Littérature

UNICITE ET COSMOPOLITISME : POUR UNE APPROCHE SOCIO-ESTHETIQUE DE LA « MIGRANCE » DANS LA MIGRATION DES COEURS DE MARYSE CONDE ET SARTORIUS D’EDOUARD GLISSANT

Ethiopiques n° 78

Littérature et art au miroir du tout-monde/Pilosophie, éthique et politique

1er semestre 2007

« Ne parlons pas d’exil

Mais plutôt de retour

Le retour absolu à la source des miroirs

L’absolu gestation

L’absolu religion », Ernest Pépin

Il est difficile, dans une étude restreinte, de parler de deux immenses écrivains de la trempe de Maryse Condé, la Guadeloupéenne, et d’Edouard Glissant, le Martiniquais. Le premier réclamant un art poétique original ; « la voie Maryse Condé », c’est-à-dire celle qui concilie les trois continents et, l’autre, se voulant l’apôtre de l’Universel qui revendique le droit à l’opacité, à une poétique du divers ; l’antillanité étant,

selon lui, une entité à la fois unie et composite, résultant des apports multiples dans lesquels tous les référents raciaux et culturels s’acceptent sans forcément se connaître [2]. Si ces deux auteurs ont retenu notre attention, c’est parce que tous deux établissent une passerelle entre la créolité et la négritude tout en réfutant l’enfermement dans une idéologie ou dans un système. Même si tous deux reconnaissent la diversité culturelle comme une donnée enrichissante, celle-ci se manifeste de diverses manières dans leur écriture, chacun ayant vécu ses propres expériences diasporiques.

Grands voyageurs issus de la réalité ségrégationniste coloniale des Antilles, comment ces deux auteurs représentent-ils ce multiculturalisme ? Autrement dit, comment abordent-ils les migrations successives dans leur esthétique ? Peut-on y déceler une tentative de repli, de chevauchement identitaire ou une espèce d’hybridisme génératrice d’une société idyllique, cosmopolite ?

Pour mener à bien cette analyse, nous adopterons les outils conceptuels et méthodologiques que nous imposent les romans de référence, à savoir une approche socio

– historique et anthropologique pour La migrations des cœurs et une démarche symbolique et sociolinguistique en ce qui concerne Sartorius. Une vision utopique viendra, dès lors, couronner cette quête de la renaissance, le projet littéraire et épistémologique ici étant mythico-prospective.

Notre argumentaire comporte trois parties : d’abord, en nous appuyant sur l’œuvre de Maryse Condé, nous décrirons la quête obsessionnelle de l’identité perdue par la race dominée, ensuite nous essayerons de présenter cette juxtaposition des cultures entraînant parfois des contradictions et des ambiguïtés dans l’univers antillais.

Enfin, Sartorius d’E. Glissant nous servira de cadre d’analyse pour illustrer le projet utopique et rêvé sous-tendant les valeurs humanistes, universelles, voire créoles.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous présenterons, en préliminaire, un bref synopsis des romans sus-évoqués. Le premier, La migration des cœurs, est l’histoire d’un bâtard noir ramassé dans les bois par une famille de mulâtres d’origine modeste écartelée entre les valeurs traditionnelles guadeloupéennes et la société bourgeoise béké. Razyé, le paria, sera chassé du domaine après de nombreuses infortunes liées en partie à son apparence physique « Un bata-zindien » (Condé, 28). Il errera dans l’ensemble de la caraïbe (Guadeloupe-Cuba-Roseau- Guadeloupe) à la recherche des dieux perdues, et probablement dans le but de faire fortune afin de satisfaire son ego : l’amour de Cathy, plus encore, en arrière-fond de la structure du texte, de retrouver sa fierté jadis bafouée par la société bien-pensante, les de Linsseuil qui lui ravirent son idylle. Il se vengera en malmenant Huberte ? La sœur de son rival béké et en droguant Justin gagneur, celui- là même qui le chassa de leur demeure. Malgré cette revanche, il n’arrivera jamais à combler ses désirs. Mais ce récit est aussi l’histoire des caraïbes post-esclavagistes avec les troubles et revendications sociopolitiques et culturels à Cuba. Tandis que dans Sarturius, sous-titré le roman des Batoutos, Edouard Glissant s’attache à une vision panoramique du Monde qui est, d’après lui, la voyelle O ou l’eau. Il reconstitue le mythe de la genèse des Batoutos, un peuple mythique venu d’Afrique dans un village nommé « Onkolo », lieu de la palabre et de la parole. Par le biais du conte, Odono nous enseigne que Imoko, Oko et Ato, trois frères, décident de se disperser dans d’autres parties du monde, non pas pour posséder la terre mais pour vivre en symbiose avec elle. Odono atteignit les îles avec la traite négrière au XVIIe siècle. Cette multiplicité des Batoutos (enjeu de la créolisation) fera un monde en O, lequel n’est finalement peuplé que des Batoutos, leurs empreintes se retrouvant dans l’ensemble des structures de la société contemporaine. La métaphore des Batoutos est le roman des hommes. C’est le credo et surtout l’aspiration profonde de notre auteur : son projet utopique et politique qui consiste à changer l’imaginaire de l’identité racininique et atavique par un moi en relation avec d’autres cultures, pour une poétique du divers.

  1. L’ANCRAGE : L’AFRIQUE MYTHIQUE/L’AFRIQUE PERDUE

Issue de la ségrégation des espaces construites artificiellement par la déportation des Nègres et le système des plantations. Ces peuples ayant vécu le traumatisme de l’arrachement, transplantés comme une main d’œuvre servile ont mené une bataille culturelle pour la sauvegarde de leur identité. Mais face à un système oppressif et assimilateur, dévoreur des identités qu’est l’univers colonial, le combat, inévitablement, fut inégal. C’est ainsi que cette perte d’identité se traduit par l’inquiétude généalogique perceptible dans l’imaginaire antillais et, partant, dans la fiction de cette société. Ce qui dénote, chez Maryse Condé, une tentative de reconstruction d’une partie de son moi ignorée ou occultée. Pour cela, Ségou I est dédié à l’ancêtre mythique bambara, tandis que Cathy de Linsseuil fut guérie par les vertus de la pharmacopée traditionnelle et le talent de Man Victoria, une descendante de la famille des guérisseuses. Il y a ici un devoir de mémoire de restituer à l’Afrique la place qu’elle mérite comme l’une des composantes de la société antillaise.

En effet, la survivance des coutumes africaines, souvent en bribes, peut se transformer en une obsession pour la pureté originelle. La quête des honneurs perdus s’explique par la re-appropriation des forces occultes et, partant de là, de son « moi profond » afin de redonner une âme, un sens à sa vie. En L’occurrence, Razyé, humilié et rejeté par sa société stratifiée par la couleur de la peau, court après les quimboiseurs de la caraïbe. Il commença par nouer des relations avec Melchior à Cuba, le babalawo, prêtre de la Santeria, fils d’un Omo-Koloba. Il tenait à le consulter pour obtenir une protection à propos de son voyage vers la Guadeloupe. Simultanément, les détails généreusement offerts sur le rituel et cérémonial de la Santeria dénommée comme la « procession du jour des Rois » sous fond de parades politiques réunissant toute la négraille : les Yoruba, les Congo, les Lucumés, les Mandingues participe de la même essence : remonter les origines pour mieux affirmer sa personnalité. Renchéries par l’invocation permanente du monde des esprits et l’omniprésence des dieux Egon et Chango, cette population déracinée baignait incontestablement dans un monde mythico- religieux.

La mort, considérée comme un châtiment des dieux et un passage vers une nouvelle naissance, rappelle l’esthétique traditionnelle du rituel de passage initiatique. La mort prématurée de Cathy est la conséquence d’une trahison. Imprégnée de la Guadeloupe profonde, c’est-à-dire vibrant en symbiose avec ses ancêtres africains, elle n’a pas respecté le pacte tacite avec Razyé, cette communion invisible et présente à la fois.

En conséquence de quoi, elle mérite la mort. « Venez voir ce qui arrive à une chaude mulâtresse qui épouse un Béké sans graines… dit la narratrice quand on renie sa culture… » (Condé, 93), infamie renforcée par l’absence du rituel des morts appliqué aux enfants du pays par le savoir-faire initiatique du conteur Maroudé et des tambouyés.

Mais selon cette même philosophie négro-africaine, la mort est aussi une continuité de la vie, Razyé est convaincu qu’elle n’est pas morte, qu’elle est dans l’arbre qui frémit, dans le bois qui gémit (Condé, 95). Pensée conceptuelle qui ressemble, à bien des égards, au poème de Birago Diop « les morts ne sont pas morts ». Cette symbiose avec la nature environnante, cette parfaite harmonie avec les forces cosmogoniques accordent la valeur totalisante à cette vision du monde, laquelle valeur se révèle comme une sorte de panthéisme universel.

En outre, la préservation du tambour et de la danse saccadée et improvisée africaine, exemplifiée par le tempérament et la complicité de Razyé et Cathy de Linsseuil, en disent long sur les apports africains dans le Nouveau Monde. Pendant que le premier battait du Gwo-ka, la seconde remuait son « bonda » et dansait comme une négresse des plantations (Condé, 42). Cette comparaison vient à point nommé confirmer l’idée selon laquelle ce legs culturel se circonscrivait dans un premier temps, au monde paysan, les sous-hommes ayant une sous- culture.

En effet, les procédés linguistiques et artistiques, résultant du réfèrent socioculturel antillais, par le biais des comparaisons et des métaphores, témoignent d’une tentative d’enracinement de l’ouvrage dans l’héritage africain. Lors de la mystérieuse maladie de Cathy, traumatisée par son mariage forcé et intéressé, la négresse Man Victoria, dépositaire de la sagesse ancestrale, était d’origine Nago noire comme « le fond d’un canari » et haute comme une « touffe d’herbe de Guinée ». Mieux encore, les voleurs d’âme et les vampires sont les « Sakougnan » et les gens se promènent rarement dans le « Makoumè ». Cette nature boisée, aux paysages bucoliques, dans une ambiance pittoresque, s’enrichit avec les feuilles de « Malanga » alors que les femmes portaient les chapeaux bakoua et du bwa-bwa lors des défilés.

Finalement, cet ancrage est manifeste dans l’œuvre de Maryse Condé qui s’apparente à une esthétique tragico-réaliste. Cette nomade a vécu dans plusieurs pays d’Afrique, elle a donc eu le temps de vérifier les indices et l’héritage ancestral africain du Nouveau Monde. Bien que ce legs culturel soit impressionnant dans cet ouvrage, il ne masque guère les conflits socioculturels et idéologiques qui ont pu forger cette nouvelle culture des Amériques noires faite d’un syncrétisme religieux et d’un métissage du Blanc et du Noir et des peuples de la Caraïbe.

  1. LA SOCIETE ANTILLAISE POST-ESCLAVAGISTE ENTRE LA BLANCHITUDE ET LA NEGRITUDE :

UNE TENDANCE VERS L’ANTILLANITE

Dans ce conflit des cultures entre dominants et dominés, les peuples écrasés tentaient tant bien que de résister à travers les réminiscences de leur culture. Les opprimés reproduisaient un monde mythique, invisible comme une sorte de carapace qui régulait leur quotidien. Convaincus par la médiation des forces occultes que, même si leur corps était asservi, leur âme demeurait intacte, donc libre, leur échec devenant alors une étape transitoire et non définitive. A titre illustratif, Aimé Césaire, le chantre de la négritude, en mettant en scène Caliban, ce nègre rebelle dans une tempête, et en nous martelant dans Cahier d’un retour au pays natal que la négritude n’est pas une taie d’eau morte, que la vieille est morte et que la nouvelle est debout, renforce la combativité nègre. Le caractère haineux, revanchard et rebelle de Razyé vient couronner cette lutte permanente. S’il est vrai qu’il n’a pas pu épouser la mulâtresse Cathy mais fils Premier-né a pu avoir une fille, anthuria avec la fille de Cathy qui est finalement la doublure de sa défunte mère, Cathy. L’homonymie, dans ce cas de figure, a une portée symbolique majeure. Elle connote une fusion suprasensible. C’est, de toute évidence, le prolongement de la vie. Cette stratégie vise à inscrire Cathy dans l’éternité. « Pendant que j’étais sur la terre, j’avais l’impression que tu étais en moi, toujours là, dans ma tête, dans mon cœur, dans mon corps. Même j’avais l’impression que j’étais toi » (Condé, 96).

Si l’auteur tente de racheter son honneur et sa dignité dans cette osmose mystique et cosmogonique, elle, Cathy Aymeric la Blanche, n’acceptera jamais d’épouser Premier-né, le mulâtre, la société n’étant pas encore en mesure de se défaire de ses préjugés raciaux.

Cette survalorisation de la culture blanche, d’un côté, et le ravalement total du Noir au rang de la bête, métaphore de la nuit, de la peur et du diable, de l’autre (6), justifient l’anticléricalisme de Razyé et Cathy. Cette dernière faisait parfois des entrées sporadiques dans la sacristie pour cracher dans les cierges pendant que son compère cherchait à marauder quelques mangues dehors, les deux rebelles trouvant ce dieu chrétien discriminatoire. Sinon, « il ne pouvait jamais accepter que les Noirs soient réduits en esclavage », qu’ils soient traités comme des horribles créatures même après l’esclavage, enfin, que les disparités économiques et culturelles soient aussi criardes, les Blancs nageant dans l’opulence et l’arrogance et les Noirs dans la misère la plus abjecte attestée par leurs cases sales.

Cependant, ce schéma dichotomique devient des plus ambiguës lorsqu’il faut équilibrer l’esprit et le corps, d’où la complexité de la société antillaise. Car, d’un côté, il y a l’aisance matérielle incarnée par les Béké et, de l’autre, l’âme nègre en souffrance, prête à toutes les compromissions pour sa survie. A cause de sa condition sociale déplorable, de cette absence de l’avoir, ce peuple sans terre a du mal à maîtriser son espace-temps. Ce qui provoque cette situation de dépendance à tel point qu’il arrive que Razyé, bien qu’agrippé dans sa culture ancestrale, maudisse ses origines d’assujetti, assimilant son interminable servitude à la fatalité. Nécessiteux, il ressent un fort sentiment d’injustice et voit en sa couleur un sacré malheur, un obstacle majeur sommé : « il aimerait, dit-il, être Blanc, si j’étais blanc tout le monde me respecterait » (Condé, 36). C’est justement pour des raisons matérielles et d’ascension sociale que Cathy, après un séjour chez les bourgeois, ne se voyait régresser en acceptant Razyé, un être si sale, si brute, comme si elle réveillait son côté sauvage d’Afrique (Condé, 20).Cette discontinuité dans la continuité caractérise le mulâtre, être hybride par excellence qui n’est que les autres, produit de deux cultures aux antipodes appartenant à deux symboliques contradictoires. « L’hybride, nous apprend Serge Gruzinsky, n’est pas la marque laissée par la continuité de la création. Il est le produit d’un mouvement, d’une instabilité structurelle des choses » (Grunzinsky,

175).

Au total, le passage vers le processus de créolisation se fait donc sur une base de paradoxes, de conflits, d’emmêlement, d’enchevêtrement envers ou contre tous. E.

Glissant apporte un éclairage sur la situation des Antilles dans son Discours antillais en ces termes : « Si cet espace n’est plus l’espace ancestral, ce n’est pas encore l’espace possédé » (Glissant, 88). Mais deux cultures radicalement opposées peuvent-elles fusionner pour faire une nation idéale, rêvée ?

  1. L’UNICITE DANS LE COSMOPOLITISME/ UNE POETIQUE DU DIVERS

Nous manipulerons le terme “cosmopolitisme” avec beaucoup de précaution, car Edouard Glissant, auteur en apparence cosmopolite, récuse véhémentement ce terme. Il préfère le sème « créolisation » en ce sens que dans ces « ailleurs multiples », il doit y avoir un centre, un lieu d’enracinement, mais qui s’ouvre à d’autres cultures. Il ne s’agit pas d’une fusion pacifiée ou d’une juxtaposition des cultures multiethniques, mais d’un processus irréversible vers lequel l’humanité doit tendre : la communication entre les ancrages. De fait, s’il se méfie du syntagme « civilisation », prélude aux guerres hégémoniques des atavismes, reconnaissant par là même que les identités sont multiples.

Ainsi, le point de départ à conserver dans Sartorius est « Onkolo » où sont nés les trois frères Imoko, Oko et Ato ainsi qu’Odono, parti dans les îles, qui était lui aussi un vrai Batoutos. C’est dire que même dans l’intérieur de ce labyrinthe africain, les processus de créolisation se sont effectués. Ensuite, survinrent les déplacements et les migrations vers les autres parties de la planète qui générèrent cette mosaïque de cultures. L’on retrouve alors dans ce dédale les Batoutos d’inspiration et les Batoutos de souche (Glissant, 306). De manière volontaire ou inconsciente, l’on s’imprègne de l’invisible de l’Autre. Toutes les cultures du monde se valent. Elles sont l’un et le multiple à la fois. Aucune n’est véritablement originelle, pure.

Grâce au pouvoir de l’empreinte, de l’enracinement invisible, notre narrateur affirme que « les Batoutos vous enseignent sans que vous le sachiez ». C’est une présence absente, un goût prononcé pour l’inextricable. Cette démultiplication des peuples, venant de la même souche qui est la race humaine, devrait donner lieu à un droit à l’opacité et l’imprévisible. Ce modèle universel permet au conteur de nous apprendre que l’éparpillement de ses différences se transforme en une parole-lumière profondément salvatrice pour les humains.

En effet, ces imbrications connotent l’interférence avec, pour finalité, la tolérance, d’autant plus que les peuples se croisent, s’entrecroisent, se multiplient.

Glissant, dans son projet de la politique ou la poétique du divers, inscrit l’homme dans le mouvement perpétuel et dans la non maîtrise totale du temps, c’est la raison pour laquelle il s’interroge sur le temps : « A chaque temps vient son histoire et les temps changent Odono aussi » (Glissant, 296).

En se cloisonnant dans une quête obsessionnelle de la pureté originelle, l’on fige le temps et par là même la vie, car la mémoire est par moments défaillante. Un esprit étriqué, fil d’Ariane des extrémistes, peut pérenniser les préjugés raciaux, attiser les conflits ethniques et perpétuer d’éventuelles gloires futiles, pouvant aboutir à l’irréparable : les massacres et les génocides. La sclérose et l’autarcie sont bannies chez cet auteur, au profit d’une dynamique de changement, d’une perpétuelle mutation des peuples en marche :

« Comment peut-on distinguer un Batoutos Tutsi et un Batouto Hutu ? À cela faut-il ajouter des Batoutos étasuniens des natifs des Asiatiques des hispanos des Noirs des Blancs des-qu’on-ne-sait-pas Caucasiens hé ! Qu’est ce qu’un Caucasien des qui- n’ont pas de nom ils sont trop croisés trop mêlés

Des Batoutos nègres et koulis et des Batoutos rastas des Béké oui c’est dans la

baille caraïbe vraiment Bob Marley » (Glissant, 282).

Au demeurant, il invite à l’échange et au voyage à travers les mers à partir de la mère-Afrique, « Onkolo » formant un ancrage dans le cosmopolitisme, un enracinement dans l’ouverture, une liberté créatrice, mais aussi une liberté d’être, dans une espèce de va-et-vient identitaire qui débouche, par un jeu sémiotico-ésotérique, à la symbolique O qui peut être U ou W, c’est-à-dire ouvert. Partant de là, notre narrateur mystique reconstruit une société imaginaire, idéale : un tout-monde. Puisque l’élan fraternel s’impose à nous, ce qu’il faut conserver, c’est surtout la “trace restante”, c’est là où réside tout le mystère de la Création. C’est pour cela que tous ces “mutants-migrants” : les hommes et les femmes du Nouveau Monde doivent conserver la parole et la palabre, « cette permanence fragile des vies ». Ils ne doivent jamais se désolidariser ni oublier Onkolo.

Mais notre auteur ne se contente pas de cette part de rêve qui l’habite et le hante, cette soif de la relation, de la communion avec l’hétérogénéité, il est aussi pragmatique et devient de manière subtile et humoristique un écrivain social.

La xénophobie des sociétés impérialistes, où prédomine le discours sur « l’espace fermé et unanimement régi », est une pure hypocrisie, car l’errance et le nomadisme des Batoutos toujours paupérisés masquent une force économique pour ces puissances dominantes. Aussi note-t-il que ces Batoutos, « entrés dans les misères » souvent dépersonnalisés pour se conformer aux normes de la société référentielle, contribuent à la prospérité économique et au rayonnement culturel du monde, d’où cette interdépendance des peuples. Par exemple,

« Venueto, il habite le Brésil où ses enfants jouent au football, c’est la convention de l’endroit, ça aide à vivre […] nous enfantons tant de traducteurs, et même du letton au kiswahili, il n’y a pas l’anglais et que l’espagnol. L’affaire est de trouver travail […] Kerino froidit en Islande, elle découpe la glace.

– J’ai entendu de Falfaono, il a eu la carte verte des Etats-Unis et puis la nationalité, il démêle dans la grande bourgeoisie africaine-américaine des affaires »

(Glissant, 320).

Cette dispersion des Batoutos pour des raisons de survie décrite par Imokoo avec une pointe d’humour, si elle cache la triste réalité de l’immigration, le dérisoire, n’est pas exceptionnelle et insolite, les peuples ont toujours traversé les mers, la terre n’appartient à personne donc, est à tout le monde. Le conteur se pose en patriarche avec un ton doctoral : « La terre est bourrée de terres qui sont bourrées d’habitants.

Ne devenez pas un occupant de terre » (Glissant, 319).

Au nom de l’humanité souffrante et exploitée par le désir de possession des uns et les égoïsmes tous genres, Imokoo nous lègue une leçon de sagesse : la générosité, mieux, le sens du partage. Selon lui, nous sommes tous créoles, entendons par là des hommes ayant des destinées individuelles, et communes. En vivant en symbiose avec la terre sans toutefois vouloir la dominer ou s’en approprier, l’être humain atteint la plénitude, une sorte d’harmonie intérieure qui procure la paix entre les peuples. « Pas un peuple, sauf les reclus et les maudits, qui ne traverse pas par les pays. Tous les peuples traversent par tous les pays (Glissant, 321).

Cette philosophie de l’humilité doublée de la grandeur d’âme rejoint la pensée de Maryse Condé qui, dans le cadre de la structure des romans, raffermit ce désir d’ouverture par la présence des polyphonies ainsi que par l’association de la langue française et des particules linguistiques créoles. Par exemple, la narratrice nous enseigne que Cathy, pour son raffinement, doit dire « l’iule » au lieu de « Kongolio » et prononcer « Sensitive » à la place de « Manzè ». Que l’émancipation de tous les groupes ethniques risquent de transformer l’île en un vaste Manje-kojon sans oublier l’onomastique : Ti-sapoti, Jan Gajè, ces vampires qui se dédoublent la nuit.

Dans ce contexte du métissage, l’identité radicale perd tout son sens, car l’éternité est prospective, donc devant nous et sans limites. Il y a chez elle, nous éclaire Ernest Pépin, « interaction entre la liberté inhérente à tout être humain et l’identité, cette dernière ne se construisant qu’au gré de nos avancées, de nos aventures et de nos avatars » (Pépin, 43). En d’autres termes, la réalité antillaise est celle du multiculturalisme où possédants et dominés doivent cohabiter. C’est une intégration douloureuse mais nécessaire. Pour cela, Razyé, être déraciné, quoique rebelle, n’arrivera jamais à percer le secret des esprits Egon réservé aux seuls Babalawo. Il en est de même de la situation tragique de Cathy la mulâtresse, qui vit le drame de la double personnalité, déchirée entre deux cultures :

« C’est comme s’il y avait en elle deux Cathy. Une qui débarque directement d’Afrique avec tous ses vices. Une autre Cathy qui est le portrait de son aïeule blanche, pure, pieuse, aimant l’ordre et la mesure. Mais cette deuxième Cathy n’a pas souvent la parole, la première a toujours le dessus » (Condé, 48).

Au reste, la question de l’identité est un mythe pour l’Antillais, ni le noir descendant de l’esclave dont le père est le négrier, ni la mulâtresse obsédée par la culture d’origine ne pourront satisfaire leurs profondes aspirations : « Comment vivre sans son âme ? s’interroge Razyé. (Condé, 103)

La réponse de la Guadeloupéenne est exhaustive et ferme. Condamné à l’errance, il faut s’accepter comme tel, vivre le présent pour mieux se projeter dans l’avenir. Etre Antillais, pour Maryse Condé, c’est un désir, une décision que l’on prend. On peut se percevoir Antillais tout en préservant sa liberté identitaire. C’est apprendre à vivre avec ce qui est en soi, mais aussi avec ses manques dans la mesure où toute recherche de l’altérité radicale, au sens où l’entend Roger Toumson, est vouée à l’échec. En un mot, il n’y a pas d’enracinement primordial chez cet auteur, nous voulons dire, dans cet ouvrage en tout cas.

On perçoit, au fil de cette narration, un brin de pessimisme à cause de vains efforts fournis par Cathy et Razyé, mais cet échec apparent est porteur d’espoir grâce à la primauté de l’action. Ils continuent à lutter, car la liberté s’arrache. C’est au prix de la résistance et de l’engagement qu’ils seront le sel de la terre et la lumière du monde.

Ce qui distancie Condé de Glissant, c’est cette influence transcendantale, une tournure quasi mystique de la créolisation, cette poétique utopique et rêveuse du Martiniquais qui engage la planète entière dans un processus de créolisation inéluctable. Son projet est plus vaste, prométhéen, omnitemporel et transhistorique.

Tout en s’éparpillant, les Batoutos gardent cette épine dorsale qui est le lieu de la « parole- palabre ». Même si cette parole devient courte, elle reste le dernier gardien du temple. Il y a donc un ancrage profond même s’il n’y a pas de filiation. C’est le socle sempiternel qui donne aux Batoutos de l’île, descendants d’Odono, plus de liberté, laquelle leur permet d’être des Batoutos de cœur, dispensés des attaches ethniques, illustrant ainsi des diasporas en mutation aux identités reconfigurées.

Toutefois, la trace obsessionnelle des Batoutos dans la création du monde, si elle vise à première vue à la restitution de la vérité historique et à la quête de la justice, ne peut-elle pas masquer une « batoutomanie » et même une batoutocentrie, ce qui peut laisser soupçonner un afrocentrisme diffus ?

En réalité, « Boutouto » a insufflé de l’énergie aux autres peuples du monde. Leurs arts, la peinture en l’occurrence, sont imprégnés de la gloire des maîtres de l’énergie invisible. Il est donc l’atome primordial. Dans une écriture fortement métaphorisée et symbolique, notre auteur ruse avec l’opacité pour dire le Non-dit. Dans cette dimension supérieure, il rejoint la pensée de Cheikh Anta Diop et son école sur l’influence et la présence africaine dans le monde (Glissant, 70). L’inextricable n’occulte pas complètement sa démonstration érudite de la puissante trace des Batoutos qui, bien que prenant des élans mystiques, aboutit à une parfaite créolisation, mieux encore à sa poétique du divers : « Même les dieux favorisent le passage à la multiplicité, car les dieux vont dans les îles comme vous et moi » (Glissant, 162). Cette trace « batouto » se mue alors valeur unificatrice et en appelle au respect mutuel des cultures. C’est un vibrant appel à l’amour, mais aussi à la solidarité entre les humains. En clair, la créolisation du monde est un humanisme, car « tous les morceaux de la parole reviendront par ici pour se raccommoder entre eux, n’est-ce pas ainsi ? » prédit Imokoo (Glissant, 321).

Au bout de cette analyse, on constate que la littérature caribéenne, manifestation de sa culture, résultante des formes de l’imaginaire africain et celles de l’emmêlement caraïbe et européen est, par essence, syncrétique malgré le choc culturel et des résistances permanentes qui régissent cet espace. Chacun de nos auteurs tente à sa manière de définir « l’être antillais ». La migration des cœurs est un voyage intérieur, une quête de soi à soi, la quête du bonheur et d’une vraie passion inassouvie. La mobilité permanente de Razyé à la recherche de l’être aimédévoile un mal-être patent. S’il s’inscrit dans le mouvement, il tourne dans le vide, car il veut absolument figer le temps. Il doit accepter, sans pour autant se résigner, qu’il est du Nouveau Monde, hybride, multiculturel et que cette Afrique est à jamais perdue symbolisée par les meurtres inexpliqués et subits des garants des esprits. Son équilibre est au prix de son degré de tolérance parce qu’il y a tant de voix en lui, mais aussi tant de valeurs dans cette « diversalité », pour reprendre un terme cher à Raphaël Confiant. Edouard Glissant tisse sa toile d’araignée autour de l’Afrique, ce dévolu berceau, point de départ de la parole-palabre qu’il faut jalousement conserver.

Onkolo, le village mythique, insuffle une énergie redynamisante aux Batoutos de souche et à ses descendants. C’est aux hommes d’apprendre à interpréter ces signes invisibles.

De ce fait, seul, le métissage ne suffit pas à créer l’harmonie, il faut l’invisible, l’inextricable pour arriver à former une boucle O : l’enracinement dans l’ouverture, dans un au-delà du réel. Et dans le même ordre d’idées, notre auteur laisse deviner une connaissance approfondie de la mystique négro-africaine, conception holistique où les éléments forment un tout indissociable, les hommes étant les maillons d’une chaîne : Batouto. Et c’est ici que résident la grandeur mais l’énigme de cet ouvrage et, par conséquent, son originalité qui est un donné à penser. Il renferme plus de pouvoirs qu’on ne le croit. Dans un langage codé, se lit en filigrane la symbolique de la contribution économique, historico-culturelle, politique et même initiatique des peuples dominés. Ce qui est capital dans cet enchevêtrement, c’est le respect de la différence et l’humanisme, credo de nos deux auteurs : « Transformer le domaine des Belle-feuilles en une plantation modèle où il n’y aura ni békés, ni mulâtres, ni nègres mais des hommes libres et égaux en droit (Condé, 36).

Les migrations, qu’elles soient intérieures ou géographiques, en appellent actuellement à une véritable approche socio- esthétique, car, avec la mondialisation et le cosmopolitisme, les paroles se déplacent avec les hommes. Les mémoires se troublent, s’enrichissent ; le malaise aussi s’installe. Au regard de cette aventure scripturaire, nous avons voulu montrer la manière dont les écrivains issus doublement du déracinement peignent l’exil, l’errance, en un mot leur passage à la mobilité esthétique. Et nous progressons vers une rencontre des cultures qui reste un défi à relever, car elle n’est pas harmonieuse : c’est un rêve, un projet dont l’humanité a vivement besoin pour fonder une nation idéale, cette forêt bleue ! Terminons notre propos par La Lézarde d’Edouard Glissant pour confirmer qu’après tout l’ancrage dans l’ouverture c’est être soi-même :

« Nous voulons d’abord être en paix avec nous-mêmes, notre centre il est en nous. C’est là que nous l’avons cherché. C’est cela qui nous donne parfois cette amertume, ce goût de la tristesse (…) toute cette lutte au fond de la nuit, avec le tam-tam qui flamboie en nous (…) met le rythme, c’est notre connaissance à nous, met le rythme déchiré ou monotone, ou joyeux ou lamentable » (Glissant, 118).

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

  1. Œuvres de référence

CONDE, Maryse, La migration des cœurs, Paris, Robert Laffont, 1995.

GLISSANT, Edouard, Sartorius, le roman des Batoutos, Paris, Gallimard, 1999.

  1. Ouvrages et articles cités

Confiant, Raphaël, « Le créole, langue pour la diversalité », in Toulouse, La dépêche, 1999, 12p.

GRUZINSKY, Serge, La pensée métisse, Paris, Fayard, 1997.

GLISSANT, E., La lézarde, Paris, Seuil, 1958.

– Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981.

KESTELOOT, Lylian, Anthologie négro-africaine, Vanves, EDICEF, 1997.

GIRAUD, Michel, « Les identités antillaises entre négritude et créolité », in Cahiers des Amériques latines n°17, 1994, p.141-156.

TOUMSON, Roger, Mythologie du métissage, Paris, PUF, 1998.

SAINTON, Jean-Pierre, « Franc-mulâtres et neg nwè : mémoire de l’esclavage et conflits de couleur en Guadeloupe dans la société post-esclavagiste », in Paradoxes du métissage, sous la direction de Jean Luc Bonniol, Edition du CTHS, 2001.

  1. Documents sonores

Antoine Spire « Spécial littérature des Caraïbes » dans Staccato, une émission radiodiffusée dans France Culture, 1998.

[1] Chargée de cours, Ecole normale supérieure, Yaoundé,

Cameroun.

[2] Entretien avec Maryse Condé et E. Glissant dans Staccato « Spécial littérature des Caraïbes », une émission d’Antoine Spire dans France Culture, juin 1998.