Témoignages

L’OBSTINATION, LA SAGESSE, CES VERTUS DU PAYSAN SEREER

Ethiopiques n°69.

Hommage à L. S. Senghor

2ème semestre 2002

 

Tom Amadou SECK [1]

 

Léopold Sédar Senghor, qui vient de nous quitter, était d’abord le poète de la terre africaine dans toute sa splendeur, cette terre nourricière qu’il a évoquée dans tous ses aspects : le génie populaire, la faune, la flore, les fleuves.

 

« Ecoutons battre notre sang sombre Ecoutons battre le pouls profond de l’Afrique, dans la brume des villages perdus » (Chants d’ombre).

 

C’était également un homme d’Etat et un humaniste.

Les personnages auxquels Senghor a ressemblé dans l’histoire de la culture universelle sont Ghezo, ancien Roi du Dahomey (Bénin), un sage en politique et Chateaubriand, écrivain et homme politique français. Comme l’un c’est un Réformateur, et comme l’autre un génie symphonique, une conscience universelle au niveau culturel.

Senghor, député de la brousse, l’élu du monde paysan à l’Assemblée Française sous l’époque coloniale, a hérité du paysan sereer deux vertus essentielles : l’obstination et la sagesse. C’est un homme attaché à la terre, pétri des valeurs du terroir et ouvert sur la culture de l’universel.

Mais il fut d’abord et surtout le bâtisseur de l’Etat-Nation.

Pour Senghor, l’Etat est l’expression juridique de la Nation (Liberté II). Le Sénégal moderne et démocratique lui doit beaucoup en matière de stabilité politique. Il a su transcender les contingences ethniques, religieuses pour bâtir un Etat de Droit, forger une idée citoyenne chez tout Sénégalais. Pour lui,

 

« la Nation n’est pas un produit naturel comme la Patrie. La Nation, au contraire, naît de l’acte délibéré d’une minorité. Elle est l’expression d’une volonté de puissance. Son moyen majeur, c’est l’appareil d’Etat ; c’est-à-dire que la Nation se fait religion. Comme toute religion à sa plus haute période de ferveur, elle est intolérante, inquisitoriale et iconoclaste » (Liberté II).

 

Durant les premières années de son mandat présidentiel, il n’a toléré aucune opposition, surtout marxiste-léniniste. Il conseillait une relecture africaine de Marx. L’opposition ne sera permise qu’à partir de 1974. Son modèle politique est la social-démocratie adaptée aux réalités africaines. D’ailleurs, l’actuel parti au pouvoir du Président Abdoulaye Wade, même s’il se dit libéral, est plus proche en pratique du « travaillisme » britannique.

Au Sénégal, depuis Blaise Diagne, c’est surtout le courant du socialisme démocratique qui a été prédominant. Senghor a toujours été très ferme pour maintenir l’autorité de l’Etat, surtout pendant les troubles de mai 1968 et consolider l’hégémonie de son parti unifié, ouvert à tous les ralliements des opposants politiques et à plusieurs courants de pensée.

Sa stratégie a toujours été de récupérer ses opposants politiques pour élargir la base politique de son parti, le parti socialiste du Sénégal.

Seul Cheikh Anta Diop, égyptologue de renom, a su s’opposer à lui.

Son vice-président, Mamadou Dia, après un coup d’Etat manqué, sera emprisonné pendant une dizaine d’années puis relâché. Ce dernier, grand théoricien de l’économie paysanne, aurait pu jouer un rôle important pour le développement agricole et social. Leur vraie divergence était qu’il n’y avait qu’un seul lit pour deux rêves et Mamadou Dia sera éliminé de la vie politique.

Senghor a gouverné avec « une main de fer dans un gant de velours » les premières années de l’indépendance pour consolider l’Etat-Nation. Après, il se retire volontairement du pouvoir en 1980 pour se consacrer à ses poèmes.

Il a utilisé un art politique consommé pour éliminer ses adversaires politiques et libéraliser progressivement la vie politique, instaurer un multipartisme rare dans le continent africain.

Il a su s’entourer de conseillers de qualité pour accélérer les réformes politiques et sociales : Kéba Mbaye (juriste de renom), Cheikh Hamidou Kane (auteur de L’Aventure ambiguë), Jean Colin (administrateur civil), Mamadou Touré (économiste, futur vice-président du F.M.I.), Amadou Moctar Mbow (éducateur, futur directeur de l’U.N.E.S.C.O), Jacques Diouf (actuel directeur de la F.A.O) et tant d’autres hommes de qualité comme Abdel Kader Fall (professeur de lettres classiques).

L’Etat sera le mécène des arts et des lettres, le protecteur des exilés politiques et des intellectuels de la diaspora noire. Le Festival Mondial des Arts Nègres, en 1966, va constituer le temps fort de cette politique et la manifestation de la Négritude. André Malraux dira à cette occasion :

 

« Nous voici dans l’Histoire, pour la première fois, un chef d’Etat prend entre ses mains périssables le destin d’un continent ».

 

Ce qui traduit l’obstination de Senghor, c’est son combat culturel pour l’affirmation des valeurs de la Négritude forgées par Damas, Césaire et lui dans les années 30.

Senghor est un humaniste mais aussi un homme de réformes dans l’art de prévenir et de gérer les crises politiques. Ce sont des vertus héritées de la tradition africaine.

Les limites de sa politique de développement économique se situent au niveau agricole et industriel, en dépit de son intérêt pour l’éducation et le développement rural. [2]. Une autre cohérence de sa politique a été la recherche de l’unité africaine et l’intégration économique du continent noir avec la théorie des cercles concentriques : intégration sous-régionale, régionale, interrégionale, continentale (La Poésie de l’action). La seule alternative pour l’Afrique est l’unité culturelle et économique face aux blocs hégémoniques.

S’il prône l’enracinement culturel, Senghor ne néglige pas l’ouverture sur le monde pour l’émergence d’une civilisation de l’universel et la promotion de la Francophonie.

Fidèle à ses convictions, à ses amis, aux pulsions de la terre africaine, c’est surtout dans la figure métaphorique du fleuve qu’il a décidé de s’étendre « au-delà des fleuves d’Afrique, à tous les fleuves sacrés comme le Gange » (Elégies des saudades) car pour lui les fleuves qui n’ont plus de source ont perdu leurs ressources.

Comme les lamantins, il retourne boire à la source sereer.

C’est la figure emblématique de l’humaniste et du poète en quête de l’absolu et de l’universel qui restera gravée dans les mémoires. L’identité culturelle des peuples qu’il a tenue à affirmer peut constituer un supplément d’âme à la mondialisation.

Le poète a vaincu l’angoisse de la mort, car dans la tradition africaine, « la vie, la mort, un point de douceur les relie … ». « Ceux qui sont morts ne sont jamais partis » comme le dit son ami poète Birago Diop.

Léopold, que la terre africaine te soit légère ! Ton héritage sera fécondé par l’apport des jeunes générations. Ton message est universel.

 

[1] Docteur en droit, Professeur en sciences économiques et sociales dans le Haut-Rhin (Alsace).

 

[2] Pour des références plus précises, se reporter à mon ouvrage sur La Banque Mondiale et L’Afrique de L’Ouest : le Sénégal, Paris, Publisud, 1997.

 

-DE LA CONSTANCE DE SENGHOR ENVERS L’ALLEMAGNE

-LECTEUR DE « FEMME NOIRE »