Développement et sociétés

LITTERATURE ORALE ET STRUCTURATION SOCIOPOLITIQUE EN PAYS SEREER

Ethiopiques n° 42
revue trimestrielle de culture négro-africaine
3e trimestre 1985 volume III n°3

I – DE LA TRADITION ORALE A LA LITTERATURE ORALE

La tradition orale est généralement entendue comme l’ensemble des témoignages rapportés de bouche à oreille et qui concernent le passé. Elle se présente comme une accumulation de paroles léguées par les ancêtres, et destinées à être engrangées dans la mémoire collective de la génération qui les reçoit, puis à être retransmises à la génération suivante avec un souci de dissémination et de participation au niveau de l’ensemble des membres du corps social. Ainsi se perpétue par la chaîne ininterrompue des générations, l’héritage des paroles essentielles. Pour se faire appréhender plus aisément et mieux survivre, ces paroles se codifient suivant des structures formelles correspondant quelquefois – mais pas toujours – à des contenus thématiques unifiés. C’est cette démarche que Basile-Juléat Fouda appelle un procédé à la fois de fragmentation et de condensation qui permet d’aboutir à des répertoires stables où « … se trouve décantée, la fine fleur de la sagesse ancestrale… » [1].

Au-delà de l’idée de sagesse qui évoque d’abord l’ordre de la raison, la fine fleur décantée se nourrit aussi d’une intention esthétique : l’art du bien dire se fait jour et ordonnance l’organisation formelle des paroles. Nous sommes alors en pleine littérature orale.
L’expression « littérature orale » est récente. D’après B J. Fouda, c’est le Français Paul Sébillot qui l’a créée en 1881 pour désigner une littérature non écrite à laquelle l’auteur avait consacré une étude intitulée « Littérature orale de Basse Normandie ». (Paris, Maisonneuve). Mais comme le constate G. Calame-Griaule, il y a quelque contradiction dans les termes à parler de « littérature orale », car le terme latin « litteratura » qui a donné naissance à « littérature » signifie d’abord « écriture ». Or avec la littérature orale, il y a précisément absence d’écriture.

En réalité, Paul Sébillot comme tous ceux qui ont permis à l’expression d’avoir droit de cité aujourd’hui, ont pris en compte l’importance du facteur esthétique. Celui-ci se note d’abord au niveau externe avec « la conscience qu’ont les usagers de changer de « niveau de parole » au moment où ils commencent un récit « littéraire » [2]. On peut interpréter dans cette direction – mais sans que ce ne soit là la seule signification – l’utilisation de formules d’ouverture et de clôture de récits à visée esthétique évidente (cf. les contes). Calame-Griaule identifie cette visée esthétique au niveau des règles stylistiques qui, dans le domaine de la poésie, se notent à six paliers distincts qui sont [3]

– le niveau phonétique : « Groupements de phonèmes en sortes de « constellations » organisées… autour d’un ou de plusieurs mots-clefs qui donnent la, « couleur », dominante d’un passage, avec possibilité de leur disparition totale dans d’autres passages, pour provoquer un effet inverse.

-le niveau morphématique : établissement de la norme poétique par opposition à la norme linguistique courante et transformation des morphèmes de la langue par le style poétique, d’où possible réduction à des formes essentielles et aboutissement dans le cas dogon à des phrases « nominales » i.e. sans verbes ;
– le niveau syntaxique : tendance à la simplification, a l’allègement avec la suppression des monèmes de fonction (mots-outils grammaticaux) ; au bouleversement, de la forme canonique de la phrase, avec ici une liberté plus marquée dans l’expression poétique ; – le niveau lexical : choix des mots plus pour leurs sonorités particulières que pour leur sens, agencés de manière à avoir des répétitions, des refrains, des assonances, des allitérations. Parfois introduction de termes rares et insolites, archaïques ou en langues étrangères ou « secrètes » ; – le niveau prosodique et rythmique : la prosodie, nous rappelle le Petit Robert, « concerne l’accent, la quantité dans la prononciation ».

Elle est constituée par les « caractères quantitatifs en tant qu’ils interviennent dans la poésie » ; ou les règles relatives à ces caractères. Son comportement au niveau de la littérature orale, est importante, surtout pour les langues à tons et, en raison de la proximité entre poésie et musique. On conçoit mieux cette importance si on se rappelle que le rythme musical préétabli sert souvent de moule à la parole poétique ; – niveau symbolique : il est lié au caractère savant de la composition des textes poétiques qui comportent « des « charnières » constituées de mots clefs – autour desquelles s’organisent les différentes parties »… L’idée maîtresse du poème est saisie à partir de ces « charnières » et de ruptures syntaxiques. Il faut noter par ailleurs l’important recours aux images (comparaisons, métaphores) très souvent énigmatiques avec une large portée symbolique.

Avec autant de niveaux d’appréciation de l’esthétique littéraire dans les textes poétiques, et pour ne prendre que cet exemple – on pourrait examiner aussi les procédés de la prose – on ne peut que convenir de la portée littéraire de la littérature orale, par la force de l’intention esthétique qui l’habite et qui permet de la distinguer de l’ensemble des traditions orales. C’est pourquoi B- J. Fouda estime que vis-à-vis de l’ensemble des traditions orales, la littérature orale « … a pour but unique de les exprimer artistiquement. Elle est leur vêtement de dentelle, pour qu’elles s’extériorisent au-delà de l’acte agi et vécu à bout portant. La mère, ce sont les traditions : et la littérature est la fille » op cit. p 286).

II- TRAITEMENT METHODOLOGIQUE DES TRADITIONS ORALES

Aujourd’hui la littérature orale, disons plus largement la tradition orale, a acquis droit de cité. Plus personne ne se hasarde à lui contester sa valeur intrinsèque, sa signification profonde par rapport à la société dont elle constitue un mode principal du dire, et l’usage multiforme qui peut en être fait. Nous sommes loin du temps où Robert Lowie, anthropologue américain, disait en 1914-1915 dans le Américan Anthropologist repris en 1917 dans le Journal of american folklore : « I cannot attach to oral tradition any historical value whatsoever, under any conditions whatsbever » : « Je ne puis attacher à la tradition orale la moindre valeur historique que ce soit sous quelque condition que ce soit ». [4]

Au contraire, nous convenons qu’il faut sauver cet héritage d’une disparition sans traces par un travail de collecte qu’il convient d’engager comme une course contre la montre, et un engrangement rationnel et méthodique. Nous sommes plus que jamais sensibles à la justesse de cette assertion du vieux sage Amadou Hampathé Ba, assertion perçue aujourd’hui comme un véritable apothtegme : « En Afrique, lorsqu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ».

D’où la création, au niveau de nos pays, de centres destinés à la collecte et à la conservation des traditions orales, avec quelquefois l’ambition d’en faire de véritables bibliothèques nationales sonores, à l’image de celles mises au service de l’écrit dans les pays de tradition écrite.

L’intérêt porté à la tradition orale en a fait aussi un terrain privilégié de la recherche pluridisciplinaire. Pourtant les problèmes méthodologiques pour le traitement approprié de ce matériau n’ont pas manqué de se poser et continuent encore aujourd’hui de se poser.

Quelle méthodologie adopter suivant la perspective dans laquelle s’inscrit l’investigation, suivant la spécificité formelle des genres à traiter, suivant l’organisation de la société dont ils émanent ?

La question a divisé longuement les chercheurs sur le terrain de l’utilisation des traditions dans le domaine de l’histoire. Vansina lui a consacré une étude fouillée et en a montré toute la complexité et la manière dont elle a souvent été escamotée (cf. op. cit).

Ainsi, étudiant des traditions issues de zones qui appartiennent depuis longtemps à la sphère d’influence de l’écriture, des chercheurs ont tiré des conclusions de portée générale sur les traditions orales, donc applicables aux traditions qui ont prospéré dans des milieux qui n’avaient connu que l’oralité. Il en est ainsi, nous dit Vansina ; des « auteurs qui traitent de la valeur des traditions dans l’antiquité, (et qui travaillent avec des sources mutilées auxquelles font défaut les caractéristiques qui appartiennent à l’essence même de la tradition orale » (P 6), (avoir des témoins vivants, connaître les modes de transmission).

L’on ne saurait s’étonner que ces auteurs jugent mal de la tradition orale. Ces jugements ont amené Georges Dumezil à les distinguer en deux tendances : la première assurant qu’il y a dans chaque tradition un fonds de vérité historique mais qu’il est le plus souvent impossible d’établir ce qui est authentique dans une tradition et ce qui ne l’est pas ; la seconde tendance insistant surtout sur les altérations et les falsifications que subissent les traditions, tout en concédant par ailleurs que des faits réels et dûment établis peuvent être conservés par la tradition.

Pas plus que les historiens, les anthropologues et les ethnologues n’ont été d’accord sur la valeur des traditions face à l’histoire. Nous avons déjà vu quelle fut la réaction de R. Lowie.

D’autres points de vue ont été développés. Vansina a sérié l’ensemble en six positions distinctes :

1° les traditions ne sont jamais dignes de foi.
2° Les traditions peuvent avoir quelque crédibilité.
3° On ne peut déterminer la crédibilité de la tradition.
4° Dans chaque tradition, il y a un fond de vérité historique.
5° Tous les facteurs qui influencent la crédibilité des traditions méritent une entière attention.
6° Il faut déterminer la crédibilité de ces sources selon les règles de la méthode historique. (p 11)

Qu’en est-il lorsque les traditions, plutôt que d’être interrogées sous l’angle historique, le sont dans une perspective de recherche littéraire, philosophique, ethnolinguistique ou autre ?

Nous avons déjà vu la réponse de Calame-Griaule s’agissant de la poésie. Mais rappelons pour citer un fait d’expérience, que notre première enquête a été effectuée dans le cadre de la préparation d’un mémoire de maîtrise de philosophie qui portait sur le pouvoir de la parole en Afrique. Les premiers documents recueillis dans le cadre de cette enquête furent des… chants poèmes. Quel traitement fallait-il leur faire subir pour qu’ils fussent appropriés au thème choisi pour cette recherche. Je ne sus répondre à la question. Or ce traitement devait être clairement appréhendé, déjà au moment de l’enquête, pour pouvoir orienter celle-ci.

Tel ne fut pas le cas. L’enquête fut frappée par des lacunes importantes. Je ne pris pas le soin de faire réciter les textes pour ne pas les avoir uniquement sous forme de chants, et pour cette raison, je ne pus traduire correctement nombre d’entre eux. Ignorant les auteurs, les circonstances de la création, le pourquoi des allusions, la signification traditionnelle des métaphores, la date des œuvres, les liens de parenté ou d’amitié entre les personnes dont les noms étaient mentionnés dans les textes et l’auteur, je ne parvins, même sur le plan littéraire qui ne correspondait pas cependant à la nature de mes recherches – à exploiter, ces premiers documents d’enquête. Pourtant ces textes étaient riches d’une certaine philosophie de la vie et l’exprimaient avec force.

Ayant fait de la parole l’objet principal de mes investigations, je devais, retenir par ailleurs avec John Mbiti qu’« … une étude adéquate de la littérature orale africaine ne peut être accomplie sans une étude de la société africaine et vice versa ». [5]

Ce jugement de portée générale, m’obligeait à étendre mes enquêtes au-delà des seules manifestations de parole (la tradition orale), pour les ouvrir aux structures sociales. C’est alors que je découvrais Vansina qui corrobore et précise le juste point de vue avancé par Mbiti. Vansiua dit en effet : « La tradition orale, est conditionnée par la société dans laquelle elle prospère. Toute tradition orale est donc limitée logiquement par les frontières, de la structure de la société dans laquelle elle existe. Elle est limitée géographiquement par les frontières de cette société et elle est limitée en profondeur, à la structurelle de la société… Le facteur dirigeant et limitatif le plus important dans les deux cas est la facteur politique » (pp 143-144).

Fort de la justesse de ce point de vue, il me fallait affiner mes enquêtes au regard de la structuration socio-politique sereer.

En effet, en parcourant le pays sereer j’ai pu observer comment se modifie la distribution des traditions orales suivant les spécificités de l’organisation du corps social. C’est pourquoi j’ai axé une série d’enquêtes sur la question, en essayant d’élucider d’abord le problème de la structuration socio-politique et, corrélativement, les différents genres de productions orales.

Cet article me donne l’occasion d’une première systématisation de données se rapportant aux textes chantés que je désigne sous le terme de chants-poèmes.

III – LA SOCIETE SEREER

Retenons en ce qui concerne les origines et les composants du peuplement que le peuple sereer, au niveau actuel des recherches [6] apparaît comme la résultante d’un métissage biologique et culturel de populations appelées paléo-négritiques ou mandé.i.soos, de populations sereer proprement dites et de mande-soos venues du Gabou au 14e siècle et plus connues sous le nom de guelwar, lignée princière qui structure politiquement lé pays.

1° La structuration sociopolitique
La société sereer d’avant l’arrivée des Guelwar était une société égalitaire à cohésion horizontale, paysanne en ce qu’elle pratiquait principalement l’agriculture et l’élevage. La parenté par le matrilignage y était et y demeure prépondérante. Tout sereer appartient à un matrilignage qui est celui de sa mère et est le fils du matrilignage de son père. Ainsi n’y a-t-il pratiquement pas de regroupements patronymiques. On a pu identifier près d’une centaine de matrilignages dont Gravrand propose la réduction à huit (8) principaux.

Avec l’avènement Guelwar, la société sereer au niveau de l’ancien royaume du Sine va se restructurer verticalement, donnant lieu à quatre catégories sociales principales :
– la noblesse guelwar
– la paysannerie sereer
– les esclaves (de case et de traite).
– les castes (forgerons bijoutiers, griots, saañit (ou palefreniers), tisserands et boisseliers.
L’on considère généralement que les castes étaient issues d’une influence wolof-toucouleur, m’ais ne seraient pas secrétées de l’intérieur par la société sereer au cours de son évolution. C’est le point de vue de Pathé Diagne qui souligne que « L’analyse anthroponymique des familles de Castes ne révèle qu’exceptionnellement des noms typiquement sérères » [7] ; le même auteur soulignant la « rareté des alliances entre les familles étrangères organisées en castes et les autochtones » [8] (i.e. les Sereer). Du reste, les forgerons-bijoutiers du pays sereer étaient généralement regroupés dans des villages à part, appelés à-mbaaleem, et les griots dans des villages appelés à-ngawleem.

Par ailleurs lorsqu’on examine la répartition du pouvoir politico-administratif par rapport aux strates sociales ainsi définies, on constate que les castes, en tant que strate sociale y étaient absentes.
En effet le pouvoir politico-administratif était réparti entre la noblesse guelwar, la paysannerie sereer et la classe servile.
La présence géographiquement limitée de l’aristocratie guelwar, alliée à l’origine externe des castes et à leur intégration relative au sein du corps social, n’avaient modifié parfois que de façon superficielle le caractère égalitariste du fonds paysan de la société sereer.

L’aristocratie a été peu présente sinon absente de certaines zones du pays ; notamment au niveau de la Côte qui servit pourtant de point le départ à sa pénétration ; Mais elle s’était vite enfoncée à l’intérieur des terres et ce mouvement semble-t-il s’était déjà stabilisé avec Wassila Faye (8e roi) qui fonda la capitale Diakhao, après avoir été particulièrement marqué par Waagaan Tening Diom. Faye (3e roi) qui fit de Ndiongolor sa capitale. L’on observe en particulier que la présence de griots même aujourd’hui est à peu près circonscrite à ce que fut celle de l’aristocratie. Cet ensemble de faits ont une portée essentielle dans la distribution des traditions orales et plus spécifiquement de la littérature orale.

IV – LA LITTERATURE ORALE EN PAYS SEREER

1° Considérations générales

Rappelons qu’il faut distinguer des traditions orales populaires à côté d’autres, spécialisées, qui viennent toujours se surajouter aux premières. Toute société qui ne connaît pas l’écriture ou ne la pratique pas, entretient ces traditions, quelle qu’en soit l’organisation sociopolitique. D’une société à une autre, celles-ci peuvent se présenter avec certaines différences qui sont d’ordre culturel et qui « … n’affectent souvent que leur forme spécifique (celle de ces traditions) et leur manière de transmission, mais ne touchent généralement pas aux caractéristiques des types mêmes » (Vansina op cit p 142).

On peut distinguer au niveau des traditions populaires :

– celles qui se présentent sous la forme de formules : (titres, devises, proverbes ; devinettes, formules religieuses ou magiques) ;
– la poésie : religieuse et privée i-e. individuelle (toutes les catégories de chants-poèmes individuels) ;
– les généalogies : familiales destinées à une simple connaissance des ascendances paternelle et maternelle, mais sans portée sociale ;
– les traditions qui se présentent sous forme de récits : (récits étiologiques, historiques locaux, légendes, mythes, contes et fables).
Quant aux traditions spécialisées elles sont portées par les structures politiques et accessoirement par les structures sociales (cf Vansina p 142). On pourrait citer ici :
– la poésie officielle (historique) à visée propagandiste et panégyrique ;
– les généalogies historico-légendaires, avec une portée sociale, dynastique ;
– les récits épiques, historiques qui relèvent de l’histoire officielle.
La pratique de ces genres qu’on pourrait dire savants, suppose l’existence et la spécialisation d’une ou de plusieurs catégories sociales qui en usent comme d’un monopole. Voyons à partir de l’exemple sereer comment ces différentes données théoriques se vérifient.

2° La littérature orale en pays sereer

C’est surtout le chant en tant que manifestation sociale qui retiendra notre attention, car il permet de faire sentir l’impact de la structuration socio-politique. La poésie officielle se chante, de même les généalogies historico-légendaires -(ou dynastiques), et les récits épiques. Nous distinguerons :
– la poésie populaire, i.e. celle que n’importe quel sereer peut exécuter sans l’impression d’une atteinte à sa dignité et qui relève fondamentalement du fonds de la société paysanne égalitaire et sans castes ;
– une poésie intermédiaire pratiquée par les Sinig, (les sereer non-castés) et les griots ;
– la poésie exécutée par les seuls griots et qui renvoie à une société inégalitaire parce que hiérarchisée.

a)La poésie populaire

Soulignons d’abord certains de ses caractères généraux.
– Sur le plan formel, il s’agit de chants-poèmes assez courts donc faciles à apprendre et à mémoriser : 1 à 12 vers et quelques rares fois au-delà ; le plus souvent 2, 3, 4 vers.
– Sur le plan de l’exécution, ce sont des chœurs alternés qui engagent une sorte de dialogue chanté. Ces chœurs sont constitués d’un nombre important de personnes, étant donné le caractère généralement populaire des manifestations qui servent de cadre d’exécution.
– Sur le plan thématique on célèbre le courage physique et moral, le sens de l’honneur, des qualités morales telles que la bonté, l’honnêteté, la serviabilité, le courage au travail ; l’amour et l’amitié ; les sentiments d’une façon générale ; on y pratique aussi la satire sociale…
Souvent le créateur fait sa propre louange, surtout s’il doit louer autrui : une manière de souligner qu’il ne se situe pas socialement en dessous de lui.
– Sur le plan des modalités d’exécution : ce sont des chants qui accompagnent des manifestations sociales de caractère populaire (séances de tam-tams, de divertissement avec des danses telles que njuup, pitam, kufre njom etc), des occupations diverses : travaux champêtres, rites de passage (circoncision, tatouage, mariage) etc…

A présent voyons en quelques exemples

1° Chants-poèmes de maan (akim maañ). Il s’agit de chants d’initiation de jeunes femmes nouvellement mariées. Ils s’organisent la nuit et leur exécution exclut les hommes et les jeunes filles mais admet toutes les catégories sociales.

2° Chants-poèmes de mbokoyax (a kim mbokoyax). Ils sont exécutés principalement à l’occasion d’un mariage mais aussi lors du retour de l’initiation d’un circoncis ou au baptême d’un fils aîné. Ils célèbrent les qualités de la mariée et le mérite des parents, permettent de féliciter le circoncis ou l’accouchée. Ils sont exécutés par l’ensemble des jeunes sans distinction.

3° Chants-poèmes gymniques (a kim njom contrées du Hirène et du Ga-Ndum). Ils sont crées par la mère, la tante, la sœur, la cousine ou la grand-mère du lutteur. Ils sont exécutés dans l’arène, uniquement par les femmes, sans distinction. Ils célèbrent la force physique, la maîtrise dans l’art de la lutte, la beauté du champion, ses exploits… invitent les champions à s’affronter ou expriment l’angoisse de telle parente du lutteur dans sa pratique de la lutte.

4° Chants-poèmes d’initiation (a kim ngoora) (a kimndut). Il s’agit de chants-poèmes didactiques. A chacun d’eux correspond une signification qui se rapporte à tel ou tel aspect de l’existence. Cet enseignement par chants-poèmes est complété par un enseignement par énigmes gestuelles qu’il faut décoder. Leur exécution intéresse toutes les catégories sociales.

5° Chants-poèmes de tatouage (a kim ndoom). Il s’agit de chants-poèmes de réjouissances qui consacrent le courage de la tatouée. Ils sont exécutés par les femmes ou les jeunes filles du groupe d’âge (mal) de la tatouée sans distinction de catégorie sociale. Ils s’organisent pendant mais surtout après le tatouage lorsque le cortège accompagne la tatouée chez elle et après la guérison de celle-ci. A l’époque le père de la jeune fille pouvait égorger un taureau pour l’évènement, de même que son fiancé.

6° Chants-poèmes de mbulum (a kim mbùlum). Ils se situent dans le prolongement du tatouage et constituent une réelle émulation pour encourager les jeunes filles à affronter cette épreuve. On choisit la plus belle fille du village, on l’endimanche en lui mettant de nombreux bijoux et on fait la randonnée des villages environnants avec chants-poèmes et danses en l’honneur de la fille : sa beauté est louée, de même sa famille. De nombreux cadeaux lui sont faits. Le mbulum s’exécute sans distinction de catégorie sociale.

7° Chants-poèmes de divertissement. Ils expriment les sentiments individuels et la satire sociale. Cependant il n’y a pas d’unité thématique mais un cadre rythmique de référence. C’est le cas des chants-poèmes de njuup, de pitam, de kufre, de gaajo (danses de divertissement sereer).

Ils sont presque toujours créés et exécutés par les jeunes filles sans distinction, sauf pour le kufre où les garçons interviennent quelquefois au niveau de la création et toujours au niveau de l’exécution, alternant le chœur qu’ils constituent avec celui des jeunes filles. Rappelons que le kufre se danse en ronde autour d’un orchestre d’un à 3 tam-tams. Il rythme aussi la marche qui mène un groupe de lutteurs d’un village à un autre (avec un tam-tam) ; ou celle d’un groupe d’âge (mal) qui, après avoir biné le champ d’un grand éleveur de bovins, s’en retourne au village avec le taureau reçu en guise de récompense.

8°)Chants-poêmes de wuli( akimwuli) (contrées du Jegem et du Jaafaaj).Ils s’inscrivent dans le prolongement des activités d’hivernage d’un groupe d’âge (mal) des jeunes gens et filles auxquels un taureau a été donné. En saison sèche,le mal élit un chef (le roi) et une chetaine (la linguère), cette dernière étant la plus belle fille du groupe. On choisit le meilleur du chanteur et la mal invite au niveau des villages environnants, les autres mal structurés de la même façon, pour des festivités qui s’étendent sur une semaine. Le chanteur, en soliste, se fait relayer par un choeur de trois jeunes gens habillés en fille.

Les chants-poêmes exécutés sont adressés au « roi » et constituent une exhortation au courage. En réalité, on invite pluôt le « roi » à se se surpasser car on reconnait en les célébrant, ses qualités de grand cultivateur. Les chants-poêmes s’adressent aussi à la lignée dont il a hérité ces qualités. En fait il sagit d’une consécration du meilleur cultivateur du groupe d’âge par l’un de ses membres mais au nom de tous sans ancune distinction.
A la linguère on adresse des chants-poêmes qui louent sa beauté, l’harmonie de ses formes, ses dents de la blancheur de l’ibis ou « garde-bœuf » (taanaaw) ses yeux de la clarté de l’étoile du matin (xoor mbeet) ; ses hanches larges comme un mirador (ndaalaan) ; la délicatesse de la peau de ses jambes au niveau des mollets, délicatesse à l’image du grain de la racine externe du baobab (a put baak) etc…
L’exécution des chants-poèmes accompagne la danse des jeunes filles, qui adressent leurs salutations aux rois des différents mal par des génuflexions.
9° Chants-poèmes de culture (a kim haaraan). Ils sont créés et exécutés par les hommes, principalement par les Sinig ou Sereer de bonne (a kim baaraan) naissance puisque les hommes de castes cultivaient peu.
Il s’agit de chants-poèmes d’auto-louange : on clame son courage au travail, sa dextérité à manier l’hiler (instrument oratoire), sa force. Dans les champs de mil ils s’exécutent en solitaire ou entre deux cultivateurs pas très distants l’un de l’autre.

10° Chants-poèmes de culture (a kim jiik). Ce sont des œuvres composés et exécutées par les femmes qui travaillent dans les rizières avec l’instrument (sorte de houe). Il s’agit de se fortifier de se réarmer moralement en faisant sa propre louange.

11° Chants-poèmes d’engrangement (a kim a ker) (a kim a say). Ils sont composés par les hommes qui les exécutent au moment où ils battent les épis de mil à l’hiler pour les transformer en un résidu qui en diminue le volume et aide à la protection des grains contre les insectes.

Ces chants-poèmes ont pour fonction de rythmer les gestes des travailleurs et de les alléger par un certain automatisme (xumbe, xumbe).

Ils sont parfois d’une satire mordante contre tous ceux qui n’ont rien à engranger pour n’avoir pas cultivé avec courage. _ Ils concernent principalement les Sinig, les castes cultivant très peu.

12° Chants-poèmes mâles (a kim a koogoor). Ils accompagnent n’importe quel type d’occupation dès lors que l’homme doit y faire preuve d’une ascèse physique et morale (travail de la terre, tressage des greniers, abattage d’un arbre…).

Ils sont créés et exécutés par les hommes (les Sinig) en solitaire. Quelquefois un soliste – (face à un chœur qui reprend la fin des chants), en exécute un grand nombre sans interruption pendant des veillées (cf le maad ou joute de chants-poèmes)

13° Chants-poèmes de halage de pirogues (a kim a dook Fadiouth et le Ga Ndun). Ils sont créés et exécutés par les hommes lorsqu’ils ramènent en la traînant sur des pétioles des roniers et au moyen de cordages en lianesligneuses : teel), le tronc à peine dégrossi et encore humide qui deviendra la pirogue. Le rythme est saccadé pour guider les gestes des haleurs qui chantent en chœurs alternés. Les hommes de caste n’interviennent pas ici car il n’y a pas de griots dans la zone (Fadiouth et pays ñominka).

14° Chants-poèmes de saltigi (a kim saltigi). Le saltigi est le devin du village dont la fonction concourt au bien de toute la communauté sans aucune distinction. Des chants-poèmes célébrant cette fonction et la maîtrise dont il fait preuve lui sont dédiés et exécutés par les hommes sans distinction.

15° Chants-poèmes de saacuur (a kim saacuur). Le saacuur est le prêtre attitré du village. Comme le saltigi, il est au service de toute la communauté sociale. C’est pourquoi hommes et femmes, Sinig ou castés, chantent en son honneur, disent la confiance qu’ils nourrissent dans sa pratique ou reprennent les thèmes de ses prières.
Comme on peut le constater, tous les chants-poèmes que nous venons de passer en revue sont distribués principalement par rapport aux âges et aux sexes, mais presque jamais par rapport aux strates sociales. Et même lorsque c’est le cas, telle n’est pas l’intention sociale profonde, mais une conséquence de la division du travail, les hommes de castes n’ayant pas été historiquement de véritables travailleurs de la terre.
Par ailleurs on peut noter qu’il s’agit des chants-poèmes d’une société au travail, pendant ses rites de passage ou lors de certaines de ses cérémonies sociales qui sont l’occasion d’un divertissement public ; une société soucieuse de son devenir par la prière et la divination.
L’on y fait sa propre louange, non par vanité, mais pour se réarmer moralement et se hisser, par son travail, au niveau d’excellence qu’on a clamé publiquement être le sien.

Il faut noter surtout qu’on n’y fait jamais la louange d’autrui comme de quelqu’un qui vous est supérieur par la naissance, mais pour le stimuler et se stimuler soi-même.

Il faut souligner que si, ces chants-poèmes existent qans tout le pays sereer, (changeant parfois de nom), ils sont beaucoup plus développés dans les zones où les castes – les griots en particuliers – sont absentes, et on tire une grande fierté dans ces régions à savoir créer ce type d’oeuvres poético-musicales à les exécuter publiquement. Il était même organisé à Fadiouth, et un peu à Joal et à Palmarin, des joutes. De chants-poèmes appelés gi maad lors desquelles, il fallait montrer la beauté de sa voix, sa fécondité d’inspiration et sa capacité à répondre, séance tenante, par un chant-poème lorsque publiquement un autre chanteur poète vous agressait poétiquement.

L’on se souvient encore de la joute mémorable lors de laquelle les chants-poèmes suivants furent déclamés du tac au tac par une suite de chanteurs-poètes qui se succédèrent dans l’arène poétique.

C’était à Fadiouth au quartier Ndiandiaye. Les répliques se réfèrent à la terre argileuse de zones dépressives situées dans les champs de mil. Cette terre est particulièrement rebelle à travailler. C’est pourquoi elle permet de prendre la juste mesure du cultivateur et de le sacrer meilleur manieur de l’instrument oratoire.
L’on, comprend dès lors, que chacun des protagonistes se proclame maître de la dépression (a kamb).

De la terre argileuse, les répliques glissent vers la mer (7e intervention) Où doivent s’illustrer aussi la vaillance et la dextérité de ces insulaires paysans et marins. Le débat est cependant vite ramené à la terre ferme par le 9e intervenant.

I

Diégane Nde Marone
1 J’ai marqué de mon empreinte
2 Les abords de la dépression
3 Et quiconque passe à cet endroit.
4 Reconnaît l’œuvre de Salmone, le champion de Diayi

II
Antoine Ndew
1- La dépression des champs de mil sis à Njemaile.
2- On n’y inscrit le nom de personne
3- Un jeune homme vigoureux seulement elle réclame.
4- Et que chacun essaie de se surpasser !

III
Pierre Tadene
1 Voici donc qu’on se tiraille
2 A cause de la dépression,
3 L’empoignade n’a pas encore eu lieu
4 Que déjà, chacun se proclame vainqueur
5 Et champion de Tening !

IV
Alphonse Tening
1 Ah champion de Louise Sarr au sens de l’honneur si aigu
2 J’ai entendu la parole du maître chanteur-poète :
3 La dépression n’a pas de maître ;
4 Quiconque vaincra, sera consacré

V
Saliou Ndew
1 C’est Gaymberi qui marquera de son empreinte
2 L’objet de tant de convoitises des chanteurs-poètes.
3 J’ai étendu sa main de maître
4 .Au cœur des champs de mil sis à Njémane.

VI
Diégane Ndew Marone
1 C’est que les chanteurs-poètes croient
2 Que la dépression n’a pas de maître
3 Salut à, vous pâtres qui revenez de si loin,
4 Vous n’avez donc pas entendu mon nom ?

VII
Pierre Tedane
1 Prince de la lignée matrilinéaire des Feeyoor
2 Entendez ce que je dis au milieu de l’arène
3 La vaillance de l’homme n’est pas circonscrite à la terre fermer
4 Elle s’illustre aussi sur les mers.

VIII
Antoine Ndew
1 Ah champion de Fatou fille de Diahère
2 Le drongo velouté ne se limite pas à la terre ferme
3 Car voici que je reviens de l’océan
4 Et l’on me salue !

IX
Sombel Dibor
1 Quiconque ne s’est pas fermé les yeux
2 Ah champion de Diahère
3 Qu’il aille en pleine mer, et champion de Louise Sarr
4 Mais la vraie vaillance, ah champion de Yandé,
5 C’est sur la terre ferme !

X
Diégane Ndé Marone
1 Si l’aigle des mers a jeté l’ancre au cœur de l’océan,
2 Le champion d’Absa est un homme de la terre ferme
3 Je ne parlerai pas de la pêche de jet.
4 Le champion d’Hélène n’en est pas témoin.

L’importance reconnue à la pratique du chant-poème était telle dans certaines zones du pays sereer (Fadiouth, Joal, Palmarin…) que des groupes de chanteurs-poètes partaient, endimanchés, en randonnées pour s’affronter aux chanteurs des villages hôtes. Tel fut le cas de ce groupe conduit par Laatir Jooñing plus communément appelé Lat Joor qui partit de Fadiouth avec sa troupe à Palmarin et qui en revint avec plusieurs taureaux reçus en guise de cadeaux pour ses talents de chanteurs-poètes. Des témoins vivants de l’événement tant à Fadiouth, qu’à Palmarin nous l’ont relaté. On le voit : être un chanteur-poète fécond était et demeure ici une donnée importante qui compte parmi celles qui entrent dans la définition de l’homme accompli, de « l’honnête homme » sereer.

b) Les productions intermédiaires

Si comme nous l’avons dit, la série des chants-poèmes passés en revue constitue réellement le signe d’une société paysanne horizontalement structurée et égalitaire, il faut souligner qu’au niveau de certaines de ces productions orales, se manifeste la société sereer inégalitaire à structuration verticale, avec ses castes. Cette société inégalitaire se manifeste aussi – mais de façon timide – au niveau d’autres catégories de chants-poèmes. Voici pour illustrer notre propos.

1° Chants-poèmes de wong (a kim wong). Le wong est une danse exécutée par le futur circoncis, qui a pour fonction de le réarmer moralement car la danse s’effectue devant toute la communauté villageoise et l’ensemble des parents.

A cette occasion, des chants-poèmes laudatifs sont exécutés par des griots qui exhortent au courage le postulant, en rappelant l’excellence de son ascendance citée sous la forme d’une généalogie.

2° Chants-poèmes de tatouage (a kim ndoom). Pendant que la jeune fille subit l’épreuve du tatouage, des griots l’encouragent par des chants de louange qui disent l’excellence de sa naissance dont elle doit se montrer digne.
A l’instar du wong et du tatouage, il y a dans une autre série de productions orales ; un mélange entre les chants-poèmes exécutés par les Sinig (société paysanne égalitaire) et ceux qui le sont par les griots ; quelquefois les chants-poèmes sont réalisés soit par des Sinig, soit par des griots :

3° Chants-poèmes funèbres (a kim a mboy). Lorsqu’un homme meurt, les membres de sa classe d’âge et frères de case (ceux qui ont été circoncis et initiés en même temps que lui), exécutent en son honneur et à un moment donné du rituel funèbre – notamment sur le chemin qui mène au cimetière – des chants-poèmes d’initiation pour circoncis. Ici donc, il n’y a aucune distinction de catégorie sociale.

Quand il s’agit d’une femme, c’est la même démarche.

Par contre, dès le retour du cimetière, on procède à l’éloge funèbre, et les chants-poèmes exécutés à cette occasion sont hautement laudatifs, et sont assurés par des griots qui chantent en polyphonie et en chœurs alternés.

Chants-poèmes exécutés soit par des Sinig soit par des griots.

1° Chants-poèmes de qaayaan (a kim a qaayaan). Ce sont des chants-poèmes laudatifs qui célèbrent le savoir, le courage, la possession du pouvoir politico-administratif ou la richesse…

Ils s’exécutent à l’occasion du wong, des funérailles ou lors des récoltes, par des hommes entre 20 et 40 ans. Pour pouvoir garder toute sa dignité, le chanteur poète Sinig qui les exécute commence d’abord par faire sa propre louange avant celle de ses hôtes. En effet il se fait inviter, étant connu pour ses talents. Le genre fait largement appel au proverbe et semble souvent hermétique à ceux qui ne comprennent pas bien la langue et ses proverbes et énigmes. Sur le plan thématique, l’idée introduite est développée par les deux chœurs alternés constitués par le chanteur-poète et ses suivants, dans une sorte d’enchaînement continu. « Ils se lancent des paroles » dit littéralement notre informateur (kaa ndoomraa a ñxur). Ces chants-poèmes ne s’accompagnent pas de tam-tams.

2° Chants-poèmes de vièle (a kim riiti). Le vièle est un instrument à cordes typique du pays sereer et réellement populaire. Elle est jouée par les Sinig et beaucoup moins par les griots à ce qu’il semble. Elle se compose de 2 cordes faites de crins de queue de cheval et montées en tierces, de manière à reproduire le même effet que les polyphonies vocales. L’instrument est joué d’abord par les jeunes bergers.

Les joueurs de renom sont invités pour animer des baptêmes, des funérailles, des veillées au clair de lune ou autour d’un feu de bois. Parfois ils se déplacent pour offrir une sérénade à une jeune fille d’une grande beauté et d’une bonne éducation. En effet les chants s’inspirant des contes sont satiriques, moralisateurs ; parfois laudatifs (hauts faits, lignées, art du chasseur, du devin, du prêtre, du lutteur), ou rappellent les us et coutumes sociales pour leur meilleure observation…

Quelquefois c’est la jalousie des parents ou l’inconduite de la jeune fille qui sont fustigées.

3° Chants-poèmes de minam ou (a kim cañaaw). Ils relèvent des hommes qui peuvent être des Sinig ou des griots. Ils sont laudatifs et s’exécutent lors de festivités. Le chanteur-poète connu dans la contrée pour ses talents, se fait inviter et s’accompagne de 2 ou 3 personnes (chœur) et d’un batteur de tam-tam (aqiin) [9] qui est nécessairement un griot, car la pratique du tam-tam est une fonction sociale réservée dans le Sine aux griots. Du reste, pour spécifier qu’il ne s’agit pour lui que d’un jeu et non d’une fonction sociale, le chanteur s’auto-loue d’abord.

La troupe est habillée de pagnes et parcourt la contrée selon les invitations reçues. C’est le genre des chants-poèmes de Sombel Faye (célèbre artiste du théâtre national Daniel Sorano de Dakar, malheureusement décédé), qui rappelait toujours la qualité de sa naissance et le fait qu’aux termes de la coutume c’est lui qu’on aurait dû louer par des chants-poèmes.

4° Chants de Taaxuraan (a kim taaxuraan). Ils se pratiquent au Saloum et au Sine par des Sinig. Ils sont proches des chants de vièle et jouent une fonction moralisatrice en fustigeant les comportements prohibés.
Quelquefois, ils célèbrent la beauté d’une jeune fille.

Un regard attentif nous montre que les productions intermédiaires ont pour soubassement le rite et la festivité ; deux domaines bien proches en réalité.

Elles se rapportent d’abord au tatouage, à la circoncision et aux funérailles.

Lorsque le Sereer de bonne naissance, (le Sinig) entonne un chant-poème ici, celui-ci entre généralement dans la trame même du rite dont il participe de l’exécution.

Quand c’est au tour du griot de prendre la parole poético-musicale, c’est pour développer la louange qui telle un aiguillon garde sous-tension l’honneur des personnes impliquées.

Si la fonction assurée par les Sinig n’appelle nulle rétribution, celle des griots par contre y débouche tout naturellement…

– Les productions intermédiaires se rapportent aussi à la fête. Tel est le cas des chants-poèmes de qaayaan, de vièle et de minam.

Ces chants-poèmes ont une double caractéristique ; ils sont laudateurs et moralisateurs.

Ils manifestent aussi un souci de maîtrise profonde de la langue, de la culture sereer (proverbes et énigmes) et des us et coutumes.

On peut comprendre le parti pris de la société sereer de ne pas laisser aux seuls griots, la charge de la fonction moralisatrice à travers une pratique exclusive de la parole poético-musicale qui s’y rapporte.

D’où la part importante prise pat les Sinig dans l’exécution des œuvres citées.

Il s’agit toutefois d’une participation quelque peu gênée qui s’entoure de précautions.

En effet les Sinig ne sauraient oublier que l’homme accompli est d’abord le cultivateur de renom qui veille à remplir ses greniers de mil avant tout. Voudrait-il passer outre cette vérité que le persiflage des chants-poèmes d’engrangement le lui rappellerait rapidement.

Notons enfin la relative rareté des instruments de musique dont le jeu sous-entend l’exécution de ces chants-poèmes. Il s’agit de la vièle que le Sinig peut utiliser et du tam-tam (a-qiin) qu’en aucune façon un Sinig ne peut percuter. En effet dans ces régions du pays sereer, (le Sine surtout) le tam-tam relève du griot et de lui seul. Cette vérité ne s’observe pas sur la Côte.

c) La poésie spécialisée.

Cette dernière catégorie est le fidèle reflet d’une société inégalitaire. Elle n’est exécutée que par des griots. Les catégories de chants-poèmes qui la composent correspondent à ce que Vansina appelle la poésie officielle, dont la fonction idéologique est très importante en ce qu’elle contribue au maintien des structures sociales telles qu’elles sont, et à la validation des privilèges acquis.

Cette validation recourt souvent à la généalogie, aux hauts faits de l’ascendance pour rendre compte des qualités réelles ou présumées de celui qu’on loue. D’autre part, l’acte laudatif est matériellement intéressé. Comme dit, mon informateur, on s’adresse à la personne en lui soulignant qu’elle est la meilleure, la plus courageuse, la plus généreuse, la plus riche, la plus forte… et qu’il en est de même de son ascendance, mais dans l’optique de recevoir le plus de cadeaux possibles. Le même langage est tenu à d’autres personnes par simple substitution de noms à l’intérieur du texte du chant-poème.

Ces chants s’adressaient principalement à la noblesse et aux grands dignitaires du royaume : les détenteurs du pouvoir politico-administratif et du pouvoir économique (les maîtres des cornes). C’est pourquoi, alors que les chants-poèmes du devin et du prêtre étaient pris en charge par toute la communauté sociale, ceux du diaraf et du maître des cornes sont l’apanage des seuls griots.

Face à l’unité thématique (la louange), la répartition des œuvres en catégories differentes par les Sereer obéit à des critères de sexe, de genres d’instruments de musique ; de cadre rythmique, et même de nom patronymique.
Voyons cela de plus près.

1° Chants-poèmes de griottes (a kim no gawul). Ce sont les femmes griottes qui les créent et les chantent en deux chœurs alternés en se faisant inviter ou en profitant des cérémonies sociales. Les mélodies vocales, réalisées en prolyphonie sont soignées. C’est pourquoi les chanteuses sont au moins au nombre de 4. Elles sont accompagnées par un orchestre rythmique (lam, perngel, tama : différents types de tamtams sereer).

2° Chants-poèmes de NJaac (a kim o njaac). Le njaac est le cadre rythmique à l’intérieur duquel les paroles laudatives du chant-poème viennent se loger. Il s’exécute avec deux tambours d’aisselle. Les chanteurs-poètes sont des griots qui se spécialisent – à la différence de celles ci-dessus dans la connaissance de la lignée célébrée et de ses hauts faits, ce qui les attachent davantage aux familles louées.

D’autre part, le groupe des griots est constitué, soit d’hommes uniquement (2 chœurs alternés d’hommes), soit comporte des femmes dont le chœur alterne avec celui des hommes. Les chants-poèmes s’adressent à tous ceux qui peuvent faire des dons intéressants.

3° Chants-poèmes de nala (a kim nala). L’appellation de ces chants-poèmes est déterminée par l’instrument type qui les accompagne au plan rythmique et qui constitue une réelle marque d’excellence.

Le nala se présente sous la forme d’un tambour d’aisselle auquel il est identique à tous points de vue.
Cependant il s’en différencie par la taille, la sienne étant plus grande.

Cet instrument n’était utilisé que lorsque la luange s’adressait au roi, en rappelant sa généalogie, ses hauts faits, ou le caractère faste de son règne (abondance des pluies et des récoltes, victoires militaires…) Il semble que ces chants-poèmes pouvaient être quelquefois adressés à de très riches éleveurs (siide). Ce sont des griots de sexe masculin uniquement qui les exécutaient.

Chants-poèmes maareen (a kim maareen). Ce sont des chants-poèmes de louange créés par des griots dont le nom patronymique est Maar d’où dérive maareen = i.e. les chants-poèmes de la famille des Maar. Il s’agit là aussi d’œuvres poético-musicales à coloration fortement généalogique et qui sont très longues.

Comme on peut s’en douter, toutes les catégories de chants-poèmes qui sont l’apanage des griots n’existent que dans les zones du pays sereer où la structuration socio-politique est verticale. D’où leur absence sur la Côte (contrées du Hiréna et du Ga NDun), où les griots en tant que strate sociale, sont absents.

V – CONCLUSION

Nous voyons quelle est la portée de la structuration socio-politique sur l’organisation, le fonctionnement et le contenu de la littérature orale.
Nous savons par ailleurs les maux dont souffre cette littérature et qui en hypothèquent jusqu’à la survie. Citons notamment :
– la perte progressive des performances de notre mémoire collective
– la faiblesse de l’invention et du renouvellement du capital littéraire à travers de nombreux genres devenus désuets ;
– le manque de motivations de créateurs traditionnels, en raison notamment du peu d’intérêt témoigné à cette littérature et à ses auteurs, ou en raison de sa folklorisation ;
– le dérèglement du calendrier de certaines manifestations traditionnelles, cadres, prétextes ou raisons d’être des développements de la littérature orale, ceci en partie à cause de l’exode rural ;
– la modernisation du travail de la terre et le recours à des techniques qui fondent un rythme de travail et une gestuelle en décalage par rapport à ceux qui servent de cadres formels à cette littérature etc.. .
A côté de ces maux, il faut ajouter ceux encourus par la littérature orale en raison de la restructuration de nos sociétés, suivant un nouvel ordonnancement qui ne peut manquer d’avoir des répercussions profondes sur la création poético-musicale.
Il nous faut approfondir la réflexion sur ces répercussions, pour en déterminer la nature et les orientations, et tenter d’agir sur elles.
Il s’agit de savoir si et comment nous pouvons aider la création poético-musicale à passer avec vigueur, le cap de la période instable de nos sociétés en gestation.
La question n’a apparemment pas retenu de façon conséquente nos diverses politiques culturelles, qui se sont tout au plus évertuées à sauver le capital littéraire oral engrangé par les générations antérieures, en le collectant et en le conservant dans des musées de la parole, qui ne manquent pas par ailleurs de connaître de nombreux déboires.
Si nous voulons que l’oralité demeure une composante de nos cultures et nourrisse notre civilisation de demain, il nous faut assurément donner une réponse positive et dynamique à la survie et à la pérennisation de la littérature orale.
A côté de nos écrivains manipulateurs de la plume, pour lesquels de nombreux prix ont été conçus qui, fouettent leur créativité, pas un seul prix, pas une seule mesure, n’ont été mis au point pour encourager les créateurs de la littérature orale. Or ne nous y trompons pas : ces derniers demeurent les porte-parole de la frange la plus importante de nos sociétés et nos écrivains, malgré leur volonté d’enracinement, ne peuvent, par substitution, remplir leurs multiples fonctions.
L’esthétique de la littérature orale a aussi nourri et forgé notre sensibilité, par une parole de haute facture, habillée de musique et moulée dans une rythmique diversifiée.
Voilà pourquoi nos politiques culturelles, appuyées sur toutes les bonnes volontés, et dans l’intelligence du nouvel ordonnancement de nos strates sociales, doivent relever le défi du renouvellement et de la pérennisation de la littérature orale, en trouvant la réponse adéquate au constat amer de Paul Ndong, ce chanteur-poète de mon village.
« Il me manque l’occasion de chanter avec des gens, mais composer un chant-poème pour moi est aussi aisé que te dire bonjour. Maintenant que nous ne sommes plus dans la période du maad (joutes de chants-poèmes organisées jadis), je peux créer une œuvre et l’oublier presque aussitôt, alors qu’autrefois ; je la maintenais dans mon esprit. Ou bien lorsque j’entrais dans le cercle de l’assistance et commençais à chanter, c’était comme si mon esprit s’ouvrait pour la création spontanée et continue.
A présent je peux créer des chants-poèmes ; cependant comme cela n’a plus de sens pour moi, je les néglige et les abandonne car ce n’est plus comme avant »

[1] De la littérature négro-africaine, in Colloque sur l’art nègre. Rapports Tome I. Présence Africaine, 1967 p 299.

[2] Calame-Griaule (Geneviève). La littérature orale, in Colloque sur l’art nègre. Rapports Tome 1 p 250

[3] ibid pp. 250-252, pour le détail

[4] Rapporté par Jan Vansina dans : De la tradition orale. Essai de méthode historique, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale 1961 p 12.

[5] Mbiti (John). La littérature orale africaine, in colloque sur l’art nègre Rapports Tome 1 Présence africaine 1967 p 256.

[6] Il existe sur la question une abondante bibliographie cf notamment les travaux de Cheikh A.Diop le RP H. Gravrand, CH Becker. A. Raphaël Ndiaye, Aujas, Pinet-Laprade.

[7] Royaumes sérères. Les institutions traditionnelles du Sine-Saloum, in Présence africaine, 2e trim. 1965 p 154.

[8] ibid, p 154.

[9] Tam-tam court et large au fond ouvert et au son grave. Il est souvent percuté seul.