Poèmes

LITANIE ET AUTRES POEMES

Ethiopiques numéro 16

Revue socialiste

de culture négro-africaine

Octobre 1978

Litanie

l’enfer est là sous le soleil

je remonte l’escalier des vagues

en chantant la ci darem la mano

elle montre ses collines et ses vallées en cette saison

île robuste

les clefs dans ses mains sonnent le mozart le paradis

bateau pasteur de moutons leur berger

château tout blanc et bleu maillot de matelot

arbre animé d’une âme lointaine

et moi animal domestique au pied de ce portail

massif et mystique

j’agis agir ! toi toison de cheveux noirs dans l’air de la mer

boîte à malice en bois précieux incrusté d’or et d’argent

toile d’araignée péché sur les rayons suspendu

du soleil couchant

montrant l’heure du retour d’orphée

Retour de l’Ile

De retour, alors que sur l’horizon on devine les tours de la

zone industrielle, on entend les cris stridents des mouettes

et je me rappelle la musique indienne, celle qui convient à

cette heure crépusculaire, raga d’attente amoureuse et

d’espoir.

La poussière des ruelles et des quais se meut dans l’air vespéral.

Je vois un signe angoissant et jaune sur le fond sombre du firmament.

A côté du croissant apparaissent les astres : ils sont trois

et symbolisent l’âme de la nuit.

Une jeune femme s’approche avec un chien aux oreilles pendantes

et à la queue baissée de même couleur que le firmament, pour

regarder les tréfonds du cœur glacial de l’océan.

L’heure de la géographie humaine

Les maisons yougoslaves sont doucement heureuses sur l’affiche

collée sur la porte étroite.

On sort du cinéma, la séance est finie, on s’en va.

Mon camarade, mon ombre et mon bourreau, nous marchons au-

devant de la métropole, liés par le pacte de sang. Immeubles de

bureaux dans la boue et le brouillard, cent tours grises

des églises, le palais de la culture, Var-scha-va !

Les maisons slaves sont doucement heureuses, leurs toits en

pente protègent contre la neige et la pluie.

Mais le coq va chanter, de ce côté se lève le soleil, sonne

l’heure de mon départ…

Monter à l’Est ou montrer son sexe dans la rue et se sauver

en avion au Mexique ?

Le ciel étoilé de pollens, les sommes astronomiques !

Je vous laisse, les spectres du passé, moi, païen de l’Est,

je veux voler !

Tableau bleu ciel

arbre de connaissance le premier homme en mange à jeun

d’amples pommes d’adam de juteux pamplemousses

rouges et jaunes raisins

gouttes de sang innocent oranges de cieux d’ancien régime

banane verte pesante comme un poisson

dresse son armature

arrête ! du vin ! de table bouteille noble et lisse une feuille

Ô mon regard oblique

la coupe dans ta main minuscule elle refoule mon désir

me bannit toujours plus loin

glaive de la loi suprême suspendu au-dessus de nous

pénis de dieu tout-puissant

les vieilles mœurs de mille neuf cent soixante dix huit aujourd’hui jeudi

l’ancien régime pourri nature morte

Le dévoilement d’une idole

L’exilé de Danemark, mollesse et dureté. Les cheveux de l’idole

sont soyeux et souples, blancs, blonds ou bleus, crinière d’un

cheval de chambre, coiffé artificiellement.

Ces bras longs, ces gestes languissants, ces yeux durs, sombres,

deux diamants séparés pour toujours qui s’aiment.

Ces lèvres maquillées d’un mannequin.

Cette race nordique ou méditerranée, mélange menaçant, l’homme

du milieu.

Prince flagorné par les femelles, bassesse de son sexe invisible.

Heureux bâtard !

C’est lui, l’exilé de Danemark !

Réseaux

marcher et penser les droits d’individu

selon les horaires d’hiver

errer sur les chemins de fer

les lignes aériennes

et le transport urbain

poser le regard sur les endroits profonds les voies souterraines

sonder

jeter des coups d’œil

s’asseoir à l’orée d’un square

se lever

marcher et penser les droits d’individu

en haut la toile tableau sur un mur

un enfant malade

le cadre une fenêtre

songe aux champs-élysées

caresse une lettre

figée

le son d’un avion se lève du fond du ciel froid

remplit la carte bleue du paraphe de sa queue

signe la cité des marcheurs rapides

en bas un chômeur songe aux sous

il cite cette avenue quotidienne

la balaye de gauche à droite

et de droite à gauche

solitaire

une compagnie maritime annonce les croisières

l’océan pacifique

la tactique du chômeur

mouvements uniformes

tic-taquent les deux aiguilles sur son bras

et s’avancent aussi

une dame fait les courses

les hauts talons se glissent sur l’échiquier gris du trottoir

et freines les jambes devant les vitrines transparentes

le corps frisonne au contact du luxe

le pantalon

la tête lucide compte l’argent dans le sac-à-main

lance un regard limpide

l’homme avance

une singularité de l’espace

salle d’attente au bout du labyrinthe

un lac silencieux

le soleil se lève

balaye la poussière

de l’autel rituel du labeur

s’ouvre un livre d’or et lourd du jour

le vingt novembre le goût amer de l’hiver

Vendu en vélo

Jacques. Son visage me dit tant de choses.

Sa virile tête, sa bicyclette, sa courte taille, son maillot

de corps.

Il prend le virage tout en méditant.

Voilà le commis voyageur à la poitrine velue. Son talent vénal

n’a pas d’égal ; il a mérité le titre de champion que l’on lui décerne.

Vendeur de verres à monture d’or, de besicles, de lunettes de

soleil aux formes bizarres et capricieuses, servant à corriger

ou à protéger la vue.

Achetez les lentilles ! Mettez vos lunettes !… C’est mon avis.

Bientôt vous n’en trouverez qu’une paire qui s’écarte trop de

l’ordre commun !… biscornue, aux branches inégales dont l’une

a été sciemment sciée par l’artisan attitré.

La ville la nuit

vierge vautour ver luisant elle se vend son corps

les lampyres l’éclairent les vitrines tremblent sous les coups

saccadés des camions tardifs

aromatique la forêt des fleurs artificielles

elle n’admet pas leur beauté

obscur le ciel de cet hivernage où frémissent les gouttes de pluie

elle n’admet pas cette beauté parmi les astres sur terre

des portraits d’hommes d’état dans les vitrines de l’occident

viens chéri

oraison funèbre de la mer

le déroulement déréglé de sa vie plaintes sauvages visages

thalassothérapie égouts puants nageurs

la flore et la faune photophobes apparaissent les cars de police

lune de ramadan roues lourdes des camions vers la minuit

elle a peur de djinns mais…

les ermites veillent des visions ils ont

le désir se fait jour vers minuit le coq chante

les sangliers les canards les loups sortent

les lapins perdrix bécasses

gibier à plume flottent à la cime des palmiers sauvages

gibier à poil.

veuillez ne pas les effaroucher

prière de rester calme

Délibérations diurnes et vespérales

dans un supermarché

l’ennui à bouche ouverte boîtes de conserves bien rangées

couleurs décourageantes criardes creuses

musique apéritive accompagne les clients

coulée lente entre les rives des rayons

rose orange rouge la viande voici le vendeur

compte sur les doigts les jours restant jusqu’à la fin du mois

les festons argentés suspendus sous le plafond déplacés dans le décor

faut pas toucher ça coûte cher

des fétiches arrivent du fonds des forêts artificielles

joyeusement s’approche le mensonge d’une nuit d’hiver

bientôt les fêtes totalitaires et glaciales

devant les mendiants glanent des morceaux de viande

saignent tombent sur le trottoir toussotent la nuit

tout est là tutti frutti dans les vitrines dattes toasts

les piétons vont à l’église elle se dresse

ses tours célestes elle les tend froides

alors les étoiles commencent à tomber dans les mains des mendiants

et le vent se lève…

mais pour qui sonne le glas

pour moi pour nous pour tous les pauvres pour eux !

heure six une civilisation s’écroule les clochards réclament le don

john donne ronronne dans les feuilles un chat ?

les cadeaux ne suffisent pas