Littérature

VERS UN RENOUVELLEMENT DE L’ECRITURE ROMANESQUE DANS LA LITTERATURE FRANCOPHONE D’AFRIQUE SUBSAHARIENNE : LA POLKA DE KOSSI EFOUI

Ethiopiques n° 77.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2006

La littérature africaine d’expression française aurait atteint sa majorité après la publication des deux œuvres remarquables, Le devoir de violence de Yambo Ouologuem et Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma. Avant le vingtième siècle, en effet, l’écriture était une pratique culturelle étrangère à la tradition africaine. C’est au début des années vingt que les Africains se sont mis à l’écriture, et cette entrée dans la « Galaxie Gutenberg » était déjà en soi une révolution. A considérer l’histoire littéraire africaine, on s’aperçoit que dès le commencement, les Africains ont cherché à créer une littérature qui leur soit propre, et René Maran, autant qu’on peut le classer parmi les écrivains africains, a cru nécessaire de sous-titrer son chef-d’œuvre Batouala « véritable roman nègre ». Après les devanciers, Sony Labou Tansi s’est fait remarquer dans le dernier quart du siècle par ses tentatives audacieuses pour « tropicaliser » la langue française. Ce travail constant de renouvellement du roman africain a mobilisé d’autres énergies, dont celles de Kossi Efoui. En écrivant La Polka [2], cet auteur d’origine togolaise semble avoir tracé de nouvelles pistes de lecture de la nouvelle production romanesque en Afrique subsaharienne francophone.

Aujourd’hui, on peut admettre qu’une histoire de la littérature romanesque négro-africaine peut enfin s’écrire, parce que des noms se sont désormais imposés, qui balisent son évolution : René Maran, Yambo Ouologuem, Ahmadou Kourouma, Sony Labou Tansi. A leur suite, et dans le même esprit, Kossi Efoui tente de s’affranchir des normes d’écriture traditionnelles et mérite qu’on prête attention à son œuvre, à commencer par son premier roman, La Polka.

Mais un travail préalable s’impose, qui consisterait à évaluer succinctement l’apport de chaque auteur à cette œuvre de rénovation du roman africain.

Yambo Ouologuem avait surpris par l’originalité de ses constructions phrastiques, dont la correction et la maîtrise ont fait penser à Proust. Le premier, il a introduit une thématique nouvelle dans l’écriture du roman africain, en établissant la responsabilité partagée des roitelets et des potentats autochtones dans les actes de barbarie et de sauvagerie qui ont longtemps ensanglanté l’Afrique durant les siècles obscurs, infirmant du coup la thèse de Léopold Sédar Senghor et de Camara Laye qui ont idéalisé une Afrique idyllique « royaume d’enfance ». Quant à Ahmadou Kourouma, on lui doit d’avoir créé une langue particulière, faite d’un mélange de français et de langues africaines, comme l’avait souhaité entre temps Léopold Sédar Senghor, faisant l’éloge de René Maran, l’auteur de Batouala.

« Après Batouala, on ne pourra plus faire vivre, travailler, aimer, pleurer, rire, parler des nègres comme les Blancs. Il ne s’agira même plus de leur faire parler « petit nègre », mais wolof, malinké, ewondo en français, car c’est René Maran qui, le premier, a exprimé l’âme noire avec le style nègre en français » [3].

On s’épuise à s’interroger sur les raisons profondes qui ont conduit A. Kourouma à abandonner cette expérience de « négrification » de la langue française dans les œuvres ultérieures. L’explication plausible serait que le romancier ivoirien s’est autocensuré, ne pouvant plus supporter les récriminations des gardiens du temple de la langue française. Dans une interview, il a notamment déclaré :

 

« La langue française est entourée d’une grande dévotion. Objet d’une sorte de fétichisme stérile qui a hypothéqué jusqu’à ces derniers temps les travaux d’écrivains non français mais possédant en elle leur unique moyen d’expression (…). Le colonisateur anglais n’avait pas les mêmes susceptibilités à propos de la langue, ce qui a donné naissance au Nigeria, par exemple, à une sorte de littérature anglo-africaine. Et croyez-moi, ce « néocréole » au Nigeria, a donné naissance à une expression écrite qui a toutes les caractéristiques d’une vraie littérature. Laisser s’enrichir une langue au contact d’un peuple dont elle n’est pas issue ne débouche pas forcément sur un dépérissement de cette langue. Je pense qu’une langue franco-africaine aurait pu naître et donner naissance à une belle littérature ».

Sony Labou Tansi, lui, a systématiquement bousculé la langue française en une entreprise iconoclaste : lexique, syntaxe, règles élémentaires de composition sont réinventés, à l’africaine.

Les innovations majeures que Kossi Efoui a, quant à lui, introduites découlent de ce postulat personnel : il n’est pas absolument nécessaire pour l’écrivain africain d’inséminer son texte de « négreries » en voulant créer une littérature africaine authentique. Dans ses déclarations théoriques et interviews, l’écrivain togolais semble reprendre à son compte la fameuse formule de Wole Soyinka : « Le tigre ne proclame pas sa tigritude ». On peut déduire de la démarche de Kossi Efoui que le renouvellement de l’écriture africaine est un mouvement incessant et dynamique qui ne devrait pas avoir pour unique ressort l’utilisation systématique des interférences linguistiques entre le français et les langues africaines. Au contraire de ce que la critique a toujours proclamer, l’écrivain n’a pas à se donner pour tâche la défense et l’illustration de la culture africaine ; il a à exercer son métier d’écrivain et cela suffit. Aucun texte de Kossi Efoui n’est spécifiquement révélateur de ses origines togolaises : ni la toponymie, ni la topologie et encore moins l’onomastique dans La Polka, ne constituent des repères pouvant permettre de situer l’auteur. Cet écrivain de nulle part refuse tout engagement et veut simplement exercer son métier d’écrivain, partout où il se trouve, dans les conditions créées autour de lui, car enfin « écrire, c’est proposer les figurations multiples du monde » [4].

Il aurait été facile à l’auteur de La Polka de suggérer que ce monde apocalyptique et l’effondrement eschatologique qu’on découvre dans son roman sont une figuration de Lomé, « ville morte », soumise à une grève « illimitée et non négociable », aux tueries, aux fuites et aux horreurs dont le monde entier a été témoin au début des années 90, au moment même où l’écrivain naissait à l’écriture, mais cela aurait été, pour Kossi Efoui, sacrilège et profanation car le roman est avant tout fiction, notion fondamentale sur laquelle il s’appuie.

Une littérature internationale

Le parti pris systématique de Kossi Efoui est explicable.

Il existe en France deux types d’écrivains étrangers, que Chevrier appelle « de la migritude » : ceux qui tentent par tous les moyens d’affirmer leur extranéité, en créant une écriture hybride où l’on puisse retrouver leur origine étrangère, par l’utilisation singulière qu’ils font du français ; ils ont, bien qu’étant en France, une conscience particulièrement aiguë de leur origine : dans cette catégorie on peut lister Ahmadou Kourouma et la plupart des écrivains nord-africains connus.

D’un autre côté on dénombre ceux qui, dans le respect scrupuleux de la langue française, exercent leur métier d’écrivain dans le souci de promouvoir la langue française, de faire survivre une francophonie intellectuelle et littéraire à laquelle tient depuis des siècles une lignée de grands écrivains, en donnant la preuve que cet idiome est suffisamment souple et fort pour absorber, imprégner et façonner de grands esprits d’origine étrangère, tout en gardant son génie propre, l’intégrité de sa structure et de sa syntaxe. Ce dernier groupe d’écrivains a la faveur de l’Institution française. C’est en son sein qu’on compte les écrivains étrangers reçus à l’Académie française ou qui obtiennent les prix internationaux les plus prestigieux : Marguerite Yourcenar, Samuel Beckett, Léopold Sédar Senghor.

Les déclarations et la pratique de Kossi Efoui font croire que l’écrivain togolais préfère compter parmi ceux-ci. S’il évoque le continent noir dans ses écrits, c’est « une Afrique inauthentique, écrit-il, parce que fictionnelle… Moi je n’ai aucune prétention de présenter l’Afrique ; je n’écris pas un guide touristique » [5].

Il est donc évident que les spécificités qui fondent généralement l’univers du nouveau roman africain ne peuvent se retrouver intactes dans La Polka de Kossi Efoui : la représentation symbolique de l’univers africain, les hommes, la faune, la flore, les actes des êtres, les manières d’être, de faire. L’exercice dans lequel semblent exceller les nouveaux écrivains africains, la distorsion grammaticale, l’écart par rapport à la norme, les néologies et tout ce qui s’ensuit sont bien apparents dans La Polka, mais ce ne sont pas des faits d’une conscience qui veut affirmer son africanité parce qu’ici l’écrivain cherche à s’inscrire à « l’internationale » : on chercherait en vain dans un La Polka des emprunts directs à l’éwhé, la langue maternelle de l’écrivain togolais ; or l’africanisation de la langue française devient un critère de choix de la nouvelle écriture africaine.

L’option théorique de Kossi Efoui à laquelle il se réfère constamment dans la pratique est cette attitude « combative » avec le mot. C’est la lutte de Jacob avec l’ange.

Un choix théorique : le mot

Kossi Efoui offre dans son œuvre romanesque, La Polka, un symbole de la confrontation du corps avec les mots. Dans un entretien paru dans la revue Notre Librairie, Kossi Efoui relevait

qu’« écrire contre l’Apartheid c’était pour l’écriture le corps à corps avec un mot, apartheid qui, dans un certain ‘lieu d’existence des mots’, opère par une figuration du monde excluant tout autre figuration possible. Voilà un mot dont la capacité de phagocytose semble inouïe. Le mot apartheid sert à qualifier cette littérature ».

Pour Kossi Efoui, écrire, c’est se comporter à l’égard du mot comme si le sens ne va pas de soi. On écrit à cause de la faiblesse du mot, bref, écrire, c’est mettre à l’épreuve le mot.

Déjà, le titre même du roman, La Polka, plonge le lecteur dans cette opération de « décriptation » où on voit le mot exposé à toutes sortes d’interprétations. La Polka, selon le dictionnaire, est une danse polonaise à deux temps. Or, pour l’auteur, La Polka, c’est aussi une représentation hyperbolique de la jeune fille. Les deux usages apparaissent d’ailleurs clairement dans le texte, p.32 et 41. Cette ambiguïté du titre ne doit nullement surprendre, dans la mesure où l’on sait que pour Efoui, « écrire c’est proposer les figurations multiples du monde » [6].

Les personnages-objet du roman, aux contours flous et imprécis, créés de toutes pièces et revêtus d’une identité apte à faire le jeu de l’auteur, sont peints avec des mots, mais des mots mis à l’épreuve, parce que pour l’auteur, « écrire c’est se comporter à l’égard du mot comme si le sens n’allait pas de soi. Ecrire c’est mettre à l’épreuve le mot. On écrit à cause de la faiblesse du mot » [7] .

En effet, l’univers romanesque de La Polka est un cosmos de mots. Pour se justifier, l’auteur trouve que « c’est la faute à cet âge nouveau qui s’amène avec une gibecière de mots empaillés… pour écrire, il faut s’assurer qu’on est désormais paré de mots, signes et grigri dont l’agencement bannit la crainte » [8] . Aussi les mots captent-ils leur place dans l’économie du texte écrit. Dans La Polka, l’auteur assure que le mot événement a pris, en prédateur, sa place illimitée dans la langue et la pensée de tous. Toutefois, les mots ne s’imposent pas à l’auteur ; il les soupèse. Exemple : il évite le mot « disparition », comme il a tenté d’éviter « événement » ; il ne dit plus « absent » mais « à côté », puisque l’usage du mot est précédé de son autopsie. Alors en acte, le mot est doté d’accents toniques, d’intonations stomacales ou haut perchés, coincé à la naissance du palais, c’est pourquoi on retrouve vingt sept manières différentes de désigner « la place ». Le flot verbal est de mise. C’est pourquoi à l’approche de la chose du dieu Guettant, La Nouvelle Marche n’a cessé d’évoquer la poudrière, les assauts décisifs, les embuscades, les batailles rangées, pour enfin retenir le mot événement. Pour évoquer la colonisation, l’auteur a préféré, invasion, victoire, prise, occupation, siège, résistance, destitution, fondation avant « d’attaquer » par le mot « envahir ». Si Kossi Efoui arrive à une description minutieuse, c’est grâce à son flux de mots. Ainsi pour décrire le voyage qu’il a effectué sur St-Dallas le pérégrin dira : « Le chauffeur a roulé, c’est-à-dire sué, juré, tapé du pied et klaxonné, montré du poing, insulté pour finalement s’arrêter ». Kossi Efoui est également un tisseur de sens, c’est pourquoi il a cherché des mots, des noms propres et des noms de choses, dont l’assemblage a tissé à nouveau l’histoire du personnage Nahéma.

Le narrateur de La Polka est lui-même rompu à la parole, d’où le manque de retenue. Même quand il arrive qu’il voudrait se taire, son corps entier l’entraîne dans le tournis de cette parole comme Chadama, l’héroïne de La Vie et demie de Sony Labou Tansi dira : « Je suis en saison de parole. Si je ne parle pas, je meurs lentement du dedans… quand je parle, je me contiens, je me cerne » [9].

Il serait alors absurde de se taire devant « le conflit qui brûle le lieu d’existence des mots ». Parlant toujours des mots, Kossi Efoui impressionne aussi par cette fantaisie lexicale caractérisée par la fabrication de mots nouveaux qui se lit à plusieurs niveaux. Le verbe « gester », repris de Sony Labou Tansi, semble signifier ici « s’approprier ». Les substantifs « grimpeur », « tapeur » signifieraient respectivement « voyeur » et « joueur ». L’onomatopée « clap-clap » du talon, les expressions fabriquées comme « les putes-coupe-gorge », « la mort doucement », « mauvaisité », « lourd léger » rentre dans le jeu scripturaire de La Polka. L’auteur nous surprend également par la facilité avec laquelle il réussit la transcription phonique de chaos en « ko » et la transcription chiffrée de « du jamais deux sans trois » en « 203 ».

S’inscrivant dans cette entreprise incontestable de renouvellement de l’écriture, La Polka est un récit fait de personnages flous, de mots, de contes, d’images qui s’appréhendent sous une vision apocalyptique. En effet, dans La Polka, le narrateur laisse conter, et au-delà de contes, le roman revêt d’autres aspects qui concourent à sa dislocation.

La tentation est grande de lire les pages où Kossi Efoui évoque la grande ville dévastée, de se référer à Lomé, capitale soumise à « une grève générale illimitée », en fait qui a durée neuf mois. Outre que cette comparaison serait trop facile, cela a été signalé, mais encore sacrilège, en considération des conceptions esthétiques de l’écrivain. Au lieu d’évoquer le lieu de ses origines du point de devenir romancier « national » qu’attendait un grand nombre de Togolais, Kossi Efoui évite soigneusement d’écrire une littérature nationale africaine ; les mythes eschatologiques de son œuvre montrent que Kossi Efoui veut s’intéresser au monde entier plutôt qu’à un recoin particulier de la planète terre.

La Polka est un ouvrage surprenant par la trame et la fiction, avec la même obsession du refus de se soumettre à une réalité spécifique : le goût effréné de la fable qui déroule son flot de paroles, de séquences et d’histoires, au point de dérouter le lecteur. L’atmosphère surréelle et fantastique irradie le récit de part en part et nous installe dans un monde hétérogène à la fois si proche et en même temps si fantasmagorique. La Polka s’ouvre, en effet, sur une vision hallucinante d’une ville ravagée et abîmée par une catastrophe. Dans cette ville détruite, sont étalés « corps de femmes, d’hommes, d’animaux dans la même posture » ; « tous les traits des visages ont été redessinés par quelque chose de brutalement rentré dans le regard, qui a rendu identiques les faces immobiles. Hommes et animaux se partagent la même gueule, le même masque d’ébahissement », même les gestes du quotidien comme ‘manger’, ‘se toiletter’, ‘lire’, ‘poser un peigne à la racine des cheveux’. Ces gestes de vie ne sont plus suivis du regard et retombent dans le ridicule du corps mal assis. Dans cette ville fantôme, seuls des messages radiodiffusés permettent de retrouver l’ami, la compagne, l’enfant qui ont échappé à « cette chose que les journaux ont appelé les événements » ; seuls ces communiqués peuvent encore, avec beaucoup de chance, raviver les regards et redonner des sourires. Pour retrouver dans ce chaos ces deux amis avec lesquels il avait croqué la vie à belles dents « avant les événements », le héros-narrateur fait passer son message : « Iléo Para et Nahéma do Nacimento dite La Polka sont attendus au point de rencontrer n° 15 ».

Ville-Haute ou capitale, la ville servant de cadre à l’action du roman est une cité portuaire qui a engendré à sa périphérie un bidonville populaire qui semble avoir une âme. Est vraiment typique,

Ce « quartier de ville avec son unique carrefour et un terrain de football, mais orgueilleuse avec ça, au point de gester de brillantes pensées d’une ville américaine bien née et non poussée à la va-vite comme un méchant besoin. Une ville sans monument, ni stèle, ni pierres anciennes, ni musée et orgueilleusement baptisée St-Dallas ; la misère et les enseignes aux noms aussi illustres que rutilants font bon ménage : place Vendôme, épicerie, Côte d’Azur, Blanchisserie, Champs-Elysées, Fabrique de briques, Maison-Blanche ».

Saint-Dallas, c’est aussi son Bar M, une sorte de contrepoint de la misère, un lieu de détente, de débauche et de rumeurs avec ses ‘chroniqueurs’ qui savent enjoliver les rumeurs pour les élever au rang de nouvelles. C’est dans cette boucherie de « la rumba médecine, la rumba sans laquelle il n’est pas de vraie vie qui compte, la rumba qui enchante les cœurs du vendredi soir au lundi matin » qu’apparaît Nahéma en chair et en os. Bien avant qu’elle ne se manifeste au Bar M, Nahéma en fait n’était qu’une simple photo d’adolescente rayonnante sur une carte postale rapportée et offerte au narrateur, collectionneur de cartes, par l’Homme-papier, un des chroniqueurs du Bar M. Dans une atmosphère fantasmagorique, une relation amoureuse se tisse entre Nahéma et le narrateur, le tout dans une folle ambiance de rumba, et sous les yeux d’Iléo-Para, le témoin de circonstance. Finalement, ce qui prime dans ce roman, c’est la fantaisie qui fait d’abord du titre de l’œuvre quelque chose d’un peu curieux, car de vraie Polka, il n’y en a point : « Entre Nahéma et moi, nous dit le narrateur, il n’y a jamais eu de place, jamais place nette pour donner la Polka ». De plus, le récit est un enchevêtrement de scènes, de souvenirs et de personnages surgissant comme dans un rêve, qui brise à coup de fantaisie et de merveilleux la linéarité classique de la narration. Tout compte fait, le roman offre à la fois le récit d’un amour blessé, enchanté, la peinture d’un univers coloré et la chronique d’événements tragiques dont on ne sait pas toujours s’ils relèvent d’un rêve ou de la réalité.

A la différence de certains romans comme Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma [10], ou Le cercle des tropiques d’Alioum Fantouré [11], dans lesquels il existe un lien entre l’Histoire et les séquences fictionnelles, La Polka est fondamentalement une œuvre fantastique ne laissant échapper que quelques rares soupçons de la réalité. Toute tentative de retrouver des traces réelles de l’Afrique serait vaine. Aussi rencontre-t-on dans cet univers des villes sans noms :

« Une courbe de terre sans nom au départ, appelé quartier populaire pour rire, puis ville-basse pour répondre à ville-haute … Son rêve de vengeance : s’acheter un vrai nom de ville… Elle l’a ramassé, ce nom, l’a immédiatement volé à un brillant feuilleton de passage et s’est affiché avec ; tout de go s’est nommé vaillamment St-Dallas comme une parure ».

St-Dallas est une ville qui fait rêver, pareille aux cartes fantasmatiques de géographie ancienne où « l’on voit des animaux unijambistes, des hommes tête sans cul avec des oreilles en forme de laitue géante… »

L’affabulation est encore plus marquée lorsqu’elle fait mention des morts vivants :

« Le char funéraire en nervures de palmiers tressées au-dessus duquel se tient immobile un mort vivant tout de blanc vêtu et coiffé d’un chapeau en forme d’antenne parabolique… ».

Le monde de Kossi Efoui est un univers dans lequel on assiste à une lutte farouche entre la vie et la mort, et où la vie prend toujours le dessus sur la mort : « Dans une attente étrangère, la vie s’est mise à démanger et la mort s’est tapie sous la peau de la terre… ». La mort se met également à l’œuvre en ouvrant toutes les vannes de ses points les plus secrets. On ne saurait oublier ces spectacles émouvants où les bébés sortent des seins.

Ces constructions fictionnelles constituent l’ossature romanesque de La Polka. C’est surtout le merveilleux qui confère au roman de Kossi Efoui ce caractère fictionnel. Dans un univers merveilleux, en effet, la nature de l’homme est mieux mise en jeu, une nature humaine multiforme et pluridimensionnelle à l’image de la tête du personnage G. W., jusque-là noire, qui devient blanche en une nuit sous l’œil vigilant de Nahéma, dite la Polka. Le même Nahéma, décrivant le jour de son départ comme si la terre devrait trembler, lâcha : « Je m’en irai manger par petites et grandes lèvres, moi-même fleur carnivore ». Or, cette Nahéma, « disparue » au cours des événements, est retombée du ciel, grâce au hasard ; le narrateur indique les circonstances : « J’ai attendu en vain un indice qui me ferait célébrer à nouveau le hasard qui, seul, a su faire tomber la polka du ciel ».

La Polka nous présente un univers où la communication entre les tombes, les vivants et les morts est permise. Il n’est alors pas étonnant de voir les tombes raconter à leur manière la vie de l’homme mort et surtout sa plus grande folie. Tout le cimetière raconte les âges traversées par le village comme en témoignent ces révélations :

« Sa tombe porte fièrement les deux phares arrachés à son engin pour l’accompagner.

On raconte même un certain 29 février tombant sur un samedi, qu’un des usagers du bas-pays les a vus s’allumer puis s‘éteindre » (p 117).

De nouveaux masques

Nous prenons le mot masque au sens étymologique, per-sona, qui veut dire masque. Un fait tout aussi marquant dans l’écriture romanesque de Kossi Efoui est sans nul doute la conception des personnages. L’auteur conçoit singulièrement son personnage au point que ce dernier, en ôtant son masque, demeure un masque. En outre, il descend le personnage de son piédestal et en fait un pantin, un bouffon, symbole de la fragilité de l’être. Les personnages d’Efoui n’ont d’existence que textuelle d’où leur soumission à tous les avatars, à toutes les contorsions possibles. Ce ne sont en fait que d’étranges marionnettes. Dans son théâtre, comme dans son roman, les personnages occupent tout l’espace, et ne cessent de parler ; pourtant on sent bien qu’ils ne sont guère plus que des ombres. Dans la Malaventure [12], il est question « d’un montreur de pantins »dont on peut se demander s’il ne fait pas lui-même partie des marionnettes de la pièce, tant les personnages sont suscités par d’autres pantins. On aura beaucoup de mal à trouver un arrière plan de stabilisation. Les traces ne cessent de s’effacer sous les pieds, à la fois des marionnettistes et des marionnettes. Les paroles s’évaporent. Inutile de chercher un cri qui porte, une parole forte ou « lourde ». Tout flotte dans un nuage nul et non avenu. D’une certaine façon, ces personnages sont en attente de naissance, ils ne sont pas au monde. Pour eux, « la terre est légère », et c’est une malédiction…La Polka, en effet, fourmille de personnages qui naissent de n’importe quel créateur, au rythme de l’intrigue. Cette technique répond à la stratégie de Kossi Efoui qui dit n’être parti de rien pour écrire La Polka, et si quelque chose l’aurait inspiré, dit-il, c’est, peut-être, une carte postale achetée à la librairie [13]. Kossi Efoui a cette manie particulière d’improviser ses personnages. C’est en effet à travers le personnage (qui sert de géniteur) que les autres génèrent et propulsent ainsi le récit. Cette technique répond parfaitement au rôle assigné au personnage par Todorov : « Le personnage nous semble jouer un rôle de premier ordre, et c’est à partir de lui que s’organisent les autres éléments de récit » [14]. Il importe donc de déterminer le caractère intime des différents personnages de La Polka. Il faut insister sur leur spécificité parce que loin de remplir leur personnalité, ils remplissent bien plus leur rôle au point que certaines de ces personnalités sont privées d’identité. Aussi, ces « êtres de papier », pour reprendre la terminologie de Barthes, entretiennent-t-ils des relations entre-eux et répondent ainsi aux propos de R. Bourneuf et R. Ouellet, selon qui « les personnages du roman agissent les uns sur les autres » [15]. C’est sur cette interdépendance que Kossi Efoui a conçu ses personnages. Le roman s’ouvre en effet sur le héros-narrateur, assis dans une ville où tout est amoncellement de décombres, une ville sans nom et qui, pour éviter les confusions, est nommée plus loin, Ville-Haute. Le voyage du narrateur vers St-Dallas va le lier à Iléo Para, un personnage rompu à l’art de l’escamotage, un faussaire, un brouilleur de pistes, que le narrateur se plaît à présenter comme son ami jumeau, pour l’avoir aidé à découvrir la ville.

Ces deux personnages constituent les piliers de l’œuvre, et à partir d’eux, découleront des personnages-objet à l’image du petit fantôme mâle, petit comme un chérubin et rondelet pareil, coloré en noir avec des lèvres épaisses dessinées au crayon rouge. C’est un personnage sans nom, sorti des bandes dessinées ; c’est pour cela que le narrateur et Iléo Para l’ont nommé X. Sa biographie confectionnée a sept vies ; il se relève comme un pèlerin transcontinental avant de devenir la mascotte officielle du carnaval de St-Dallas, dans le Golfe de Guinée. Son histoire dressée en trois tableaux donne à voir qu’il est le créateur du Bar M, l’épicentre de Dallas. Il a écrit l’histoire des trotteuses, qualifiées de putes-coupe-gorge, qui se faufilent, le soir arrivé, dans St-Dallas entre la lagune et la mer.

Le Bar M, devenu point d’ancrage et de marchandage, sert également de siège aux chroniqueurs, au nombre de trois. Ces trois ont réussi à se trouver des noms sur fond de jeu fantaisiste. Ainsi, le premier nommé le Patron, parce qu’il est le patron du Bar M, le second, le 2, d’abord parce qu’il seconde le patron, ensuite pour honorer le n° 2 qu’il portait en tant que footballeur. Le troisième est nommé 203 par transcription chiffré du « jamais deux sans trois ».

Mais en vue de répondre aux exigences de toute trilogie, les chroniqueurs se sont trouvé un quatrième, dont l’Homme-papier, nommé ainsi pour avoir été un personnage qui a fait du chemin dans la vente des livres et de cahiers d’écolier.

Par l’entremise de l’Homme-papier, qui a initié la danse en deux temps, Nahéma, dite Polka, possédant un nom de guerre, est tombée du ciel. Partie d’une simple carte postale, elle s’est travestie en une jolie créature, bien aimée du héros-narrateur et Iléo Para, le témoin. Elle a raconté l’histoire des aventuriers d’avant sa naissance,dont G. W., qui désignant à la fois Gombrowicz Witold ou Go West, et peut-être même Greenwich, puisqu’il est chargé, après tout, de donner l’heure exacte. On voit se dessiner à travers La Polka le personnage-objet, et l’habileté de l’auteur à habiller les personnages d’identité, qui réponde à leur rôle.

Le foisonnement du merveilleux dans La Polka invite à opérer un rapprochement avec les mythes, en particulier les mythes eschatologiques. Dans la vision de La Polka, l’agonie sempiternelle symbolise la contravention qui est la non avenue de la mort, une mort provoquée par les exactions de l’homme, une mort dépouillée de l’appel du Seigneur. Il faut vieillir pour mourir, semble dire Efoui. Pour preuve, dans l’entourage de Dieu, décrit par l’apocalypse, il n’y a que des vieillards.

La mort, c’est-à-dire la vraie mort qui, chez Kossi Efoui, devait être la rançon du péché, est signe de la vieillesse, d’une victoire. L’alternance jour-nuit symbolise respectivement l’espoir et le deuil. C’est également le rôle joué par la dialectique de l’ombre et de la lumière. La parole, pour sa part, sert à illustrer l’apocalypse, surtout quand elle fait référence au jugement dernier. La parabole du vieillard est révélatrice : « Le matin on paie au diable ce qu’on doit au bon Dieu, le soir on paie au bon Dieu ce qu’on doit au diable » (p. 151).

Les guerres et les rumeurs évoquées dans l’apocalypse et les journaux et la fin prochaine mentionnés par Efoui se retrouvent bien dans :

L’Apocalypse biblique chapitre 1 verset 3. : « Heureux celui qui lit et ceux qui entendent les paroles de la prophétie, et qui gardent les choses qui y sont écrites !car le temps est proche ».

La mort impossible chez Efoui est également évoquée dans : L’Apocalypse chapitre 9 verset 6 :

« En ce jours-là, les hommes chercheront la mort et ils ne la trouveront pas ; ils désireront mourir et la mort fuira d’eux parce qu’ils n’ont pas le sceau de Dieu sur le front ».

Dans La Polka, il n’y a pas d’information qui ne mette en scène l’agonie d’un monde qui n’en finit point de mourir. La littérature d’Efoui est apocalyptique, car les scènes qu’elle propose nous révèlent une vie gorgée de mort et les personnages sont sans mémoire, sans souvenirs, sans passé ; ils sont totalement adossés à la mort, et sont incapables d’y entrer, faute de bagages, car il faut savoir mourir. L’exploitation de cette vision apocalyptique chez Efoui contribue à son projet de renouvellement de l’écriture romanesque. Et, grâce à des manies de jeu de mots, à des réflexions paraboliques, à la dramatisation de la violence, il réussit à tourner en dérision certaines réalités sociopolitiques africaines. En effet, la technique narrative de La Polka ainsi que son écriture foisonnante en font non seulement une œuvre remarquable mais aussi une œuvre qui allégorise fondamentalement les conflits meurtriers et absurdes qui déchirent encore quelques pays africains. On sera également sensible, à la lecture de ce roman, à l’inventivité poétique et au souffle d’une écriture nouvelle. Efoui est, en effet, avant tout un poétique, et pour cela, il ne fait pas de distinction entre les écritures. L’important chez lui, c’est de pouvoir extraire la poésie qui sous-tend toute écriture pour s’en servir. Il semble aujourd’hui que pour Efoui et la plupart des écrivains de sa génération, écrire, c’est appliquer l’esprit aux problèmes posés par l’époque dans des formes langagières spécifiques, faites d’une inspiration libre, de jeux de mots, de violences verbales. Et tout ceci, dans un univers de fiction et de merveilleux où évoluent des personnages aux contours imprécis.

Telle est, en effet, la nouvelle image du roman africain francophone subsaharien dont Kossi Efoui, à travers La Polka, nous expose les composantes essentielles.

BIBLIOGRAPHIE

(Indications partielles sur l’ensemble de la question)

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– « La malaventure », Carnires Morlanwelz, Lansman, 1993, 85p

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KOUROUMA (Ahmadou) : Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970, 195p.

– Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, 233p.

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Entretien avec Kossi EFOUI, Limoges, septembre 1998, propos recueillis par Taina Tervonen.

Rencontre littéraire avec Kossi Efoui, le 13/10/03, Village du Bénin, Lomé.

[1] Université de Lomé, Togo

[2] EFOUI, Kossi, La Polka, Paris, Seuil, 1998, 186 p.

[3] SENGHOR, Léopold Sédar, « René Maran, précurseurs de la négritude », Lib. I, Paris, Seuil, 1964, p. 410.

[4] Rencontre littéraire avec Kossi Efoui, le 13/10/03, Village du Bénin, Lomé.

[5] Entretien avec Kossi Efoui, Limoges, septembre 1998, propos recueillis par Taina Tervonen.

[6] Entretien avec Kossi Efoui, Limoges, septembre 1998, propos recueillis par Taina Tervonen.

[7] Rencontre littéraire avec Kossi Efoui, le 13/10/03, Village du Bénin, Lomé.

[8] Idem.

[9] TANSI, Sony Labou : La Vie et demie, Paris, Seuil, 1979.

[10] KOUROUMA, Ahmadou, Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000.

[11] FANTOURE, Alioum, Le Cercle des tropiques, Paris, Seuil, 1972.

[12] EFOUI, Kossi, La Malaventure, Carnires Morlanwelz, Lansman, 1993, 85p.

[13] Rencontre littéraire avec Kossi Efoui, le 13/10/03, Village du Bénin, Lomé.

[14] TODOROV, Tzvetan : « Catégories du récit », in Communication n° 8, Seuil, Paris, 1981, 170p.

[15] BOURNEUF, Roland et OUELLET, Réal, « L’Univers du roman », Paris, PUF, 1975, 275p.