Léopold Sédar Senghor, Poète et Chef d’Etat
Francophonie culture et développement

DE LA FRANCOPHONIE

Ethiopiques numéro 50-51

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série-2ème et 3ème trimestres 1988 – volume 5 n°3-4

De la Francophonie [1]

Je suis heureux de me retrouver, une fois de plus, au Québec. Et j’ai la chance d’avoir été invité, de nouveau, par l’Université Laval et pour vous parler de la Francophonie. J’en suis, d’autant plus heureux que, Vice-Prési­dent du Haut Conseil de la Francophonie, c’est également l’occasion, pour moi, de participer, comme conseiller, au Second Sommet des Chefs d’Etat et de Gouvernement. Last but not least, comme disent vos compatriotes anglophones, j’arrive de Normandie, où j’ai laissé ma femme, une Normande de vieille souche. Et à vous entendre, avec vos noms et votre accent normands, j’ai un peu l’impression d’être chez moi.

Or donc, je vais vous entretenir de la Francophonie, mais surtout, de la Francité. Et pourtant, c’était l’objet de mon discours quand, le 22 septembre 1966, vous m’avez fait Docteur honoris causa de votre Université. C’est qu’avec le Second Sommet, nous som­mes non seulement au cœur du problème, mais encore à la dernière étape, majeure, où il faut réussir ou renoncer. Et vous savez bien que renoncer en succombant n’est pas français, non plus que québécois. Et vous l’avez prouvé. C’est l’occasion, pour moi, de rendre l’hommage qu’ils méritent aux premiers québécois, singulièrement à René Levesque et Pierre Eliott Trudeau, avec lesquels j’ai discuté, en son temps, du problème. Je n’oublierai pas Jean Lesage ni Jean­Marc Léger, non plus que Jean Drapeau, qui fut maire de Montréal, sans oublier le Premier Ministre actuel Brian Mulroney. C’est que nous avons reçu celui-ci à l’Académie française. En sa présence, nous avons introduit, dans le Dictionnaire, le mot canadien « foresterie », que j’ai défini. Et le Premier Ministre canadien, qui est d’origine celtique, vous le savez, comme « nos Ancêtres les Gaulois », a créé le « Grand Prix de la Francophonie ».

Cela dit en manière d’introduction j’aborderai le problème de la Francophonie en faisant, pas trop longuement, son historique ou, plus précisément, sa préhistoire.

Ce n’est pas hasard, si nous avons été les deux premiers, un Canadien et le Sénégalais que je suis, à lancer le néologisme de « francité ». Il est vrai que, depuis quelque 100 ans, Onésime Reclus, un géographe français, avait inventé les deux mots de « francophone » et « francophonie ».

On a souvent contesté, et la formation, et la signification des deux derniers mots. A tort. En effet, comme le disait mon maître Ferdinand Brunot, l’un des fondateurs de la Grammaire moderne, la loi fondamentale de la Grammaire n’est pas la rationalité cartésienne, mais l’analogie. D’où il résulte qu’aujourd’hui, et pour les lecteurs francophones, la Francophonie peut signifier :

1°) l’ensemble des Etats, des pays et des régions qui emploient le français comme langue nationale, langue de communication internationale, langue de travail ou langue de culture ;

2°) l’ensemble des personnes qui emploient le français dans les différentes fonctions que voilà ;

3°) la communauté d’esprit qui résulte de ces différents emplois.

Quant à la « francité », on peut la définir comme l’ensemble des valeurs de la langue et de la culture, partant, de la civilisation française. Nous y reviendrons quand nous la comparerons à la négritude. Mais pourquoi, me demandera-t-on, dire « francité », comme « latinité », « germanité », « arabité » et non pas « francitude » comme « négritude », « berbéritude », « slavitude », « sinitude ». Qu’on se rassure. Ce n’est pas une question de supériorité ni d’infériorité, mais de civilisation différente. Ce n’est surtout pas un auto-mépris culturel chez les militants de la Négritude que nous étions dans les années 1930, que nous sommes toujours, Aimé Césaire et moi. C’est simplement que les mots en -itude ont un sens plus concret ou, ad libitum, moins abstrait que les mots en -ité, comme l’a prouvé un mémoire de diplôme d’études supérieures soutenu à l’Université de Strasbourg.

Je ne voudrais pas faire, ici, encore une fois, tout l’historique de la Francophonie. Vous le trouverez dans l’ouvrage, remarquable, du professeur Michel Tétu, intitulé « La Francopho­nie » et que je viens précisément de préfacer. Je voudrais rappeler, simplement, que nous avons été trois Africains, Habib Bourguiba, Hamani Diori et moi, à lancer, plus que le mot, l’idée de Francophonie. On oublie trop souvent, le rôle majeur, que joua le Général de Gaulle dans la naissance et l’organisation de la Francophonie. Il est vrai qu’homme de culture et de courtoisie, homme de pudeur par excellence, Charles de Gaulle vouluttoujours, laisser les Africains prendre les initiatives après Brazzaville.

Or donc, après l’échec de Dakar où le Gouverneur général Boisson avait refusé de le suivre dans la Résistance, en septembre 1940, le Général de Gaulle fut plus heureux, quatre ans après, à la Conférence de Brazzaville, en janvier 1944, où il prononça son fameux discours dont voici l’essentiel : « Mais en Afrique française comme dans tous les autres territoires où des hommes vivent sous notre drapeau, il n’y aurait aucun progrès si les hommes, sur leur terre natale, n’en profitaient pas moralement et matériellement, s’ils ne pouvaient s’élever, peu à peu, jusqu’au niveau où ils seront capables de participer, chez eux, à la gestion de leurs propres affaires. C’est le devoir de la France de faire en sorte qu’il en soit ainsi ». C’est clair. C’est donc en janvier 1944, et par la volonté de Charles de Gaulle, que survint non seulement l’idée, mais surtout la volonté de la Francophonie. Qu’on relise seulement la fameuse phrase. De Gaulle aurait pu dire : « où ils seraient capables ». Il a préféré employer le futur de l’indicatif pour bien marquer la possibilité, mieux, la certitude de la Francophonie. C’est ainsi du moins que nous l’avions compris, Bourguiba, Diori et moi. Et nous avons agi dans ce sens.

Après de Gaulle, j’arriverai à Hamani Diori, l’ancien Président de la République du Niger, dont on ne parle pas assez dans l’historique de la Francophonie, comme je l’ai dit au professeur Tétu. Pour mieux faire comprendre son rôle, récapitulons les étapes qui, depuis le Discours de Brazzaville, marquent la marche, avec la France, des anciens peuples colonisés vers la Francophonie. Ce fut, d’abord, l’Union française, en 1946, à laquelle succède la Communauté, en 1958. Puis, au début de la décennie des indépendances, en 1961, fut créée, entre Etats africains, l’Union africaine et malgache (UAM), à laquelle succéda l’Organisation commune africaine et malgache (OCAM).

C’est ici que, parmi d’autres étapes, vers la Francophonie, se distingua tout particulièrement Hamani Diori. C’était en mars 1968. C’est alors que l’OCAM, sous la Présidence d’Hamani Diori, conçut le projet d’une Agence de Coopération culturelle et technque, qui réunirait « les Etats utilisant la langue française ». Il s’agissait, grâce à cette agence, de « compléter et diversifier la coopération existante et non pas de la remettre en cause ». C’est pourquoi Hamani Diori adressa, entre autres, au Premier Ministre du Québec, Jean Jacques Bertrand, une invitation, qui suggérait l’envoi, à Niamey, du Ministre de l’Education nationale du Québec. L’initiative d’Hamani Diori est d’autant plus importante que la culture reste le problème essentiel de la Francophonie, comme nous allons le voir.

Quant au Président Habib Bourguiba, homme de culture à la tête du pays maghrébin le plus moderne, le plus francophone, il était tout désigné pour jouer un rôle de premier plan dans la naissance de la Francophonie, comme auparavant dans le mouvement des indépendances. Il restera avec le Roi Hassan II, le chef d’Etat arabe qui a le mieux compris la valeur du métissage culturel que la Francophonie nous permettrait de réaliser. C’est ainsi que, pèlerin de la Francophonie, il déclarait, en 1968, à Montréal : « Nous avons conscience, non seulement d’avoir enrichi notre culture nationale, mais de l’avoir orientée, de lui avoir conféré une marque spécifique que rien de pourra plus effacer. Nous avons conscience d’avoir pu forger une mentalité moderne ».

On s’étonnera, sans doute, que le militant de la Négritude, que j’ai été au Quartier latin, soit tombé, par la suite, dans la Francophonie. Pourtant, j’ai souvent signalé le fait. En même temps que certains militants, comme Césaire et moi, suivaient des cours de Français, Latin et Grec à la Sorbonne, Léon Damas et encore moi nous intéressions à ce que nous appelions « les Humanités négro-africaines ». C’est que nous étions déjà, pour le métissage culturel, l’essentiel étant qu’il fallait, d’abord, s’enraciner dans les vertus de la Négritude avant de s’ouvrir aux apports fécondants des autres civilisations, singulièrement de la civilisation française. Lecteurs assidus des écrivains et théoriciens négro-américains, sans oublier les Antillais, nous rappelions, souvent, cette phrase du poète Claude Mac Kay : « Plonger jusqu’aux racines de notre race et bâ­ tir sur notre propre fonds, ce n’est pas retourner à l’état sauvage. C’est la culture même ».

C’est cette fidélité à la Négritude qui explique la double action que j’ai menée, pendant les 35 ans – de 1945 à 1980 – où j’ai été, en même temps ou successivement, professeur de Négritude à l’Ecole nationale de la France d’Outre-Mer et député du Sénégal au Parlement français. Par « Négritude », j’entends, ici, les langues et civilisations négro-africaines. Je n’y reviendrai pas, mais sur la Francophonie.

Or donc, si, en 1945, « je suis tombé dans la politique », comme j’aime à le dire, ce fut malgré moi. En effet, le Parti socialiste du Sénégal cherchait un second candidat, à côté du doyen Lamine Guèye, pour sa liste aux élections à la Première Assemblée nationale constituante. Et il porta son choix sur moi, alors que je ne briguais aucune fonction politique. Je finis par accepter à la condition qu’on me laissât poursuivre, en même temps, ma double œuvre de professeur et de poète. C’est ainsi que, pendant les quinze années de mon mandat, renouvelé, j’ai continué à me battre, et pour la Négritude, et pour la Francophonie.

Comme député du Sénégal, j’ai appartenu aux deux commissions qui, en 1946 et en 1958, ont préparé des constitutions pour la France. C’est ainsi, entre autres, que mon amendement au texte qui allait devenir la Constitution de 1958 fut rejeté. Il proposait, pour les peuples colonisés, « le droit à l’autodétermination », c’est-à­dire à l’indépendance. Et c’est le Général de Gaulle qui, passant outre à l’avis de la Commission de la Constitution, reprit l’amendement dans le texte qui fut approuvé par référendum. Après que le projet de Constitution eut été approuvé par le Peuple de France et les peuples des Départements et Territoires d’Outre-Mer, je fus le premier à demander, au Général de Gaulle, l’indépendance de mon pays, le Sénégal. Fait remarquable, l’entretien n’avait pas duré une demi-heure quand le Président de la République, qui m’avait écouté sans m’interrompre – c’était son habitude -, me donna son accord.

Précisément, parce qu’il en avait été ainsi et que je gardais intacte, au fond de mon âme, ma passion pour la Négritude, j’apportai une nouvelle ardeur, avec de nouveaux arguments, à l’autre combat, pour la Francophonie. C’est le moment de rappeler que, depuis la Constitution de 1946, qui avait créé « l’Union française », on avait beaucoup avancé, et rapidement. Entre autres Etats, le Vietnam était devenu indépendant en 1949, le Maroc et la Tunisie en 1956. Enfin, la « Communauté », « rénvée », était créée en 1960. Et pendant toute cette décennie, les différents peuples d’outre­mer, sauf les Antillais et les Océaniens du Pacifique, avaient, à tour de rôle, obtenu, chacun, son indépendance. C’est dans ce contexte d’espoir et, partant, de coopération, que mourut Charles de Gaulle.

Quand Pompidou fut élu Président de la République, le 15 juin 1969, un nouvel espoir, mêlé, c’est-à-dire plus riche, se leva en moi. C’est que, depuis les bancs de la « Première supérieure » du Lycée Louis-le-Grand, dans les années 1920, jusqu’à sa mort, en 1974, Pompidou fut toujours mon meilleur ami en France, et le plus fidèle. Je lui dois l’essentiel, non pas de mon éducation, mais de ma culture française. Le jeudi ou le Dimanche, il m’emmenait souvent avec lui, non pas à Montmartre, mais au théâtre ou aux expositions d’art, plus rarement au cinéma. Surtout, nous lisions beaucoup, nous discutions beaucoup, et sur tous les problèmes : depuis la poésie grecque jusqu’à « l’Art nègre ».

Dès lors, on ne s’étonnera pas que, disciple politique du « Grand Charles » et homme de culture, Pompidou se soit intéressé à la Francophonie et, pour ainsi dire, de l’intérieur, sous tous ses aspects. C’est ainsi qu’il créa une nouvelle institution, si je puis m’exprimer ainsi : les « Conférences franco-africaines ». Dans le cadre d’une Francophonie de fait, celles-ci furent, en réalité, les premiers « Sommets ». En effet, ces conférences réunissaient les chefs d’Etat francophones ou leurs représentants. A la mort de Pompidou, Monsieur Valéry Giscard d’Estaing, le nouveau Président de la République française, eut le mérite de continuer la Francophonie de fait que Pompidou avait créée.

Plus exactement, avec le Président Giscard d’Estaing, on essaya, conférence après conférence, de cerner le problème. C’est ainsi qu’en deux sessions, en 1979, puis 1980, je parvins, comme rapporteur, à faire adopter un projet de Francophonie. Il ne restait plus qu’à réunir un sommet de tous les chefs d’Etat avec, si possible, chacun en personne. C’est alors que je fus chargé de recevoir, à Dakar, en novembre 1980, une Conférence des Ministres des Affaires étrangères, qui préparerait le Premier sommet des Chefs d’Etat, par lequel serait créée, officiellement, la Francophonie. Il était entendu que le Président de la République française réglerait, avec les gouvernements d’Ottawa et du Québec, l’affaire dite « du Québec ». Mais voilà qu’en octobre, je lus un communiqué du ministère français des Affaires étrangères annonçant que la France ne serait pas représentée à la Conférence de Dakar. Aux journalistes qui se précipitèrent pour m’interroger, je répondis simplement : « C’est une querelle entre Grands Blancs. Quand ils se seront mis d’accord, on tiendra le Sommet ».

Enfin, les « Grands Blancs » se sont mis d’accord, après six ans de pourparlers, non seulement entre Paris et le Québec, sans oublier Ottawa, mais aussi entre Paris et les anciens territoires ou protectorats d’Outre-Mer, devenus Etats indépendants. C’est dans ces conditions que fut réuni à Paris, en février 1986, le Premier Sommet francophone des Chefs d’Etat ou de Gouvernement. Ce Premier Sommet, ce n’est pas étonnant, n’a pas beaucoup fait avancer le problème, les problèmes. On s’est perdu dans les détails en parlant surtout Economie, Finances et Techniques, sans oublier les ordinateurs ni les minitels, alors qu’il fallait traiter des problèmes politiques, mais, d’abord discuter le problème culturel majeur : la Francophonie, mais sous son aspect culturel de francité. J’entends par là l’enseignement et l’usage de la langue française dans tous les pays – plus de 40 – qui feraient partie de la Francophonie.

Ne nous le cachons pas, le problème de fond, ce sont les valeurs culturelles de la langue française, y compris leurs aspects scientifiques et techniques. Il faut commencer par rappeler certains faits et, pour cela, remonter au Moyen-Age. Or donc, c’est au début du Moyen-Age, à la chute de l’Empire romain, mais surtout, avec Charlemagne, à la création de l’Empire d’Occident, au début du IXe siècle de notre ère. C’est alors que le français commence d’être parlé dans toute l’Europe, hors des frontières françaises. Ce fut, plus exactement, dans les cours et parmi la bourgeoisie. Arrêtons-nous un moment sur ce fait pour en dire les raisons, qui tiennent essentiellement à la francité.

Il y a, d’abord, que le français parlé, à côté du latin, dans les universités, était une langue savante, au vocabulaire riche et précis en même temps : technique. C’est ainsi qu’au XIIIe siè­cle, sur 3.000 mots du français élémentaire, 25 %, c’est-à-dire le quart étaient des mots savants, tirés du latin ou, mieux, du grec. Si le français, depuis l’Empire d’Occident, mais surtout les XIIIe-XIVe siècles est devenu, en Europe, la langue des cours, de la bourgeoisie et de la diplomatie, c’est, bien sûr, pour les raisons politiques que voilà. Elle l’est devenue surtout pour ses qualités propres, qui tiennent au latin, mais surtout au grec. C’est la raison pour laquelle il a fallu huit siècles ainsi que la puissance économique et spatiale, financière et technique des Etats-Unis d’Amérique pour que l’anglais remplaçât le français comme langue de communication internationale, après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Last but not least, ce sont les mêmes Etats-Unis d’Amérique, qui, après avoir redécouvert le latin, mais surtout le grec, après la Deuxième Guerre mondiale, l’ont fait du français depuis quelques années, depuis, précisément qu’on parle de la Francophonie.

Il n’est que temps d’arriver aux valeurs de la Francité, et d’abord de la langue française. Comme j’ai l’habitude de le dire, le français est « le grec des temps modernes ». J’ai développé cette idée ici même, lorsque, encore une fois, le 22 septembre 1966, j’ai été fait Docteur honoris causa de l’Université Laval. Je la résumerai aujou­d’hui.

Bien sûr, la langue française est née de la langue latine : du latin vulgaire ou, plus précisément, de celui de la vulgate. Il reste que, depuis la Renaissance et l’enseignement des Humanités gréco-latines en France, la langue de Descartes s’est enrichie de nouveaux mots : de mots savants empruntés au latin, mais surtout au grec. Je vous renvoie à un document significatif du « Ministère français de la Recherche et de l’Enseignement supérieur », qui est intitulé : « Listes ter­minologiques, relatives au vocabulaire de la télédétection aérospatiale ». Ce qui frappe d’abord, c’est que presque tous ces mots, scientifiques ou techni­ques, sont formés sur des racines ou des mots latins, mais, le plus souvent, grecs. Il est vrai que le latin avait, lui-même, beaucoup emprunté à la langue d’Aristote.

Le premier avantage de ces nouveaux mots, outre leur précision, est que l’homme de culture, qui a fait ses humanités gréco-latines, les comprend sans peine. Il y a surtout qu’une fois qu’on les lui a traduits, il n’en oublie plus les diverses significations. Quand j’ai lu pour la première fois, dans un journal, le mot « Mirapolis », j’ai compris : « Cité des merveilles ». En effet, la racine mir signifie, en grec, « ville, cité ». De même, quand l’autre mois, on m’a présenté une « orthophoniste », j’ai, tout de suite distingué les trois éléments grecs du mot : orthos, qui signifie « droit », phonè, « langue », et – istos, qui est un suffixe indiquant le caractère ou la fonction.

Ce sont ces emprunts du français scientifique ou technique qui expliquent, en partie, le retour en force des humanités gréco-latines, non seulement en France, mais encore dans les autres pays de la Francophonie, singulièrement en Afrique noire.

Il reste que le phénomène culturel va beaucoup plus loin. Il dépasse le simple emprunt ou fabrication de mots savants : scientifiques ou techniques. Au demeurant, comme on le sait, les deux tiers au moins des mots de l’anglais, y compris l’anglo-américain des U.S.A., viennent du français, du latin ou du grec. Si paradoxal que cela puisse être, l’apport majeur de la civilisation latine, mais surtout grecque à la francité, on le trouve, non pas dans le vocabulaire, mais dans la syntaxe et, par-delà, dans la stylistique de la prose française. D’un mot, dans la littérature gréco-latine, prose et poésie. Pourquoi je n’ai pas été étonné en lisant, dans le Figaro du 14 août 1987, un article intitulé « Le latin revient en force ». Et, de joie, j’ai chanté l’introït du 15 août : « Gaudeamus, omnes in Domino  ». Je m’en suis d’autant plus réjoui que le phénomène s’étend aux deux langues, car le sous-titre de l’article précise : « les effectifs des latinistes et des hellénistes progressent chaque année ».

Mais pourquoi ce retour en France ? C’est, d’un mot, que les vertus du latin, mais surtout du grec, dépassent le vocabulaire pour s’étendre à la phrase et, par-delà, au paragraphe, au poème, à toute l’œuvre écrite. Ce qui mérite explication. Quand, pour parler de ce que j’ai étudié et enseigné, je compare les langues agglutinantes d’Afrique aux langues à flexion d’Europe, ce qui me frappe le plus, c’est moins leurs vocabulaires, voire leurs morphologies, que leurs syntaxes. A la syntaxe de coordination ou de juxtaposition des langues africaines, si propre à la poésie, s’oppose la syntaxe de la subordination des langues européennes. C’est dire que celles-ci sont essentiellement des langues scientifiques parce que de raisonnement – je ne dis pas de philosophie.

Ces précisions données et à partir de mes rapports faits aux conférences franco-africaines de 1979 et 1980, je voudrais vous dire ce que pourraient être les structures politiques et la vie de la Communauté organique de la Francophonie. Il est entendu que ce dernier titre, que j’avais proposé en 1980, peut être modifié sans inconvénient, et surtout les structures, mais pas l’esprit de la Francophonie, c’est­à-dire la francité, pour les raisons que je viens d’exposer. C’est dire que nous allons, maintenant, entrer en politique, mais au sens le plus élevé.

La Francophonie couvrira donc les cinq continents. Mais pourquoi faire exactement ? Je répondrai : « Pour réaliser l’œuvre que font les communautés culturelles que l’on désigne, aujourd’hui, sous les noms d’ Hispanophonie et de Lusophonie. Précisément, il n’est pas indifférent qu’on n’ait pas pris l’habitude d’appeler le « Commonwealth » « Anglophonie ». A cause des Etats-Unis d’Amérique, bien sûr, mais surtout parce que le wealth, l’économie, caractérise le Commonwealth. Cela ne signifie pas que, dans la Communauté organique de la Francophonie, les problèmes économiques ou financiers seront négligés. Que non pas ! Cela veut dire qu’ils seront, non même pas subordonnés à, mais conditionnés par la solution humaniste des problèmes culturels. Cependant, ce ne sera pas dans le sens de l’impérialisme, encore moins du colonialisme culturel.

En effet, depuis le professeur Paul Rivet, qui était, à la fois un biologiste et un linguiste, c’est-à-dire un homme de haute culture, l’option de la symbiose biologique et culturelle, pour ne pas parler de « métissage », s’est confirmée en France et dans les pays francophones. C’est ce que prouve, entre autres et sous le Général de Gaulle, le fameux Rapport Jeanneney du 19 juillet 1963 sur « La Politique de Coopération avec les pays en Voie de Développement ».

Je n’en citerai que ces lignes : « La France peut aussi attendre de sa co­pération des avantages économiques indirects et un enrichissement culturel… Que la France imprègne d’autres pays de ses modes de pensées, elle tisse des liens dont l’intimité les incitera à lui apporter, à leur tour, le meilleur d’eux-mêmes. La culture française s’est épanouie, au cours des siècles, grâce à des apports étrangers constamment renouvelés. Si les pays qui auront reçu d’elle une initiation à l’esprit scientifique lui font connaître des modes nouveaux d’expression artistiques ou des conceptions philosophiques, sociales ou politiques originales, notre civilisation s’en trouvera enrichie ». Ce texte est essentiel. Il est d’autant plus important que, même parmi les pays latins, il est rare d’entendre, non pas des professeurs ou des écrivains, mais des hommes politiques ou officiels tenir de tels propos. Sauf au Portugal, où j’ai présidé précisément, en 1980, un « Colloque sur le Métissage » à l’Université d’Evora.

Vous aurez noté : « notre civilisation s’en trouvera enrichie ». A la page précédente, le rapport Jeanneney avait présenté la culture française comme « prétendant à l’universalité ». C’est là une idée empruntée à Pierre Teilhard de Chardin, qui, dans une vision globale et prophétique du monde, nous présentait les différentes civilisations humaines multipliant leurs échanges dans un dialogue réciproquement fécondant, pour aboutir à, « la Civilisation de l’Universel ». C’est dire qu’au « rendez-vous du donner et du recevoir » que constitue la Francophonie, pour parler comme Aimé Césaire, les peuples des quatre autres continents, non européens, ne viendront pas les mains vides. Ceux qui, avec Césaire, ont, dans les années 1930, lancé le mouvement de la Négritude ont beaucoup insisté sur ce dernier point : il s’agit, pour chaque continent, pour chaque peuple, de s’enraciner profondément dans les valeurs de sa civilisation propre pour s’ouvrir aux valeurs fécondantes de la civilisation française, mais aussi des autres civilisations, complémentaires, de la Francophonie. Ce que la France nous a apporté d’essentiel, d’irremplaçable, plus qu’aucun autre pays d’Europe, c’est « l’esprit de méthode et d’organisation », comme j’aime à le dire, ou, pour parler comme le rapport Jeanneney, « un mode d’expression et une méthode de pensée ». Pour m’en tenir à l’Afrique, celle-ci a, depuis le début du siècle, beaucoup apporté, singulièrement dans les domaines des Arts plastiques, de la Musique et de la Poésie, sans oublier la Danse, qu’a renouvelée Maurice Béjart, dont le père, Gaston Berger, créateur de la Prospective, était un métis franco-sénégalais.

C’est dire que, comme les pays du Maghreb, qui, dans ce domaine, sont exemplaires, les pays d’Afrique noire, d’Asie et d’Océanie commenceront par choisir, chacun, une ou plusieurs langues « originaires » ou continentales pour en faire des « langues nationales ». Il n’est pas question d’écarter le français, pas même d’en faire une « langue étrangère », mais bien une « langue officielle » ou de « communi­cation internationale ». C’est le cas au Sénégal. C’est dire qu’ici, les langues d’origine authentiquement africaine y sont étudiées selon les méthodes scientifiques les plus modernes, soit à l’Institut fondamental d’Afrique noire, qui est un vieil Institut de recherche, soit au Centre de Linguistique appliquée de Dakar.

Ainsi justifiée la Francophonie, comme « un projet de civilisation humaine » – dixit le Rapport Jeanneney -, il est temps d’en venir à sa réalisation au plein sens du mot, mais d’abord à son organisation structurelle, politique.

Il nous faut partir de la « Conférence franco-africaine » tenue à Nice, du 8 au 10 mai 1980. Un projet cohérent en était sorti, qui était une synthèse des propositions du rapporteur que j’avais été, des apports des experts et des amendements des chefs d’Etat ou de gouvernement. Il s’agissait de créer une « Communauté organique de la Francophonie ». Il reste que le titre importe peu. Ce qui compte, c’est le nom, mais surtout la notion de Francophonie.

Tout en nous inspirant, parmi d’autres communautés, des structures et du fonctionnement du Common­ealth nous entendions faire œuvre neuve, à la française. Il s’agissait, il s’agit toujours, en ce dernier quart du XXe siècle, de préparer, pour notre ensemble francophone, voire latino­phone, nous allons le voir, une communauté de peuples différents, mais solidairement complémentaires. Et partant, une communauté solide pour la réalisation de la Civilisation de l’Universel, qui sera celle du troisième millénaire. Bref, une communauté créatrice parce que de droit écrit, rationnellement organisé, à la française, je le répète.

Voici ce que pourraient être les organismes de la Francophonie :

– La Conférence des Chefs d’Etat ou de Gouvernement,

– Le Secrétariat général,

– Les Conférences ministérielles,

– La Fondation internationale pour les Echanges culturels.

Que tous ces organismes doivent avoir, chacun, leur siège à Paris, cela va de soi. Parce que le modèle de la langue française est celle parlée à Paris par les hommes de culture, et non plus « par la bourgeoisie », comme on nous l’enseignait en Sorbonne. Mais surtout pour cette raison majeure, que l’Europe est devenue le centre de la civilisation humaine depuis 2.500 ans que l’Afrique lui a passé le flambeau. Depuis lors, elle continue de s’enrichir des apports de l’Asie etde l’Océanie à l’Est, des deux Amériques à l’Ouest. Et voici, de nouveau, que l’Afrique, en ce XXe siècle, est rentrée dans le jeu, et souvent par le détour des deux Amériques.

La Conférence des Chefs d’Etat ou de Gouvernement sera la plus haute instance. Elle se réunira à intervalles réguliers, tous les deux ans par exemple, étant entendu qu’il y aura, à l’oc­asion, des réunions extraordinaires. Il est entendu également que ce sera, autant que possible, soit à Paris, soit, à tour de rôle, dans une autre capitale. Ces réunions au sommet seront toujours précédées, préparées par une conférence des ministres des Affaires étrangères. Il reste que la plus grande liberté les caractérisera, qu’en particulier, au début de la Conférence, tout chef d’Etat ou de gouvernement pourra la saisir de tout problème qu’il lui paraîtra opportun de soulever. Il s’agira, en effet, pour faire de la Francophonie le modèle et le moteur de la Civilisation de l’Universel, de favoriser les échanges d’idées en respectant la personnalité originaire, mais surtout originale de chaque nation.

Le Secrétariat général, comme l’indique son nom, assurera des fonctions d’étude, de préparation et d’exécution, mais aussi de coordination. Encore que situé à Paris, comme les autres organismes, son titulaire pourra ne pas être français. Enfin, le Secrétariat général sera chargé d’animer les divers organismes de la Francophonie. Les Conférences ministérielles seront générales, technique ou régionales. Les ministres des Affaires étrangères, qui auront un rôle prépondérant, se réuniront au moins une fois par an. Ils commenceront par un tour d’horizon des problèmes mondiaux, puis ils examineront les rapports qui leur auront été soumis par les ministres spécialisés, pour en retenir ce qui devra être présenté aux chefs d’Etat ou de gouvernement.

Quant aux conférences des ministres spécialisés, et d’abord des ministres de l’Education, de la Culture, de la Jeunesse et des Sports, elles seraient ouvertes à tous les Etats membres. Cependant, en dehors des ministres chargés de l’Education ou de la Culture, la participation ne serait pas obligatoire. Ainsi serait laissé plus de souplesse et, partant, d’efficacité au système.

S’agissant, enfin, de la Fondation internationale pour les Echanges culturels, elle commencera par absorber l’actuelle Agence de Coopération culturelle et technique. C’est dire que les problèmes scientifiques et techniques ne seront pas négligés, tout au contraire. Ni les problèmes artistiques. La Fondation aura pour objectif majeur de réaliser l’œuvre culturelle de compréhension et d’enrichissement réciproques qui est le but ultime de la Francophonie. C’est ainsi que la Fondation aurait trois départements :

– Un Conseil des Langues et Culture,

– Une Agence de Coopération culturelle et technique,

– Un Centre d’Information.

Le Conseil des Langues et Cultures aura pour tâche essentielle l’identification, la protection, le développement et la diffusion des différentes expressions culturelles de nos nations respectives, voire des régions au sein d’une nation. Il serait utile d’y créer diverses sections, dont :

– un section des Langues de Communication internationale (je songe au Français et à l’Arabe entre autres),

– une section du Latin et du Grec,

– une section des Langues africaines,

– une section des Langues asiatiques.

L’Agence de Coopération culturelle et technique existe déjà. Elle serait élargie aux dimensions de la Francophonie. Elle aura surtout, non pas un rôle d’études, comme le Conseil scientifique, dont je propose la création, mais un rôle concret d’exécution pour les initiatives et projets de coopération culturelle.

Quant au Centre d’Information, sa fonction sera de favoriser, voire, auparavant, d’organiser les communications entre les nations de la Francophonie. C’est dire qu’il aura d’abord, un rôle d’information sur la vie de la Francophonie. Il aura aussi à faire connaître les travaux des différents organismes de la Communauté organique, sans oublier les nombreuses associations francophones qui existent depuis plusieurs années. Le centre, en outre, aidera à réaliser, entre les pays intéressés :

– la libre circulation des œuvres des créateurs : écrivains, artistes, professeurs, savants et techniciens ;

– les traductions ou reproductions d’œuvres littéraires ou artistiques, scientifiques ou techniques ;

– les échanges des expériences les plus significatives en matière culturelle, scientifique et technique ;

– la participation francophone, enfin, à la vaste et profonde révolution culturelle qui, en ce dernier quart du XXe siècle, prépare la Civilisation de l’Universel.

Où en est-on aujourd’hui, me demanderez-vous, dans l’édification de la Francophonie ? Comme je vous l’ai dit, un incident juridique entre « Grands Blancs », entre les gouvernements canadien, québécois et français, a fait renvoyer sine die la conférence des ministres des Affaires étrangères que je devais réunir à Dakar, en novembre 1980, pour préparer la « Conférence des Chefs d’Etat ou de Gouvernement », qui, elle aurait définitivement arrêté la charte de la Francophonie.

Ce retard n’aura pas été inutile. Outre que, depuis lors, le nombre des membres de l’A.C.C.T. s’est accru, le Président François Mitterrand a prouvé, mieux réalisé le mouvement en marchant. Il a, en effet, créé, l’autre année, un Haut Conseil de la Francophonie, qui est composé de 27 membres, « représentatifs des grandes composantes de la Francophonie ». Il s’y est ajouté un Commissariat général de la Langue française auprès du Premier Ministre et un Comité consultatif de la Langue française, qui remplace l’ancien « Haut Comité de la Langue française ».

Il y a surtout que le Président de la République française a réuni, l’an dernier, du 17 au 19 février, le Premier Sommet francophone des chefs d’Etat et de gouvernement francophones. Pour une fois et par souci d’efficacité, on a procédé à l’anglaise. Ce furent, en effet, des discussions ouvertes où tous les problèmes ont été abordés, mais surtout des problèmes économique et financiers. Dès lors, n’est-il pas temps, aujourd’hui, d’aborder les problèmes essentiels de la Francophonie, les problèmes culturels ? C’est d’autant plus nécessaire, et naturel, que, nommé Premier Ministre après les élections du 16 mars 1986, Monsieur Jacques Chirac a nommé, non seulement un Ministre de la Coopération en la personne de Monsieur Michel Aurillac, un spécialiste des problèmes africains, mais encore un Secrétaire d’Etat à la Francophonie, Madame Lucette Michaux-Chevry, originaire des Antilles

Nous avons profité de ce sommet, Monsieur Stélio Farandjis, le Secrétaire Général du Haut Conseil de la Francophonie, et moi, le Vice-Président, pour tenir une conférence de presse au Grand Palais, dans le cadre d’Expolangue. C’était, pour moi, l’occasion de proposer, pour la Francophonie, des langues classiques à enseigner dans les collèges, lycées ou facultés. Je proposai donc cinq langues : le latin, le grec, l’arabe classique, l’égyptien ancien et le chinois. Le latin et le grec, langues indo-européennes, pour le rôle qu’ils jouent encore dans l’enseignement du français, comme nous l’avons vu tout à l’heure ; l’arabe classique parce que plus de la moitié des Arabes vont entrer dans la Francophonie ; l’égyptien ancien parce que c’est une langue agglutinante et que, près de la moitié des langues africaines sont construites sur son modèle : le chinois, enfin, parce qu’à sont tour, c’est le modèle des langues à tons d’Asie, comme le vietnamien.

C’est l’occasion de vous parler de la Latinophonie. Il s’agirait d’insérer la Francophonie dans un ensemble plus vaste, qui comprendrait toutes les nations qui ont vocation à se servir d’une langue néo-latine ou du grec comme langue nationale, langue classique ou langue de communication internationale. Toutes ces nations réunies représenteraient près d’un milliard d’hommes.

Il s’agirait donc, une fois réalisée la Francophonie, de l’insérer, à son tour, dans une association des pays ou groupes de pays de langue néo-latine. Je songe à l’Espagne, à l’Italie, au Portugal et aux 22 pays d’Amérique latine, sans oublier, naturellement, la Belgique, ni le Luxembourg, la Suisse gardant… son isolement. Ce n’est pas hasard si, au « Premier Congrès des Orthopédistes de Langue française », que j’ai ouvert, à Monaco, le 26 mars 1986, on compta des orthopédistes espagnols, italiens, voire latino-américains.

En vous exposant le projet de Francophonie version 1987, j’ai presque toujours employé l’indicatif. J’aurais dû toujours employer le présent du conditionnel, car le projet de 1980 sera amélioré. Ce que je souhaite du moins.

Il reste qu’avant de conclure, il me faut répondre à une question majeure, qu’on nous pose souvent. « C’est une belle idée, et grandiose, votre projet de Francophonie, entendons-nous souvent dire à l’étranger, parfois même en France. Mais pourquoi ne pas adopter, simplement, l’anglais comme langue de communication internationale, puisqu’il est, aujourd’hui, la langue la plus répandue à travers tous les continents et dans tous les domaines ? Et puis, c’est tellement plus facile à apprendre ! » Ce sont là, en effet, deux faits que l’on ne peut nier. Cependant le problème est mal posé. Celui-ci, en effet, est de savoir si, aujourd’hui que nous sommes, nolentes volentes, poussés vers la Civilisation de l’Universel, l’intérêt de l’humanité se trouve dans le choix du français ou de l’anglais. Pour être plus précis, si, en 1986, deux ans après l’année où nous avons fêté le bicentenaire du Discours sur l’Universalité de la Langue française, les arguments de Rivarol, mais aussi du Professeur Schwab, l’Allemand, sont toujours valables.

Le premier argument contre l’anglais est que, si, au début du XXe siècle, après la Première Guerre mondia­le, il est devenu la première langue de communication internationale, il ne le doit ni à l’étendue, ni au rôle du Commonwealth sur notre planète, mais bien à la superpuissance économique, militaire et politique des Etats-Unis d’Amérique. C’est d’autant plus vrai qu’à côté de la morphologie et de la syntaxe, qui sont simples, trop simples, la langue de Shakespeare nous présente une orthographe et une prononciation qui ne le sont pas. Je dis « trop simples », car le problème est de choisir moins une langue de facilité que de ressources. Je parle d’une langue qui soit la plus belle, tout en nous permettant de mieux exprimer toutes les richesses, et de l’univers, et de la sensibilité comme de l’esprit humains. C’était là le sens du concours organisé par l’Académie de Berlin sous la forme des trois questions que voici :

-Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ?

– Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ?

– Est-il à présumer qu’elle la conserve ?

Ainsi partait-on d’un jugement de fait pour aboutir à un jugement de valeur, étant entendu que c’est ce dernier qui est le fond du problème. C’est lui que nous allons examiner brièvement avant de dire comment se présente, aujourd’hui, à nous Francophones, le problème, non plus précisément de l’universalité de la langue française, mais de la Francophonie.

Le professeur Schwab, dans son discours, nous a fait remarquer que, de toutes les langues vivantes, la langue française était la plus répandue, au Moyen-Age, parmi les nations de l’Europe. Elle le fut, comme je l’ai dit, dès le XIIIe siècle, et elle le resta jusquà la Deuxième Guerre mondiale. Il s’y ajoute, argument majeur, que les qualités qui l’imposèrent à l’Europe subsistent encore aujourd’hui.

Je ne reprendrai pas, ici, tous les arguments de Rivarol contre les plus grandes langues européennes qu’étaient, que sont encore, l’allemand, l’espagnol et l’italien. Tout en reconnaissant, à chacun, ses mérites ­ et il fait, en passant, l’éloge du métissage biologique et culturel -, ce que Rivarol leur reproche, c’est, à l’allemand, sa « prononciation gutturale », à l’espagnol, « l’enflure » du style et, à l’italien, « la préciosité ». Naturellement, il a laissé l’anglais pour la fin.

Pour l’anglais, plus qu’il ne l’a fait précédemment, il note avec les invasions, les emprunts culturels faits aux Français et, par eux, aux Latins et aux Grecs. Encore que la langue anglaise ait été ainsi adoucie et enrichie, précise Rivarol, elle a gardé, dans sa prononciation, les rudesses de l’allemand et, dans sa littérature, le désordre du génie germanique.

Il ne lui restait plus, il ne nous reste plus qu’à rappeler les vertus de la langue et de la littérature : du « génie » français. Je l’ai fait ici et je n’y reviendrai pas.

C’est pourquoi je voudrais m’acheminer vers ma conclusion en vous disant quels me paraissent être nos devoirs pour la défense et illustration de la langue française parce que de la francité et, partant, de la Francophonie. Je vous renvoie, à ce propos, au volume 2, numéro 1 de Perspectives universitaires, la nouvelle revue de l’Association des Universités partiellement ou entièrement de Langue française. Ce numéro est significativement intitulé Le Français, Langue internationale de la Communication scientifique et technique.

Il s’agit de savoir comment, tout ensemble, les Etats de la Francophonie, bien sûr, mais aussi les universitaires en général, singulièrement les savants et chercheurs, ingénieurs et techniciens, écrivains et artistes, nous enrichirons la langue française. Ce qui est encore le meilleur moyen de la défendre et de l’étendre sur toute notre planète Terre. Aux suggestions que j’ai faites tout au long de cet exposé, singulièrement pour le maintien ou la création d’une section des langues classiques dans l’enseignement du second degré, j’ajouterai des propositions pratiques.

Tout d’abord, dans les conférences internationales, en commençant par l’ONU et ses organismes spécialisés, il nous faut parler en français. Pour le moment, ce sont surtout les francophones d’Outre-Mer qui respectent cette règle. Comme le souligne l’incident que m’a raconté, l’autre année, le président de l’Association des Professeurs africains de Mathématiques. Il rentrait d’un congrès mondial de mathématiciens tenu à New-York. Présidant une séance, il s’était exprimé, naturellement, en français. Et voilà que des Américains, furieux, se répandaient dans les couloirs en vitupérant : « Il a du culot, ce Nègre ! Présider en français quand les Français eux-mêmes interviennent en anglais ! ».

La deuxième règle sera toujours dans les conférences internationales, d’exiger, et la traduction simultanée, et les documents, ronéotypés ou imprimés, dans les langues officielles, dont le français. Ce que font, au demeurant, les délégations francophones d’Afrique.

La troisième règle sera, au niveau des organisations internationales francophones, dont l’AUPELF et l’ACCT, mais aussi au niveau de chaque Etat ou région francophone, de faire porter notre effort sur la publication en français d’ouvrages fondamentaux dans les domaines des sciences et des techniques.

La quatrième, enfin, sera, dans la rédaction des articles comme des ouvrages scientifiques et techniques en français, de faire un autre effort. Celui-ci consistera à cultiver les vertus majeures du génie français, qui sont l’ordre logique dans la clarté et la précision dans la nuance. C’est la raison pour laquelle, dans la réforme de l’enseignement en Afrique francophone, nous avons mis l’accent sur les deux disciplines traditionnelles de l’Ecole française : l’explication de texte et la dissertation.

Un mot d’espoir pour finir, car rien n’est perdu. L’Agence de Coopération culturelle et technique de la Francophonie réunit, aujourd’hui, quelque 40 Etats, et l’Association internationale des Parlementaires de Langue française, autant de délégations. Sans oublier qu’à l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations-Unies, 33 délégations soit plus de 20 %, s’expriment en français. Sans oublier surtout le nombre d’Etats qui, aujourd’hui, participent dans la ville de Québec, au Second Sommet de la Francophonie. Non, rien n’est perdu. Tout dépend de notre courage, mieux de notre esprit de méthode et d’organisation : de notre Francité.

[1] Conférence prononcée à l’Université Laval de Québec, le 2 septembre 1987.