Poèmes

LOUIS ARMSTONG

Ethiopiques numéro 16

Revue socialiste

de culture négro-africaine

Octobre 1978

Ta vie :

un rosaire d’équivoques tragiques

dont chaque grain était de l’angoisse engrangée

dans du granit poli mais engrossé d’orages,

de spasmes de godspells et de litanies éclatées.

Tu le mettais, jamais le même, au cou de ton courage,

tantôt collier de cardinal ou nœud coulant,

rivière de corail ou chaîne de grappin,

nid d’abeille de fraise enrobant le carcan,

cravate de pendu, psautier de commandeur ou de caudillo,

bouillonnement de guimpe sur la cangue.

Tantôt jumelage insolite

de scapulaire et de gri-gri.

Le capitule de capoc du rire capricant

qu’ourlaient en noir épais tes lèvres de blessure

et de bouche de giberne ;

Tes prunelles blanc d’acier, roulant, désorbitées

dans un carambolage de lunes pleines ;

ton corps débordant de youpin

de Samedi saint aux Antilles,

ton corps dont chaque muscle,

chaque tendon tendu comme un arc,

chaque os horizontal ou vertical,

mobilisés, socle, pour soutenir ta nuque de taureau

tes mains de joaillier

de batteur

de bûcheron de bateleur

de boueur

tout cela qui était toi,

ta rondeur

ta pesanteur

ton opulence

Tout cela n’était que fiche signalétique

de l’apparence de Satchmo.

N’aimais-tu la trompette

que parce qu’Osiris en joua,

Osiris

qui incarna le Nil et le mythe solaire,

qui naissait à l’aurore

pour tailler son suaire en la pourpre du soir,

et dont le culte immémorial

rejoint dans la durée

le rite nègre de la mort ?

Elle aussi dans l’écrin était impersonnelle

un conduit droit qui se courbe en ellipse

et s’évase.

Elle ne frémissait que collée à tes lèvres.

Ce membre de métal qui complétait tes bras,

se métamorphosait sous ton toucher subtil.

Et vous n’aviez tous deux d’identité réelle

que dans cette chaleur osmotique du souffle,

car vous vous confondiez dans un acte d’amour

lorsque vous dialoguiez de lèvre à embouchure :

un baiser à temps fort de morsure rythmée.

Le duo s’exaltait aux dimensions d’un chœur.

Le rideau se levait :

Dans l’affleurement pudique d’un sourire

mûrissait la récolte de ton lire énorme

dont le sarcasme calculé, chevauchant des douleurs viscérales

brisait le masque froid.

Râlait alors ta voix râpeuse en contrebasse.

Vos corps vivaient, vibraient dans une transe sourde

qui, fluide, coulait en vaguelettes de frissons

vers l’auditoire ensorcelé

et remontait vers toi.

ressac phosphorescent de mer antilléenne,

immense lustre de cristal qui n’achevait de se briser

qu’en roulant à tes pieds en éclats de vermeil.

Et, nous baigniez tous deux dans l’orgasme extatique.

Corne d’abondance,

la coupelle de la trompette

déversait des bulles irisées

qui se contractaient en diamants.

Ton mouchoir légendaire

devenait filet de funambule,

spirale de porcelaine,

écran de perles, capitonnage d’écrin.

A ta boutonnière, un éclat de verre de Venise,

une perle du Japon à ta cravate,

à ton front en sueur, une étoile d’onyx.

Ni sorcier, ni cabotin, ni saltimbanque,

riant comme l’on pleure,

un dieu noir ordonnant l’univers devant toi,

tu vivais ta passion en habit de soirée.

Dans la carrière de mégalithe de ta peine,

les catacombes violées de ta croyance et de ta race,

parmi les cierges de ténèbres solidifiées de stalactites,

tu bâtissais un monde

pour le Noir

et pour l’homme.

Tu désarticulais le sanglot en syncopes

le spiritual en lanières de cris,

le blues en sifflement de haubans

jusqu’au jet de geyser dans le désert, du jazz,

musculature cervicale de timbres rauques,

nervures de stridence

irriguant de colère et de mâles clameurs

la coulée mélodique de ta ferveur.

Le vocero imprécatoire du tocsin traversait le godspell

de sifflements de sédition.

Et par delà la foule électrisée,

tu conduisais ton gang une nuit de Noël,

à travers le ghetto, hors du ghetto de Dixie Land.

Le public,

C’était ton gang de gamins fous guettant ton gant de fagotin,

ta manche de Jocrisse.

et qui marchait, délirant, immobile,

vers la Jericho de la Justice et de la Joie.

Puis le solo recommençait dans le silence saturé,

ensemencé de silice, opale et calcédoine.

Tu remontais le Mississipi sur des bateaux à roues,

aux rythmes du « hot five »

et continuais ton voyage vers la Source,

de l’embouchure du Congo

jusqu’à la brousse magique encerclant le bois sacré

où bat le cœur insomnieux du tam-tam

aux pas pilant leurs propres empreintes.

Mais ton cœur perd la mesure et tressaute.

Terrassé, tu halètes.

 

Blessé, tu te relèves au coup de gong,

Louis Amstrong,

dans le ring, loin du gang.

Tu séduis la camarde au son d’« Hello Dolly ».

Mais tu sais proche le dernier round.

Tu décides de composer, la trompette à la bouche,

ton propre cortège funèbre.

Et l’on entend pleurer le lamento du spiritual,

les foules qui t’auront adulé

au Congo, à Queens, Paris et Chicago.

Soudain le gang de Perdido : [1] fait front :

Trois sifflements de balles.

Eclate le clairon de la délinquance contestataire.

Quelques confetti d’orchestre de carnaval,

Des modulations de West End Blues,

Et le fleuve profond gonfle ton cou.

La clameur des opprimés noirs du Sud

embouche la trompette ;

mille doigts réunis actionnent les pistons :

Voici l’Archange Gabriel qui dicte le Coran.

Il te reconnait, Satchmo,

qui lui donnas jadis rendez-vous en musique.

Tu crois qu’il sait qu’en bas, sur la planète,

ton cœur battait au confluent du Nil, du Sénégal et du Niger,

et qu’à cet estuaire cardinal,

obsédé par les affluents qui métissent ton sang,

tu débouchas sur le Jourdain

qui roule, indifférent, les restes des dieux morts.

Tu crus lui raconter ta vie,

ce malentendu tragique :

Ton clairon ameutant le matin dans la geôle ;

le ghetto sans porte ni muraille

qui te suivait partout au pays de John Brown ;

cette marche sans fin sur ta douleur et dans la gloire,

où tu exorcisais de notes polysémiques et effilées,

d’arabesques et de séismes polyphoniques,

l’étoc mouvant et pourpre du Golgotha.

As-tu découvert depuis

que le ciel n’existait qu’au sommet de ton cœur

où culmine le songe et couve l’étincelle,

et que l’Archange Gabriel, en djellaba neigeux,

n’était que la transfiguration de ton subconscient déchiré,

la somme sublimée de tes joies les plus hautes,

la prière et l’extase exsudant du cilice,

l’ardente projection, sur les murs de la mort,

de ton tourment majeur.

Dans le cercueil de bronze

où repose le virtuose anesthésié,

à côté de sa trompette morte, mordorée,

et tous deux asphyxiés de silence éternel,

ils semblent séparés pour toujours.

Coupé, l’ombilic.

Tari le souffle dans le temps contracté.

Pourtant,

vous commencez à vivre au-dessus de vous-mêmes,

– ni funambules, ni fantômes

une double existence

de détenus masqués dans un décor changeant

de conte fantastique.

Les coulisses

vous sont désormais interdites :

Le recul et la mort

donnent au malentendu tragique

des dimensions d’éternité.

Mais qu’importe !

WE SHALL OVERCOME !

NOUS VAINCRONS.

[1] Ville natale du trompettiste