Littérature

L’IRONIE DOUCE, TENDRE ET HUMANISTE DE LA NEGRITUDE SENGHORIENNE

Ethiopiques n° 77

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2006

Relire L. S. Senghor à la lumière d’« Orphée noir » de J-P. Sartre

Ainsi que le suggère son titre, cette réflexion sur le rôle de L. S. Senghor en tant que chantre de la négritude et intellectuel engagé est fondée sur l’hypothèse suivante : la théorie senghorienne de la négritude, comme du reste sa vie et sa pensée, est une ironie douce, tendre et humaniste. Ce postulat posé, toute la stratégie discursive de Senghor, homme politique, essayiste, mais surtout poète et théoricien de la négritude apparaît sous un jour nouveau. On en viendrait même à se demander si la très célèbre et mémorable formule « la raison est hellène comme l’émotion est nègre » était ou est à prendre ou à comprendre au premier degré. En feuilletant au hasard de mon humeur du moment l’album volumineux de la vie de Senghor, je m’arrête à la page où, sur la photo du Lycée Louis-Le-Grand, en compagnie de Pompidou et d’autres jeunes Français, tous blancs, Senghor est la seule tache noire ! Ma réflexion bifurque, avant de se poursuivre, entraînant avec elle ce constat banal, mais riche en conséquences, en tantque prétexte socio-historique. Et quelque chose nous laisse supposer qu’en débarquant en France de son Joal natal, le jeune Léopold Sédar Senghor doit avoir été fortement marqué d’abord par la différence biologique qui sera ensuite renforcée par une autre, psychologique et idéologique. Cette expérience senghorienne de la différence, biologique ou raciale, est partagée par tous les autres animateurs du mouvement de la négritude, théoriciens et critiques confondus. Marcien Towa lui-même, pour s’être érigé en contradicteur de Léopold Sédar Senghor sur ce point, n’en reconnaît pas moins la pertinence et la réalité historique dans le commentaire suivant que lui inspire la réflexion d’Aimé Césaire :

 

« Entre les Nègres croupissant dans ces bas-fonds et le soleil, il y a quelque chose d’aussi mince et d’aussi fragile qu’une toile d’araignée, mais plus efficace que le mur le plus épais : sa peau. […] Pour qu’un prolétaire devienne bourgeois, il lui suffit de s’enrichir et de se cultiver. Et rien ne permet de distinguer un prolétaire devenu bourgeois (et surtout son fils) des autres bourgeois. Mais en Amérique, un Noir cultivé et riche a moins de droits que le dernier des Blancs. La frontière raciale est beaucoup plus sévèrement et plus efficacement gardée que les frontières entre les classes. C’est la raison pour laquelle, nous semble-t-il, la race occupe tant de place dans la négritude ; car l’apparence physique du Nègre est le signalement qui permet au raciste de reconnaître sa victime sans erreur possible et de lui barrer le chemin du progrès [2] ».

Ce n’est donc pas surprenant, à notre avis, que le concept de « différence » ait pu inaugurer l’évolution de la pensée de Senghor et de toute sa réflexion sur la relation, intellectuellement conflictuelle, qui a marqué la rencontre entre l’Afrique et l’Occident. La différence est pour Senghor l’argument stratégique dans le débat en vogue des années 30. Elle vient en effet combler le vide vertigineux et désespérant, créé par le maître et colonisateur blanc dans la conscience et l’esprit de l’Africain noir, esclave ou colonisé, pour le convaincre d’assumer son infériorité statutaire. En recourant à la notion de « différence », Senghor a permis au vaincu d’instaurer un nouveau rapport d’égalité avec le vainqueur. Face à l’Occident proclamant sa supériorité fondée sur le seul monopole de la raison, Senghor tranche en assumant l’argument de la différence au nom de l’Afrique noire infériorisée. Et on voit bien, à partir de cette dernière affirmation, vers où chemine notre réflexion : c’est que pour Senghor, le choix de la différence comme modalité argumentative à l’époque où se situe ce débat est une négation de la différence comme infériorité, une négation polie, intellectuellement structurée dans une ironie douce, tendre et humaniste.

Senghor a choisi en effet de louvoyer par le chemin de la différence qui a conduit raisonnablement à l’égalité de principe entre le Blanc et le Noir. Ainsi, en s’appropriant l’émotion, antonyme de la raison, comme caractéristique du Nègre au nom d’une différence culturelle réelle ou mythique, ou plutôt mythifiée ou idéologisée, Senghor a réussi à renverser, au plan discursif et intellectuel tout au moins, le rapport arbitraire instauré idéologiquement par l’Occident et ayant institué l’homme noir, asservi et colonisé, comme inférieur à l’homme blanc, maître et colonisateur. Ce dernier, et par transitivité la couleur de sa race de vainqueurs, étaient assimilés à la raison pure, à la raison instrumentale. Jean-Paul Sartre dira, interpellé par le message de Senghor et explicitant le statut arbitraire du maître, « l’homme blanc, blanc parce qu’il était homme, blanc comme le jour, blanc comme la vérité, blanc comme la vertu, éclairait la création comme une torche, dévoilait l’essence secrète et blanche des être » [3].

Ainsi, la relation d’antonymie raison = hellène versus émotion = nègre rétablit l’équilibre rompu par le discours dominant de l’Occident entre Blanc, détenteur de la raison, et Noir, détenteur de rien. L’émotion nègre symbolise tout un héritage : la pureté de la primitivité, la sensibilité ou la sentimentalité humaniste authentique, au sens où l’entend Jean-Jacques Rousseau, caractéristique de l’humain tout court, et qui sont autant de valeurs universelles. Ainsi, détenteur de l’émotion dans son état primitif, l’humain ou chaque groupe humain peut, à son rythme, affiner sa pratique raison instrumentale et adapter cette dernière aux besoins socioculturels et économiques au fur et à mesure de l’évolution de sa civilisation. C’est, d’ailleurs, le cheminement suivi par l’Occident. Ce dernier, en cultivant et en adoptant la raison instrumentale comme seul moyen privilégié de relation au monde et aux êtres, a sacrifié jusqu’à son humanisme primitif dont le monde a et aura toujours besoin pour s’adoucir. Le moins que l’on puisse dire aujourd’hui est que la stratégie adoptée par Senghor s’inscrivait dans l’esprit même de l’époque où les vertus absolues de la raison étaient remises en question. Senghor, opportunément, a saisi l’occasion au vol. Ainsi, à l’homme blanc qui « a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie », à cet homme installé dans sa supériorité et qui croyait qu’il était « blanc parce qu’il était homme, blanc comme le jour, blanc comme la vérité, comme la vertu », il fallait instantanément opposer la différence de l’altérité nègre. A chaque moment de l’Histoire, ses armes de combat. L’arme de Senghor, l’ironie senghorienne devrais-je dire, était adéquate et répondait à l’atmosphère de l’époque. En son temps, cette stratégie inattendue déjoua les prévisions du camp adverse. Car la violence du regard objectivant appelant la révolte de l’opprimé réifié est un phénomène banal, presque naturel, qui n’offre rien d’extraordinaire. En revanche, si elle suscite en retour un regard calme et froid, un sourire didactique, une ironie non pas corrosive et sarcastique mais plutôt assez douce, tendre et humaniste pour être acceptée et prise au sérieux, c’est alors que les deux regards se croisent et que le dialogue se noue. C’est là l’exploit flamboyant de Senghor, grâce à sa stratégie dialectique qui fait de lui un des partisans de la non-violence : il a réussi à forcer le dialogue en proposant un concept révolutionnaire parce que simplement didactique : « la différence ». La réponse de Jean-Paul Sartre, « un Blanc de qualité [4] » selon les mots d’un autre intellectuel blanc, inaugure symboliquement le dialogue, jusqu’alors inimaginable, entre le maître et l’esclave, le colonisateur et le colonisé. Prenant la parole au nom de sa race, l’intellectuel et philosophe français exprime en ses mots la prise de conscience européenne de la conscience noire, de la conscience africaine. Et ici, l’on se rend compte de la beauté de cette dernière formule qui exprime bien cette étape importante de l’évolution de l’Histoire de l’humanité. C’est, en effet, Sartre, disions-nous, qui accepte de préfacer l’anthologie que Senghor consacre à la nouvelle poésie nègre et malgache. Et d’entrée de jeu, les mots du philosophe résonnent comme la cloche de l’Eglise universelle sonnant le glas de la domination idéologique du maître, proclamant la fin d’une époque :

 

« Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu’à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se relèveraient, lire l’adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus [5] ».

C’est de cette différence fermement réclamée et proclamée, brandie par Senghor comme justification rationnelle du rejet du statut d’être inférieur que l’Occident colonisateur et esclavagiste collait à la peau de l’homme noir, qu’il s’agit dans « Orphée noir » de Jean-Paul Sartre. Oui, en effet, c’est de la différence qu’il s’agit parce que, annonçant à l’Occident dominateur qu’une page de l’Histoire venait d’être définitivement tournée, Sartre lui dira encore, en citant Léopold Sédar Senghor : « Un poète noir, sans même se soucier de nous, chuchote à la femme qu’il aime :

‘Femme nue, femme noire,

Vêtue de ta couleur qui est vie

Femme nue, femme obscure,

Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases de vin noir’,

et notre blancheur nous paraît un étrange vernis blême qui empêche notre peau de respirer, un maillot blanc, usé aux coudes et aux genoux, sous lequel, si nous pouvions l’ôter, on trouverait la vraie chair humaine, la chair couleur de vin noir ».

Senghor et les autres

Autant la subtilité de la démarche intellectuelle de Senghor avait plongé les vainqueurs dans un sommeil apaisant, autant les vaincus, assoiffés de vengeance immédiate, demeuraient aveugles au clin d’œil du poète. Auteur d’un ouvrage au titre significatif, Marcien Towa porte en lui seul l’impatience juvénile du camp des vaincus pressés d’en découdre avec les vainqueurs. Nous évoquons l’intervention de l’auteur de Léopold Sédar Senghor : négritude et servitude à la fin de cette réflexion. Ce fut donc à la fois tant mieux et tant pis pour Senghor et pour toute l’Afrique noire. En effet, il fallait que le poète de la négritude fût pris au sérieux par le camp des vainqueurs, et qu’il eût des complices dans son propre camp, celui des vaincus. Pareil équilibre parfait aurait été de l’ordre de l’idéal. Quoi qu’il en soit, la première cible, la plus importante, fut atteinte en plein cœur ; la seconde s’était transformée en une arène de joutes oratoires entre les membres du camp des vaincus, le camp du poète. Ces co frontations internes, qu’il pouvait gérer comme on lave le linge sale en famille, étaient pour Senghor moins redoutables que l’intransigeance des vainqueurs, déterminés à tenir l’arme par le bon bout. Il était question, il était même urgent, pour Senghor, de s’occuper des vainqueurs et de snober momentanément la dissidence à l’intérieur de son camp. C’est, croyons-nous, à cette instance du débat qu’il importe aujourd’hui de saisir la dimension ironique pourtant perceptible, mais très mal interprétée en son temps, de la théorie senghorienne de la négritude.

De fait, en s’appropriant l’émotion pour fonder la différence, rétablir l’égalité et combler un vide idéologique de l’époque, Senghor n’a pas désappris de raisonner. Bien au contraire. Il y a dans cette attitude du poète, comme nous l’affirmons au paragraphe précédent, un clin d’œil mal compris ou, si l’on veut, une concession apaisante et dissipatrice des conflits violents et des affrontements meurtriers entre deux camps adverses aux rapports de forces inégaux. La sagesse et l’intelligence du jeune Senghor résident dans la saisie au vol d’une intuition salvatrice : quand on n’est pas en position de réagir promptement pour se défendre, il faut éviter d’affronter un adversaire qui a déjà son arme au poing. Aussi, quand Aimé Césaire décide à son tour d’intervenir dans ce débat, la structure logico-polémique de sa réponse à l’hégémonie proclamée de la raison occidentale est-elle pareille à celle sur laquelle se fonde la réponse de Senghor. Mais, à la différence de ce dernier, l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal exprime, sur un autre ton, sa dénonciation de la raison occidentale. Le style est celui de l’affrontement ; il se traduit même par des mots qui ne dissimulent pas leur contenu de révolte au premier degré : « Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flambante du cannibalisme tenace [6] », affirme-t-il. Comme chez Senghor, l’ironie et l’antonymie structurent également cette réaction de Césaire, mais pour ce dernier, le choix des antonymes de la raison occidentale relève du défi, de la déclaration de guerre ouverte. Autant par l’appropriation de « cannibalisme et de folie », qui exprime l’affrontement direct avec l’oppresseur, l’ironie césairienne est explicite, mordante et pleine de défi, autant par le choix de « l’émotion » comme antonyme de la raison, l’ironie senghorienne est douce, tendre et humaniste. Alors que l’ironie de Césaire est une bravade contre l’oppresseur, celle de Senghor est une remise en question didactique des certitudes du maître et l’assomption stratégique de la différence par le Noir fait esclave, ou colonisé. Deux styles différents mais complémentaires dans un combat commun. Unis pour la même cause, Césaire porte en ses mots le cri de toute une race victime innocente de l’injustice et de l’oppression, et Senghor, répondant en écho au récit de son confrère, poursuit la défense en égrenant le credo de la différence, pour caresser jusqu’au profond sommeil la sensibilité intellectuelle et l’humanisme des jurés. Pour parler de la Négritude en effet, Senghor a préféré mettre l’accent sur ce qu’il a appelé « la revendication du droit à la différence » :

 

« La Négritude n’est pas un racisme. C’est l’affirmation du moi, qui n’est pas haine de l’Autre, tout au contraire. C’est parce que je reconnais mon identité, et mes vertus avec mes défauts, que je reconnais, en même temps, l’identité de l’Autre et ses vertus, dont j’ai besoin puisqu’elles sont complémentaires des miennes [7] ».

Dans cette façon de définir la Négritude, Senghor n’adresse pas à l’élite intellectuelle et politique du monde occidental (américaine et européenne) un message unidirectionnel de menace, de révolte ou de reproche. Il produit un discours qui s’adresse à la fois à l’oppresseur et à l’opprimé et qui invite chacun à prendre conscience de l’importance de l’autre, pour la construction de la civilisation de l’Universel. En définissant ainsi la Négritude comme une modalité d’être inhérente à la vie et l’expérience historique du Négro-africain, il invitait, sans recourir à l’affrontement, le sujet occidental à se définir comme un être non pas supérieur aux autres mais complémentaire de ces derniers. De fait, poursuit Senghor, « s’il est immanquable […] que le processus actuel de confrontation entre les peuples aboutisse à une civilisation universelle, il n’est pas fatal que celle-ci soit plus humaine, qu’elle soit de l’Universel, composée qu’elle serait des valeurs complémentaires de toutes les civilisations différentes [8] ». Auteur de la célèbre anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache déjà citée, et présentateur lui-même des poètes de la Négritude, c’est en humaniste à la fois sévère mais doux et tendre qu’il dira, par exemple, du jeune David Diop, pour excuser et édulcorer le ton excessivement cru et direct de ses poèmes :

« Nous ne doutons pas qu’avec l’âge, David Diop n’aille s’humanisant. Il comprendra que ce qui fait la négritude d’un poème, c’est moins le thème que le style, la chaleur émotionnelle qui donne vie aux mots, qui transmue la parole en verbe [9] ».

Bien que poursuivant le même objectif, la démarche de Césaire, toujours complémentaire de celle de Senghor, est plus virulente. Comme le fait remarquer très justement Petar Guberina, pour Césaire, « la raison qui a anéanti les civilisations noires et transformé les Noirs en cadavres doit être ce qu’en dépit des mots, mais d’après le sens véritable, on appelle « cannibalisme et folie » [10]. C’est pourquoi il faut désigner ce qui crée la vie et les civilisations par un mot qui soit le contraire de « raison », et c’est la « folie ».

L’interprétation critique au sujet de la différence entre les deux modalités discursives ironiques utilisées par Senghor et Césaire, les deux chantres et fondateurs de la Négritude, est confirmée par Césaire lui-même. Toujours direct et provocateur presque à dessein, quand Aimé Césaire décide d’assumer la dénonciation de la raison occidentale, il le dit sans zigzaguer dans les couloirs et les méandres du langage permis et conventionnel. Ecoutons-le évoquer les débuts de la Négritude :

Celle-ci, affirme-t-il, « a été une révolte contre ce que j’appellerai le réductionnisme européen. Je veux parler de ce système de pensée ou plutôt de l’instinctive tendance d’une civilisation éminente et prestigieuse à abuser de son prestige même pour faire le vide autour d’elle en ramenant abusivement la notion d’universel, chère à Léopold Sédar Senghor, à ses propres dimensions, autrement dit, à penser l’universel à partir de ses seuls postulats et à travers ses catégories propres. On voit et on n’a que trop vu les conséquences que cela entraîne : couper l’homme de lui-même, couper l’homme de ses racines, couper l’homme de l’univers, couper l’homme de l’humain et l’isoler, en définitive, dans un orgueil suicidaire sinon dans une forme rationnelle et scientifique de la barbarie [11] ».

Et si Marcien Towa avait tort ?

Selon l’auteur de Léopold Sédar Senghor : négritude ou servitude, Senghor, qui proposait à l’Occident un marché de métissage biologique Noir-Blanc pour l’engendrement d’une civilisation de l’Universel, annonçait en même temps, comme critère de promotion dans cette opération de charme invitant à la fusion des sangs, l’infériorité biologique congénitale des Noirs. On se rend compte tout de suite que l’herméneutique de Towa est une caricature imprudemment forcée de la théorie senghorienne de la négritude. La vérité est que Senghor était conscient de l’apport de la race noire à la construction de la civilisation universelle, et que, sur ce point, les intellectuels occidentaux les plus visionnaires de l’époque étaient d’accord avec le jeune poète et intellectuel africain visionnaire lui-même. Ainsi, rapporte Marcien Towa lui-même citant Senghor de seconde main : à un gouverneur de colonie raciste, qui « disait sa crainte de voir le sang français pollué par les apports africains », De Gaulle, laconique et méprisant, répondit : « vous êtes un bourgeois : l’avenir est au mélange » (395) ».

Alors que déjà de pareilles réticences étaient fermement formulées par des Occidentaux qui estimaient la race blanche supérieure à la race noire, on ne peut imaginer Senghor, partisan de la fusion des sangs, proclamer l’infériorité et l’apport négatif du sang de la race dont il était lui-même le défenseur. On voit très bien à ce niveau de l’interprétation de Marcien Towa une allègre et désinvolte volonté de ne saisir qu’au premier degré la pensé de Senghor et de demeurer insensible à la métaphore du poète. Ce rejet de la poétique positive de Senghor est d’autant plus incompréhensible qu’à l’époque du débat sur la Négritude, Marcien Towa, lui-même disciple de Lucien Goldmann, était l’un des rares intellectuels du monde à en saisir la pertinence et les véritables enjeux. La vérité est que Senghor a réussi à fonder une théorie de la Négritude sur l’ouverture au monde dit moderne auquel quelques savants et intellectuels racistes identifiaient la culture occidentale. Conscient du retard ou de l’infériorité de l’_ Afrique noire sur le terrain de l’évolution technique, il a voulu attirer l’attention du monde sur ce que l’homme noir pouvait ou peut encore apporter à l’humanité. Senghor avait insisté sur le fait que, dans le rendez-vous entre l’Afrique noire et le monde occidental, chaque camp avait à donner et à recevoir. Que Senghor se soit éloigné délibérément de la rationalité pure pour fonder en partie son discours sur l’intuition, l’instinct ou l’émotivité, qu’il ait décidé de procéder à l’idéologisation et donc à la mystification ou à la mythification de la Négritude pour éluder la confrontation directe sur le terrain déjà largement investi par le rationalisme à la mode en Occident, la structuration intellectuellement cohérente de toutes ces ressources disponibles, mais souvent mal utilisées, attestent sans nul doute à la fois l’intelligence, mais aussi la sagesse et le génie précoces du poète. Les grandes nations naissent de grands rêves et des mythes fondateurs. Senghor a eu et entretenu un grand rêve pour l’Afrique et pour le monde, un rêve devenu une réalité démultiplicatrice de l’impact du discours africain sur la situation des peuples noirs en Afrique et dans le monde. Un rêve devenu une réalité plurielle qui s’est élevée au rang des institutions internationales pérennes, dynamiques et humanistes. L’écho itératif des expressions chères au président-poète comme la négritude ou l’africanité du continent noir, la vocation universelle de la francophonie en termes de métissage culturel ou de rencontre culturelle et l’idée de la civilisation de l’Universel coïncident respectivement avec le concept de panafricanisme qui a engendré l’OUA puis l’actuelle UA, avec l’Organisation internationale de la Francophonie dirigée aujourd’hui par son dauphin et successeur à la tête du Sénégal, l’ancien président Abdou Diouf, et enfin avec le très à la mode et passe-partout concept de mondialisation. Une douce, tendre et humaniste ironie donc que la négritude de Senghor. Elle est productive et n’est digne que d’une interprétation positive. Aussi Senghor nous lègue-t-il ce message de sagesse : il n’y a aucune espèce de honte à reconnaître son retard ou son infériorité par rapport à l’autre et à lui proposer un marché qu’il est prêt à accepter, pour rendre possible l’espoir d’un changement. Et quand Marcien Towa dit :

« On doit certes convenir avec Senghor, mais non pour des raisons racistes qu’il avance, que d’un point de vue strictement biologique, le métissage ne présente aucun inconvénient ; sur ce point les savants sont formels. Mais poser le métissage comme principe de philosophie politique n’en est pas moins inadmissible et, si la raison en est un complexe d’infériorité, déshonorant [12] ».

On peut lui objecter que ce qui est déshonorant pour l’intelligence et la sagesse de l’homme, c’est plutôt d’accepter de traîner derrière les autres parce que l’on refuse d’admettre au fond de soi-même l’évidence de son infériorité ou de son retard historique. Ce n’est pas en refusant, par pur principe d’honneur, de regarder en face une réalité déshonorante que celle-ci peut se transmuer en une situation d’honneur. Ainsi, si Marcien Towa a tort, alors c’est Léopold Sédar Senghor qui a raison.

[1] Université Dalhousie à Halifax, province de la Nouvelle-écosse, Canada.

[2] TOWA, Marcien, Poésie de la négritude. Approche structuraliste, Sherbrooke (Québec), Naaman, 1983, p.248.

[3] SARTRE, Jean-Paul, « Orphée noir », in Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, Presses universitaires de France, 1948, p. IX.

[4] JULIEN, Ch.-André, « Avant-propos », in Léopold Sédar Senghor, op. cit., p.VIII.

[5] Ibid., p. IX.

[6] CESAIRE, Aimé, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1956, p. 47-48.

[7] « Allocution de L. S. SENGHOR, docteur honoris causa », Littératures ultramarines de langue française : négro-africaine, antillaise, québécoise, franco-américaine, comparése. Genèse et jeunesse, [ Actes du colloque de l’Université du Vermont (Burlington), recueillis par Thomas H. Geno et Roy Jullow], Ottawa (Sherbrooke), Éditions Naaman, 1974, p. 10.

[8] Ibid., p. 11.

[9] SENGHOR, Léopold Sédar, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, de langue française, Paris, Presses universitaires de France, 1948, p. 173.

[10] GUBERINA, Petar, « Préface » (à la deuxième édition), Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1956, p. 18.

[11] CESAIRE, Aimé, « Négritude, Ethnicity et Cultures Afro aux Amériques », in Discours sur le colonialisme suivi de Discours sur la Négritude, Paris, Présence Africaine, 2004, p. 84.

[12] CESAIRE, Aimé, « Négritude, Ethnicity et Cultures Afro aux Amériques », in Discours sur le colonialisme suivi de Discours sur la Négritude, op.cit., p. 273.

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