du terrorisme pour élucider le mystère lié à l’explosion dans L’Océan Libérator. A cet instant précis, la voix de Colonna, qui porte bien ce discours, intègre l’ironie pour montrer à Médée la nécessité de changer les valeurs de la ville dans laquelle ils vivent : « Port-Gentil est une ville fantôme, dit-il. Ce pays se meurt. C’est un prêtre qu’il lui faut, pas un criminologue ! » [20]. Par cette ruse, le narrateur insère son point de vue moqueur dans le discours du personnage ; autrement dit, « le héros et l’auteur s’expriment conjointement » [21]. Et c’est dans cette perspective de co-énonciation que le narrateur de Pétroleum identifie Médée comme une secrétaire apparemment docile mais pourtant rebelle et apathique (p.37). Et il l’affirme dans sa narration, sans passer par le discours direct ; il « s’associe » à elle pour révéler une identité déjà ironisée par Montandon, criminologue, déjà sur place pour enquêter sur l’explosion qui a eu lieu sur L’Océan Liberator : « Il sera sûrement, conclut-elle, imaginant que du poil pousse dans ses oreilles » [22]. Même s’il est difficile de démêler les deux voix, il y a fort à parier que Médée parle ironiquement de Montandon dans sa discussion avec Alidor. Le narrateur n’est pas en reste puisqu’il fait du persiflage dans le dos de Bonmariage en un moment de répit de la discussion qu’il entretient avec Colonna sur les preuves qui désigneraient Jason comme le principal responsable de l’explosion (p.98). L’attitude du directeur étant ici, comme dans toute énonciation ironique, de mettre en avant l’ignorance de Médée :

« Etienne avait passé son habilitation. Il était familier du crash hélico, de la survie en mer, du port des appareils respiratoires, de la lutte incendie…Alors comment aurait-il pu provoquer une explosion ? Ou une éruption ? » [23]

La question de l’instance énonciative reste en suspens, puisque se dégagent deux voix inséparables. Au demeurant, si ce discours est assigné à la personne de Médée, son argument est faible, voire absurde, car tout homme peut lutter pour des causes justes sans pour autant être honnête. Si, par contre, l’énonciation de la même phrase est assumée par le narrateur, il s’agira alors de l’indexation de la bêtise de la jeune femme, le narrateur faisant comme s’il partageait ce point de vue pour mieux en démontrer la ridicule naïveté et l’affront que lui fera Montandon au moment de lui répondre (p.135). Et le macrocontexte, pour l’interprétation de cette phrase, est d’autant plus important que, pour la doxa, l’argument de Médée n’est pas pertinent, et c’est seulement sous cette condition que le narrateur, ou plutôt son ironie, a prise sur la secrétaire.

Et même, l’ironie intègre l’opinion commune pour rendre le contenu plus saisissant : « Et puis un jour, boum, grand procès très parisien. On ne jugea pas Elf pour pillage systématique d’outre-mer mais on jugea des individus pour pillage systématique d’Elf. Un comble… » [24]. Si la figure d’Elf est productrice de discours, elle est épargnée de toute incrimination. Et le « comble » de l’ironie s’inscrit dans cette inversion de la situation de la victime. Car Elf, le présumé pilleur dans la réalité, est narrativement « dés-étiqueté », parce qu’il est désormais la victime, alors que les « individus » autochtones, propriétaires des lieux et des richesses, sont rabaissés au rang de criminels.

L’accomplissement de l’ironie chez Bessora est non seulement assuré par les figures du discours, mais aussi par l’écriture elle-même, puisqu’elle renverse l’ordre des choses. Et si le discours indirect libre se révèle de bon aloi pour l’expression de la veine ironique, l’humour, « l’humour noir », « a le pouvoir de la contestation » [25]. Cette stratégie scripturaire adoptée par la romancière peut parfois reposer sur « le jeu de mots macabre » au sens strict de Morier [26], et il est désormais envisageable, pour les critiques et théoriciens de la littérature, d’étudier l’humour noir comme « registre de la modernité » [27] dans le texte de Bessora. Cet humour noir atteint ainsi sa perfection lorsque la mort en devient le référent ou le thème exclusif. Pétroleum fournit de ce fait quelques traces énonciatives où affleure la saveur lugubre des plaisanteries de Raymond Queneau [28]. Le ton presque froid et sarcastique dont se sert l’auteur-narrateur pour traduire le sentiment de révolte que l’inconscient collectif et passif éprouve envers le chef-père et néocolonialiste illustre la position du peuple opprimé par rapport à la fin tragique qu’il lui réserve : « Regardez les Gabonais abattre Bongo » [29]. La plaisanterie de l’auteur-narrateur exprime clairement la désinvolture des employés de L’Océan Libérator qui avaient « séquestré le consul de France » des jours durant sans tenir compte de ce qui pourrait être entrepris à leur sujet. C’est ce qui ressort de la discussion entre Colonna et Bonmariage sur les conséquences à tirer de l’instinct criminel avoué par Jason Nomsi lors d’une manifestation contre la présence d’Elf au Gabon. Il était ainsi marqué sur sa pancarte que « si Elf ne part pas, on fait sauter tout Port-Gentil » [30]. Parmi les épices prisées par l’humour noir de Bessora, l’horreur participe de l’entreprise de scandale et de subversion inhérente à cet humour. Mais ne faut-il pas aussi voir ici, au-delà de cette énonciation sacrilège, un attachement morbide teinté de cruauté ? Il est évident que la mort traitée sur un ton badin cacherait un amour profond de la vie chez Sandrine B. Nan Nguéma.

2.2. Elf : figure historique et énonciative

Finalement Elf ne se soumettra pas aux injonctions de Jason et de tous ceux qui n’apprécient pas sa présence sur le territoire. Elle reste et demeure inamovible dans un espace conquis au prix de ses compétences et de son implication dans la vie de tous les jours. Pour ce faire, Bessora représente narrativement le portrait d’Elf par sa force d’ubiquité et son omnipotence. Elf est à la fois le colon-père, le médecin, l’association caritative, l’histoire même du Gabon, etc. Ce gigantisme elfique est destiné à placer toutes les infrastructures gabonaises sous l’autorité d’ Elf, donc de la France. Voilà pourquoi, le long du récit, l’iconisation d’ Elf est ironiquement positivée, parce que ce n’est pas le portrait de Elf qui est forcément établi, mais celui d’une idée ou d’une idéologie qui est signifié ; ce n’est pas non plus l’être de chair comme Montandon ou Bonmariage qui intéresse l’auteur, mais l’idéal de justice et de démocratie que représentent les deux protagonistes pour leurs sujets colonisés. Autrement dit, l’auteur use de figures métaphoriques pour non seulement souligner cette emprise hexagonale mais aussi valider la soumission aveugle du peuple gabonais aux abêtissements du Père colonisateur. La figure d’Elf est rarement « négativée », par le seul principe que si elle perdait son fondement sacré, c’est la civilisation française qui tomberait en désuétude. L’auteur préfère alors mettre en avant l’ignorance et l’inculture des peuples qui est mise en exergue d’autant plus qu’on est dans un pays « (…) où le temps marche à reculons par la faute de ces aiguilles réglées à l’envers » [31].

Si l’on examine aussi les portraits des figures historiques qui ornent le discours, on relève un contraste entre la figure du Général de Gaulle et celle d’Omar Bongo mises côte à côte. Un choix volontaire et assumé par l’auteur, car l’ironie ici est de mettre ensemble des figures qui n’ont rien en commun. Et cette interférence figurative, corroborée par celles des routes, parce que « le boulevard du Président Bongo, rejoint par l’avenue Charles-de-Gaulle, débouche sur le boulevard Elf-Gabon [32] », arrive à confirmer l’idée selon laquelle Elf est l’organisme vers lequel s’oriente le quotidien des Gabonais, car dans cet exemple même les rues terminent leur course sur celle qui est censée être la voie principale. C’est la voix d’Elf qui se lève, parce que Elf est guide éclaireur et sauveur d’âmes grises ; elle extirpe le peuple de ses ténèbres puisqu’elle devient pour toute une ville, Port-Gentil, le fleuron, et que cette dernière est aussi celle qui la porte le mieux, parce que c’est, nous rappelle le narrateur, « La ville lumière d’Elf » (p132). L’auteur ne laisse aucune possibilité de réciprocité véritable, entre Port-Gentil et Elf. Car si cette dernière représente un atout considérable et indispensable pour la première, ce n’est pas le cas dans le sens inverse. Port-Gentil n’éclaire pas Elf, le caractère métaphorisé de la « lumière » n’est là que pour valider l’idée de représentativité et de mise en lumière, et non celle « d’éclairer » au sens de sortir Elf de l’ombre : au Gabon, Port-Gentil est effectivement la ville qui abrite toutes les infrastructures d’Elf. Il est donc évident que cette « unité du discours » [33] en établit l’évidence puisque la codification sociale du texte est évidente. C’est donc Elf, isotopie et élément figuratif [34], qui permet au lecteur de Pétroleum de localiser dans le discours cet effet de sens unique rendant possible la lecture de la réalité, autrement dit tout ce qui relève de « la perception du monde extérieur » [35].

Les portraits affichés d’Elf et des autres personnages nous font revenir des dizaines d’années en arrière dans l’histoire gabonaise et nous font partager certains mythes fondateurs de différents événements : le mythe fondateur ou la signature du traité entre la France et le Gabon. C’est « le traité colonial signé le 9 février 1839 par un roi analphabète qui devint [qui]symbole » (p.240), traité de mort expliquant clairement les ambitions hexagonales de l’époque, et la stupidité des chefs traditionnels gabonais, qui ont orchestré en grande partie les déconvenues et illusions sociales observées au Gabon. Cette énonciation historique constitue le « type de discours » [36] dont parle Kerbrat-Orecchioni, par le fait que si le texte de Bessora a indéniablement une part de subjectivité, il faut admettre l’existence de l’histoire d’Elf et du Gabon chez Bessora sinon comme l’horizon mythique de son discours. Parce que Elf non seulement est l’une des sources de l’énonciation encore, mais se décline comme invariant textuel, au sens de Panofsky, qui alimente et oriente la narration, celle dans laquelle le « premier pétrolier battant pavillon gabonais enlèvera sa cargaison d’or noir au terminal du Cap Lopez en 1975 » (p.127). Ce cap qui n’est autre que « ce bout de terre où accosta Duarte Lopez un jour de l’an 1471 » (p.126), un des premiers explorateurs portugais à débarquer sur les côtes gabonaises : c’est le retour aux sources, où le pays d’origine devient espace de création littéraire [37] et nous renseigne sur les débuts de l’exploitation du pétrole gabonais, comme sur les premiers contacts qui vont annoncer la longue période de la colonisation qui suivra. Car on trouve alors dans la spécificité du portrait d’Elf un nombre important de références externes à son discours qui permet de le situer elle-même dans un ensemble de représentations partagées.

Le procédé historiciste du roman frappe par l’exactitude des informations, et il est saisissant par le rapport qui s’établit entre la fiction et la réalité au point qu’on a parfois du mal à établir la frontière entre « le corps de l’œuvre [38] » et celui de l’objet référencé. Quelle que soit la question traitée dans le texte, l’objet-texte est toujours lié à un référent bien particulier : c’est Elf. Pétroleum est donc un discours historique ayant pris ses marques dès la découverte des premiers puits de pétrole et qui continuera encore dans le temps, parce que « La France et le Gabon travaillent main dans la main depuis des siècles [39] ». Les effets produits par le caractère continu de ces relations, confèrent à cette union sacrée et au texte même une dimension atemporelle, si l’on s’en tient seulement aux propos de Bonmariage exprimant ces relations de bon voisinage. Et l’auteur tenait à inscrire durablement ces rapports de bon voisinage dans une prolepse interne puisque lesdites relations, déjà irréprochables jusque-là, « se porteront bien jusqu’en 2043 [40] ».

Que faut-il préférer : la représentation littéraire d’Elf ou l’impensé contenu dans cette iconicité ? Il ne s’agira pas pour le lecteur de Pétroleum de choisir, mais plutôt de réfléchir sur le contrat tacite qui lie Elf à ce Gabon encore doté d’une hospitalité enviable sur le reste du continent. Pour l’ensemble des portraits évoqués (pour Elf comme pour Flavie Minko ou Alidor Minko), on retrouve ainsi un dialogisme, au sens fort du terme, qui intègre les stades « d’empathie » et « d’exotopie » distingués par Bakhtine, car l’énonciateur du portrait dans Pétroleum obéit à ce double mouvement. L’actualité médiatisée d’Elf est rapportée selon « les mots et les choses », c’est-à-dire selon le lien que tisse la structure interne du discours avec son référent. Cette relation dialogique ensemence cette distance qui « construit à la fois un effet d’objectivation et un effet de complétude », au point que le discours de Pétroleum est souvent « ballotté entre son abolition et sa résurgence » [41], parce qu’il met en évidence les deux univers de création.

CONCLUSION

Il serait prétentieux et excessif de réduire l’œuvre de Bessora à cette question du portrait. Car elle porte en son sein des symboles et axiologies qui interpellent l’attention du critique. L’essentiel dénoté dans cette analyse était de valider la capacité de l’auteur d’inscrire dans son récit une actualité partagée comme source de création et figures énonciatives. Sur la base d’un ton ironique, l’auteur nous amène à re-explorer le passé du Gabon en donnant des perspectives nouvelles sur les considérations du code social. L’œuvre de Bessora assure cette jonction entre une écriture des expériences et l’aptitude de sa narration à porter un temps des valeurs encore à venir.

Cette configuration discursive est d’autant plus intéressante pour les lecteurs que seule Bessora, du moins en ce qui concerne la littérature gabonaise, semble la maîtriser avec efficacité.

 

BIBLIOGRAPHIE

BAKHTINE, M., Le marxisme et la philosophie du langage, Paris, Minuit, 1977.

– Critique de la critique, Paris, Seuil, 1984.

BERTRAND, D., Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2001.

BRETON, A., Anthologie de l’humour noir, Paris, Le Livre de Poche, 1966.

COURTES, J., Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette, 1991.

DE CERTEAU, M., L’Ecriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.

KERBRAT-ORECCHIONI, C., L’énonciation, Paris, Colin, 1980.

LEJEUNE, P., Le pacte autobiographique ; nouvelle édition augmentée, Paris, Seuil, 1996.

MADEBE, G.-B., Utopie du sens, Libreville, Editions du Silence, 2005.

MAINGUENEAU, D., Nouvelles tendances en analyse du discours, Paris, Hachette, 1987.

MARIN, L., La voix excommuniée : essais de mémoire, Galilée, 1981.

MAXIMIN, D., L’oeil du cyclone, Paris, Seuil, 2006.

MORIER, H., Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 1961.

[1] Université Omar Bongo de Libreville, Gabon.

[2] Nous pouvons nous référer aux travaux de Véronique Fillol dans lesquels elle définit et précise l’orientation narrative du portrait, in « Stratégies énonciatives et pratiques d’écriture », La voix narrative, V. I , 2001, p.439.

[3] Bessora, Pétroleum, Paris, Denoël, 2004, 333p.

[4] Les détails sur cet intérêt sont apportés dans une interview réalisée par Georice B. Madébé, chercheur-essayiste, avec la romancière, et parue dans le quotidien national du Gabon (numéro du 15 janvier 2007) : « Bessora, le Gabon et la passion de l’écriture ».

[5] Bessora, op. cit., p.38.

[6] Bessora, op. cit., p.34.

[7] Bessora, op. cit., p.26.

[8] Bessora, op. cit., p.144.

[9] Bessora, op. cit., p.95.

[10] BIAGIOLI, N., « La polyphonie narrative à l’opéra : Werther, Massenet, « Air des Lettres » », in La Voix narrative, Nice, 2001, V. I, p.181.

[11] DELRUE, E., « La polyphonie narrative : techniques, fonctions et incidences sur la lecture », in La voix narrative, 2001.

[12] Nous reprenons ici l’analyse faite par Makouta-Mboukou, J.-P., dans son ouvrage sur le travail de Tynianov, qui reprend la notion de distanciation énoncée par Chklovski pour en faire un aspect du vaste phénomène qu’est l’historicité. Il développe ainsi une science du discours, chargée de l’étude des formes stables, et une histoire, chargée d’expliciter le contenu de la notion de littérature, in Systèmes, Théories et méthodes comparées en critique littéraire, V. II, Paris, L’Harmattan, 2003, p.191.

[13] LINTVELT, J., Essai de typologie narrative, Paris, Corti, 1981, p.24-28.

[14] Il faut considérer la notion de figure, au sens où l’entend Fontanier, J., comme l’homme physique et les limites de son étendue. Et non pas comme figures des mots ou figures de pensées, in Les figures du discours, Flammarion, 1977, p.63.

[15] RENOMBO-OGOULA, S., « Discours littéraire et reconfiguration utopique de l’Afrique dans Parole de vivant de Moussirou Mouyama », in Annales de la FLSH, Libreville, janvier 2005, n°14, 19.

[16] MARIN, L., La voix excommuniée : essais de mémoire, Galilée, 1981, p.22-28.

[17] LEJEUNE, P., Le pacte autobiographique, nouvelle édition augmentée, Seuil, 1996, p.31.

[18] Terme utilisé par Daniel Maximin pour qualifier les « pratiques de dépossession et de dépassement de soi », in L’oeil du cyclone, Paris, Seuil, 2006, p.24.

[19] Bessora, op. cit., p.213.

[20] Bessora, op. cit., p.103.

[21] BAKHTINE, M., Le marxisme et la philosophie du langage, Paris, Minuit, 1977, p.198.

[22] Bessora, op. cit., p.111.

[23] Bessora, op. cit., p.134.

[24] Bessora, op. cit., p.77.

[25] BRETON, A., Anthologie de l’humour noir, Paris, Livre de Poche, 1966, p.1

[26] MORIER, H., Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 1961, p.622.

[27] Expression empruntée au titre de l’ouvrage de Obiang, Fortunat, in Les registres de la modernité dans la littérature gabonaise, L’Harmattan Gabon, 2 tomes, Paris, 2006.

[28] QUENEAU, R., Zazie dans le métro, Paris, Gallimard, 1959, 253p.

[29] Bessora, op. cit., p.101.

[30] Idem., p.100.

[31] Bessora, op. cit., p.77.

[32] Bessora, op. cit., p.87.

[33] FOUCAULT, M., Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.31.

[34] BERTRAND, D., Précis de sémiotique littéraire, Nathan, 2001, p.97.

[35] COURTES, J., Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette, 1991, p.163.

[36] KERBRAT-ORECCHIONI, C., L’énonciation, Paris, Colin, 1980.

[37] Nous empruntons cette expression au titre de l’article de P. S. Diop intitulé : « Le pays d’origine comme espace de création littéraire », in « Identités littéraires », Notre Librairie n°155-156, 2004, p.47.

[38] Expression empruntée au titre de l’œuvre de Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981.

[39] Bessora, op. cit., p.140.

[40] Bessora, op. cit., p.69.

[41] RENOMBO-OGOULA, S., op. cit., p.19.